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Des noms du père dans les îles du Sud-ouest de l'océan Indien :
quelques données
sur la matrifocalité et la matrilinéarité et les contraintes évolutives
(documents en prépublication)
Des non-dupes-errent, sans doute, là où nous conférons pour cette journée d'études, sous les tropiques
Avec ce titre clin d'il à Saint-Germain-des-Prés et à son petit monde intellectuel, je souhaite évoquer une question d'anthropologie de la famille : savoir à quelles conditions le père est pensable, dispensable, indispensable (je me risque à faire du quasi-Lacan - mêm'-mêm'
) à travers des cas où, précisément, le père est absent ou minoré.
L'occasion de ce questionnement nous est donnée localement par deux structures familières à La Réunion : la matrifocalité telle qu'elle a été décrite principalement par Éliane Wolff dans les années quatre-vingts, et la matrilinéarité qui a été décrite aux Comores notamment par deux collègues juristes, Jean Mas et Laurent Sermet et qui concerne, directement ou indirectement, la population d'origine comorienne à la Réunion
L'idée générique de la contribution est de comprendre comment la matrilinéarité offre des solutions viables au challenge de la production et de la reproduction d'une société. En élargissant le champ de la recherche, on croisera donc quelques classiques de l'ethnologie : les Trobriandais de Nouvelle-Guinée et les Na (Mosuo) de Chine, proches du Tibet. La question centrale de la matrifocalité étant pour nous, dont le système de parenté est de type descriptif : quelle place accorder au père ? Quel type de structure sociale peut donc se passer, minorer ou effacer le (« sacro-saint ») père ?
Cette approche par la parenté peut être, me semble-t-il, une voie d'accès au sujet de la Journée d'étude : le rôle des femmes dans la sphère religieuse. Comme le montre a contrario l'exemple trobriandais auquel je viens de faire allusion : une société matrilinéaire où la paternité physiologique n'est pas reconnue (ou est minorée) peut difficilement adhérer à un dogme dont le panthéon est constitué de figures paternelles
Les missionnaires l'ont appris à leurs dépens. (Comme si le panthéon était l'expression des valeurs d'un système de parenté donné
Intro (notes) facultatif
[En ressuscitant des débats un peu passés de mode en sociologie sur la matrifocalité et la matrilinéarité, en faisant un peu d'« archéologie » donc, on peut, je l'espère, ouvrir sur la place et le rôle des femmes dans les « traditions [sociales et] religieuses ».]
La contribution prendra appui sur trois publications de l'université de La Réunion :
o Éliane WOLFF, Quartiers de vie. Approche ethnologique des populations défavorisées de l'île de la Réunion. St-Denis, 1989, pour la matrifocalité à La Réunion (cité dans l'édition : Paris : Méridiens Klincksieck, 1991)
ainsi que deux articles sur le droit matrilinéaire aux Comores, écrits à une vingtaine d'années d'intervalle par deux enseignants de la Faculté de Droit :
o Jean MAS, « La loi des femmes et la loi de Dieu (à propos d'une coutume grand-comorienne) », Annuaire des pays de l'océan Indien, 1979. (vol. 6), pp. 103-126 ;
o Laurent SERMET, « Loi et coutume en Grande Comore » in : Le Cabinet de curiosités, Mélanges offerts à Claude WANQUET, L'Harmatan, Université de La Réunion, janvier 2001, p. 347-358.
[J'ai mis ces deux articles en ligne sur le site que j'ai réalisé pour les étudiants de la filière Ethnologie-Anthropologie : https://www.anthropologieenligne.com/pages/magnahouliA.html]
La contribution s'attachera à montrer, tout jugement de valeur suspendu, la polysémie de la position de la femme en fonction de la structure sociale où s'exprime sa féminité. En comprenant l'expression de « traditions religieuses » au sens large, on peut essayer de répondre au premier thème listé pour la journée d'études :
(« Les traditions religieuses au sein des sociétés de l'océan Indien prennent-elles part dans des inégalités que peuvent subir les femmes ou, au contraire, leurs donnent-elles une place singulière ? »)
en mettant en avant deux notions révélées par l'étude des sociétés de l'océan Indien qui semblent parentes mais qui ne le sont que par l'étymologie : la matrilinéarité et la matrifocalité. Ces deux structures ont des conséquences sociologiques évidentes, vraisemblablement aussi religieuses, qu'on peut illustrer par l'actualité politique récente :
o En inaugurant le nouveau commissariat de Saint-André, ce 15 février 2022, le ministre des Outre-mer a rappelé que La Réunion était l'un des départements français où les violences sexuelles, physiques, sexistes, au sein cellule familiale étaient les plus nombreuses. Diagnostiquant, je cite : « une dimension culturelle » à ces faits.
Je pense qu'il y a un travail de prévention, ce n'est pas qu'une affaire de lois, de nombre de policiers, de réponse pénale, il y a une dimension culturelle. La place que l'on donne à un enfant dans une société dit quelque chose de ce que nous sommes. Ce combat culturel, éducatif, politique au sens noble du mot doit être porté très très haut dans la pyramide des dossiers réunionnais, a estimé le ministre.
o A l'inverse de ce constat, j'ai en mémoire une déclaration du maire de Saint-Denis, Gilbert Annette en visite à Moroni, s'étonnant, favorablement, qu'aux Comores, à la différence de La Réunion, les violences dont les femmes sont victimes sont quasi inexistantes.
Quelques définitions et généralités :
Qu'est-ce que la matrilinéarité ?
Pour comprendre la matrilinéarité, il faut apprendre à dissocier la paternité biologique et la paternité sociale. Dans un système patrilinéaire, ego est à la fois (idéalement) le père biologique et le père social (le géniteur et le tuteur). Ses enfants vivent sous son autorité et héritent de ses biens. Dans un système matrilinéaire, les enfants biologiques d'ego ne sont pas ses enfants sociaux : ses enfants sociaux sont les enfants de sa sur. Il a autorité sur eux et ce sont eux qui hériteront de ses biens personnels. Ses enfants biologiques sont les enfants sociaux de leur mère (comme les propres enfants sociaux d'ego) et du frère de leur mère. La conception est un « service » rendu par un homme qui est étranger au clan maternel. Les filles, donc, transmettent la filiation, les fils, eux, appartiennent au clan de leur mère, mais ils ne transmettent pas cette filiation à leurs enfants. Ce qui ne veut pas dire que les sociétés matrilinéaires soient des sociétés où le pouvoir appartient sans réserve aux femmes : les femmes ont des frères et ce sont eux qui exercent leur autorité sur leurs surs et sur leurs neveux. La figure pivot du système, complémentaire de la figure féminine, opérationnelle et proactive, est celle de l'oncle maternel : aux Comores, le wadjomba est le « chef de la maison » (zitswa daho).
La matrilinéarité est un dispositif qui permet au groupe de multiplier en exploitant la capacité de génération des femmes du clan dont la progéniture est affiliée. Quoi qu'il en soit (comme on dit), on voit immédiatement que, dans le système matrilinéaire, la position de la femme, de la sur, de la mère est névralgique : c'est elle qui incarne et qui perpétue la lignée. Ces valeurs ont évidemment des conséquences sur les représentations sociales et des conséquences juridiques. Sous-représentées politiquement, les femmes comoriennes ont un rôle culturel majeur
Qu'est-ce que la matrifocalité ?
Le terme de « matrifocalité » a été proposé en 1956 par Raymond T. Smith, dans son ouvrage The Negro Family in British Guyana pour caractériser un modèle familial original : la cohabitation de plusieurs générations de femmes et de leurs enfants dans un foyer où les pères sont absents. (J'emprunte cette présentation l'article de Stéphanie Mulot : « La matrifocalité caribéenne n'est pas un mirage créole », L'Homme, 207-208 | 2013, 159-191, qui a proposé une discussion de ce concept.)
La réalité de cette structure, le plus souvent donnée comme une conséquence de l'esclavage, a été discutée. C'est évidemment le modèle patriarcal dominant qui sert de contre-exemple à la définition de cette famille « exotique ». Rompant avec le déterminisme racial qui prévalait alors, W. E. B. Du Bois, dès la fin du XIXe siècle (Du Bois, W. E. B., 1899 The Philadelphia Negro. A Social Study. Boston, Grinn & Co. Du Bois, W. E. B., 1969 [1908] The Negro American Family. Westport, Negro University Press) imputait à « l'influence du passé » une « destruction de la vie familiale répandue et précoce » (Du Bois 1899, p. 66) [
] ainsi que « les habitudes des mariages faciles et des séparations aisées ». L'existence de liens familiaux multiples chez les esclaves relèverait de conditions socio-économiques propres et la structure en cause d'une dynamique adaptative dans laquelle les critères normatifs sont autres. Edward Franklin Frazier (Frazier, Edward Franklin, 1973 [1939] The Negro Family in the United States. Chicago, University of Chicago Press) insistera sur les trois facteurs qui ont entraîné la « déstructuration » des familles noires : - la traite et l'esclavage du XVe au XIXe siècle ; - l'émancipation et la perte de repères moraux de la fin du XIXe siècle ; - l'exode rural, la Grande Migration et l'urbanisation du début du XXe siècle. Melville J. Herskovits proposera en 1941, The Myth of the Negro New York, London: Harper & Brothers Publishers une interprétation mettant en avant les traits africains « qui auraient servi de matrice pour revisiter les normes et valeurs de la société blanche ». « Ainsi la fréquence du pluripartenariat sexuel et les unions consensuelles seraient les réinterprétations par les systèmes polygamiques africains des normes de mariage européennes. »
L'interprétation commune met en avant les conditions socio-économiques des familles issues du système servile, où la précarité et la mobilité professionnelle sont le lot des hommes, contrastant avec la plus grande stabilité et l'éligibilité des mères à l'aide sociale. Ainsi s'expliquerait cette structure où un personnage féminin est, par nécessité, le potomitan. (Ce qui fait apparaître, par contraste, le rôle de la fonction conjugale dans la transmission des biens : un auteur cité par Stéphanie Mulot relève que « chez les propriétaires terriens de la Martinique le modèle conjugal était nucléaire et patrifocal »). Ici, c'est le foyer maternel qui est fonctionnel, la conjugalité paraît sans objet et l'homme est socialement et symboliquement dévalorisé.
Je laisse la conclusion de cette présentation, centrée sur la créolité caribéenne, à Stéphanie Mulot :
« Selon nous, la matrifocalité caribéenne est le fruit des processus de créolisation sociale, culturelle et identitaire, et ne peut se résumer à une forme d'adaptation économique que n'importe quelle société connaîtrait sous la configuration monoparentale. En outre, le consensus sur l'incompétence des pères reste le trait caractéristique de la matrifocalité, davantage que sa facette monoparentale. »
Le Magnahouli
Les deux articles cités en référence traitent du conflit entre droit maternel et droit paternel à propos du magnahouli aux Comores, cette coutume en vertu de laquelle il existe des biens (propriétés immobilières bâties ou non bâties) possédés en propre par les femmes et qui se transmettent en descendance matrilinéaire. Cette transmission fait échec au droit coranique en vertu duquel la femme reçoit la moitié de la part d'un homme. Si l'homme peut avoir un droit d'usage sur les biens en cause, il est exclu de leur propriété. Inaliénabilité et transmission spécifique font du magnahouli une institution classique de société matrilinéaire. L'étymologie du terme magnahouli renvoie à « ventre », qui résume toute la question de l'espèce : la racine nya, du bantu yinà, signifie mère, puis ventre au sens métaphorique. Le terme de hinya désigne un ensemble de familles qui se déclarent descendantes du même ancêtre par les femmes.
Le droit comorien est régi par le Coran. En application du Minhadj at Talibin (Guide des zélés croyants), une jurisprudence compilée au 13ième siècle, la distinction entre l'homme et la femme s'exprime aussi sur le terrain successoral. « S'il est seul appelé à succéder, rapporte Laurent Sermet, le fils du défunt est considéré comme l'héritier universel. Ce principe trouve aussi application lorsque le de cujus a eu plusieurs fils. S'il laisse une fille, celle-ci, même en l'absence de frère ou d'autres héritiers, ne peut prétendre à plus de la moitié de la succession. S'il existe plusieurs héritières filles, celles-ci ne peuvent prétendre ensemble qu'aux deux tiers de la succession (Coran, Sourate IV, verset 11). Enfin, si la succession doit être partagée entre filles et fils, toute la succession leur appartient de manière à ce que la part d'un fils soit égale à celle de deux filles. » (Un exemplaire du Minhadj at Talibin est consultable au Fonds de l'océan Indien.)
Le litige commenté par Jean Mas, exposé dans le jugement du 28 mars 1974 rendu par le Grand Cadi de la Grande Comore à propos de biens « magnahouli », témoigne de l'existence d'un pluralisme juridique problématique quand loi et coutume s'opposent, l'affaire en cause mettant en évidence deux modes de dévolution successorale. L'appartenance d'un immeuble à deux générations successives de femmes, (« qui revient [aux intimés] par voie de Magnahouli de leur bisaïeule feue Chandomaroimbouni »), les « frères n'étant que gérants », manifeste la réalité d'un droit qui fait exception au droit coranique, ainsi qu'il est exposé dans l'arrêt de la cour d'appel de Moroni du 25 septembre 1991 :
Considérant qu'il est une coutume propre en Grande Comore que le « Magnahouli » est une immobilisation foncière en faveur exclusive des descendants et collatéraux femmes de ligne maternelle ; que les biens « Magnahouli » au lieu d'être dévolus aux héritiers coraniques sont au contraire distraits de l'actif successoral pour bénéficier aux seules femmes, dans la ligne maternelle ; que les enfants mâles ne peuvent en disposer mais seulement en jouir et administrer ; que le « Magnahouli » ne disparaît que par l'extinction d'une souche femelle maternelle, ou par la volonté commune des femmes qui seraient plus tard appelées à en disposer.
La logique matrilinéaire se vérifie aux Comores dans le mode de résidence conjugale : le mariage comorien est uxorilocal, l'époux habite dans la maison de son épouse et en cas de divorce, c'est lui qui quitte le foyer pour rejoindre sa famille maternelle (son clan).
On est en présence de deux types de structures sociales, historiquement et géographiquement distantes et dissemblables, mais qu'on peut rapprocher superficiellement par deux de leurs traits principaux : la centralité ou la prééminence de la mère et la dévalorisation, ou la minoration, de la conjugalité et du statut de l'homme.
Une question plus générale :
L'option de la matrilinéarité relève d'un souci universel : ajuster l'organisation sociale et la démographie aux ressources. Adaptées à des environnements physiques et historiques divers, les sociétés humaines ont fait des choix. « Le métier de chasseur n'est point favorable à la population », notait Rousseau dans l'Essai sur l'origine des langues (note, p. 12, édition de 1826, Verdet et Lequien, Paris). Les chasseurs-collecteurs, par exemple et en effet, espacent les naissances en fonction de contraintes écologiques et ergonomiques propres. Cette inventivité est illustrée par les différents modes de transmission des biens qui permettent la subsistance du groupe de génération en génération. Dans les sociétés où il y a individualisation et appropriation des moyens de production, l'héritage de l'unité domestique s'opère généralement au bénéfice exclusif d'héritiers privilégiés. L'unigéniture (primogéniture, ultimogéniture, préciput) a ainsi pour objet d'éviter un morcellement fatal des exploitations entre les descendants. A l'inverse, là où la terre est rare et ingrate, il faut plusieurs hommes pour assurer le succès reproducteur du foyer, comme au Tibet où se pratique la polyandrie des frères. Sous d'autres latitudes, en Amazonie, ce qu'on appelle la « paternité collective », quand plusieurs pères sont considérés comme les pères de l'enfant, paraît viser à optimiser les chances de survie des enfants. Cette pratique ne nous est pas totalement inconnue, puisque, de fait, ce qu'on appelle la « famille recomposée » offre généralement la protection de deux pères - le père et le beau-père - et de deux mères aux enfants. (En 2018, en France, 728 000 familles sont recomposées, soit 9 % des familles avec au moins un enfant mineur : Insee Première, n°1788, janvier 2020.)
On peut donc considérer la concentration en un même foyer de plusieurs générations de femmes et de leurs enfants (la matrifocalité-matrilinéarité) comme une réponse adaptative aux contraintes économiques et reproductives. Pour ce qui concerne la matrilinéarité (à distinguer ici de la matrifocalité), l'association des femmes (avec leurs frères) dans l'unité domestique (exploitation agricole et cuisine - les contraintes économiques paraissent premières) peut se perpétuer telle quelle et se reproduire si les filles du foyer restent à demeure et si les fils s'investissent davantage dans la production de leur unité de naissance que dans le foyer où ils sont sexuellement productifs.
Je reviens à La Réunion et à la matrifocalité (sa spécificité par rapport à la matrilinéarité documentée) avec l'ouvrage d'Éliane Wolff :
Issue du travail social dans les années 80 et placée sous l'invocation d'Oscar Lewis et de la « culture de la pauvreté » (soit un « système de rationalisation et d'auto-défense sans lesquels les pauvres ne pourraient guère survivre » - O. Lewis, Les enfants de Sanchez, Paris : Gallimard, tr. fr. p. 29), l'ethnographie qu'Éliane Wolff a réalisée du quartier du Chaudron à Saint-Denis est remarquable par sa durée, par son empathie et par sa restitution. La saisie du « terrain », illustrative de la richesse de la langue créole, le croisement des biographies des acteurs, l'identification des structures mentales, la dramaturgie des enjeux humains font de Quartiers de vie. Approche ethnologique des populations défavorisées de l'île de la Réunion une monographie qui aurait pu paraître dans la prestigieuse collection « Terre humaine » qui privilégie la parole des peuples dits « minoritaires » et des exclus.
L'aménagement de logements sociaux consécutifs à la résorption des bidonvilles de Saint-Denis de La Réunion, à partir des années soixante, devait offrir à une population défavorisée l'opportunité d'une recomposition sociale plus conforme aux normes administratives. En fait, ce sont les structures mentales héritées de la société coloniale et les habitudes de vie qui ont investi les aménagements prévus :
Certes, la tôle a cédé la place au béton, les complexes sportifs ont remplacé les terrains vagues et chaque appartement est pourvu d'installations sanitaires décentes. Pourtant la résorption physique des bidonvilles n'a pas suffi à transformer les mentalités. La société qui « végétait » dans les espaces insalubres s'est retrouvée transplantée dans des cadres nouveaux, qu'elle a investis en fonction de sa propre logique et où elle a reproduit le mode de vie qui est le sien (p. 43).
L'organisation physique de l'espace, la distribution des pièces et leur occupation manifestent en réalité les contraintes économiques du mode de vie en cause, mettant en évidence une organisation sociale que la sociologie a qualifié de matrifocale, où les femmes dans leur fonction de mères sont le centre, le point fixe, économique et moral, et ce sur plusieurs générations - le potomitan dit-on en créole caribéen - du foyer.
La structure en cause renvoie naturellement au mode d'être de la société servile où l'enfant esclave suit la mère, selon le précepte partus sequitur ventrem, dérivé du droit romain qui jugeait que le statut de l'enfant enfant était celui de sa mère.
(Le Code Noir, ici cité dans l'édition de 1718, article XIII énonce : « Voulons que si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfans tant mâles que filles suivent la condition de leur mere, et soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur pere ; et que si le pere est libre et la mere esclave, les enfans seront esclaves pareillement ».)
Selon cette conception, la paternité, dépourvue de sens économique, est sans valeur juridique. Or, le système d'aide sociale qui va être mis en place en accompagnement de la politique d'urbanisme en cause ne va pas créer ou soutenir des unités familiales standard, telles qu'imaginées par l'architecte dont les plans vont être investis par l'habitant. Il va en réalité se couler, en dépit de son intention d'assistance (et de réparation), dans la matricentralité du système servile et assigner ses allocataires au mode de vie matrifocal.
L'aide sociale vise les populations en situation de pauvreté les plus vulnérables, en l'espèce, essentiellement, ce sont les mères, qui assurent l'entretien et l'éducation des enfants, qui en sont les attributaires naturelles. Ces allocations entretiennent un milieu qui n'est pas structuré économiquement selon le modèle officiel de la famille et conforte un état de fait. La « famille nucléaire » est introuvable parce que l'homme est le plus souvent absent, de passage, ou présent officieusement, sur le mode de l'« union libre », dans la structure familiale.
Pénalisés par leur manque de qualification (73 000 personnes de 15 ans et plus ne savent ni lire ni écrire en 1982. Le taux d'analphabétisme est 21 % - 2 % en métropole), peu d'hommes connaissent un emploi stable et déclaré ». Les hommes « ne parviendront jamais à rivaliser avec les « revenus » issus de la protection sociale dont les femmes sont les principales bénéficiaires (p. 91).
Chômage, emplois précaires et sous-payés font que les revenus provenant d'une activité sont souvent inférieurs aux ressources issues des transfert sociaux. La majorité de ces aides, parce que attribuées pour les soins et l'entretien des enfants, sont versées aux femmes : elles se retrouvent ainsi gestionnaires de la plus grande partie des moyens financiers de la famille (p. 95). A partir de 1988, précise Éliane Wolff, « de nouvelles allocations sont servies dans le département et l'assouplissement des critères d'attribution font qu'un nombre beaucoup plus important de familles peuvent en bénéficier (p. 87).
Le potomitan de la vie domestique, c'est donc la mère. Autour d'elle gravitent plusieurs générations de filles avec leurs enfants. C'est elle qui perçoit les principales aides et c'est parce qu'elle est administrativement seule et responsable que celles-ci lui sont attribuées. « Les femmes sont également locataires en titre de leur logement. Au cours des enquêtes précédant [la résorption du bidonville] nombreuses sont celles qui ont affirmé vivre seules avec leurs enfants. En omettant de signaler la présence de leur concubin qui, de fait, est le plus souvent une bouche supplémentaire à nourrir, elles s'assurent des droits exclusifs sur leur habitation [
] garants d'une appréciable tranquillité pour elles et leurs enfants » (p. 97).
L'attribution de l'allocation de parent isolé (A.P.I.), devenue à la Réunion larzan fanm sèl (l'argent femme seule), sanctionne une conjugalité informelle et dissuade du lien officiel du mariage. « Elle permet aux femmes de se libérer d'un lien conjugal pesant et de gérer leur maisonnée à leur guise : Koméla bann fanm i viv èk larzan fanm sèl, zot i anvoy bann bonom sié (« Maintenant les femmes vivent avec l'allocation femme seule, elles envoient les hommes chier » (p. 96). Le mariage est l'exception. « L'union libre, qu'encourage tout le système des prestations sociales centré sur la mère et les enfants, paraît répondre mieux aux besoins, tant elle est répandue » (p. 114). « La famille de type conjugal ne constitue finalement qu'une étape éphémère [et facultative] du cycle de reproduction (p. 107).
Les femmes règnent, de fait, sur un univers domestique d'enfants et de proches. L'« esprit de famille » caractérise ainsi des parentèles féminines qui concentrent l'aide sociale de plusieurs générations de mères et de filles. La « providence » de larzan bragèt (l'aide sociale étant parfois qualifiée en créole d'« argent Bondieu ») fait de la maternité un destin et un accomplissement. Les grossesses précoces précipitent un destin féminin culturellement et économiquement programmé et valorisé. « Un modèle de femmes entourées de nombreux enfants et aussi de corps féminin en perpétuelle gestation s'offre à [la fille] dès son plus jeune âge. Comment dans ces conditions peut-elle imaginer un avenir différent ? Très jeune elle perçoit que son véritable statut de femme ne lui sera attribué qu'avec la maternité » (p. 121). De fait cette maternité, même précoce apporte à la jeune mère un nouveau statut, quasi officiel : la bètiz est réparée : « La voilà au centre des préoccupations des travailleurs sociaux qui la prennent en charge. L'aide financière qu'on lui octroie lui confère une certaine indépendance, en même temps qu'un nouveau poids dans la maisonnée » (p. 12).
L'enfant est central, sa généalogie subsidiaire. La cohabitation d'enfants nés de pères distincts ne crée pas de division, note Éliane Wolff. Parlant de son troisième enfant une mère déclare : « Je ne sais pas qui c'est, ça c'est moitié Ignace, moitié Raymond : inn la mèt, lot la arozé (« un a mis, l'autre a arrosé) » (p. 110). A l'instar des couches successives de nacre qui forment progressivement la perle de l'huître, la semence de figures masculines interchangeables paraît alimenter un être continument en formation qui retiendra l'investissement de la matrie. Dans cet environnement, la « paternité » du père absent est quasi anonyme ou « collective » (comme en Amazonie), indifférente.
Lo fé
(Éliane Wolff précise en introduction que ses informations sont issues du milieu féminin et que le milieu des hommes lui avait été inaccessible
) La constitution féminine est mise en avant par les femmes pour expliquer la fatalité des grossesses. Lo fé, le feu, est cause de l'errance ou de l'instabilité : Koméla monmon na do fé. Li koné pi di tou la kaz son zanfan. Dopi kat zour nou la pa vi ali (« En ce moment maman a le feu. Elle ne connaît plus du tout la maison de ses enfants. Ça fait quatre jours qu'on l'a pas vue. » (p. 130). In fanm i mars, i mars partou, isi nou di sa in fanm na lof é in fanm lé an salèr, la brèz dan son rob nana. « Une femme qui cavale, qui cavale partout, ici on dit que c'est une femme qui a le feu, c'est une femme qui est en chaleur, il y a de la braise sous ses jupons » (p. 128-129).
Mais même la nature a des principes, réprobation de sa i koné rienk la bragèt lo zonm (p. 129).
« Elle sort avec l'homme de sa cousine. Deux femmes qui se battent pour un homme, c'est quelque chose ça ; mais deux vraies cousines ça ne se fait pas. Elle a vraiment le feu pour faire une chose pareille » (p. 130). Li sar èk lo boug son kouzine. Dé fanm i batay pou in bonom, sa inn afèr sa, mé dé vré kouzine, sa i fé pa. Li na do fé vréman pou fé in zafèr parèy. Une autre : In zour moin la di ali : « bin soizzi, pran inn ! apré si i plé pa ou, pran in ot mé soizi ». Li la di li gingn pa soizi, li na sa dann kor mèm.
L'errance et la précarité paraissent caractériser ce mode de vie. Gisèle change ainsi treize fois de résidence entre l'âge de 17 ans, quand elle quitte sa famille, et 35, âge de son décès (p. 137). Cette mobilité est caractéristique, aussi, du positionnement de l'homme dans la structure matrifocale. « Le nombre important d'unions contractées aussi bien par Axel que par chacune des compagnes qui ont traversé sa vie nous donne la mesure de l'importante circulation matrimoniale régnant dans cette population » (p. 137).
Le parcours d'Axel résume l'inconfort de la position masculine dans une structure où il ne donne à ses enfants ni son nom, ni ses revenus occasionnels. C'est au contraire sa mère qui lui donne son argent de poche :
« Bernadette cumule retraite et allocations [
] Quand elle touche sa pension, elle fait appeler son fils pour lui remettre un petit argent de poche (50 francs) (p. 80). La moin la gingn mon larzan, moin la don Axel in 50 fran. « Solman asèt pas lo rom », moin la di « ou koné mi boir pa lo rom monmon mi boir rienk larak ! ». (« - Seulement n'achète pas de rhum je lui dis - Tu sais bien que je ne bois pas de rhum maman, je ne bois que de l'alcool ».) C'est aussi sa mère qui a élevé ses enfants : Axel i koné rienk fé zanfan é apré li done a moin pou véyé. Amoin la soign bann marmay la (« Axel ne sait que faire des gosses, et après il me les donne pour m'en occuper. C'est moi qui ai élevé ces enfants » (p. 151).
Le principal capital d'Axel, avec son jeu de domino, c'est son linge. « Sa mère achète et range chez elle ses vêtements de sortie, chaussures et chapeau compris, alors que ses vêtements ordinaires (linz la kour) est déposé chez sa maîtresse et géré par elle » (p. 151).
La localisation du « linge » d'Axel est donc un indicateur de l'investissement matrimonial du moment. Entretenu et toléré, sans domicile fixe (hors son zoli linz pou sorti entreposé chez sa mère) ce linz la kour est, comme son propriétaire, sujet à l'humeur de la maîtresse des lieux. A sa sortie de prison, Axel se rend chez sa maîtresse, « il trouve son ballot de vêtements déposé au pied d'une porte close [
] Il se retrouve à la rue ». « Exclu de la maisonnée de sa femme, ayant rompu avec celle de sa mère, Axel va quémander aide et assistance auprès de Clara, une de ses surs habitant également la cité » (p. 157).
Éliane Wolf conclura son enquête-immersion, en rapportant les crises épileptiques qui saisissent Alex, les interprétant comme un « malaise fondamental », une « explosion » du système matrifocal, en quelque sorte
La restitution ici présentée montre a contrario qu'une politique d'aménagement qui a en vue le relogement ou la création de « ménages » constitués sur le modèle de la famille nucléaire échoue quand la réalité économique qui lui préexiste relève d'un autre modèle et quand l'aide sociale, loin d'anticiper la famille nucléaire, en dissuade la constitution. Il ne suffit évidemment pas de changer de cadre pour changer des valeurs et des habitudes de vie quand celles-ci constituent un mode de survie. L'absence de l'homme dans le fonctionnement de la structure décrite repose sur une absence économique. La prévalence de la mère repose en l'espèce sur le mode d'attribution de l'aide sociale : c'est la mère qui touche larzan bragèt et qui occupe le logement social. Son foyer constitue le pôle central de la vie sociale.
La constitution de la famille nucléaire et la mise en ménage sont rituellement sanctionnées par une officialisation qui peut être imaginée ou fantasmée, mais qui est sans objet en matrifocalité. « Je me suis mariée par obligation. Quand on a baptisé notre enfant le curé n'a pas arrêté de dire : « Qui c'est le papa ? il faut se marier ! » Alors on s'est marié pour avoir la paix » (p. 114).
Une mère de six enfants de trois pères différents : Mon lèr pou marié i sa arivé in zour, ki koné ? Moin mi voudré bien marié pou voir koman i fé lalians desi mon doi, zis pou sa mêm. Mais le mariage coûte cher. Mié vo pa marié ditou fé inn ti mariaz la mizèr (p. 114).
L'union libre s'instaure de soi quand la relation survit à lanmansman et que l'on se met en ménage (qu'on tonm an ménaz) (p. 126).
Qui dit « officialisation » dit engagement, durée, statuts respectifs des contractants
Le mariage, dans cette représentation idéale est fondateur et « sacré »
L'article XLVII du Code noir (édition de 1718) dans sa volonté de normaliser l'anomique, énonçait : « Ne pourront être saisis et vendus séparément, le Mary et la Femme et leurs enfans impuberes, s'ils sont tous sous la puissance du même Maître ». C'est reconnaître le « lien indissoluble » créé par le mariage et la procréation légitime. La Compagnie des Indes réglementait à ce sujet. Pour remédier au marronnage supposé procéder de l'interdiction du concubinage, Nicolas de Maupin, qui a été gouverneur-général de la Compagnie de 1729 à 1735, avait proposé d'instaurer à Maurice, principalement à destination des esclaves de traite avant le terme de leur instruction religieuse, une reconnaissance administrative des unions de fait. Les directeurs de la Compagnie lui répondent solennellement le 23 décembre 1730 (ANOM, F3 206, f° 67 s.) : le concubinage, qui satisfait aux intérêts des maîtres, est expressément réprouvé par l'autorité :
La religion chrétienne ne peut jamais tolérer un concubinage, et si les maîtres des esclaves souhaitent que ceux-ci soient mariés pour avoir des enfants, il faut qu'ils soient eux mêmes plus attentifs à leurs devoirs, qui sont principalement de faire instruire leurs esclaves dans la religion chrétienne et les mettre en état de recevoir le baptême pour ensuite recevoir le mariage, car de croire que le Roi puisse, et encore moins, veuille, donner la permission de marier civilement les noirs avec les négresses [
], ce serait demander que le concubinage fût autorisé. L'article II du Code noir ordonne le baptême des esclaves, le mariage achève leur instruction civile.
Cette affirmation du caractère « sacré » du mariage dans le système descriptif associée à la condamnation d'une sexualité libre ou utilitaire met en évidence, par contraste, l'anomie de la matrifocalité réunionnaise qu'on peut résumer ainsi : c'est la mère qui touche larzan bragèt et c'est elle qui occupe le logement social, c'est son foyer qui constitue le pôle attractif de la vie sociale.
Constat posé au terme de l'ouvrage d'Éliane Wolff :
« Il y a une grande homologie entre l'organisation sociale des sociétés de la misère et les descriptions faites des sociétés matrilinéaires » (p. 149).
Discussion : L'ethnographie d'EW, qui met en évidence le rôle prééminent de la mère dans la famille et l'effacement de l'homme fait évidemment sens, quand on a connaissance du système de parenté aux Comores, notamment quand, en cas de divorce et en situation d'uxorilocalité, c'est le mari qui « déménage ». Avec cette différence notable (avec Axel, par exemple, qui se retrouve dehors avec son ballot de linge) que, dans la structure matrilinéaire, le mari est aussi un oncle maternel qui a autorité sur sa sur et ses neveux. Quand il quitte son épouse ou quand son épouse le congédie, il retrouve
son foyer, son clan. Et cette autre différence notable : que le système matrilinéaire constitue une réponse adaptative validée par une tradition « immémoriale » et assumée comme telle. Qui fait partie des réponses adaptatives qui permettent de survivre et où il apparaît que la fonction paternelle n'est pas obligatoire : défaut ou stratégie de contournement
La fonction paternelle est dispensable quand bien même l'insémination est indispensable.
En fait le système matrilinéaire pose un problème classique de l'anthropologie en ce qu'il illustre un paradoxe, une antinomie de la filiation : ego donnant la préférence au fils de sur sur ses propres enfants. C'est le « dilemme matrilinéaire » qui fait d'un père l'occupant de deux foyers : l'un où il a ses intérêts matériels et moraux, celui de son clan, et l'autre qui est celui de son épouse et de ses enfants. Il peut ainsi être partagé entre deux fidélités contradictoires.
L'anthropologie biologique pointe cette contradiction en mettant en évidence le fait qu'il peut paraître inconséquent de privilégier des neveux dont on partage approximativement 25 % du patrimoine génétique, par rapport à des enfants où le pourcentage d'ADN partagé est (approximativement) de 50 %. Une réponse à cette perplexité : Mater semper certa est ; pater est semper incertus.
Bronislaw Malinowski, ethnographe des Trobriandais :
Les Trobriandais de Nouvelle-Guinée, que j'ai évoqués tout à l'heure, sont célèbres dans la littérature ethnologique pour constituer un exemple de filiation matrilinéaire, mais davantage encore, sans doute, pour justifier cette filiation par l'ignorance active de toute relation de cause à effet entre les rapports sexuels et la procréation (Bronislaw Malinowski, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie [1929, 1937], tr. fr. Paris : Payot, 2000). [Des extraits de cet ouvrage sont en ligne sur le site <anthropologieenligne.com> à l'adresse : https://www.anthropologieenligne.com/pages/matri_TrobriandA.html.] Le père biologique n'étant strictement pour rien dans la naissance de l'enfant que son épouse met au monde, il ne peut être son père juridique, même s'il s'occupe au plus près, comme on le verra, de sa subsistance.
Le mariage trobriandais étant patrilocal, l'enfant apprend quand il grandit qu'il ne fait pas partie du même clan que le mari de sa mère et que ses intérêts sont dans un autre village, celui où est née sa mère, sous l'autorité du frère de sa mère, son oncle. C'est dans ce village qui est son propre village qu'il a ses droits et qu'il fera carrière.
Quand bien même ses enfants sont pour le père des « étrangers », lui-même étant parfois qualifié par Malinovski d'outsider, il est un compagnon de tous les instants. « Il prend une part active aux soins qui leur sont prodigués, éprouve pour eux une profonde affection qu'il manifeste par des signes visibles et prend part, plus tard, à leur éducation. » Tout sauf ce que l'on appelle chez nous un « père absent ».
Dans le mot tama (père), en ne considérant que sa signification émotionnelle, se trouvent donc condensées une foule d'expériences de la première enfance, et il exprime le sentiment typique d'affection réciproque qui existe entre un garçon ou une petite fille et un homme mûr, plein de tendresse, faisant partie de la même maisonnée ; tandis que dans son sens social ce mot dénote la personne mâle, en relations intimes avec la mère et maître du ménage (p. 21).
« C'est ainsi que la vie d'un indigène des îles Trobriand se déroule sous une double influence » (p. 22) qui peut se révéler contradictoire : « On peut dire que le fils du chef et son neveu maternel sont des ennemis nés. »
C'est le « dilemme matrilinéaire », dans sa généralité, qui fait d'un père l'occupant de deux foyers : l'un où il a ses intérêts matériels et moraux, celui de son clan, et l'autre qui est celui de son épouse et de ses enfants naturels. Il peut ainsi être partagé entre deux fidélités contraires.
Le clan maternel
L'idée fondamentale est que les membres d'un clan maternel sont de la même chair
C'est que les règles sociales [
] reposent sur le principe que des gens, unis par les liens de parenté maternelle, forment un groupe étroitement serré dont les membres sont rattachés les uns aux autres par l'identité de sentiments et d'intérêts et sont faits de la même chair. Et de ce groupe sont rigoureusement exclus, comme n'ayant aucun intérêt naturel à prendre part au deuil, même ceux qui lui sont unis par le mariage ou par des rapports de père à enfant (p. 20).
Amour « paternel » Tama = « mari de la mère » / ressemblance : le tama « façonne » l'enfant
Ici, la méconnaissance de la paternité physiologique paraît compensée, et bien davantage, par l'investissement du mari de la mère dans le soin des enfants. Le géniteur ignoré est le contraire d'un père absent
Preuve physique de cet investissement : la conviction que tout enfant ressemble à son père. « L'existence de cette ressemblance est toujours acceptée et affirmée. Toutes les fois qu'on la constate réellement, on y insiste sans cesse comme sur un fait agréable, bon et juste. » Le fondement de cette ressemblance est affectif et émotionnel : le père ne conçoit pas l'enfant une fois pour toute en partageant son patrimoine génétique, comme nous le pensons, il le façonne jour après jour une fois mis au monde.
C'est ainsi que tout en déniant à l'homme un rôle physiologique quelconque dans la constitution de la famille, les indigènes le considèrent comme indispensable sous le rapport social. Et ceci est très important. La paternité, dont la signification biologique, qui nous est si familière, échappe aux indigènes, n'en est pas moins maintenue à titre de dogme social qui déclare : Chaque famille doit avoir un père ; une femme doit être mariée avant d'avoir des enfants ; il faut un homme dans chaque ménage (p. 152).
La ressemblance physique est investie d'une fonction propre et paradoxale. A la manière d'un test de consanguinité (si l'on peut dire) : la ressemblance démontre que c'est bien le père qui « façonne » le visage de l'enfant, par accoutumance et quasi coalescence
; la dissemblance physique des membres du clan matrilinéaire démontre, au contraire, la parenté substantielle de ce corps unique dont tous les membres sont sexuellement neutres et qu'un soupçon de ressemblance trahirait : comme si la ressemblance était la preuve d'une relation charnelle déplacée entre les membres d'une même chair.
Nous serions tentés de supposer que dans une société de droit maternel, comme celle des îles Trobriand, avertit Malinowski, où tous les parents maternels sont considérés comme faisant partie du « même corps », tandis que le père est considéré comme un « étranger », on doit insister uniquement sur la ressemblance existant entre les enfants et leurs parents maternels. C'est cependant le contraire qui est vrai, et c'est le contraire qu'on fait ressortir avec une force et une insistance particulières. Ce n'est pas seulement un dogme domestique, pour ainsi dire, qu'un enfant ne ressemble jamais à sa mère, ni aux frères et surs ou tout autre parent de celle-ci, mais c'est faire preuve de mauvais goût et se rendre coupable d'une grave offense que de faire la moindre allusion à une ressemblance de ce genre. Mais il est naturel, juste et convenable qu'un homme ou une femme ressemble à son père (p. 153).
La ressemblance traduit l'influence émotionnelle et sociale de l'outsider sur ses enfants ; la dissemblance (parfois contre l'évidence, selon l'expérience de Malinovski) traduit la distance physique, l'individualité, des membres du clan faits de la même chair. (En déplaçant anachroniquement les valeurs : ils ont le même système immunitaire et donc n'ont pas vocation à se « mélanger »
)
Les indigènes des îles Trobriand prétendent que la simple mention d'une pareille ressemblance est une insulte pour celui auquel elle s'adresse. Il existe, dans le mauvais langage, une phrase technique : migin lumuta, ce qui veut dire : « Ton visage celui de ta sur », ce qui, soit dit en passant, constitue la plus mauvaise variété de ressemblance entre parents. Cette expression est considérée comme étant aussi blâmable que de dire : « Tu as des rapports sexuels avec ta sur. » D'après un indigène des îles Trobriand, jamais un homme sain d'esprit et qui se respecte ne supporterait avec calme et sérénité l'idée outrageante de la plus légère ressemblance entre lui et sa sur. C'est « souiller quelqu'un en comparant sa face à celle d'un parent de sang » (voir chapitre 13, section IV). « Ce qui m'a étonné dans cette discussion, c'est que, malgré la ressemblance frappante qui existait entre les deux frères, mes informateurs se refusaient à la reconnaître. En fait, ils raisonnaient comme si c'était une chose absolument impossible qu'un homme pût jamais ressembler à son frère ou, en général, à un parent maternel (p. 154-155).
Soit : une hallucination ou une surdétermination de la ressemblance entre père et enfant, alors qu'il n'y a aucune transmission physique et une scotomisation de la ressemblance entre parents maternels alors qu'ils sont un même corps
Une hallucination de la patroclinie (réussite de l'assimilation de l'étranger au clan, qui a besoin d'« étrangers ») et scotomisation de la matroclinie (si la ressemblance physique est la preuve d'une création affective comme le démontre la « paternité » trobriandaise, tous les membres du clan étant sexuellement neutres, ils ne peuvent se ressembler
)
Oui, les parents maternels sont de la même chair, mais leurs visages ne se ressemblent pas. » Si on insiste et qu'on leur demande pourquoi les gens ressemblent à leurs pères, qui sont des étrangers et n'ont pris aucune part à la formation de leurs corps, ils donnent cette réponse stéréotypée : « Il (le père) coagule le visage de l'enfant ; car il couche toujours avec elle et ils sont assis côte à côte. » De même, le mari reste avec la femme et façonne l'enfant. » Un autre m'a dit : « C'est de notre main que l'enfant reçoit la nourriture, c'est nous qui lui donnons fruits et gourmandises, c'est nous qui lui donnons des noix de bétel. C'est grâce à cela que l'enfant devient ce qu'il est » (p. 155). En fait, porter l'enfant sur les bras ou le tenir sur les genoux, acte que les indigènes désignent par le mot kopo'i, constitue le rôle et le devoir spécialement dévolus au père (tama). On dit des enfants de femmes non mariées, enfants qui, d'après l'expression des indigènes, « n'ont pas de tama » (c'est-à-dire, rappelons-le, dont les mères n'ont pas de maris), qu'ils sont « malheureux » ou « tristes », parce qu'« ils n'ont personne pour les soigner et les chérir » (gala taytala bikopo'i). D'autre part, si vous demandez pourquoi les enfants ont des devoirs envers leur père qui n'est, en somme, qu'un « étranger » pour eux, on vous répondra invariablement : « A cause des soins qu'il donne (pela kopo'i), parce que ses mains ont été souillées par les excréments et l'urine de l'enfant » (voir chap. 7).
Le père présent : Le père s'acquitte de ses devoirs avec une tendresse naïve et naturelle : il promène l'enfant pendant des heures, le regardant avec des yeux pleins d'amour et d'orgueil, de plus d'amour et d'orgueil que ne témoignent beaucoup de pères européens. Tout éloge à l'adresse de l'enfant le touche infiniment et il ne se lasse pas de raconter et de montrer les vertus et les faits et gestes de la progéniture de sa femme.
Dissemblance :
Il y a là davantage qu'une « règle de savoir-vivre » : une conviction qui exprime la structure fondamentale du système.
L'impair de Malinowski :
J'ai été initié à cette règle de savoir-vivre, comme toujours, en faisant un faux pas. Un de mes gardes du corps d'Omarakana, Moradeda, avait des traits tellement particuliers que j'en avais été frappé et fasciné au premier abord. Il présentait en effet une étrange ressemblance avec le type aborigène de l'Australie : cheveux crépus, face large, front bas, nez extrêmement large, très déprimé au milieu, bouche large aux lèvres saillantes, menton proéminent. Un jour, ayant aperçu dans une assemblée un homme qui était, pour ainsi dire, le portrait vivant de Moradeda, je lui demandai son nom et d'où il était. Ayant appris qu'il était le frère aîné de mon ami et qu'il habitait un village assez éloigné, je m'écriai : « Ah ! vraiment ! Je t'ai posé cette question, parce que tu ressembles énormément à Moradeda. » Cette remarque jeta un tel froid dans l'assemblée que j'en fus tout d'abord stupéfait. L'homme fit un demi-tour et nous quitta, tandis que quelques autres personnes présentes se détournaient, mi-embarrassées, mi-offensées, et ne tardèrent pas à se disperser. Mes informateurs confidentiels m'apprirent alors que j'avais enfreint la coutume, que j'avais commis ce qu'on appelle un taputaki migila, expression technique qui s'applique uniquement à cet acte et qui peut être traduite ainsi : « Souiller quelqu'un en comparant sa face à celle d'un parent de sang » (voir chapitre 13, section IV). Ce qui m'a étonné dans cette discussion, c'est que, malgré la ressemblance frappante qui existait entre les deux frères, mes informateurs se refusaient à la reconnaître. En fait, ils raisonnaient comme si c'était une chose absolument impossible qu'un homme pût jamais ressembler à son frère ou, en général, à un parent maternel. J'ai mis mes informateurs en colère et je les ai mécontentés en défendant mon point de vue et, surtout, en citant des cas de ressemblance évidente entre deux frères, comme celui de Namwana Guya'u et de Yobukwa'u. (p. 153-154).
Le processus de la procréation :
Comment se forment les enfants si le mari de la mère n'y est pour rien ? Ce sont des « enfants-esprits », esprits rajeunis, qui constituent la seule source à laquelle l'humanité puise ses nouvelles réserves de vie et qui se réincarnent dans le sein d'une femme. Un enfant à l'état pré-natal trouve le chemin qui doit le ramener aux îles Trobriand, dans les flancs d'une femme appartenant aux mêmes clans et sous-clan que lui.
Il y a l'idée de l'introduction de l'enfant dans le ventre de la mère à travers la tête
« Nous avons déjà dit quelques mots de la théorie physiologique qui est associée à ces croyances. L'enfant-esprit est déposé par celui qui l'apporte sur la tête de la femme. Le sang de son corps afflue alors vers la tête, et le courant de ce sang entraîne peu à peu l'enfant jusque dans le ventre. Le sang contribue à la formation du corps de l'enfant, il le nourrit. C'est pourquoi les menstrues de la femme s'arrêtent, lorsqu'elle devient enceinte. Lorsqu'une femme constate que ses menstrues sont arrêtées, elle attend un, deux, trois mois, après quoi elle est certaine de sa grossesse. D'après une croyance moins généralement admise, l'enfant serait introduit per vaginam » (p. 134).
« Une vierge ne peut pas concevoir, car il n'y a pas de passage par lequel les enfants puissent pénétrer, afin qu'elle conçoive. Lorsque l'orifice est largement ouvert, les esprits s'en aperçoivent et donnent l'enfant. » (p. 138) La virginité oppose un obstacle mécanique à l'imprégnation de l'esprit. L'obstacle écarté, l'homme et la femme n'ont plus besoin de s'unir pour produire un enfant.
« S'il est certain qu'ils reconnaissent la nécessité de l'ouverture mécanique du vagin, il est non moins certain qu'ils n'ont aucune idée du rôle que l'écoulement séminal mâle joue dans la génération » (p. 138). La première femme est considérée comme ayant engendré des enfants sans l'intervention d'un époux ou d'un partenaire mâle en général, mais non sans que son vagin fût ouvert d'une manière ou d'une autre.
Arguments issus de l'observation empirique :
« On vous nommera des femmes tellement laides et répugnantes qu'il est inadmissible qu'elles aient jamais pu avoir de rapports sexuels. Les albinos, hommes et femmes, sont considérés comme impropres aux rapports sexuels. Il est hors de doute que ces malheureuses créatures inspirent à tous les indigènes une véritable horreur et un insurmontable dégoût qu'on s'explique d'ailleurs facilement lorsqu'on a vu des spécimens de ces hommes et femmes dépigmentés. Mais on cite plusieurs exemples de femmes albinos ayant donné naissance à une nombreuse progéniture. « Comment sont-elles devenues enceintes ? »
Parmi les arguments qui m'étaient opposés figuraient non seulement ceux se rattachant à des exemples positifs, ceux de femmes ayant eu des enfants en dehors de tous rapports sexuels, mais aussi des arguments utilisant des exemples négatifs, ceux de femmes non mariées ayant eu de nombreux et fréquents rapports sexuels, mais pas un seul enfant. Ce dernier argument m'a été répété nombre et nombre de fois, et on ne se lassait pas de me citer les exemples concrets de femmes connues pour leur débauche, mais n'ayant pas d'enfants, ou de femmes ayant vécu avec des commerçants blancs, sans jamais devenir enceintes. »
Missionnaires :
Je n'étais pas le premier à m'attaquer à cette partie de la croyance des indigènes, ayant été précédé dans ce travail par des missionnaires :
« Il est certain que le dogme fondamental de Dieu le Père et de Dieu le Fils, du sacrifice du fils unique et de l'amour filial de l'homme pour son Auteur ne peut avoir aucun succès dans une société matriarcale où la loi tribale assimile les rapports entre le père et le fils à ceux qui peuvent exister entre deux étrangers, où l'on prétend qu'aucune unité personnelle ne les rattache l'un à l'autre et où toutes les obligations familiales reposent sur la reconnaissance du seul droit maternel. » (p. 142)
« J'ai pris l'habitude de qualifier de « propos de missionnaires » la conception physiologique correcte et d'inciter les indigènes à formuler des commentaires ou des contradictions, comme s'ils avaient vraiment affaire aux missionnaires, et non à moi. » (p. 142)
« Pas du tout. Les missionnaires se trompent ; des jeunes filles non mariées ont constamment des rapports sexuels ; elles sont, en fait, inondées de liquide séminal et, pourtant, elles n'ont pas d'enfants. »
Takayta, itokay vivila italagila momona. Iwokwo.
Nous nous accouplons elle se lève femme il s'écoule liquide séminal. C'est fini. (p. 143)
Porcs domestiques :
Ils permettent cependant aux femelles des porcs domestiques d'errer en dehors du village et dans la jungle où elles peuvent s'accoupler librement avec les mâles sauvages. D'autre part, ils châtrent tous les porcs mâles domestiques, afin d'améliorer leur qualité. Il en résulte qu'en réalité tous les jeunes porcs descendent de mâles sauvages.
L'enfant de giberne :
Un homme dont la femme est devenue enceinte en son absence accepte avec une bonne humeur le fait et l'enfant ; et l'idée ne lui vient pas de la soupçonner d'adultère. Un de mes informateurs m'a raconté que, rentré chez lui après une année d'absence, il a trouvé à la maison un enfant nouveau-né. Il me cita ce fait à titre d'exemple et de preuve finale de la vérité d'après laquelle les rapports sexuels n'auraient rien à voir avec la conception.
C'est ainsi que le mari est le père d'office de tous les enfants auxquels sa femme a donné naissance depuis son mariage, mais les enfants d'une femme non mariée n'ont pas de père. La paternité est un rapport social, et elle n'existe pas en dehors du mariage. Le sentiment traditionnel voit, nous l'avons dit, dans les enfants illégitimes une preuve de l'indécence de la mère. Ce jugement n'implique pas la reconnaissance d'une faute sexuelle de la part de la mère et une condamnation morale de cette faute ; mais, pour l'indigène, est mauvaise toute action contraire à la coutume. Or, il n'est pas conforme à la coutume qu'une jeune fille non mariée ait des enfants, quoi qu'il soit conforme à la coutume qu'elle ait des rapports sexuels autant qu'elle veut. Et si vous demandez pourquoi il est mauvais pour une jeune fille d'avoir des enfants, on vous répondra : Pela gala tamala, gala taytala bikopo'i (« parce qu'il n'y a pas de père pour l'enfant, pas d'homme pour le prendre dans ses bras »)
Il peut donc exister des « pères sociaux » exemplaires qui savent qu'ils ne sont pas les géniteurs de l'enfant. L'exemple trobriandais montre que la matrilinéarité n'est pas incompatible avec la fonction paternelle, si l'on entend par cette expression le soin que le mari de la mère apporte aux enfants de son épouse. (Chez nous, on sait qu'un père adoptif peut être tout aussi « gâteux » de sa progéniture d'adoption que si celle-ci provenait « de son sang »
)
La question indirecte posée par ces ethnographies est : par quoi se distingue l'unité domestique, la famille où il y a un père putatif au centre du foyer ?
Est-ce la reproduction de ses gènes que vise le père qui revendique ce système social ? Ce serait la réponse inspirée de l'anthropologie biologique (évoquée plus haut) : le père s'investit dans ses enfants par préférence à ses neveux qui sont génétiquement plus éloignés de lui que ses propres enfants.
Un argument souvent avancé pour expliquer l'option matrilinéaire est que le père, notamment dans les sociétés qui connaissent la polygamie, est incertain de sa paternité. C'est l'adage : Mater semper certa est ; pater est semper incertus. En investissant sur mes neveux, j'investis sur une parenté génétique relativement proche.
Mosuo : La folklorisation par le tourisme
Les Mosuo de Chine, voisins du Tibet, constituent la seule société matrilinéaire chinoise et ils sont devenus une destination courue du tourisme intérieur. Le cadre de l'Himalaya y est pour quelque chose, mais davantage la culture locale, matrilinéaire, où les relations sexuelles auraient été, traditionnellement, quasiment libres.
On trouve sur le Net quantité d'informations sur les Mosuo. De toute nature. Publicitaire ou documentaire
Avec quelque contradiction dans le rendu et dans l'analyse de la culture en cause que le récent succès touristique a fait évoluer rapidement. Deux exemples et deux intitulés contradictoires : « Mosuo, le pays où les femmes sont reines », a pu titrer un film d'Arte mis en ligne en novembre 2016 ; « Les Na de Chine, le fantasme de la femme libérée », titrait un podcast d'Anne-Julie Martin, Andrada Noaghiu et Anna Szmuc, pour France Culture, en mars 2014.
Un informateur du village de Lijiazui décrit la maison collective, matrilinéaire, et fait mention de l'étage où vivent les filles en ces termes : « C'est ce que sur internet, ils appellent les « chambres des fleurs » ; « les filles logent au premier étage, chacune a une chambre. » Il commente l'évolution de la coutume et la pression de l'environnement socio-politique. « On construit une nouvelle maison. » « C'est une question politique et c'est aussi une tendance à la mode. » Le gouvernement offre des avantages économiques dans ces cas-là. « Si on fonde sa propre famille à part, on peut doubler son revenu. Parce que le parti communiste ne préconise pas les grandes familles et les familles où les femmes sont chefs ». (extraits du podcast cité)
De fait, la matrilinéarité chez les Mosuo (ou Na) du sud-ouest de la Chine, souvent commentée (en français : Cai Hua, 1997, Une société sans père ni mari, Paris : PUF), car elle met en vedette le caractère « exotique » d'un système de filiation avec le rôle prévalent des femmes. Il n'existe pas de mot pour dire « père » et, dans cette société, on ne sait pas, ou on est censé ne pas savoir, qui est son père. Il n'existe donc pas de mariage. La reproduction du groupe résulte de rencontres, dites « visites furtives », rituellement codifiées et organisées, avec des partenaires masculins extérieurs au clan concerné. Le partenaire rend visite à sa partenaire dans la maison du clan, la nuit tombée et repart le matin avant le lever du jour. Avec ces « visites furtives » (qui font beaucoup fantasmer les touristes : une société où l'homme s'accouple sans avoir à en assumer les conséquences
), il existe des visites ostensibles et des cas de cohabitation. L'homme possède alors un second foyer, mineur, chez son épouse-concubine qui est la mère de ses enfants biologiques qui appartiennent au clan de son épouse.
Quoi qu'il en soit, ces différentes pratiques institutionnalisent l'effacement de la fonction paternelle qui paraît se réduire, plus ou moins, à une fonction d'insémination enrobée de romantisme sexuel où le sentiment serait déplacé. « Les Moso de Chine : une société où l'envie et la jalousie amoureuse n'existeraient pas ? », interroge un reportage
Les frères et surs vivent dans la maison maternelle avec leurs enfants, leur mère et leurs oncles. Les enfants sont éduqués par l'ensemble des membres de la maisonnée : grand-mère, grand (s)-oncle (s), mère, oncles et tantes. Le nom de la lignée se transmet par la mère, l'ancêtre invoqué est un ancêtre maternel. À la tête de chaque maisonnée sont désignés deux responsables : un homme pour les affaires extérieures et une femme pour les affaires intérieures. L'autorité familiale est répartie entre les frères et surs sous le concept de matrilignage. Cette société n'est donc pas matriarcale, mais matrilinéaire (le nom et les biens se transmettent le plus souvent de mère en fille et en fils) et matrilocale (on vit chez sa mère, et si l'on cohabite, cette cohabitation a pour cadre la famille de la femme).
Comme il a été énoncé en introduction : On peut considérer la concentration en un même foyer de plusieurs générations de femmes et de leurs enfants (la matrifocalité-matrilinéarité) comme une réponse adaptative aux contraintes économiques et reproductives. L'association des femmes (avec leurs frères) dans l'unité domestique (exploitation agricole et cuisine - les contraintes économiques paraissant premières) peut se perpétuer telle quelle et se reproduire si les filles du foyer restent à demeure et si les fils s'investissent davantage dans la production de leur unité de naissance que dans le foyer où ils sont sexuellement actifs.
C'est ce que suggèrent les résultats d'une étude longitudinale chez les Mosuo. L'enquête de Wu, Jia-Jia et al. (« Communal breeding promotes a matrilineal social system where husband and wife live apart. » Proceedings. Biological sciences vol. 280,1758 20130010. 13 Mar. 2013) conclut, à rebours des hypothèses standard sur l'origine de la matrilinéarité, que ce n'est ni l'incertitude de sa paternité et de ses intérêts reproductifs qui expliquent l'investissement de l'homme au sein du foyer où il est né, mais bien son intérêt matériel.
« Nous soutenons, écrivent les auteurs, que, lorsque les ressources du foyer sont communes, la parenté avec l'ensemble de la maisonnée importe plus que la parenté avec la progéniture individuelle. » Sur un échantillon aléatoire de fermes dans trois villages, les auteurs ont observé l'implication respective des acteurs dans l'activité agricole en notant leur nom, le sexe, leur appartenance ethnique, leur âge et année de naissance et leur relation avec le propriétaire de la terre. Il s'agissait de savoir si l'acteur était propriétaire lui-même, aidait des parents matrilinéaires, des parents patrilinéaires, un conjoint, des voisins ou d'autres personnes.
Les résultats de l'enquête « suggèrent que ce n'est pas l'incertitude de la paternité mais l'élevage communautaire entre surs qui génère la résidence duolocale et le mariage en visite. » En effet « le petit nombre d'hommes Mosuo mariés travaillant dans les champs par rapport aux femmes et aux hommes Han suggère que les mères et les surs sont disposées à nourrir leurs fils et frères adultes tout en exigeant relativement peu de travail. » « Dans ce système d'élevage communautaire duolocal, les mâles vivent dans le ménage auquel ils sont le plus étroitement liés, où ils sont le plus susceptibles d'être nourris en échange d'un travail relativement faible. En effet, relèvent les auteurs, la description de la région dans la brochure de l'Office régional du tourisme de Mosuo la décrit comme « un paradis pour les hommes »
L'idéologie qui justifie l'effacement du père développe : « Ils pensent que les ftus existent déjà dans les ventres des femmes et que pour faire des enfants, il suffit qu'elles soient arrosées. Peu importe qui les arrose », l'homme ne jouant que le rôle d'arroseur momentané d'une terre féconde (un proverbe Mosuo constate : « Si la pluie ne tombe pas du ciel, les herbes ne poussent pas de la terre »). A la naissance, un enfant continue donc de faire partie de sa mère, de la lignée maternelle et n'a pas besoin de ne connaître l'identité de son père. « Dans la langue mosuo il n'existe aucun mot pour définir le père ». On pourrait considérer que la matrilinéarité des Mosuo illustre une polyandrie informelle
(Cai Hua, op. cit., p. 186 cite un cas de polyandrie fraternelle
)
« Quartiers de vie » Trobriandais
/ Malinowski Mosuo
/ Na Comores
/ Bantou Patrilinéarité
syst. descriptif
Paternité ± + ± ± +
Père/économie - + ± ± +
Mère/économie + + + + =
Oncle maternel - + + + ±
Procréation + - ± + +
La question à laquelle renvoient indirectement ces ethnographies est la suivante :
Par quoi et pourquoi se distingue l'unité domestique (la famille) où il y a un père officiel (un « sacro-saint » père) au centre du foyer ?
Tout simplement quand le père a une fonction économique substantielle et que, dans une société à héritage vertical (et non horizontal) où prospère ce type de famille, il transmettra son statut et ses biens à ses enfants (et non à ses neveux).
C'est la finalité de l'idéologie du mariage telle que rappelée plus haut à propos de la Compagnie des Indes. Soit : patrilinéarité, monogamie, héritage vertical, égalité (relative) homme/femme, concurrence des unités domestiques, traits distinctifs de la parenté dite « descriptive » qui, en raison d'une « passion maîtresse » (selon l'expression de Lewis Morgan, en 1871) s'émancipe de la « communauté première ». En effet : qui veut transmettre ses biens à ses enfants doit substituer au système « classificatoire » où tous les enfants de même génération sont (idéalement) des fils, un système qui différencie enfants biologiques et neveux, un système « descriptif » (1871, op. cit., p. 492 s.). Ce « choix de société » engage l'humanité dans des voies spécifiques.
A l'inverse, on peut remarquer que, dans la littérature viatique, la matrilinéarité est souvent associée à la promiscuité sexuelle. Deux exemples :
o Guillaume Bosman,1705, Voyage de Guinée, contenant une Description nouvelle et très-exacte de cette Côte où l'on trouve et où l'on trafique l'or, les dents d'Elephant, et les Esclaves. Chès Antoines Schouten. Douzième lettre (citée sur <anthropologieEnLigne.com>)
o Sans relation de cause à effet, ces deux traits sont associés sur la même page par le missionnaire jésuite Paul Le Jeune au Québec en 1634 à propos des indiens Montagnais :
The Jesuit Relations and Allied Documents. Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791. Cleveland : Reuben Gold Thwaites, 1897, Vol. VI, Quebec 1633-1634, chapitre VI « De leurs vices et de leurs imperfections » :
o Matrilinéarité :
Or comme ces peuples [
] prennent plustost les enfans de leurs surs pour heritiers, que leurs propres enfans, ou de leurs freres, revoquans en doute la fidelité de leurs femmes, & ne pouvãt douter que ces nepveux ne soient tirez de leur sang, aussi parmy les Hurons, qui sont plus sales que nos Montagnais ; pource qu'ils sont mieux nourris, l'enfant d'un Capitaine ne succede pas à son pere, mais le fils de sa sur (Vol VI, p.119).
o Paternité collective :
Le Sorcier me disant un iour que les femmes l'aimoient, car au dire des Sauvages, c'est son genie que de se faire aimer de ce sexe. Ie luy dis que cela n'estoit pas beau qu'une femme aimast un autre que son mary ; & que ce mal estãt parmy eux, luy mesme n'estoit pas asseuré, que son fils qui estoit là present, fut son fils. Il me repartit, tu n'as point d'esprit : vous autres François vous n'aimez que vos propres enfans, mais nous, nous cherissons universellement tous les enfans de nostre nation, ie me mis à rire, voyant qu'il philosophoit en cheval & en mulet (Vol VI, p.119).
Y a-t-il un intérêt évolutif à la promiscuité ? Autre que cette sympathique bienveillance à l'égard de tous les enfants, considérés comme ses « propres enfants ». Cette présentation du dossier de la matrilinéarité serait incomplète sans mention des hypothèses d'inspiration évolutive. Un regard rétrospectif sur les sociétés de primates nous rappelle une évidence évolutive : le plan de vie qui consiste pour tout vivant à reproduire son patrimoine génétique. (Ce qui implique pour les vivants dénaturés que nous sommes, des choix de société.) Un trait frappant des sociétés de mammifères interroge ici : c'est la pratique fréquente de l'infanticide. Plus d'une centaine d'espèces sont concernées, principalement celles dont les femelles sont fécondables toute l'année (comparées aux espèces au cycle de reproduction annuel ou saisonnier). En éliminant les petits, le mâle interrompt le processus de lactation de la femelle et précipite la mise en uvre d'un nouveau cycle reproductif. Une constante dans ces infanticides, révélée par l'analyse génétique : un mâle n'élimine jamais sa propre progéniture (« The evolution of infanticide by males in mammalian societies », Dieter Lukas, Elise Huchard, Science, 2014-11-13 vol. 346, n° 6211, p. 841-844).
Associée à l'ovulation cryptique, la disponibilité sexuelle de la femelle peut donc constituer une protection naturelle contre l'infanticide en raison de la multiplicité des partenaires. Il y aurait un intérêt évolutif à ce que le mâle ne soit pas en mesure de reconnaître sa descendance biologique
La promiscuité sexuelle relativise la paternité et dissocie la fonction reproductive de la fonction éducative : tous les enfants pouvant être les enfants biologiques d'un mâle. La multiplication et l'indifférenciation des partenaires fait de ces tueurs potentiels des « tuteurs » - attentionnés ou désintéressés. L'indifférenciation constituerait une protection par défaut fondée sur l'ignorance factuelle de la paternité.
Notes au fil
:
Pourquoi l'inséminateur doit-il être / étranger / anonyme / furtif ?
De fait il est « encadré » et tout paraît fait pour qu'il ignore sa paternité.
Le mâle ne doit pas reconnaître ses rejetons : cette ignorance protège les rejetons des autres
les mères peuvent materner sans crainte.
La fonction paternelle est socialement concurrentielle
En matrilinéarité, la « paternité » est une fonction collective, idéalement exercée par des oncles.
Elle ne devient une fonction individuelle que
La fonction paternelle ne sera investie, institutionnalisée, quand se fera jour le besoin de transmettre (la propriété). Et de revendiquer la priorité du fils sur le neveu à ce titre. (En matrilinéarité, la paternité génétique n'existe pas = pas de suspicion
Seul paterner compte - et l'OM peut remplir cet office.)
Recherche des formes de conditionnement liées à l'assurance de la paternité
Ils ne tuent plus mais ils cloîtrent, excisent ou infibulent (virginité, crimes d'honneur
)
Une propriété de la promiscuité sexuelle (les règles de la consanguinité respectées), c'est l'anonymisation de la paternité.
La co-éducation des petits par les femmes (sous le contrôle bienveillant de leurs frères) laisse les mâles vaquer à leurs occupation
Les enfants en cause possèdent 50 % du patrimoine génétique de leurs mères (certaines), 25 % du patrimoine génétique du frère de leur mère (certain ou reconnu comme tel) et 50 % du patrimoine génétique de pères « de passage ».
La pratique insiste sur le fait que ce sont des enfants de femmes avant d'être des enfants d'hommes
Le « paradoxe matrilinéaire » s'évanouit donc si l'on se place dans une logique féminine et non plus masculine : les mères, à défaut de parthénogenèse, reproduisent leur patrimoine génétique selon les voies de la reproduction sexuée en utilisant des pères minorés ou « disqualifiés après usage ».
Nota : l'ignorance des Tr. de la paternité physiologique les dispense d'avoir à éloigner le père, puisqu'il n'y est pour rien
Quelques données sur la matrifocalité, la matrilinéarité
et la religion populaire
(Bernard Champion, 20ième section - DIRE)
Y a-t-il dans la structure sociale, dans les valeurs et les traditions « des sociétés de l'océan Indien », des traits qui seraient supposés conférer à la Femme une « place singulière » dans la religion ? voilà le premier thème listé pour la journée d'études qui nous rassemble.
(« Les traditions religieuses au sein des sociétés de l'océan Indien prennent-elles part dans des inégalités que peuvent subir les femmes ou, au contraire, leurs donnent-elles une place singulière ? »)
Je propose d'essayer de passer derrière les apparences et de voir si les structures sous-jacentes d'une société, telles qu'elles s'expriment notamment dans le système de parenté, prédispose, prépare ou conditionne une telle propriété, savoir cette « place singulière » de la Femme dans la religion.
1ère question donc :
Y a-t-il un rapport d'expression entre la religion d'une société, son panthéon plus précisément, la nature de son ou de ses dieux, et son système de parenté ?
L'exemple - le contre-exemple - qui vient de suite à l'esprit (et que tous les étudiants de Licence connaissent) est celui des Trobriandais.
Vous avez tous lu ce célèbre ouvrage de Bronislaw Malinowski où il explique la représentation que les Trobriandais se font de la reproduction humaine.
(Bronislaw Malinowski, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie [1929, 1937], tr. fr. Paris : Payot, 2000). [Des extraits significatifs de cet ouvrage sont en ligne sur le site <anthropologieenligne.com> à l'adresse : https://www.anthropologieenligne.com/pages/matri_TrobriandA.html.]
La parenté, en effet, ne porte pas seulement nos évidences familiales et comportementales : elle fonde nos croyances religieuses. Les Trobriandais sont connus dans la littérature ethnologique pour ignorer - et pour récuser - le rapport de cause à effet entre les relations sexuelles et la procréation. Autrement dit, ils ne reconnaissent pas la paternité physiologique. Chez les Trobriandais, matrilinéaires, le père d'un enfant, son père social, n'est pas son père biologique. C'est le frère de sa mère, son oncle maternel. Le jeune Trobriandais apprend que ses droits et ses devoirs ne sont pas attachés au village et aux intérêts matériels du mari de sa mère, celui que nous appelons son père (dans le village où il passe les premières années de son existence), mais à ceux du frère de sa mère - qui habite dans un autre village, puisque le mariage Trobriandais est patrilocal. L'enfant hérite de la position sociale, non de son père, mais de son oncle maternel.
Voici donc le problème tel qu'il s'est posé aux missionnaires : Comment traduire la Bible en Trobriandais, comment traduire « Dieu le père », si la paternité physiologique n'est pas reconnue ? Faut-il traduire « Dieu le père » par « Dieu l'oncle maternel » ? Non, d'évidence. Car on ne peut concevoir un oncle maternel sans une sur - et une mère commune. Ce qui ne fait pas un alpha, un commencement propre à représenter l'origine (et l'omega) du monde. Complémentairement, la relation d'expression entre père et fils qui soutient la croyance chrétienne du rachat du monde par l'Incarnation du fils, nouvel Adam, est, elle aussi, impensable en trobriandais...
Il faut donc commencer par convaincre les Trobriandais de leur erreur et leur enseigner les rudiments de la paternité physiologique. - Autrement dit, les convertir. Ce à quoi les missionnaires se sont employés.
On voit par ce contre-exemple que nous pensons la divinité en relation avec la structure sociale qui nous est propre. Ce qui est premier, en réalité, c'est la représentation que nous nous faisons de la reproduction. Nous nous faisons, « en bons chrétiens », une représentation de la puissance divine en extrapolant la puissance, mâle et patriarcale, de la génération. Jan Dzierzon, curé apiculteur polonais qui a découvert la parthénogenèse chez les abeilles, et qui publie ses travaux en 1845, sera excommunié en 1873 (le concile cuménique de Vatican I ayant énoncé le dogme de l'infaillibilité pontificale en 1870) pour avoir expliqué que le faux-bourdon (issu d'un ovule non fécondé), serait sans père, contrairement à l'idée officielle, chrétienne à tout le moins, selon laquelle tout être vivant se doit d'avoir un père et une mère.
Dans la religion apportée par les missionnaires, il y a des pères partout
Existe-t-il une religion où, à l'inverse, il y aurait des mères partout (et pas de père) ?
En introduction à cette question, je ferai écho à l'exemple exotique et lointain des Trobriandais que je viens de rappeler par la mention d'une péripétie toute fraîche et plus proche de nos évidences (au moins au titre d'expérience mentale). Sans la commenter. Il s'agit de la profession de foi d'un tract, signé d'un collectif dénommé « Féminisme en Église » qui invitait, voici quelque trois semaines de cela, à « une messe inclusive où les femmes peuvent enfin célébrer Dieu.e autour de l'autel et au service de la Parole », le dimanche 3 avril 2022, rue Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle, dans le 6ième arrondissement de Paris. (Cette « messe inclusive », « suivie d'un pot » précise l'invitation, avec cet « e » muet séditieux qui a beaucoup fait jaser, a valu exclusion de la paroisse du groupe féministe en cause.)
J'ai prononcé tout à l'heure le mot de « matrilinéaire »
A La Réunion, la matrilinéarité n'est pas ignorée. L'occasion de ce questionnement peut nous être donnée localement par deux structures familières :
o la matrifocalité telle qu'elle a été décrite principalement par Éliane Wolff dans les années quatre-vingts,
(J'ai mis en ligne à l'adresse :
https://www.anthropologieenligne.com/matrifoc_matrilin.html
une communication virtuelle qui comporte une présentation de cet ouvrage :
Éliane WOLFF, Quartiers de vie. Approche ethnologique des populations défavorisées de l'île de la Réunion. Saint-Denis, 1989)
o et la matrilinéarité qui a été décrite aux Comores notamment par deux collègues juristes, Jean Mas et Laurent Sermet et qui concerne, directement ou indirectement, la population d'origine comorienne à la Réunion
(J'ai mis les articles en cause en ligne à l'adresse :
https://www.anthropologieenligne.com/pages/magnahouliA.html)
Y a-t-il des conséquences sociales de ces différences de représentation ? et des conséquences religieuses ?
o En inaugurant le nouveau commissariat de Saint-André, ce 15 février 2022, le ministre des Outre-mer a rappelé que La Réunion était l'un des départements français où les violences sexuelles, physiques, sexistes, au sein cellule familiale étaient les plus nombreuses. Diagnostiquant, je cite : « une dimension culturelle » à ces faits.
o A l'inverse de ce constat, j'ai en mémoire une déclaration du maire de Saint-Denis, Gilbert Annette en visite à Moroni, s'étonnant, favorablement, qu'aux Comores, à la différence de La Réunion, les violences dont les femmes sont victimes sont quasi inexistantes.
Dans un système matrilinéaire, la position de la femme, de la sur, de la mère est, en effet, névralgique : c'est elle qui incarne et qui perpétue la lignée. Ces valeurs ont évidemment des conséquences sur les représentations sociales et des conséquences juridiques. Sous-représentées politiquement, les femmes comoriennes ont un rôle culturel majeur
La matrifocalité réunionnaise confère, certes, une place réelle et symbolique à la mère, mais porte-t-elle des conséquences religieuses ? Ce pourrait être un sujet d'enquête ethnographique, en contre-point des travaux d'Éliane Wolff.
2ième question :
Quand on s'interroge sur le thème « Femmes et religions » l'une des premières questions à se poser est peut-être de savoir s'il y a un rôle, et si oui lequel, s'il y a un rôle de la religion dans la définition et dans la philosophie de la différence des sexes.
Je vais présenter la question par une anecdote personnelle qui me permettra aussi d'évoquer un point d'histoire universitaire.
J'ai soutenu à la Sorbonne une thèse de doctorat d'État. Ce format, qui n'existe plus, valait à la fois thèse et HDR (et autorisait le recrutement sur un poste de professeur, sans passer par le grade de maître de conférences - j'ai bénéficié de cette opportunité). A la différence de la thèse à l'américaine que l'on connaît aujourd'hui qui se prépare en trois ans et qui est le plus souvent subventionnée, l'aventure de la thèse d'État, dont la préparation n'était pas limitée dans le temps, était une aventure solitaire. Il fallait trouver par soi les moyens de survivre. Exercer une autre profession ou trouver des « petits boulots ». Parmi ces « petits boulots » un classique : le métier de veilleur de nuit. J'ai donc été veilleur de nuit dans un hôtel, cette occupation me permettant de me consacrer aussi à la rédaction de ma thèse. La patronne de l'hôtel, ma patronne, Madame Giry est d'ailleurs venu assister à la soutenance de ma thèse à la Sorbonne dans l'amphithéâtre Louis Liard (où trône un portrait de Richelieu réalisé par François Schommer). Elle m'a rapporté après la soutenance : « J'ai pas tout compris, mais j'ai trouvé ça très bien ! ». Je reviens à mon sujet. L'hôtel 2 étoiles de Madame Giry était géré à l'économie. Il y avait une pancarte destinée au personnel dans la cuisine qui énonçait : « La desserte appartient à l'hôtel ». Ce qui voulait dire qu'il n'était pas question de récupérer les parts de beurre ou de confiture non consommés par les clients.
Un jour, un couple de commerçants originaire du Pakistan s'installe à l'hôtel pour plusieurs nuits. L'hôtel est situé avenue Marceau dans un immeuble Hausman chic. Les chambres sont évidemment pourvues de spacieuses salles de bain. Après installation, le monsieur pakistanais vient à la réception en me disant qu'ils avaient besoin de deux savons. Je transmets le message à Madame Giry qui me pose la question : « Mais pourquoi est-ce qu'ils veulent deux savons ? » Je réponds bêtement : « - C'est pour des raisons religieuses
» Madame Giry prend alors la posture bien connue qu'on appelle akimbo (keen bow) en anglais, les mains sur les hanches et me rétorque : - Expliquez-moi un peu ce que la religion vient faire là-dedans ! »
Voilà donc une question d'importance :
Une des fonctions, sinon la fonction principale, des religions n'est-elle pas de réglementer les rapports entre les sexes ?
Pour rester dans le ton familier (inofficiel) de cette communication, je vous « refile donc cette patate chaude » : « Expliquez-moi un peu ce que la religion vient faire là-dedans ! » et je précise que votre réponse devra expliquer pourquoi ce qui paraît être une fonction banale dans la généralité des religions fait problème pour la « bonne chrétienne » qu'était Madame Giry.
3ième question :
Si l'on pose la question de savoir s'il existe une religiosité proprement féminine (en rapport avec la structure sociale) c'est, d'évidence, du côté du génie propre de la femme dans la différence des sexes qu'il faut rechercher.
La biomédecine a évidemment changé la donne sur ce sujet et c'est sous forme de résistance à une dépossession médicale du corps féminin que s'exprime l'éco-féminisme militant : « Règles confisquées, fécondité oubliée, maternité ajournée, ménopause différée, rythmes féminins gommés, une femme semblable à l'homme doit naître » proteste un ouvrage intitulé La terre des femmes et ses magies. Parallèlement à cette militance parascientifique, c'est dans la religion populaire, me semble-t-il, préscientifique, que l'on trouvera une expression inspirée de la religiosité féminine.
Le département d'ethnologie a organisé ici même, il y a quelques années, un colloque sur la « religion populaire » (Département d'ethnologie, Religions populaires et nouveaux syncrétismes, Saint-Denis : Surya éditions, 2011). Pour ma part, j'ai essayé de montrer au cours de ce colloque que, pour le dire dans les termes de la théologie classique, la religion populaire est fondamentalement dualiste, manichéenne, quand la religion officielle est résolument et dogmatiquement moniste. Dans la religion populaire, il y a deux principes : un principe du mal et un principe du bien. Le principe du mal doit être honoré et servi en premier pour que s'accomplisse le principe du bien.
Je citerai ici une collègue mauricienne, invitée au colloque en cause, qui a fait référence à deux enquêtes conduites à Maurice en 1975 et en 1995 sur la pratique religieuse populaire en milieu christianisé. La pratique dévotionnelle du monde créole est sans doute chrétienne : saints, grottes, pèlerinages... « cependant, des pasteurs et des observateurs avisés [ont] remarqué que la dynamique globale de la religion populaire créole ne s'inspirait pas du christianisme » (Danielle Palmyre, Culture créole et foi chrétienne, Bruxelles : Lumen vitæ, 2007, ch. III, p. 85). C'est de ce constat (et de cette inquiétude : « l'importance des enjeux a conduit le diocèse de Port-Louis à réagir ») que procèdent les deux enquêtes référencées qui relèvent que le « credo de base » est : « le mal existe » (p. 85). Ce que le croyant dirait de Dieu (Dieu existe), le pratiquant de la religion populaire créole le dit du Mal (p. 86). Il y a une antériorité du mal sur le divin, ce que confirme la pratique religieuse créole qui s'avère très largement défensive. L'église officielle, par la voix de ses dignitaires, a pour mission de neutraliser et de convertir cette croyance à la réalité quasi matérielle des forces du mal. Selon le dogme chrétien, théologiquement et logiquement, explique Bossuet dans un développement sur les démons, l'engendrement des créatures par un Dieu infini consistant en une nécessaire dégradation d'être, le mal procède de leur nature bornée (et non de leur volonté propre). La chute est au principe de la création. Le mal est un clinamen virtuel de la créature quand elle se détache de son Créateur. La conclusion de l'analyse de Bossuet est la suivante : « N'est-ce pas assez de vous dire que les Anges étoient des créatures, pour vous faire entendre très-évidemment qu'ils n'étoient pas impeccables [et qui explique qu'ils soient devenus des « Anges damnés »] ? » (Bossuet, « 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême. Sur les démons », uvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, Paris : Antoine Boudet, 1772, p. 84-86).
Il est évident que cette position officielle, théologique, intellectuelle, fait peu de cas de l'expérience vécue, de ces expériences de possession ou de transe, par exemple, qui manifestent la présence énigmatique du « mal ». On peut penser aussi que, dans la défense et illustration de la religion populaire, la pratique de la dévotion féminine n'est pas subsidiaire. Un caractère de cette dévotion populaire étant, à l'opposé des positions doctrinaires et doctrinales, les emprunts ou la porosité entre les cultes. L'île de La Réunion en offre de multiples exemples.
J'ai cité un certain nombre d'auteurs féminins ici et je citerai en conclusion de cette communication une thèse d'histoire soutenue à l'université de La Réunion qui se présente aussi comme un exercice de piété filiale. Cette thèse intitulée « Catholicisme et hindouisme populaire à l'île de La Réunion : contacts, échanges (Milieu du XIXe - début du XXème siècle) » soutenue en octobre 2018 par Madame Céline Ramsamy-Giancone est dédiée à la mémoire des aïeules féminines de l'auteure, dont l'origine et le lieu de naissance sont explicitement mentionnés :
« En mémoire de mes parents, et de mes aïeules : Mougnie Boodhea, matricule 9684, née en Inde, Attavaria Boodhea, née en 1875 à Sainte-Marie, La Réunion, Laurencia Gobal Soumy, née en 1909 à Saint-André, La Réunion, Passeuses de mémoire, leur respect de la diversité des cultes [
] a sans nul doute inspiré et guidé ces recherches. » L'auteure témoigne, en introduction de sa recherche, du rôle majeur des grands-parents et des parents dans la transmission et de la foi hindouiste et de la foi chrétienne, dans cette famille où, je cite, « les traditions religieuses et les jours de fêtes familiales étaient associés aussi bien au catholicisme qu'à l'hindouisme ».
« Au XXe siècle à La Réunion, les grands-parents et parents ont joué un rôle fondamental dans la transmission des deux fois. J'ai le souvenir précis dans ma famille, de l'usage des signes de respect qu'il fallait marquer dans les années 1970 au passage devant tout lieu de culte catholique ou hindouiste : un « namaskaram » devant le temple hindou (chapelle malbar) et un signe de croix devant chaque église. Les traditions religieuses et les jours de fêtes familiales étaient associés aussi bien au catholicisme qu'à l'hindouisme [souligné par nous]. Mariages, communions, baptêmes à l'église succédaient aux rituels plus intimes d'hommages aux ancêtres de la famille, le « sembrani » ou de vénération à la déesse protectrice des enfants, « Pétiaye ». L'offrande symbolique d'une poule noire constituait un moment fort, présent dans la mémoire familiale. Dans un espace social plus ouvert, nous retrouvions également chaque année les membres de la communauté d'origine indienne de l'île pour assister aux cérémonies de la « marche sur le feu » (« mars dann fé ») (op. cit., p. 4-5)
Les points de convergence de la religion populaire, en l'espèce entre hindouisme et catholicisme, sont nombreux et ont souvent été mis en évidence par l'ethnographie réunionnaise.
Je terminerai par ce qui est manifestement un point de divergence entre hindouisme et christianisme et qui concerne la nature féminine.
J'ai eu l'occasion de faire quelque recherche sur ce que l'histoire a appelé « la querelle des rites malabares », touchant notamment les rites de nubilité tels qu'on les observe aujourd'hui en Inde du sud. Lors d'un de mes séjours à Pondichéry, en 2006, j'ai été invité à une cérémonie dans une famille indienne. La cérémonie en cause avait pour objet la nubilité d'une des filles du couple qui m'avait invité.
Cette question de la nubilité agite le milieu missionnaire depuis l'origine. J'en ai donné un sommaire et les raisons dans l'ouvrage que nous avons publié après le colloque « Les compagnies des indes, Histoire et Anthropologie » (Département d'Ethnologie, Saint-Denis, Surya éditions, 2014).
L'auteure de la thèse que je viens de citer fait mention d'un ouvrage qu'elle attribue, je la cite, à « un missionnaire inconnu ». Nous faisons tous des erreurs matérielles : ce missionnaire est tout sauf inconnu puisqu'il s'agit du P. Thomas de Poitiers, qui sera le Supérieur général des missions des Capucins de Madras et de Pondichéry. C'est lui qui instruira le « procès du taly » contre les jésuites. La Bibliothèque Nationale détient une copie du manuscrit Le Paganisme des Indiens, qui ne reproduit pas les différentes formes de taly répertoriées dans le texte du P. Thomas (Le Paganisme des Indiens nommés Tamouls en leur langue, et Malabars par les Portuguais dans leur venue dans l'Inde). (Cette copie ne comporte pas, en effet, de nom d'auteur.) Au chapitre des « infirmités naturelles » des femmes (p. 9), le Paganisme fait mention, sous le titre « Pour la première fois » (p. 10), des rites de nubilité (parfois dénommés fête du « premier menstrual » par les missionnaires) notant que « cet événement est regardé comme un grand bonheur pour une fille parmy ces peuples charnels » (p. 10).
Cette célébration de la nubilité qui fait problème aux yeux des missionnaires s'est-elle transmise à La Réunion ?
Il y a aux archives de l'évêché un rapport du P. Marquet, qui date de la fin du XIXe siècle, que cite Madame Ramsamy-Giancone, qui porte cette affirmation :
« Je tiens de source certaine qu'à St Paul. A St Louis, à St Pierre les païens célèbrent encore la fête de la
nubilité » (cité par R-G, p. 166) (Archives de l'évêché de Saint-Denis, Dossier 5A2 Mission indienne. Rapport du père Marquet.)
Et aujourd'hui ? Voici le commentaire de notre collègue à ce propos :
« La nature intrinsèque de cette célébration et la désapprobation de l'Église expliquent sans doute un certain tabou autour de cette pratique au XXe siècle, auprès des personnes perçues comme extérieures à la communauté. Très peu d'écrits sont disponibles sur le sujet » (note, p. 292).
Je n'ai pas la possibilité ici d'aller plus avant, mais il faut rappeler que le rite en cause, qu'on appelle un rite d'« épanouissement » à Pondichéry, chez les notables indiens, est aussi un rite ambivalent : traditionnellement, la jeune fille se trouve dans un état de vulnérabilité qui touche aussi ses proches, à la merci des mauvais esprits (tam. pey-pisasu).
Je n'ai pas, non plus, la possibilité d'aborder la question du fondement de cette divergence entre hindouisme et catholicisme officiel à propos de ces « peuples charnels » (pour reprendre l'expression du P. Thomas à laquelle la dénégation offusquée de Madame Giry Expliquez-moi un peu ce que la religion vient faire là-dedans ! fait écho) : je laisse la question ouverte et je renvoie à quelques hypothèses formulées sur le site <anthropologieenligne.com> :
https://www.anthropologieenligne.com/pages/PassionA.html
https://www.anthropologieenligne.com/pages/anthro_pretreA.html
Et je vous remercie de votre attention !
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