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4 Éléments d'Ethnographie Indienne (en cours)



Mots clés : Inde védique Sacrifice Ethnomathématiques

Champs : Anthropologie religieuse Ethnographie villageoise Route des Indes



1- Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne

2- L'aigle et le serpent

3- Rues de Pondichéry

4 - Nobili et la "querelle des rites Malabares"

5 - L'expansion européenne et les Cies des Indes


AnthropologieEnLigne.com : unité de l’homme et diversité des cultures



L'organisation sociale
Des corps de métiers – qui sont aussi des castes…

(dossier en cours)

[La maîtrise des routes maritimes, la découverte du continent américain, la circumnavigation ouvrent le monde à l'exploration et à la colonisation européenne. La volonté de "civiliser les nations barbares" et de répandre la "bonne parole" accompagne et légitime cette expansion. À la différence notable du contact des Européens avec la population malgache [François Martin, le fondateur de Pondichéry a séjourné trois années à Madagascar], c'est ici la confrontation de deux sociétés stratifiées à l'extrême, caractérisées par un dynamisme productif propre.
Définir les types de parenté, les types d'héritage. Etc. Voir par ex.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1962_num_2_2_366484
Une religion de la nature et de la force vitale (cantonnant les rôles professionnels et sociaux, mais théorisant l'observation de dharma, la loi, et d'artha, l'utilité), d'un côté, une religion du salut, de la filiation et de la recherche individuelle du profit, de l'autre.]

L'affaire Naniapa

"Il est peu de faits dans notre histoire coloniale qui se soient réclamés au même degré
des principes respectables pour couvrir un œuvre aussi peu morale et même aussi criminelle"
.
(Alfred Martineau)

Une des caractéristiques de l'implantation des comptoirs européens en Inde, c'est la rencontre avec une civilisation où l'organisation commerciale, la technique financière, la planification (la philosophie économique en un mot), sont éprouvés et où les partenaires des agents de la Compagnie ne le cèdent en rien aux européens en rang social, science administrative ou mercatique (arte della mercatura) – et en fortune. Du Bois, envoyé de la Compagnie qui séjourne à Madagascar et aux Mascareignes de 1669 à 1672 écrit des "Baignans" que ce sont "les plus riches marchands du monde" et décrit Surate comme la "premiere ville d'Asie, et une des plus marchandes Villes du monde" (1674, p. 92). Dans une lettre à Pontchartrain, secrétaire d'État à la marine, datée de du 14 février 1714, faisant le bilan, à son arrivée à Pondichéry, de l'état calamiteux des affaires de la Compagnie laissées en deshérence par Hébert qui a appris son rappel, Dulivier écrit, voyant l'incapacité où il se trouve d'honorer les contrats : "... sans un prompt remède qui ne consiste qu'à satisfaire les créanciers, [la Nation] deviendra le mépris de tous les Orientaux". (Olagnier Paul, Les jésuites à Pondichéry et l'affaire Naniapa (1705-1720), Paris, 1932, p. 22) Le personnage clé de cette rencontre intéressée entre indiens et européens est le "dobache" (dubash, étymologiquement dwi bhasha : deux langues), interprète, intermédiaire, courtier et diplomate, représentant "politique" de sa communauté. Dulivier décrira ainsi Naniapa : "Ce Gentil est, à la connaissance de tout le monde, un des plus habiles hommes pour les négociations d'une Compagnie qu'il y ait dans l'Inde. Sa correspondance s'étend partout. Il n'y a point de service qu'il ne soit capable de rendre même dans les plus pressants besoins [...]" (id. 23-24) Ainsi qu'on l'observe généralement, les convertis (de gré) sont, eux, d'abord des "sous-produits" de la hiérarchie sociale ou des déclassés.


Une déclaration du Conseil supérieur de Pondichéry du 3 septembre 1705 note :
"Quoi qu'il fut à souhaiter que la ville fut entièrement peuplée de chrétiens, néanmoins ce qu'il y en a est sy peu considérable par rapport aux autres habitans que, si les gentils sortoient, à peine resteroit-il de quoi peupler un très-petit village, encore ne seroit-ce que des gueux [...]
(Julien Vinson, Les Français dans l'Inde, Dupleix et Labourdonnais, Extraits du Journal d'Anandarangapoullé, courtier de la Compagnie française des Indes (1736-1748), traduits du Tamoul, Paris, Ernest Leroux, 1894).

"De tous les gentils qui ont embrassé la religion chrétienne, le plus grand nombre est des parias, qui sont plus libertins que les autres : ils s'enivrent aisément ; ils volent quand ils peuvent et sont fort adonnés à la lubricité ; ils s'imaginent encore qu'étant chrétiens – car la nécessité a beaucoup de part à leur conversion – comme on leur fait des charités, ils ne veulent plus travailler, et quand on veut les reprendre, ils répondent : "Je suis Chrétien, faut-il que je travaille ?"
(Lettre du gouverneur Hébert du 15 février 1710 à Ponchartrain, secrétaire d'État à la marine.)


Les jésuites arrivent à Pondichéry en 1685. Une ordonnance royale de mars 1695 les autorise à s'établir aux Indes. Alors que les capucins, installés parmi les Français depuis 1660, assurent les fonctions curiales, les jésuites développent une activité missionnaire propre (à l'origine de la querelle des rites malbars). Ils édifient leur église au cœur du quartier indien, près du fort. Le supérieur, le père Tachard, auteur d'un Voyage de Siam, des peres Jesuites, envoyez par le roy aux Indes & à la Chine: avec leurs observations astronomiques, et leurs remarques de physique, de géographie, d'hydrographie, & d'histoire, publié en 1686, est un savant reconnu. Il ouvre une école supérieure destinée aux enfants des convertis. Pour les missionnaires, le commerce est un moyen d'expansion de la foi. "Dieu, dont les Voyes sont sans nombre, écrit Charpentier dans son apologie de la Compagnie des Indes, a suscité dans nos jours celle du Commerce, pour introduire le Christianisme parmy les Nations infideles" (Epistre de la Relation de l'établissement de la Compagnie françoise pour le commerce des Indes orientales, 1666). Mais pour les jésuites, la religion est aussi temporelle. De fait, ils vont rapidement se trouver en concurrence avec la Compagnie. En 1708 notamment, auprès du râja de Gingy pour la cession de territoires proches de Pondichéry (Martineau, in Olagnier, p. 9), visant vraisemblablement la création d'une manière de souveraineté sacerdotale en Inde du sud, avec les revenus que le contrôle des échanges dans cette partie du monde peut être en mesure d'engendrer. Quand la Compagnie entend exercer un regard sur la cure de la ville noire, les jésuites opposent qu'il s'agit là d'une "mission indépendante" (Vinson, p. XXI). Ananda Ranga Pillai, marchand hindouiste choisi par Dupleix pour occuper la fonction de courtier, estime dans son Journal, à la date du 19 septembre 1747, que l'exercice de cette charge par un marchand converti – c'est le cœur de l'"affaire Naniapa" – aurait permis aux jésuites de disposer aux "sept-huitièmes" du gouvernement de Pondichéry (The private Diary of Ananda Ranga Pillai, 1736-1760, Madras, 1904-1928, IV, p. 143).

La formule d'un directeur de la Compagnie hollandaise des Indes orientales à propos du commerce avec l'Inde : "C'est la fiancée autour de laquelle nous dansons tous", s'applique en l'espèce aux jésuites. François Martin, dans des propos rapportés par Robert Challe ("Conférence avec M. Martin," janvier 1691, Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, 1983, II, p. 137-172) estime "qu’après les Hollandais", les jésuites font "le plus fort commerce des Indes, et le plus riche : il surpasse celui des Anglais, des Danois et des autres nations ; et je ne sais, poursuit-il, s’il ne l’emporte point aussi sur celui des Portugais, qui les y ont les premiers amenés". Martin, qui voit dans la "société" le principal concurrent de la Compagnie (le Père Tachard étant d'ailleurs redevable de "plus de cent cinquante mille piastres à la Compagnie", "soit quatre cent cinquante mille livres", "sans autre assurance de paiement que des comptes arrêtés"...) rapporte à cette occasion, par une anecdote, la manière dont les jésuites "foulent aux pieds les richesses de l'Inde" : en dissimulant des diamants bruts dans les talons de leurs chaussures – ce qui ne serait après tout, comme il l'observe, qu'un exemple accompli de l'art de la restriction mentale... Ranga Pillai relate dans son journal une conversation avec Dupleix au sujet de la banque jésuite : "Tout le monde emprunte à ces gens-là [...] et il semble qu'il n'y ait personne, en ville ou en dehors, qui ne leur ait emprunté". "Mais le gain n'est pas leur seul motif. Ils pensent tenir leurs débiteurs dans la soumission et l'obéissance, attentifs à exécuter leurs demandes ; de sorte qu'on les prenne pour des gens influents. Ils voudraient que ceux qui viennent ici pour affaires les considèrent comme les seigneurs de Pondichéry, et que, les croyant plus riches que quiconque, le mieux à faire est de leur emprunter, et qu'ils sont d'ailleurs en mesure de procurer des emplois à leurs protégés". Le jugement moral de Dupleix sur les jésuites est générique : "En Europe, tout le monde sait que ce sont des menteurs et des fourbes, les pères de la dissimulation" (id. IV, p. 358-359). "Ils vous parlent en amis, mais le fond de leur pensée n'a rien à voir avec ce qu'ils vous disent" (id., V, p. 178). La prise en compte de ces considérations matérielles éclaire d'un jour cru l'histoire de l'ordre en Inde, tant dans ses options liturgiques (la querelle des rites) que dans sa stratégie temporelle.


Ad majorem gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram... (Robert Challe, 24 août 1690)

Dans une lettre du 25 janvier 1719, La Morandière, employé de la Compagnie et avocat des Indiens, informe les directeurs de la Compagnie des visées des jésuites :
"Je ne puis, Messieurs, [...] vous taire l'ambition démesurée de ces pères qui, depuis trois ans, ont fait de considérables acquisitions dans les meilleures terres de vos dépendances. Si vous n'y apportez de prompts remèdes, ils seront seigneurs d'Ariancoupan, de la Rivière, de Mourougapat et du territoire particulier de Pondichéry. Dans la ville, ils ont des boutiques, la plus grande part du faubourg est à eux, de tous côtés, ils s'agrandissent."
"J'ay parlé hardiment des Pères Jésuittes de cette ville, et j'ay fait voir sans aucune crainte qu'ils étoient, comme il vray, les auteurs de tout le mal et que leur démesurée ambition les avoit portés à se venger de tous ceux qui s'étoient opposés à leurs desseins... Ce n'est qu'à vous, Nosseigneurs, à qui je puisse avoir recours contre des ennemis si redoutables. Permettez-moi de me jetter à vos pieds pour vous demander un seur asile contre eux."
Cette stratégie temporelle des jésuites est confirmée par une lettre du Conseil du 27 janvier 1722 :
"Si vous n'y donnez ordre, Messieurs, vous pouvez comter que, dans la suitte, ils deviendront propriétaires de tous les terrains qui sont dans les limites de Pondichéry et du Bengale [...] Cela mérite, Messieurs, votre attention." (cité par Olagnier, p. 108)

Page 1 de l'ouvrage d'Antoine Arnauld (1759)


L'affaire Naniapa illustre donc un crime, assez commun, d'intolérance religieuse. Les raisons mises en avant par les jésuites pour obtenir le remplacement et la condamnation du dobache hindou sont confessionnelles. Mais cette affaire se comprend pleinement comme un moyen pour servir la stratégie temporelle de leur ordre (démontrée par sa conséquence judiciaire immédiate : les principaux acquéreurs des biens immobiliers du marchand indien, mis à l'encan et vendus au quart de leur valeur seront les jésuites, représentés par un prête-nom). Il s'agit pour eux d'avoir un droit de regard sur les opérations commerciales de la Compagnie. Alfred Martineau, éditeur des Mémoires de François Martin et de la correspondance du Conseil supérieur de Pondichéry, gouverneur de l’Inde française et professeur au Collège de France, juge ainsi l'affaire Naniapa, préfaçant l'ouvrage d'Olagnier cité : "Il est peu de faits dans notre histoire coloniale qui se soient réclamés au même degré des principes respectables pour couvrir un œuvre aussi peu morale et même aussi criminelle"(Olagnier, p. 9 ; nous suivrons ici, pour l'essentiel, les éléments du dossier réunis par l'avocat Paul Olagnier, dont les archives ont été déposées aux Archives nationales sous la cote AB/XIX4351 (jusqu'à AB/XIX4356), section des archives privées et section des archives judiciaires pour ce qui concerne les pièces à conviction de la succession de Benoist-Dumas).

Double affront pour les jésuites, en effet : dans l'affaire de la cession de territoire par le gouverneur de Gingy dont ils faisaient le siège, c'est Naniapa, commerçant hindouiste, nommé par Hébert en 1708 en remplacement du dobache chrétien, Lazaro, leur protégé (qu'Hébert juge incapable et qu'il accuse, dans une lettre au P. Tachard du 20 octobre 1703, de trahir les intérêts de la Compagnie en lui "rapport[an]t tout ce qui se passait dans nos affaires") qui emporte la décision.


"Ce que les Jésuites ont le plus à cœur, c'est un terrain de 400 toises près des limites de Pondichéry, qu'ils avaient obtenu secrètement du gouverneur de Gingy, bien qu'ils sussent que Daoud khan, général du grand-mogol, avait concédé à la royale compagnie l'aldée dans laquelle était contenu ce terrain, donnant en échange au gouverneur de Gingy une autre aldée. Le gouverneur de Gingy n'aurait sans doute pas accordé ce terrain aux PP. Jésuites, s'il avait su qu'il était compris dans une aldée dont il n'était déjà plus le maître, lorsque les PP. eurent sa parole. Ils choisirent le temps où M. le chevalier Hébert et son conseil étaient à la messe, et s'en allèrent planter des bornes dans le terrain auquel ils prétendaient ; mais ils ne purent faire si secrètement et si promptement leur affaire que M. le chevalier Hébert n'en fût averti. Il envoya aussitôt son premier conseiller pour arracher les bornes et y planter le pavillon français. Les PP. firent beaucoup de bruit et de résistance, déclarant même qu'ils s'en plaindraient aux gouverneur de Gingy. M. Hébert ne manqua pas de faire ses diligences, tant auprès du gouverneur de Gingy qu'auprès du général Daoud Khan. Celui-ci répondit qu'il ne voulait absolument pas que les PP. eussent aucune partie de l'aldée qu'il avait donnée à la royale compagnie ; l'autre parut aussi fort offensé de ce que ces PP. lui eussent demandé un terrain dans une aldée dont il n'était plus le maître [...] [S]i la prudence de M. Hébert n'eût pas bien ménagé toutes choses, il eût été fort à craindre que les deux nations ne se fissent quelque rude guerre."
Nouveau Journal asiatique ou Recueil de Mémoires, d'Extraits et de Notices relatifs à l'Histoire à la Philosophie, aux Langues et à la Littérature des peuples orientaux (séance du 4 juin 1832, p. 570-571).


Les jésuites, ayant obtenu le rappel d'Hébert, vraisemblablement à la faveur de l'influence du confesseur de Louis XIV, le Père Le Tellier ("Il faut se rappeler, remarque l'auteur de la notice citée plus haut, que la triste et valétudinaire vieillesse de Louis XIV était alors soumise à l'influence de confesseurs appartenant au même ordre que les missionnaires de Pondichéry", op. cit. p. 566 ; Le Tellier prend la succession du Père La Chaise, celui que La Bruyère surnomme Ménophile, qui fut confesseur du roi pendant 34 ans : "Il emprunte ses mœurs d'une profession, et d'une autre son habit : il masque toute l'année, quoiqu'à visage découvert [...]" Caractères, éd. de 1829, p. 225, Paris : Hector Bossange), son successeur, Dulivier, reçoit du Conseil du Roi une instruction portant que "l'emploi de Modéliar ou chef des Malabars soit toujours possédé par un chrétien et qu'on l'ôte incessamment au Gentil Nanyapa". Une délibération du Conseil supérieur de Pondichéry du 9 mars 1714 (éditée par Vinson, 1894, p. XXXIV et s.) expose en détail les tergiversations des administrateurs. Si l'article 3 des "décisions de sa Majesté" : "De ne laisser aux Gentils que deux grandes pagodes [...] avec la liberté d'y faire des sacrifices deux et trois fois la semaine, excepté la quinzaine de Pâques, les dimanches, les fêtes de l'Ascencion, du Saint-Sacrement, de l'Assomption, de la Toussaint et de Noël" "est accordé", Dulivier et son Conseil, convaincus des qualités de Naniapa ("nous n'avons aucun Malabar, soit chrétien ou Gentil, de sa capacité pour remplir son emploi sur lequel on pourroit se reposer dans les occurrences présentes") décident de lui adjoindre un "commodéliar" chrétien, nommé Chauvry, "ancien chrétien malabar dont la probité est reconnue". Le candidat des jésuites pour remplacer Naniapa, "Lazarou", "fort avancé en âge et incapable d'ailleurs de soutenir le commerce", est récusé (Olagnier, p. 24). "On donnera [donc] six mois à Nanyapa pour se faire instruire, et si, dans ce temps-là il ne se fait pas chrétien de bonne foi, il faudra le changer et mettre un chrétien en sa place". La rédaction de la délibération du 21 novembre note qu'"il a été unanimement résolu que l'on surçoiroit pour quelque temps à l'exécution des deux délibérations, afin de pouvoir, par ce moyen, parvenir à l'exécution desdits articles"...

Hébert revient à Pondichéry le 18 juillet 1715, cette fois avec la bénédiction des jésuites et à leurs conditions. Hébert était rentré en France quasi ruiné et il bénéficia pourtant d'une convention inédite passée avec la Compagnie, faisant de lui, écrit Olagnier, un "véritable fermier général de nos établissements de l'Inde" (p, 35), les jésuites se portant vraisemblablement caution de cette délégation de service public confiée à un particulier sans ressources. Hébert, nommé le 16 janvier 1715 "Général de la Nation", en doublement du gouvernorat de Dulivier, débarque donc à Pondichéry, avec son fils qu'il a fait nommer Conseiller au Conseil Supérieur et second du comptoir (id. p. 36).

La situation ecclésiastique des jésuites est alors critique : Rome ayant condamné à plusieurs reprises le rite "naturalisé" pour la conversion des gentils. Hébert fait déclarer nul et non avenu le rescrit condamnant le "rite malabar", lu dans les églises administrées par les capucins en exécution des décisions de la Congrégation Propaganda Fide. À la demande du confesseur de Louis XIV, le Père Le Tellier, il fait rembarquer le supérieur des capucins. Pour mémoire, le conflit entre les deux ordres religieux n'est pas de pure forme : une lettre du Conseil Supérieur de Pondichéry à la Compagnie, datée du 4 février 1720, rapporte que deux missionnaires des Missions Étrangères venus par le Comte de Toulouse et partis de Pondichéry le 27 janvier 1719 sont "morts à Chandernagor " et que "les Jésuites ont refusé de les enterrer..." (id., p. 106). La querelle des rites se termine (provisoirement) à la satisfaction des jésuites qui bénéficient d'un quasi monopole de l'évangélisation et de ses méthodes. Les concessions liturgiques incriminées ouvrent bien l'accès aux milieux populaires, mais l'administration des gentils n'est pas la martingale pour séduire la "fiancée" visée plus haut. La résistance de l'Inde classique au message chrétien consiste surtout dans une complétude et une performance qui rendent celui-ci sans objet à ses notables. La conversion du courtier peut dès lors être considérée comme une lettre d'introduction dans ce monde qui préexiste à l'arrivée des Européens. Elle autorise, surtout, un contrôle du religieux sur le commercial. Dans ce plan, la dévotion d'Hébert, qui sert aussi ses intérêts, va se révéler sans faille.

Le sort tragique de Naniapa est scellé quand il refuse d'entrer dans une combinaison, que lui propose Hébert, qui consiste à "doubler" les marchands de la Compagnie dont il a la confiance. En l'espèce, ce sont les agents de la Compagnie de Saint-Malo (qui est alors en charge des opérations commerciales), au fait des conséquences de la destitution de Namiapa, responsable des cargaisons, qui s'opposent à Hébert. Le 15 février 1716, Hébert écrit alors à Ponchartrain :
"Les R.P. Jésuites, qui ont insisté pour que ce Gentil fût mis hors de service, prétendant qu’il était un grand obstacle à la conversion de plusieurs qui embrasseraient le Christianisme, ne se sont pas trompés, et depuis mon retour ici, j’ai été informé que cet homme a fait tant de concussions, malversations et autres crimes, que ce serait se rendre complice, si on n’y apportait le remède nécessaire… Son procès lui sera fait et parfait en observant les formalités requises et nécessaires…" (id., p. 45). Le Conseil de Marine réagit par cette note à la date du 2 janvier 1717 sur le registre des délibérations : "Supposé que Naniapa se trouve criminel, on ne veut point empêcher que justice soit faite, mais s’il se trouve innocent de crimes dont on l’accuse, attendu que cet homme s’est rendu utile pour le commerce et agréable à la Cie de Saint-Malo, il faut le rétablir dans ses emplois en lui donnant un adjoint chrétien…"

Quatre jours après le départ des vaisseaux de la Compagnie dont Naniapa assurait le chargement, le 19 février 1716,
"Naniapa était arrêté à neuf heures du matin, conduit au Fort avec deux de ses amis intimes, Tirouvangadam et Ramanadem. Hébert le fit enfermer dans un caveau rempli d’insectes, entièrement humide, où filtrait l’eau des fossés de la citadelle ; il n’avait qu’une planche pour se coucher, et il ne lui fut même pas permis de se faire apporter du linge et des vêtements de rechange" (O. p. 46).
"Peu de jours après son emprisonnement, quelques cavaliers maures vinrent d’Oulgaret pour demander une contribution : Hébert en prit prétexte pour faire mettre les fers aux pieds de Naniapa, feignant de croire que ces cavaliers avaient été engagés par Naniapa pour inquiéter la Compagnie. A ce régime, le malheureux tomba gravement malade : tout son corps enfla ; l’œdème s’étendit au point que les chairs recouvrirent en partie les fers de ses pieds ; Hébert lui refusa tout soin ; aucun médecin ne le visita, et personne, pas même son geôlier, ne devait lui adresser la parole" (id., p. 46).
  
Fin février 1716, la procédure contre Naniapa est engagée. "Le P. Turpin s’écria : 'Nous le tenons à ce coup ! Il ne nous échappera pas ; le scélérat est tombé entre nos mains.' C’était l’aveu dépouillé d’artifice du rôle que ces singuliers missionnaires qu’étaient les Jésuites allaient jouer dans ce procès" (id. p. 47). L'instruction se déroula en dépit de toute règle, les témoins subornés ou menacés, les aveux étant recueillis par le Père Turpin lui-même. Outre l'accusation de malversations financières au détriment de la Compagnie ou de prélèvement de taxes indues sur les marchands, etc., il est significatif qu'on accuse Naniapa d'être responsable de l'exode des fidèles, en février de l'année précédente, quand la célébration de la nouvelle lune, tombant un dimanche, avait été interdite.

Cette instruction à charge terminée, le dossier fut transmis à la Prévostière, qui dressa le réquisitoire suivant :
"Après avoir examiné les charges et informations faites à ma requête contre le nommé Naniapa…
Prenant droit desdits informations et interrogatoires,
Je conclus :
Premièrement que tous les particuliers qui ont des prétentions contre ledit Naniapa soient renvoyés au Civil…
En second lieu, attendu que le nommé Naniapa a abusé en diverses manières de l’authorité que luy donnait son emploi… qu’il soit mandé dans la Chambre pour y être blâmé et déclaré indigne et incapable de servir jamais la Compagnie, et en outre condamné à la restitution des sommes dont il lui a fait tort, qui seront liquidées par le Conseil en connaissance de cause et de plus à une amende considérable envers la Compagnie jusqu’au paiement de laquelle ainsy que celles ci-dessus il tiendra prison.[...]
Au Fort Louis le 6 mai 1716. La Prévostière."

Insatisfaits de ce réquisitoire, "J.V. Bouchet, Supérieur Général des Pères Jésuites Français qui sont aux Indes, Dominique Turpin de la Compagnie de Jésus, Procureur des Missions de la même Compagnie dans les Indes. Car. De la Breüil, Supérieur de la Résidence de Pondichéry" adressent à Hébert, le 8 may 1716, cette requête :
"[...] Que ne doit-on pas encore appréhender d’un homme qui est de notoriété publique l’ennemi mortel de notre Sainte Religion, qui a durant tant d’années empêché par diverses voies dans Pondichéry la conversion des Idolâtres, qui a perverti des catéchumènes et des chrétiens, qui peut rendre inutiles les travaux des missionnaires…
… Du reste la crainte  des suppliants est d’autant mieux fondée qu’une des plus raisons alléguées pour ne pas déposer Naniapa, lorsqu’ils insistaient là-dessus, était de leur dire que ce méchant homme serait capable de perdre leurs missions. Les amis et les protecteurs de Naniapa ont dit et disent encore le même chose et il n’est personne dans Pondichéry qui ne pense que Naniapa, pour se venger des missionnaires qu’il regarde comme les auteurs de son infortune, ferait tous ses efforts pour perdre la Religion si on luy rendait la liberté.
Cependant, Monsieur, la requête que les suppliants ont l’honneur de vous présenter ici contre Naniapa n’est pas pour former de nouvelles accusations contre lui, ni pour contribuer à sa mort, encore qu’on trouve qu’il l’ait méritée, mais seulement pour satisfaire à leur obligation en prévenant les maux extrêmes qui arriveraient infailliblement si on relâchait un jour un ennemi redoutable de notre Sainte Religion et sur lesquels votre grand zèle, dont nous recueillons abondamment les fruits, vous ferait gémir inutilement avec nous, vous suppliant instamment que cette requête ne vienne pas à la connaissance de Naniapa ni des Gentils, et ce faisant, ferez bien."

Le 5 juin, Naniapa est amené devant le Conseil (le procès-verbal de cet interrogatoire est reproduit par Olagnier, p. 50-51). Naniapa conteste les accusations et nie les faits qui lui sont reprochés. Le Conseil rendra l’arrêt suivant :
"Le Conseil a déclaré le dénommé Naniapa atteint et convaincu de malversations, concussion, d’avoir abusé de l’autorité de son employ, d’avoir exercé un pouvoir tyrannique envers plusieurs habitants de Pondichéry, comme aussi d’avoir été fauteur de la sédition arrivée au début de l’année 1715 ; pour réparation de quoi, l’a condamné à être conduit au Bazar, là, à y être battu à nu sur les épaules de 50 coups de chabouc, l’a condamné à trois ans de prison, et à payer à la Compagnie 8.888 pagodes tant pour ce qu’il doit pour réparation des torts qu’il lui a faits, et une amende de 4.000 pagodes, - au bannissement perpétuel à l’expiration des trois années de prison, lui enjoint de garder son ban à peine de hart, et au cas où il n’aurait  pas payé les sommes auxquelles il était condamné au bout de ces trois années, il était condamné à être transporté à l’île Bourbon comme esclave le reste de ses jours [...]"

"Cette sentence ne fut pas exécutée le jour même, mais quatre jours après : Hébert avait attendu un jour de marché pour que sa victime subît plus d’humiliation en recevant ses cinquante coups de chabouc : auparavant, il l’avait fait attacher au carcan pendant une heure – ce qui n’avait pas été ordonné par l’arrêt" (op. cit., p. 53).


[...]
"Le 8 juillet eurent lieu les enchères définitives portant sur les immeubles : Pedro qui était le prête-nom des Jésuites, acquit : une grande maison à étage pour 900 pagodes ; le grand magasin vis-à-vis de la batterie de toiles pour 236 pagodes ; un grand magasin et ses dépendances au grand bazar pour 140 pagodes ; un autre grand magasin sis rue des Marchands pour 200 pagodes ; une maison rue des Tixerands pour 19 pagodes et enfin "une portion dans un éléphant" pour 155 pagodes. 69 boutiques de briques au grand Bazar avaient été adjugées à de Flacourt pour 518 pagodes 3 fanons ; un éléphant à Hébert pour 400 pagodes et 10 barres de caire à Dumas pour 40 pagodes.
La vente avait produit au total 8.077 pagodes 10 fanons ; les frais s’étaient montés à 511 pagodes 4 fanons 38 caches ; il restait net 7.566 pagodes, 5 fanons, 26 caches, à quoi il fallait ajouter ce que Le Roux avait reçu de divers débiteurs de Naniapa, ce qui donnait un total de 11.196 pagodes, 2 fanons, 6 caches.
Les biens de Naniapa étaient estimés 40.000 pagodes…
Mais pour qu’on ne put jamais connaître le montant exact de la fortune de Naniapa, les deux Hébert avaient fait enlever par Le Roux toutes les olles (lettres), cédules, connaissements, livres de comptes et mémoires, et les avaient fait déposer dans un réduit du fort, où tous ces papiers devinrent la proie des carias qui en mangèrent les deux tiers."
Selon le gouverneur Gaudart, "une enquête établit plus tard que Hébert et son fils s'étaient emparés d'une bonne partie [des] bijoux et valeurs [de Naniapa]" (
Un Livre de Compte de Ananda Ranga Poullé, courtier de la Compagnie des Indes, traduit du Tamoul par le R. P. Oubagarasamy Bernadotte, introduction et notices biographiques par Edmond Gaudart, 1930, Paris : Leroux, p. XXI).


Les alliés de Naniapa furent à leur tour arrêtés, spoliés ou exilés de Pondichéry. Ses fils, réfugiés sur les terres du Nabad d'Arcate, échappèrent aux pions envoyés pour les liquider. Naniapa, privé de soins, "mourut dans son cachot dans la nuit du 8 août 1717 d'une perte de sang qui durait depuis deux jours : Hébert n'avait pas consenti à la faire soigner par un médecin : le malheureux Indou succomba après quatorze mois d'inexprimables tortures physiques et morales sans avoir revu ses enfants" (Olagnier, op. cit., p. 74).


Un marchand de Madras, établi chez Naniapa, Tirouvangadam, fut arrêté. Le Père Turpin procureur de la Mission se chargea de l'accusation, "en son nom de curé des Malabars chrétiens". Tirouvangadam, en effet, supposé "chrétien", reste fidèle, en réalité, aux cultes païens.
"De notoriété publique [il s'est] toujours comporté comme gentil ayant assisté avec Naniapa aux processions du Démon, étant allé à la pagode, et ayant adoré les Idoles, ayant fait des sacrifices dans sa maison et ayant donné en présent une pièce de toile à ceux qui, après avoir marché sur le feu, revenaient à la tête de la procession du Démon [...] étant venu braver notre Sainte Religion dans la cour de notre église où tous les bons chrétiens étaient à pleurer dévotement la mort de notre divin Sauveur [..] y mangeant du betel et y affectant un air de païen [...] ayant aussi assisté plusieurs fois publiquement avec Naniapa aux chansons diaboliques et aux danses infâmes des femmes perdues et consacrées à la pagode"
(Olagnier, op. cit., p. 58).


L'emprisonnement de Naniapa, notable estimé, sa condamnation et la vente de ses biens avaient suscité l'indignation. Dans une lettre du 4 août 1716, le Père Tessier écrit :
"Pondichéry est tellement devenu en horreur à toutes les nations que personne n'y veut plus venir faire commerce : ainsy tous les droits de la Compagnie sont perdus.
[...] Les Jésuites, qui ont aussi leurs desseins, se sont rendus nécessaires à ces Messieurs [Hébert] ; ils deviennent leurs entremetteurs [...] tout le monde tremble au seul nom d'un Jésuite [...] Il y a déjà plusieurs familles de Malabars que ces Messieurs et ces Pères ont deshonoré et ruiné de fond en comble ; les moyens diaboliques dont ils se sont servis pour en venir à bout font horreur ; il n'est personne qui n'en frémisse.
[...] Je ne doute pas que Monseigneur le Régent ne fasse cesser tous ces désordres si tôt qu'il en sera informé et qu'il ne fasse surtout restituer l'honneur et les biens à ces pauvres Malavars que l'on a si fort maltraité"
(id., p. 64-65).

Quatre requêtes contenant le récit des faits et des malversations d'Hébert avaient été adressées au Conseil de la Marine. Celle de Naniapa est datée du 20 décembre 1716. Des agents de la Compagnie de Saint-Malo s'activent pour sa défense, alors que des informations concordantes arrivent en métropole qui attestent de l'innocence du courtier. C'est le sort du commerce avec l'Inde qui est en jeu. La Prévostière, successeur d'Hébert, pourra noter : "Les Anglais ont sçu parfaitement profiter de cette affaire à notre désavantage... Ils prétendaient que nous n'étions capables que de vexer tous les riches marchands qui vindroient s'établir chez nous". (cité par Haudère, 1993 : 103). Les marchands de Saint-Malo menacent "de ne plus envoyer leurs vaisseaux aux Indes tant qu'Hébert y resterait en fonctions" (id. p. 70). Dans un arrêt du 7 février 1718, le Conseil de la Marine nomme une commission d'enquête extraordinaire. Hébert avait été révoqué le 1er janvier 1718. La nouvelle arrive à Pondichéry le 19 août, sur le Comte de Toulouse, "apportant l'ordre du roi nommant La Prévostière à la place d'Hébert". "Jamais Pondichéry, écrit le Conseil à la Compagnie, n'a été dans un état aussi misérable qu'il est aujourd'hui : la famine et M. Hébert ont tout consommé..." (id. p. 79)

Dans la révision du procès de Naniapa, Dumas, en qualité de procureur du Roi, conclut à la nullité de la procédure, demande la restitution à ses héritiers des sommes provenant de la vente de ses biens et reconnaît à ceux-ci la faculté de se pourvoir en dommages et intérêts. L'arrêt du Conseil de la Marine du 10 septembre 1720 suivra ces conclusions, annulant la condamnation de Naniapa, condamnant la Compagnie à restituer à ses héritiers le produit de la vente de ses biens et condamnant Hébert à 20 000 livres de dommages et intérêts.

C'est un neveu du fils aîné de Naniapa dont on avait obtenu la conversion, Pedro Canagaraya, qui occupera finalement la charge, après le décès de Gourouapa, en 1724, qui s'était "fait instruire dans la religion catholique, apostolique et romaine".



La dialectique du temporel et du spirituel, le partage des fonctions et la division des castes...
Anada Ranga Pillai et le jésuite Gaston Cœurdoux

Dupleix choisira Ananda Ranga Pillai, considéré comme le commerçant le plus expérimenté et possédant la confiance de la population pour lui succéder. Le différend reste évidemment pendant. Le jésuite Cœurdoux accusera ainsi Ananda Ranga Pillai de favoriser ses coreligionnaires aux dépens des chrétiens. À quoi le courtier de Dupleix répond :

"Les chrétiens forment seulement un sixième de la population et tous sont pauvres, excepté la famille de Canagarayan Moudéliar et ses frères. C'est seulement ces dernières années qu'un petit nombre ont atteint un niveau de vie comparable aux Européens en qualité de dobaches et dans d'autres emplois ; ils ont pu bâtir à leur tour des maisons en briques et économiser de cinquante à trois cents roupies. Les autres sont domestiques et coolies. Vous savez tout cela et qu'il n'en est pas de même pour les hindous. Ils sont marchands de la Compagnie, ils sont employés dans les douanes, au gouvernement, dans les magasins de tissus, de fer, de riz et de blé ... C'est à eux que reviennent toutes les concessions de ferme dans les villages de l'extérieur. Les chrétiens n'ont aucune de ces fonctions" (IV, p. 148).
Peut-on obtenir que les titulaires de ces fonctions se convertissent ?
"Chacun est son propre maître et ne se met pas en peine des autres, de sorte que, si l'un de nous change de religion, les autres ne suivront pas.": "Dites ce que vous voudrez, réplique Cœurdoux, je suis sûr que tous deviendraient chrétiens si vous vouliez donner l'exemple... Si vous devenez chrétien, vous ferez beaucoup de convertis." (IV, p. 150).

Extraits du Journal d'Ananda Ranga Pillai :
8 mai 1753 : "J'allai chez le Gouverneur ce matin et je le complimentai pour la prise de Tiruviti en lui offrant un nazar de 21 pagodes. Les marchands de la Compagnie lui en donnèrent 70 et le félicitèrent, disant qu'il parviendrait au comble du bonheur et qu'il occuperait le trône du Moghol. Le Gouverneur répondit en riant qu'en ce cas il me donnerait à gouverner une province et aux marchands une autre."
"Le Supérieur de l'église Saint-Paul [Cœurdoux] demanda en télougou ce que cela valait par comparaison avec la connaissance de Dieu. Je répondis qu'on ne pouvait y atteindre qu'après avoir acquis la connaissance du monde. Le Supérieur répliqua que la connaissance de Dieu passait avant. Je répétai ce que j'avais déjà dit. "Vous parlez bien, reprit-il, et vous n'avez pas d'égal dans la discussion parmi les Européens, les musulmans ou les Tamouls. C'est pourquoi je vous dis que vous devriez connaître Dieu. – Mon espoir, répondis-je, est d'apprendre à aimer Dieu après avoir connu tout ce qui est dans le monde".
(VIII, p. 331 )

À l'affirmation, par le missionnaire, de la supériorité du spirituel sur le temporel (à la supériorité du brahmane sur le guerrier et le marchand), le marchand répond par l'unité dernière des fonctions (qui toutes mènent à Dieu). Dans l'ingénierie sociale indienne, chaque caste est un sacerdoce. La prospérité générale résulte de l'observation du dharma, l'ordre du monde, religieusement défini. "Le fondement de tous leurs usages, écrit l'abbé Dubois (infra), c'est la religion." "L'univers est au pouvoir des dieux ; les dieux sont au pouvoir des mantrams ; les mantrams sont au pouvoir des brahmes ; donc les brahmes sont nos dieux."

"Au temps de M. Lenoir et de ses prédécesseurs, note Ranga Pillai dans son Journal, des ordres furent reçus du Roi de France de détruire le temple de Vedapuri Iswaram. Tous les gens de castes furent convoqués et on leur expliqua qu'un temple devait être bâti ailleurs parce qu'il occupait le milieu de la rue et que l'église catholique devait être bâtie à cet endroit. Mais les gens de caste persistèrent à déclarer qu'ils préféreraient mourir plutôt que de laisser démolir leur temple. C'est ainsi que des ordres furent obtenus de France autorisant tout le monde à suivre sa propre religion. M. Lenoir là-dessus dit qu'il permettait qu'un nouveau temple fut construit et que les processions de chars et autres cérémonies fussent célébrées au gré des habitants. C'est pourquoi la ville s'agrandit et le commerce fut florissant, de sorte qu'on autorisa la construction de 4 à 5000 maisons entre les portes et la "Barrière". Dès lors les richesses affluèrent. Maintenant, au contraire, il n'y a plus de maisons à l'extérieur et celles qui sont à l'intérieur des portes restent vides et dressent seulement des murs de boue..." (IX, p. 63)

L'enseignement de l'affaire Naniapa, la séparation du spirituel et du temporel...

Voici les instructions de la Compagnie à ses agents après la réhabilitation de Naniapa :
"La Compagnie vous deffend très expressément d'avoir aucune communication directement ny indirectement avec aucun missionnaire, prêtre ni religieux pour ce qui concerne les affaires de la Compagnie; les missionnaires ne devant se mesler que du service divin.
Elle leur ordonne à tous de vivre en union et concorde ; vous pouvez leur faire sçavoir de sa part que si quelqu'un d'entre eux ne se gouverne pas en bon et sage missionnaire et donne quelque sujet de mécontentement, vous avez ordre de le faire repasser en France sur les premiers vaisseaux de la Compagnie"
(Olagnier, 107).

Le destin des jésuites de Pondichéry est bien sûr lié aux événements de métropole. Voici comment Ranga Pillai observe et interprète les conséquences locales des réformes fiscales de Machault d'Arnouville, à la date du 10 octobre 1750 de son journal. "Désormais, les maisons ne peuvent être ni hypothéquées ni vendues aux prêtres de Saint-Paul, aux Capucins et aux gens de la Mission [...] On m' a dit que cet édit avait été promulgué parce que les prêtres avaient amassé de grandes richesses en Europe et que le Roi avait exigé un cinquième de leur fortune, au montant considérable. Les prêtres avaient coutume de prêter de l'argent sur des terres, des maisons et des jardins ou de les acheter et leur fortune s'était considérablement accrue par le cumul des intérêts [...] De plus, les gens observent l'usage, à l'article de la mort, qui consiste à léguer une partie de ses biens aux prêtres, et ceux qui n'ont pas d'héritier leur laissent ce qu'ils possèdent. Ainsi, c'est la richesse entière du royaume – argent, terres, maisons et marchandises, etc. – qui est passée entre leurs mains. Voyant cela, le Roi a confisqué leurs biens [...] et il interdit aux testateurs de laisser quoi que ce soit aux prêtres [...] Désormais, les gens ne peuvent plus leur hypothéquer ou leur vendre leur maison. Ces ordres viennent juste d'être reçus ici" (VII, p. 403-404).


ANNEXE

La fonctionnalité et la productivité du système des castes sont ainsi analysés par le Père J. Bertrand (Lettres édifiantes et curieuses de la nouvelle mission du Maduré, "A un Père de la Compagnie de Jésus", Maduré, décembre 1840. 1865, Privat, p. 411-437)

"…Il est cependant des traits, dans cette physionomie si étrange pour vous, qui ne sauraient être bien saisis et justement appréciés ; s'ils ne sont tracés avec précision et présentés dans leur ensemble, dans leur principe et dans leurs conséquences. Tel est surtout chez l'Indien le grand fait de la distinction des castes, qui est le fond de sa vie sociale et domestique et pénètre tout le système de ses usages et de ses mœurs, dont il est véritablement la clef."

"Tout en admettant les inconvénients d'une telle institution, on ne peut nier les avantages précieux qu'elle offrait pour fonder et perfectionner l'ordre, la civilisation et les arts, faciliter le gouvernement et l'administration […] C'est le but que se sont proposé les législateurs, et l'événement a généralement justifié leur attente."
"Toutes ces castes se subdivisent en plusieurs autres dont chacune se fractionne encore indéfiniment. […]
La caste des choutres [sudras, artisans, ouvriers, serviteurs] est beaucoup plus nombreuse à elle seule que les trois autres ensemble ; réunie aux parias, elle forme plus des cinq sixième de la population totale. Elle compte plus de dix-huit catégories qui elles-mêmes se perdent en subdivisions. C'est une conséquence nécessaire de la coutume qui veut que personne ne puisse exercer deux fonctions à la fois, ni passer d'une fonction à l'autre. […] Le forgeron, dont le père a battu et limé le fer, ne peut avoir l'ambition de fondre et de polir le cuivre, encore moins celle de travailler sur l'or et l'argent.
C'est l'oiseau ou l'araignée qui aujourd'hui construit son nid ou tisse sa toile comme ses ancêtres le faisaient il y a trois mille ans. Il y a néanmoins cette différence que l'Indien peut se perfectionner indéfiniment dans son genre, tant qu'il le veut, et il y serait certainement conduit par sa patience et son adresse, si l'apathie, une misère excessive ou d'autres circonstances ne le retenaient le plus souvent dans l'ornière."

La fable des origines justifie la hiérarchie des castes : les brames sont nés de la tête ou de la bouche de Brama ; les kchatryas des ses épaules ; les veissias de son ventre [agriculture, élevage, commerce] et les choutres de ses pieds.
"Les qualités intellectuelles et physiques qui constituent le fond du caractère de ces diverses castes répondent assez généralement à leurs attributions, soit que ces qualités aient un principe dans la nature, soit que l'éducation, l'exercice et l'application continuelle concourent à les développer. Il ne faudrait pas en conclure que la vertu et les qualités morales sont dans la même proportion."

"C'est encore à cette distinction que l'Inde doit la conservation de ce degré de civilisation et de progrès dans les arts qui fit si longtemps sa gloire, et lui valut pendant plus de deux mille ans l'admiration et l'or de tous les peuples de l'Europe. Aujourd'hui encore, malgré les progrès merveilleux de notre industrie et la puissance de nos machines, nous n'arrivons pas à égaler la beauté, la finesse et la force de certains tissus que les Indiens confectionnent par les moyens d'une simplicité toute primitive. Aujourd'hui encore le génie et la dextérité des Indiens gardent le monopole de certains ouvrages d'orfévrerie que nos artistes sont incapables d'exécuter. […] des chaînes d'or et plusieurs espèces de bijoux en vrai filigrane, d'un travail si exquis et si parfait en tous points qu'on eût dit l'ouvrage d'une fée."

Cette institution a certes pu "entraver des progrès partiels, étouffer le génie de plusieurs individus", mais elle restait une garantie de stabilité…
Le Père Bertrand associe à cette perfection dans l'industrie un inconvénient « extrêmement grave » :
"C'est qu'en produisant une force morale capable d'entretenir et de sauvegarder la paix, elle ne constitue pas cette force physique nécessaire pour résister aux attaques extérieures. En fortifiant outre mesure l'élément de la caste, elle affaiblit l'élément national. L'amour de la caste étouffe dans le cœur de l'Indien l'amour de la patrie, qui est presque nul ; sa langue même n'a pas d'expression qui rendent le vrai sens des mots patrie, patriotisme : la caste est tout. Là peut-être est la cause de l'asservissement dans lequel les Indiens gémissent depuis tant de siècles. Ce sont des castes, ce n'est pas un peuple. Il faudrait au-dessus de toutes ces castes une force supérieure qui les unit toutes en une seule nation comme les membres d'un même corps" (p. 422).
Une autre cause préparait les malheurs de l'Inde "c'étaient ses richesses et ses trésors incalculables, accumulés durant tous ces siècles de paix et de prospérité […] Vers le commencement du XIe siècle, Mahmoud, prince mahométan, envahit la province de Guzzerat au nord de l'Inde, et détruisit le fameux temple de Pattansomnah. Dans ce moment les brames le conjuraient d'épargner au moins leur dieu et lui offraient pour sa rançon une somme de plusieurs millions ; le fougueux conquérant, emporté par son zèle, et peut-être soupçonnant le motif des brames, déchargea sur l'idole un grand coup de son cimeterre et la mit en pièces. Il y trouva un trésor de plus de cent millions de francs, en perles, en diamants, en rubis et autres pierres précieuses. […]"

Ce qui fait la richesse de l’Inde et qui attise la convoitise des différents envahisseurs est aussi ce qui la fait vulnérable : un système social cloisonné en castes-corporations, propice à une production artisanale remarquable mais qui a pour conséquence une absence d’intégration politique de ses divers composants. Un tel système, immobile et fermé sur lui-même, n‘a pas d’extérieur. Telle est la cause de l’"asservissement dans lequel les Indiens gémissent depuis tant de siècles". On peut, en effet, être "confondu de ce que, dans cette immense péninsule, aucun peuple, depuis des siècles, n'ait su fonder une nation [...] et [plaindre] [les habitants de "cette immense péninsule"], troupeau de peuples manqués, qu'un maître étranger gouverne plus aisément que les enfants de leurs villages ne mènent les grands buffles gris !" (Pierre Suau, S.J., L'Inde tamoule, 1901, Paris, Oudin, p. 9-10) De fait, comme le notait l'historien indien Bose à la fin du XIXe siècle : "Public spirit of patritiotism as we understand it, never exist amongst the Hindus ; and the cast system is, at least partly, responsible for its non existence" (Pramatha Nath Bose, A History of Hindu Civilisation during British Rule, 1894, t. I, Introduction p. XXI).

Ce paradoxe était ainsi noté par Gennes de la Chancelière : "Le commerce du Bengale a encore un avantage, qui est que la plus grande partie se fait en argent, qui y tombe de tous les païs où les marchandises de ce royaume ont cours. En sorte que l'on peut considérer cette contrée comme un gouffre où la meilleure portion des métaux précieux de l'Amérique et des autres parties du monde, vient se précipiter pour n'en sortir jamais." Par la "richesse de ses manufactures", "il n'est point d'Etat au monde" "aussi opulent" que le royaume de Bengale. "Cependant, qui le croiroit ? Il n'est point aussi [d'habitants] aussi misérables dans le monde. Ce qui vient, comme je l'ai déjà remarqué, de la nature du gouvernement, qui ne laisse rien en propre au laboureur et du peu de salaire de l'artisant, asservi d'ailleurs à la coutume de ne pouvoir exercer qu'une seule et vile profession" (Voyage aux Indes Orientales, 1743-1744, manuscrit n° 236 de la bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence).

L'abbé Dubois-[Cœurdoux] :
"Je considère la division des castes comme le chef-d'œuvre de la législation indienne, sous plusieurs rapports ; et je suis persuadé que si les peuples de l'Inde ne sont jamais tombés dans un état de barbarie; si, dans le temps que la plupart des autres nation qui peuplent la terre y étaient plongés l'Inde conserva et perfectionna les arts, les sciences et la civilisation, c'est uniquement à la distribution de ses habitants en castes, qu'elle est redevable de ces précieux avantages […] Nous n'avons qu'à jeter les yeux sur l'état des diverses nations qui vivent sous la même latitude que les Indiens [...] Nous pouvons [alors] juger de ce que seraient les Indiens, s'ils n'étaient pas contenus dans le bornes des devoirs sociaux par les réglemens des castes.
"Dans ce dernier pays [La Chine], le climat tempéré dont jouit la nation, et un gouvernement particulièrement adapté au génie d'un peuple qui ne ressemble à aucun autre sur la terre, ont produit le même effet qu'a opéré la division des castes parmi les Indiens"
(I, p. 22-23).
"Ces législateurs, connaissant aussi les dangers des innovations en matières religieuses et politiques, et voulant établir des règles durables et imprescriptibles parmi les diverses castes qui composent la nation indienne, ne virent pas de plus sûr moyen pour parvenir à ce but, que d'unir d'une manière inséparable ces deux grandes bases de la civilisation, la religion et la politique. […] Rien n'est laissé à l'arbitraire ; tout se trouve réglé parmi eux ; et le fondement de tous leurs usages, c'est la religion" (I, p. 25-26).
"Aucune institution ne paraît plus ancienne que l'établissement des castes indiennes. Les auteurs grecs et latins qui ont parlé de l'Inde pensent qu'elles ont existé de temps immémorial. L'attachement inviolable de ce peuple à ses principaux usages, me paraît une preuve presque incontestable de leur antiquité" (I, p. 45).
"Aussi n'existe-t-il aucun peuple sur la terre qui puisse se vanter d'avoir conservé si longtemps, sans altération notable, ses usages et ses règlements domestiques" (I, p. 45).

Références

Challe, Robert, [1721], 1983, Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, II, Août 1690 - août 1691, Paris : Mercure de France.
Martineau, Alfred, 1932, Préface à : Les jésuites à Pondichéry et l'affaire Naniapa (1705-1720), voir : Paul Olagnier.
Olagnier Paul, Les jésuites à Pondichéry et l'affaire Naniapa (1705-1720), Paris, 1932.
Procès-verbaux des délibérations du Conseil Souverain de la Compagnie des Indes, 1914, Pondichéry : Société de l'histoire de l'Inde française.
Ranga Pillai, Ananda, 1996, The private Diary of Ananda Ranga Pillai, 12 volumes. New Delhi : Asian Educational Services.
Tachard, Guy (R. P.), 1686, Voyage de Siam, des peres Jesuites, envoyez par le roy aux Indes & à la Chine: avec leurs observations astronomiques, et leurs remarques de physique, de géographie, d'hydrographie, & d'histoire, Paris : Arnould Seneuze et Daniel Horthemels.
Un Livre de Compte de Ananda Ranga Poullé, courtier de la Compagnie des Indes, 1932, traduit du Tamoul par le R. P. Oubagarasamy Bernadotte, introduction et notices biographiques par Edmond Gaudart, Paris : Ernest Leroux.
Vinson, Julien, 1894, Les Français dans l'Inde, Dupleix et Labourdonnais, Extraits du Journal d'Anandarangapoullé, courtier de la Compagnie française des Indes (1736-1748), traduits du Tamoul, Paris : Ernest Leroux (réédité par Surya éditions, Saint-Denis de La Réunion, 2010).

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