Accueil
Droit
Madagascar

Bernard CHAMPION
présentation


3
Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4
- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale...

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

présentation thématique
liste chronologique


Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion
(1991-2003 –
avec quelques écarts)

Introduction : éléments d'analyse
(2ième partie )


Plan de la page :

1ère partie
- Présentation
- 1°) Plans de carrière : la Réunion "pied de riz"
- 2°) Tous les chats sont gris

2ième partie
- 3°) Le droit au sol
- 4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"
- Coda : Fatti non foste a viver come bruti...
- Aspice, respice, prospice
- Envoi : un Doctorat honoris coco causa

2ième partie :


3°) Le droit au sol

"Quel était donc cet oiseau
Qui, si je l'ai bien compris
Chantait à n'en plus finir :
Je m'aime, je m'aime, je m'aime ?"
(Eugène Guillevic)

La Faculté des Lettres de l'université de la Réunion se trouve être, originalité qui mérite d'être signalée, la seule Faculté de France où les Sciences de l'éducation sont en position dominante (voir quelques éléments d'histoire sur la filière "Sciences de l'Education" en métropole : doc). Cette situation est récente et elle illustre d'abord l'accommodation des "métros" à la politique locale. Les conditions historiques et sociales de l'île de la Réunion sont particulières, on le sait, et l'université a aussi pour vocation d'y répondre. Mais faut-il pour autant transformer les locaux universitaires en une sorte de garderie qui donnerait de l'occupation et une apparence de diplôme aux jeunes (et moins jeunes) Réunionnais ? La technique du "bourrage d'amphi" n'est évidemment pas une exclusivité réunionnaise, mais toutes ses ressources paraissent avoir été mobilisées ici, la filière permettant à la fois de recruter des enseignants locaux, plus aptes a priori à résoudre les problèmes liés à la langue maternelle et des étudiants en quantité politiquement significative puisque la matière (je n'ose pas dire la discipline tant la déclinaison qui en est faite chez nous est accommodante : un exemple dans un courrier du Journal de l'Île du 12 octobre 2000) permet d'inscrire sans DEUG et sans formation initiale. Le légitime dessein : instruire et adapter les formations doit-il être satisfait au détriment des diplômes nationaux – et de la recherche ? L'ouverture de la formation "Sciences de l'éducation", appropriée à résoudre les problèmes liés à la langue est fondée : l'étude du créole ne peut rester une spécialité sociolinguistique sans retombées pédagogiques. Mais sa formule d'accès sur "acquis professionnels" étant, dans les faits, généreusement ouverte à l'interprétation, signifie qu'on peut y entrer sans diplômes et ressortir, au terme de l'année, promu "Bac + 3". Que demande le peuple ? Cette opportunité constitue, en réalité, une martingale pour décrocher du cocotier la timbale d'un titre qui permet ensuite – c'est sa principale fonction – de passer les concours administratifs (il y a 35 % d'emplois publics et assimilés à la Réunion). La formation en cause contribue vraisemblablement davantage à entretenir le mirage administratif qu'à faire des pédagogues. Plusieurs centaines d'étudiants, dont la moyenne d'âge est sensiblement supérieure au profil, s'inscrivent donc chaque année en Sciences de l'éducation, et l'université a dû, pour faire face à cet afflux, prévisible sinon programmé, créer des postes en conséquence. Encore une fois, la nature du personnel universitaire (i. e. le destin de l'université) va se trouver déterminée non par la qualification, mais par l'opportunité : par le droit au sol et la nécessité – problématique – d'adapter l'offre universitaire à la demande sociale. (Langue maternelle et service public, voilà bien, pourtant, des sujets qui mériteraient une véritable réflexion et une stratégie éducative digne de ce nom.)

Ce n'est plus seulement parce qu'on est déjà là qu'on devient universitaire, mais parce qu'on est du cru. On dira qu'il pouvait d'autant plus difficilement en être autrement que les "métros" installés, à la légitimité douteuse et à la compétence relative, ne pouvaient mieux faire qu'avoir l'air de susciter une configuration en vérité inéluctable. C'est le deuxième temps de la formation postcoloniale (et la troisième époque de l'université de la Réunion) : il faut que le local vienne aux affaires. C'est obligé quand, dégradation de l'image et indifférence au sort de l'institution, après la démission ("fracassante" selon un journal local) du Doyen de la Faculté des Lettres (qui, lui, exception à la pratique, entendait rester un universitaire), il n'y a aucun candidat à la succession. Il faut dire que sans la démission du Conseil de Faculté (élu sans liste, sans programme et sans campagne - doc), un Doyen décidé à faire respecter les quelques principes fondamentaux de l'institution serait resté impuissant. C'est donc dans ces circonstances qu'une équipe décanale composée de trois Réunionnais se porte à la fonction. En ville, on n'est pas dupe. Un notable (un vrai) déclare : "Ah ! le niveau monte à la Fac des Lettres, ils ont mis trois instituteurs aux commandes…" À l'université, en revanche, on est bien aise qu'il existe un Doyen qui trouve son bonheur à faire le Doyen ! Celui-ci déclare publiquement, et à qui veut l'entendre, en effet : "Je suis un Doyen heureux !" De fait, comme ces notables n'ont en général aucune activité intellectuelle ou scientifique, ils occupent – souvent très consciencieusement, il faut le reconnaître – le bureau du Doyen ou du Président, faisant le travail du Secrétaire administratif, avec une prédilection pour le titre de Chef du personnel. Ils se disent sans doute que ce fait un Doyen ou un Président cela doit être ce qui va leur arriver s'ils restent un certain temps dans le bureau de la fonction. Ils se persuadent donc rapidement que le rôle d'un Doyen ou d'un Président d'université s'apparente à une "direction" – comme en témoigne leur correspondance – et que la gestion des affaires courantes épuise le sens de la fonction. Qui va les en dissuader ?

Car la réalité n'est pas sans leur donner raison : le désengagement général donne aux représentants de l'institution postcoloniale des pouvoirs qu'ils n'ont nulle part ailleurs. Au cours d'une assemblée générale, un membre du Conseil de Faculté rappelait ces "Conseils de Fac à trois" – où il était l'un des trois (les procurations permettant, bien entendu, d'assurer le quorum réglementaire). On peut se dire, à voir ces notables scrupuleusement et apparemment exclusivement attachés à l'administration des choses : cela n'a aucune importance. Mais celui qui surveille la consommation de papier des photocopieuses et les fuites d'eau a aussi la haute main, directement ou indirectement, sur l'esprit. Il est la conscience de la Faculté. Il faudrait être un saint et n'avoir aucune ambition pour résister à ce champ d'opportunités ouvert pendant toute la durée d'un mandat. Aldous Huxley disait que pour juger quelqu'un il fallait l'imaginer avec les pouvoirs d'un tyran romain. Comme le dieu de la Genèse pétrissant la glaise originelle, tous les moyens de la consécration sont maintenant réunis dans les mains de l'élu. Comme on a aussi des ambitions (intéressées) pour lui – droit au sol et caution locale obligent – sa carrière doit être un chemin de roses.

Il est le plus souvent titulaire d'une thèse que des jurys métropolitains, assez peu convaincus de l'égalité des hommes, délivrent aux candidats du Sud (ou d'une "HDR pays"). Le rapport de soutenance de ce type de thèse commence par avertir que celle-ci a été effectuée "dans des conditions difficiles"… Cette précaution signifie aux destinataires potentiels du rapport (si on accorde des mentions sans trop de difficultés, en revanche, le rapport de soutenance est, lui, sans concession car il sera le passeport de l'impétrant tout au long de sa carrière) d'avoir à réfréner la critique en raison de ces circonstances aggravantes… Un expert rapportant sur cette candidature peut bien constater que le dossier scientifique du postulant est "vide", qu'à cela ne tienne ! D'impérieuses raisons et une coalition d'intérêts supérieurs permettent de passer outre… Le Conseil d'administration a déjà créé les postes qui sont mis au concours chaque année (et bien sûr "gelés" jusqu'à ce que les candidats soit administrativement prêts). Il s'élève une difficulté (relative) quand il s'agit de remplir les conditions formelles de l'accession au poste de professeur. Il faut d'abord que le candidat passe une HDR et ensuite qu'il soit inscrit sur la liste nationale de qualification pour être en mesure de se porter candidat au poste qu'on a créé et gelé pour lui. Quand le dossier scientifique est "vide", une solution consiste à présenter les choses de manière à ce que le dossier administratif soit plein. Le candidat doit donc apparaître comme l'inventeur ou l'âme d'une filière dans la Faculté où il officie.

Sur l'autel de cette consécration, il faut bien quelques victimes. J'y viens et je vais passer du général au particulier, quitter la sociologie pour l'histoire, puisque ce qui m'occupe, dans ces prises de position, c'est d'abord le sort du département dont je suis membre. Pour faire pendant au vide scientifique, la recette consiste, je l'ai dit, à charger la colonne "responsabilités administratives" et, pour que cela ait davantage de crédibilité, il serait quand même mieux que le candidat apparaisse comme le responsable d'un laboratoire. Condition impossible à remplir puisque, pour ce faire, il faut être habilité. En 1994, j'étais à Moroni, aux Comores (j'ai dit dans quelles circonstances) et la directrice du CNDRS m'a demandé tout de go : "Mais qu'est-ce que c'est que cette formation de Sciences de l'éducation de Bordeaux qui nous renvoie nos étudiants avec le titre de docteur et qui ne savent strictement rien ?"... Ce qui se remarque à Moroni ouvre quelques opportunités à la Réunion. Depuis la création de la filière Sciences de l'Éducation, la Faculté des Lettres organise, aux frais de l'université, la venue d'un missionnaire de Bordeaux 2. L'idée s'impose naturellement de créer un laboratoire en Sciences de l'éducation dont le responsable serait… cet enseignant de Bordeaux 2 (!). Le Conseil scientifique de l'université ayant récusé cette extra-territorialité, exception intolérable à sa compétence, il fallait trouver un enseignant-chercheur local qui serve de prête-nom à ce montage et présente au Ministère un nouveau laboratoire ad hoc. Tout ceci n'aurait eu aucune conséquence sur le département d'Ethnologie si le prête-nom en cause ne s'était manifesté en la personne d'un enseignant en Ethnologie à l'étroit (doc et doc) parmi ses collègues et si cette demande n'avait fait doublon avec l'activité du laboratoire d'Ethnologie. Voyant deux demandes d'accréditation en Ethnologie, les experts du Ministère (vide infra : titre 4) en réfèrent aux notables de l'université de la Réunion – qui ont, bien entendu, et pour cause, déjà fait leur choix. C'est ainsi que le laboratoire créé par Paul Ottino en 1985, s'est vu priver de tous ses crédits de recherche (et d'existence administrative : ce qui ne l'empêche pas de produire, à la faveur notamment de financements nationaux ou internationaux obtenus par des réponses à des appels d'offres) au bénéfice d'un laboratoire composé exclusivement, à l'exception du prête-nom visé, d'enseignants-chercheurs en Sciences de l'éducation. Comment le Ministère a-t-il pu avaliser la liquidation du laboratoire d'une filière qui a créé et délivré la première Licence d'Ethnologie en France, qui a fait soutenir autant de thèses que l'ensemble des autres filières de la Faculté des Lettres réunies et qui a pu compter, avec le Droit, le plus grand nombre de doctorants de l'université (chiffres : Base Apogée 1999/2000, publiés par l'Observatoire de la Réunion, n° 45, déc. 2000) ? L'intitulé du laboratoire couronné résume assez bien la philosophie en cause, tout en constituant un appel du pied à subventions aux Collectivités du cru : Centre de Recherches Interdisciplinaires sur la Construction de l'Identité (CIRCI). C'est le droit au sol en habit de langue de bois et la recette éprouvée de la soupe identitaire : zambrocal intellectuel et roublardise alimentaire. Il reste à soutenir cette HDR, maintenant qu'est manifeste ce débordement d'activité en faveur de la discipline. À Bordeaux 2. En 1995, j'avais écrit à l'intéressé (doc) pour lui rappeler les voies de la promotion scientifique. Cette reconnaissance demande évidemment du temps (non seulement parce que la publication dans les revues indexées requiert des délais rarement inférieurs à une année – une fois accepté un article dont l'expertise demande plusieurs mois – mais aussi et surtout parce que la production scientifique elle-même impose "patience et longueur de temps," comme dit la fable en d'autres circonstances). Il a bien fait d'obvier à cet inutile et pesant tracas, le franchissement de cette porte étroite étant le lot commun de tout chercheur : le droit au sol est beaucoup rapide, beaucoup plus sûr et permet de se nantir sans effort de l'essentiel des titres scientifiques. En effet et naturellement, dans l'environnement postcolonial, le "politique" court-circuite, de droit, toutes les instances d'évaluation.

La réussite de ce dispositif comporte une deuxième conséquence, tout aussi funeste, pour l'enseignement de l'Ethnologie. L'enseignant qui a servi de prête-nom à ce montage a, lui aussi, des ambitions à parfaire : il se présente depuis plusieurs années, sans succès, à tous les postes mis au concours en métropole, soit par la voie de la mutation, soit par la voie du recrutement. Originaire du Bordelais, il souhaite réintégrer sa province – s'étant fait éconduire, l'année précédente, sur un poste d'Ethnologie à Bordeaux 2. Par un concours de circonstances véritablement providentiel (on réussit les concours qu'on peut), il se trouve que Bordeaux administre aussi le concours régional d'entrée aux études de médecine (PCEM1) pour lequel il existe une préparation à l'université de la Réunion et auquel aucun étudiant réunionnais n'a jamais été reçu. (Les résultats des lycées de la Réunion aux concours d'entrée aux grandes écoles sont tout à fait honorables et cela signifie tout simplement que la préparation est inadaptée.) L'université de la Réunion négociant avec Bordeaux 2 l'octroi d'un quota de reçus au bénéfice de ses étudiants malheureux et Bordeaux envoyant, aux frais de l'université de la Réunion toujours, des missionnaires [m
issionnaires mais pas trop : l'épidémie de chikungunya qui a frappé la Réunion en 2006 a soudain fait prendre conscience à nos instructeurs bordelais que leurs cours pouvaient être dispensés... par visioconférence] qui ont pour vocation de mettre la formation à niveau, c'est dans ces conditions (selon toute vraisemblance) que cet autre candidat malheureux, bâtisseur (à qui l'on a tenu la main) et chef de chantier (providentiel et provisoire) de cette entreprise de BTP en "construction de l'identité" (CIRCI), va enfin trouver à l'Institut de Santé de Bordeaux 2 le poste qu'il convoite en métropole. À ceci près qu'on veut bien de lui, mais à condition qu'il vienne… avec son poste (doc). (Deux questions, au passage, à propos des quotas réunionnais : quel est le devenir de ces "positivement discriminés" au terme de leur première année de médecine à Bordeaux ? et quel est le statut social parental des bénéficiaires de ces quotas ? En effet, s'ils cessent d'être anonymes dans le concours bordelais, ces candidats le sont nécessairement dans le concours réunionnais : les lauréats de cette discrimination positive anonyme sont probablement... les enfants de la bourgeoisie locale.)

Quoi qu'il en soit, le département d'Ethnologie va perdre – et il a perdu – sans compensation, un de ses trois postes d'enseignant-chercheur. Tout cela, avalisé par ces "Conseils de Fac à trois" dont il a été fait mention se passe, bien entendu, sans publicité ni concertation. – Ce départ ayant d'ailleurs été présenté au dit Conseil comme un échange avec Bordeaux (doc) et plusieurs membres du Conseil portés "présents" ou "représentés" au procès-verbal n'ayant été ni l'un ni l'autre (doc et doc)... Il est expliqué dans le procès-verbal de ce Conseil de Faculté qui autorise le départ de ce collègue "avec son poste" que c'est en raison de "services rendus" (doc). On ne saurait mieux dire.

Comment des universitaires peuvent-ils ainsi (et pour un bénéfice des plus douteux : les dérogations au principe constitutionnel d'égal accès à l'éducation font évidemment question) brader le patrimoine de leur propre université ? L'explication la plus simple est celle-ci : probablement parce qu'ils ignorent, tout simplement, le sens de l'institution qu'ils représentent. En l'absence de tradition universitaire et de modèle à imiter (l'université n'a pas vingt ans et les "instructeurs" ont regagné leur université d'origine, je l'ai dit), n'ayant jamais connu eux-mêmes d'autre environnement, en l'absence, aussi, de contrôle interne (indifférence caractérisée des membres de l'institution) et de contrôle externe (titre 4 : infra), ce qui se fait à l'université, c'est, et ce ne peut être, que ce qu'ils y font. Puisqu'ils en sont les mandataires officiels. Point final. Tout cela n'est-il pas déjà contenu dans les prémisses de l'institution postcoloniale ? Si les notables de représentation ont en général des titres, au moins formels, à produire, il y a exception (conformément à l'axiomatique néo-coloniale) quand un président d'université, pourvu d'un modeste "troisième cycle" et s'étant révélé inapte à soutenir une thèse, est fait professeur par un artifice réglementaire type 49.3 (décret du 6 juin 1984, qui a d'ailleurs rapidement été, de fait, contingenté en raison des abus auxquels il a donné lieu – ce que confirme sans ambiguïté la promotion en cause : “projet scientifique très vague”, “nombre de publications notoirement insuffisant” vient en effet de diagnostiquer une expertise officielle (doc), pourtant pas trop regardante, à propos des performances dudit promu), ou quand un doyen, n'ayant pas le baccalauréat est, lui aussi, entré à l'université par une manière de 49.3 – et, enfin (la spirale de Peter, on le sait, tire toujours vers le bas), quand celui qui n'a pas le bac a vocation à remplacer celui qui n'a pas de thèse… Point n'est besoin de faire la somme de ces facteurs pour constater que l'université n'a pas grand chose à voir avec tout cela. Le problème n'est pas que trois Pieds Nickelés (un rescapé de la Coopération en Afrique [1] devenu doyen, puis vice-président, authentique Monsieur Loyal de ce cirque post-colonial, ayant fait – s'honore-t-il – ce doyen sans Bac [2] et ce président sans thèse [3]) soient devenus la conscience de l'institution c'est, qu'ayant été réglementairement et largement élus, ils soient représentatifs, quoi qu'on veuille, de la communauté qui les a installés.

Les dernières élections universitaires ont sans doute – on peut rêver – permis d'échapper au pire (le "grand dessein" auquel je faisais référence plus haut). Mais, et c'est une question formulée dans l'un des documents ici produits (doc) : "Comment, aujourd'hui, gérer le passif d'un aussi lourd passé ?" Il est évident que les recrutements locaux, les plans de carrière et les arrangements de clientèle dont je viens de donner une illustration vont "plomber" la recherche pendant de nombreuses années. Il n'y a guère qu'une solution d'autorité, de salut public en quelque sorte, qui serait en mesure de faire gagner un peu de temps, en attendant le recrutement de compétences appropriées. En faisant appel à des experts extérieurs, informés d'une mission de stricte évaluation dans chaque discipline, on pourrait en effet réserver les crédits de recherche aux seuls chercheurs et neutraliser les faux-semblants. Au fond, c'est la règle la plus banale de l'évaluation, une règle de bon sens, celle qui énonce qu'on ne peut être juge et partie, un retour à la raison, dont on peut supposer qu'elle peut rassembler des universitaires, qui – peut-être – pourrait redonner sens à l'institution.

4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"

– Vous surpassez Alcée, dit l'un.
– Et vous Callimaque, dit l'autre.
– Vous éclipsez l'orateur romain.
– Et vous, vous effacez le divin Platon.
(Erasme)
Encomium Moriae 

Une question, probablement, s'élève à la lecture de cette chronique. Les diplômes délivrés par l'université de la Réunion sont, pour l'essentiel, des diplômes nationaux ; les crédits qui financent les travaux des laboratoires sont des crédits d'État : on est donc fondé à se demander pourquoi les instances ministérielles, certes à 10.000 kilomètres des faits, laissent prospérer une telle expression de l'institution qu'ils ont pour mission de promouvoir. La première réponse, j'y ai fait allusion, est d'ordre politique et il n'est pas nécessaire, ici, de développer ce point. Au plan réglementaire, le principe d'autonomie des universités, mis en avant par ceux que je viens de camper, constitue le fondement légal de cette pusillanimité politique. L'administration n'intervient que lorsqu'une thèse révisionniste est soutenue en catimini. Officiellement pourtant, le Ministère de la Recherche évalue les laboratoires – qu'il finance. Il est bien connu que les contradictions engendrent des demi-mesures : l'évaluation est ainsi un droit régalien du Ministère, mais son principe entrant en contradiction avec le principe d'autonomie, l'expertise qu'il met en œuvre échappe souvent aux… canons de l'évaluation.

Contrairement à ce qu'on peut observer dans les universités américaines, la culture du chercheur français lui ferait d'ailleurs plutôt regarder cet exercice d'évaluation comme de second ordre, indigne de son génie – et quelque peu inquisitoire. Il n'y a guère qu'à l'INSERM où l'évaluation des chercheurs soit méthodique et systématique. On est donc loin de ce "Parlement de la science" où chaque discipline aurait des experts incontestables à mettre au service de ce travail nécessaire qui décide qui doit être aidé et qui, non. Le Conseil National des Universités (CNU) a sans doute une fonction d'évaluation, mais son mode de désignation, sur liste syndicale, en fait davantage une instance où les engagements priment les valeurs proprement scientifiques. La Commission Nationale d'Évaluation (CNE), elle, et c'est presque tout dire, est composée essentiellement de retraités de l'enseignement supérieur ayant exercé une fonction administrative, ce qui suppose, dans l'université française, une promotion par la voie syndicale ou une alliance de parti : dans tous les cas de figure, l'intéressé a fait une carrière para-universitaire. On voit mal comment des parvenus de la voie administrative pourraient être en mesure de porter une évaluation sur la recherche. C'est là une des raisons du classement calamiteux des universités françaises dans la concurrence internationale : un égalitarisme réducteur et une contamination du scientifique par le politique (les évaluateurs, élus, doivent donc composer avec "la base" et ceux qui sont nommés doivent être en phase avec "le sommet" – i. e. avec les politiques, eux aussi émanation de la base). Nous avons eu récemment la visite à la Réunion d'une telle mission de la CNE : l'un de ces trois sympathiques retraités… s'est endormi au beau milieu d'une séance où il était demandé aux participants d'exposer à la bienveillante attention de cet aréopage les problèmes qu'ils pouvaient rencontrer. (Il aurait été inconséquent de ne pas saisir l'occasion de ce passage pour faire état de quelques éclats de l'adversité ici exposée. Au vu du document que je souhaitais remettre à l'un de ces experts, celui-ci m'a objecté aussitôt que mon mémoire, qui comportait quelques pièces en appui, était beaucoup trop… volumineux. On est retraité ou on ne l'est pas !) En réalité, l'évaluation nationale est le plus souvent dans les mains des politiques du Ministère nommés à des postes de responsabilité scientifique. L'heureux élu (du ministre), en général un camarade de parti, accède ainsi à une position qu'il ne doit pas toujours à son excellence. Le Ministère dispose, certes, d'une liste d'experts (qui ne sont pas nécessairement les moins performants dans leur discipline) dans laquelle le Directeur scientifique ou son adjoint puise en fonction des besoins. Mais cette compétence se transmet, le plus souvent, avec le poste occupé (d'une université parisienne de préférence) : tel enseignant-chercheur, reconnu pour sa connaissance des formations, par exemple, et distingué comme tel, transmettra génétiquement son expérience à son successeur – qui découvre le sujet. Il en va de l'expertise comme de ces privilèges de tenure de l'Ancien régime, que l'usage légitimait et dont les terriers avaient perdu la mémoire, c'est l'hérédité qui fonde le droit. (C'est dans cette configuration que la prime de recherche et d'encadrement doctoral, dont j'ai parlé plus haut, est attribuée : on convoque un tel expert qu'on charge de classer les dossiers des candidats à cette attribution ; celui-ci passe la journée à faire de l'"abattage" et son expertise consiste à mettre des croix dans des colonnes ; il reste au responsable de l'opération au Ministère à effectuer une manière de panachage entre les filières, entre les universités – dont il ne rend compte qu'à lui-même.) L'apparatchik décroche plutôt son téléphone pour appeler un collègue qui figure déjà dans son carnet d'adresses. C'est cela aussi (j'imagine) "l'ivresse du pouvoir"… À moins qu'il ne se fasse lui-même expert de la situation en cause.

Sans doute ai-je l'air d'accumuler les invraisemblances comme à plaisir. Mais sur cette île intense, comme dit la publicité du Comité du Tourisme Réunionnais, il y a vraiment plus de choses que la philosophie n'en peut imaginer (pour ne pas citer Shakespeare). L'université de la Réunion a ainsi eu l'opportunité de la visite (à deux reprises) de tels experts. En 1989, une visite d'évaluation du Ministère avait ainsi déplacé chez nous trois notables parisiens, dont un collègue se souvient particulièrement en raison de leur suffisance et de leur morgue condescendante.

(Le plus arrogant des trois étant un proche du futur ministre, connu au moins pour s'être vu refuser un article dans une célèbre revue scientifique britannique – plus exactement pour en avoir essayé d'en faire une nouvelle affaire Calas... – Ce savant vient de nouveau de se signaler à l'attention de la communauté scientifique à propos d'une publication dans la revue Earth and Planetary Science Letters (EPSL), publication sur laquelle pèse des "soupçons de fraude", selon le Monde du 19 décembre 2007, qui cite un professeur de géosciences de l'université de Chicago posant la question de savoir si ces travaux "franchissent la ligne séparant l'erreur simple de la tromperie active". Le quotidien Libération du même jour titre l'affaire en ces termes : "Le coup de colère du climatologue : Edouard Bard, professeur au Collège de France, met en cause [le] directeur de l’Institut de physique du globe de Paris." L'affaire rebondit quand le public apprend, un an plus tard, que les conditions de publication sont aussi en cause, la revue Earth and Planetary Science Letters révélant avoir été victime d'un système de "petits arrangements entre géologues" de l'Institut de physique du globe de Paris. Sous le titre "Népotisme : des proches [de l'ex-ministre] cités, AFP 26/12/2008, le Monde en ligne rapporte : "Trois chercheurs de l'Institut de physique du globe de Paris (IPGP) sont accusés d'être intervenus pour publier dans une prestigieuse revue des articles de scientifiques issus de leur institut, devenant ainsi à la fois juge et partie [...] Plusieurs dizaines de fois, ils se sont emparés d'articles soumis à EPSL par des membres de l'IPGP, au mépris des lignes de conduite éthiques que doivent respecter les membres du comité éditorial de cette publication du groupe de presse néerlandais Elsevier.")

Le ton n'a pas été sensiblement différent lors de la seconde visite de l'un d'eux, alors pourvu du titre de Directeur-adjoint à la Recherche, prononçant, devant les responsables des laboratoires, que leur université était une "université de proximité" et "répondait à une nécessité sociale". Ce qui n'est certes pas faux, mais se révèle évidemment plus propre à excuser les dysfonctionnements qu'à mobiliser les énergies.

Il est bien connu que le sens politique ajoute à la compétence scientifique au point, parfois, d'en tenir lieu. Sinon, comment comprendre qu'un historien d'une ville de province, pas plus mauvais qu'un autre sans doute, devienne tout à trac spécialiste de l'Océan indien : en mesure d'évaluer la production scientifique des chercheurs dont c'est le domaine de recherche et de peser sur le développement de la seule université européenne de la région ? En fait, la science infuse, celle reçue de Dieu par Adam, comme la génération spontanée, existe bien (c'est Félix Pouchet, et non Pasteur, qui avait raison). Et Madagascar est probablement la Lémurie de cette génération qui, à partir de rien, permet de faire quelque chose. C'est ce que révèle une correspondance qui nous a été adressée de Paris, nous annonçant la visite dudit Directeur-adjoint à la Recherche et, par la même occasion, la venue d'Antananarivo d'une collègue malgache ayant fait, à Paris, sa thèse sur la capitale de la Grande île, visite dont le propos était la coopération avec Madagascar. Ce congrès, aussi opportun qu'improvisé, émargé sur fonds publics (Recherche pour Paris et Coopération – "PréSup" – pour Madagascar) devait, selon toute vraisemblance, servir d'émulation à la recherche réunionnaise. J'ai alors écrit au Directeur-adjoint à la Recherche en question (doc) pour lui dire que nous étions, bien entendu, vivement intéressés par ce programme et que nous nous réjouissions de cette impulsion officielle donnée à notre coopération avec Madagascar (et avec cette collègue que je n'avais pas encore eu l'opportunité de rencontrer – séjournant, pourtant, deux fois par an depuis 1997 dans la Grande Île pour des recherches de terrain et pour un enseignement dans sa Faculté, et ayant co-organisé, en février 1998, sous la présidence du Recteur de l’université d'Antananarivo et en présence des représentants de la Mission Française de Coopération et d’Action Culturelle, de l’AUPELF et de l’IRD, un séminaire d’état des lieux de la recherche en sciences humaines Réunion-Madagascar dont les enseignants de la Faculté des Lettres d'Antananarivo ont été les principaux acteurs) mais que, pour ma part, je ne pourrais en être parce qu'à cette date, précisément, je devais me trouver à Antananarivo pour l'inauguration d'une exposition de photographies que je présentais à l'Alliance française… Des "raisons de santé", dont nous avons été informés de Paris, ont motivé, à la dernière minute, l'annulation de cette rencontre. Nous ne saurons donc jamais quel modèle la coopération Réunion-Madagascar devait imiter pour se hisser au niveau parisien.

Mais on ne peut se contenter d'observer qu'à l'ombre de la fantaisie du ministre (le contraire aurait été étonnant), l'évaluation scientifique montre quelque flottement. Car il y a là un problème de fond. À l'occasion des "états généraux" de la recherche, qui se sont tenus à la Sorbonne en juin 1999, j'ai répondu à l'appel à contribution de la mission Cohen-Le Déaut sur le thème de l'évaluation (doc). Quelle que soit la majorité politique, en effet, ce sont des apparatchiks et des bureaucrates qui décident, à la place des scientifiques, des orientations de la recherche. Le rapport public annuel de la Cour des comptes 2003 (Chapitre V : Recherche) dénonce "l'instabilité chronique de la direction politique et des structures administratives du ministère de la recherche" qui ne "dispose ni de l'autorité politique, ni de l'efficacité nécessaire pour agir". Là aussi, comme cela a été fait pour la Justice, il serait souhaitable que les politiques s'occupent de politique. Quand les notables parisiens nous rendent visite, ils se révèlent tels qu'en eux-mêmes et se déboutonnent sans complexe – et cela n'est pas seulement un effet de la chaleur. L'un d'eux a ainsi pu déclarer sur "RFO radio" après une visite au volcan, sans rire, qu'il ne lui déplairait pas de laisser son nom au cône volcanique qui venait de se former (Piton Kapor)… Sans doute, l'éloignement de la Réunion, les tropiques et les colonies, tout cela égare un peu le discernement. (Il y aurait d'ailleurs un portrait type à faire de cet expert "missionné", reconnaissable à distance sur le campus, endimanché et cravaté comme un instituteur des 30 Glorieuses – et qui serait sans doute bien surpris des instructions offcielles fixant la tenue d'uniforme des fonctionnaires du corps préfectoral en Outre-mer.) De tels évaluateurs sont quand même l'exception et on en vient à penser qu'à la Réunion, "au sud, très au sud du monde", comme écrivaient les Leblond, il y a quelque raison de se sentir un peu oublié.

Cette situation procède aussi, en réalité, du développement même de l'université française, ces trente dernières années. La multiplication des universités de province, le déploiement de l'enseignement "de masse" ont suscité un recrutement précipité, en décalage manifeste avec la culture universitaire traditionnelle. Alors que le statut de l'"enseignant-chercheur" lui fait obligation de partager son temps entre l'enseignement et la recherche, il est clair que les nécessités démographiques ont couvert des recrutements pour le moins inappropriés à la recherche – et à l'expertise. On a justement parlé, à ce propos, de "secondarisation" de l'enseignement supérieur (c'est sans doute de "primarisation" qu'il faudrait parler concernant nos filières réunionnaises vedettes...). L'organisation centralisée de l'université française n'était pas en mesure d'assurer la formation et la promotion de ce personnel selon les canons de l'éthique scientifique et la décentralisation n'a souvent fait qu'ajouter les dérives du "droit au sol" à cette impréparation. Il s'est passé pour les universités ce qui s'est passé pour la décentralisation des régions où le contrôle de légalité n'a pas empêché multiplication des "affaires". (On a ainsi pu observer une relation de cause à effet, au moins dans les premiers temps de la décentralisation, entre la régionalisation des pouvoirs et l'augmentation du nombre d'élus mis en examen.) De manière apparentée, la dégradation continue des idéaux universitaires sur la décade ici présentée a pour répondant le déficit d'évaluation nationale. Déficit qui ne concerne pas seulement l'université, mais bien l'ensemble des organismes de recherche, comme le souligne le rapport de la Cour des comptes cité, analysant les problèmes de la recherche publique sur la période 1982-2002 et qui juge celle-ci "amoindrie […] par l'absence d'évaluation réelle". Les experts en question auraient-ils d'ailleurs les moyens intellectuels et moraux de leur arbitrage, l'administration serait bien incapable d'en assumer les conséquences en raison, notamment, du statut hybride des universités.

Quand on sait que, dans des conditions optimales, 75 % de la recherche qui compte est réalisé par 25 % des chercheurs, on peut imaginer ce que peut donner, dans les conditions pessimales que je viens de décrire, l'attribution de 100 % des crédits de recherche à 100 % des enseignants-chercheurs, dont la plupart, bien que disposant d'un emploi temps allégé pour la recherche, empilent les heures complémentaires et les copies à corriger (pour ne rien dire de ceux qui n'empilent que les premières, voire les émoluments sans les heures...). Une solution immédiatement significative – politiquement incorrecte – consisterait simplement, à condition, bien entendu, de la faire reposer sur une expertise digne de ce nom, compétente et contradictoire, à financer la recherche sur appels d'offre et concours, ce qui constituerait une économie notable et permettrait de financer d'autant les projets de qualité – plutôt que de verser une rente viagère à des formations nées de la nécessité d'afficher un sigle et une adresse administrative pour émarger aux subventions. Cette politique provoquerait un regroupement naturel des chercheurs en équipes aptes à affronter la concurrence scientifique. Et rendrait d'autant plus manifeste l'incongruité de l'astreinte professionnelle (si l'on peut dire : 128 heures annuelles, ou 192 heures HTD) d'enseignants-chercheurs qui ne font aucune recherche, répétent à peu près les mêmes cours à longueur de carrière et qui effectuent en réalité un travail de tutorat. Bien entendu, ceux-là ont tout loisir de cumuler les heures complémentaires. Un liste officielle diffusée lors d'un Conseil d'administration, alors que l'université de la Réunion, en raison du train de ses notables et de l'appétit leurs clients est au bord de la failllite – plus il y a, plus on veut – révèle, par exemple, qu'une figure de cette success story réunionnaise effectue, sur le papier, près de trois fois et demie (648 heures HTD) sa charge horaire, charge dont il est d'ailleurs partiellement exonéré, puisqu'il occupe une fonction de représentation. Tout cela, il va de soi, rémunéré au tarif où se délivre le savoir avancé du front de la recherche... La fée postcoloniale, elle aussi, connaît la recette de la Multiplication des pains.

On a ici un grossissement, propre à l'institution postcoloniale, certes, mais instructif, une simulation (bien réelle) des travers de l'université. Le modèle postcolonial, n'est pas, en effet, qu'une exception exotique. La structure juridique, les règles de fonctionnement, les processus électifs, les pouvoirs des Conseils sont les mêmes à la Réunion qu'à la Sorbonne. La situation de l'université postcoloniale représente vraisemblablement, en réalité, un passage à la limite et, on peut le craindre, une anticipation du devenir de l'université. Le droit au sol n'est qu'une version locale de la "cogestion" qui caractérise l'administration de l'université française. S'agissant de nos "Conseils de Fac à trois" (supra), la conduite de la recherche s'avère ainsi tenue, en vertu d'élections parfaitement réglementaires, par le susdit Doyen (avec ses procurations) qui a en l'espèce pour vis-à-vis un permanent syndical IATOS devenu responsable de laboratoire et une secrétaire de séance de même obédience qui rédigera le PV. Les enseignants-chercheurs qui font une apparition dans ces Conseils (ceux qui représentent l'autre courant syndical ou qui ont un dossier ou une promotion à défendre) comptent pour peanuts devant ce front déjà constitué avant que la réunion ait commencé. Avec une différence de degré, sans doute, mais non de nature, cette situation est celle des Conseils des universités françaises à la gestion soumise aux différents groupes de pression syndicaux, politiques ou corporatistes.

Giscard disait que l'entreprise était une chose beaucoup trop compliquée pour être gérée par l'État et la solution de facilité consiste évidemment à confier aux universités le soin de leur propre évaluation. Ce modèle entrepreneurial, qui informe la philosophie de l'éducation du pouvoir actuel, a bien sûr pour champ la concurrence et pour sanction la dépréciation de la marque. En fait, la théorie de l'autonomie ouvre une ère de liberté bien ambiguë. Les diplômes de ces universités libérées de la tutelle nationale (d'un contrôle de qualité que l'administration n'exerce déjà plus) risquent de se révéler rapidement dévalués sur le marché de la formation. On prospérera ainsi à la Réunion dans un système clos où les diplômes n'auront de valeur qu'à la Réunion et ne seront préparés que par les Réunionnais n'ayant pas la possibilité de quitter l'île ou par ceux des Réunionnais qui aspirent à une carrière locale. Mais ce qui vaut pour les carrières politiques (le droit au sol) est dénué de pertinence quand il s'agit de formation professionnelle ou de formation scientifique. Que les Régions, de même qu'elles entretiennent leur patrimoine architectural, subventionnent les expressions de leur identité culturelle, rien de plus légitime ; qu'elles se soucient de formation, c'est leur devoir ; mais cette déclinaison locale ne doit pas corrompre les principes de la recherche, sauf à disqualifier la recherche et à former de pseudo-chercheurs. En politique, c'est le cru qui compte, mais quand il s'agit de formation technique, le lieu de naissance n'est d'aucune importance et il faut passer par une "ascèse" qui s'exprime notamment par le caractère "universel", et non local, du diplôme délivré. Prenez-vous l'avion si vous savez que le commandant de bord est aux commandes parce qu'il a été reçu sur quotas ou parce qu'il est du cru ?

Coda

“…Considerate la vostra semenza
Fatti non foste a viver come bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza.”

(Inferno, XXVI)

L'université a vocation à être un lieu privilégié pour les valeurs de l'esprit. Dans les conditions que je viens de décrire, le chercheur ordinaire qui veut tout simplement faire son travail doit apprendre à vivre sous le régime des suspects. (C'était déjà le constat de Paul Ottino pour la période 1976-1990 : "Des chercheurs motivés par la recherche – et, surtout, publiant – ne pouvaient que mettre mal à l'aise d'autres enseignants qui s'en souciaient assez peu" - doc). Sans doute la situation de l'intellectuel est, presque par principe, d'aller contre les fausses évidences et les faux-semblants. De "nuire à la bêtise", dira Nietzsche. Mais il est tout de même paradoxal que ce soit à l'intérieur même de l'institution qui le justifie. Comment, même quand on comprend la nécessité de tout cela, ne pas être pris par la nausée et le découragement devant une telle accumulation d'"affaires" ? Il y a le monde radieux de la recherche, quand vous avez le sentiment de communiquer, dans l'espace et dans le temps, avec les savoirs et les cultures et puis il y a le monde, pesant et vulgaire, que je viens de décrire. Alors que ce qui frappe au 21° de latitude sud où se trouve l'île de la Réunion, c'est la lumière et l'éblouissement de la diversité humaine, pourquoi en ce lieu unique de rencontre des cultures et des hommes, et précisément en cette institution supposée cultiver le savoir et l'élévation, ce fénoir et ce cul de basse-fosse ?

Jules Renard écrit dans son Journal qu'il n'est pas de plus grande volupté que d'être pris pour un idiot par des imbéciles. Soit. N'est-il pas vain, en effet, de vouloir "nuire à la bêtise" ? Contre l'hydre, le combat est toujours recommencé. Contre l'hydre réglementairement élue davantage : il lui pousse des ailes. Elle en devient supersonique. On pense à l'argument de la Planète des singes. Comparaison qui me paraît, tout bien pesé, exprimer le plus justement ce combat perdu. Sur la planète Soror, sœur de la terre, ce sont des anthropoïdes qui font la loi. La société simiesque de la planète sœur reproduit largement la trifonctionnalité indo-européenne, à ceci près que les hommes y tiennent le rôle de bêtes de somme. Tout ce qui est humain est regardé comme monstruosité... La leçon de ce conte philosophique inspiré de Swift est contenue dans sa conclusion : quand Ulysse (dont la Divine Comédie, d'où procède l'épigraphe cité plus haut, fait aussi un symbole de l'aventure humaine) rentre sur la planète Terre – des siècles se sont évidemment écoulés – il est accueilli, l'évolution ayant effectué une marche rétrograde, par un gorille... Quand vous vivez dans un milieu intellectuel ordinaire, il s'installe une espèce de confraternité et d'émulation qui fait que ce que produisent vos collègues a du sens pour vous et que ce que vous produisez signifie quelque chose pour eux, même s'ils ont d'autres intérêts, d'autres champs d'études que les vôtres. Je viens de participer à un colloque co-organisé par l'une des plus prestigieuses universités françaises. La délégation réunionnaise y a pris une part notable, tant pour les échanges scientifiques que pour la convivialité. Il y a une communauté scientifique à l'université de la Réunion : "il suffirait" de lui donner, ou de lui rendre, les moyens de s'exprimer. Tout cela se résume, au fond, à ce que j'ai appelé ailleurs une question de "bonne compagnie". Et c'est ce que les procédures de recrutement visent à distinguer – procédures que la réalité postcoloniale tient, précisément, en échec : que le candidat retenu partage ce langage et ces valeurs qui font la communauté universitaire. Mon propos étant de manifester ce qui fait la spécificité de la recherche dans la diversité des activités humaines et de caractériser une manière d'idéal-type (Idealtypus de Max Weber) correspondant, je dirais que, bien que partageant la même condition et cohabitant dans la même structure, il est impossible que le simulacre produit par l'institution post-coloniale et le chercheur se rencontrent tant leurs mondes sont étrangers l'un à l'autre. Aussi étrangers l'un à l'autre que pouvaient l'être dans les camps, le monde des "politiques" et celui des "droit commun". Dans un document ici produit, j'ai usé d'un proverbe africain pour signifier cette incompatibilité : "Tu peux laisser un morceau de bois pendant un siècle dans le marigot, il ne se transformera jamais en crocodile". Viendrait-il tous les jours à l'université en marchant sur les genoux, cela ne ferait pas du président du Conseil scientifique engendré par une telle structure un chercheur. Contraindre un chercheur à vivre dans un environnement qui se déploie dans le déni des valeurs morales de la science est une pénitence qui pourrait constituer la seule justification à ce qui s'appelait la "prime d'éloignement", une compensation à cette obligation de vivre dans un milieu hostile – et qui ne la compense aucunement. La haine de l'esprit (l'ignorance ou l'indifférence aux valeurs de l'esprit, c'est la même chose) est quelque chose d'assez difficile à imaginer, mais bien réelle. Dans une configuration où, comme je l'ai exposé ailleurs, le champ des sciences humaines paraît se réduire à celui de l'identité et où il suffit de parler du sujet pour être juste, la prise de parole et le grooming constituant l'essentiel, la suffisance et le bon droit justifient tous les passe-droits.

Une question : pourquoi si peu d'"amateurs de vérité" sur cette décade dont je restitue ici quelques "affaires" ? J'ai reçu, après la parution d'un point de vue dans un quotidien local, ici reproduit (doc), une lettre d'un collègue de la Faculté de droit – qui a quitté l'université de la Réunion – expliquant que j'étais "moins lâche et moins paresseux" que lui, pour avoir pris cette résistance de front (doc). J'ai plutôt le sentiment de n'avoir rien fait que de très banal. Et c'est en raison de la situation charnière de ma discipline dans la configuration "politique" de la Faculté des Lettres que je me suis trouvé aux avant-postes de cette résistance – à laquelle je n'étais absolument pas préparé en venant à la Réunion. Mais cette réponse n'épuise pas l'interrogation. Cette réalité procède aussi – je me résume – des contraintes historiques et structurelles (approche de premier niveau) qui permettent de comprendre pourquoi l'université de la Réunion donne à voir un simulacre de communauté universitaire. On n'a jamais vu (à ma connaissance) un simulacre faire preuve de conscience.

L'élément premier de cette singularité tient dans la constitution même de l'université.
- L'histoire et la géographie expliquent, je crois l'avoir montré, la nature spécifique des recrutements.
- Bien entendu, des recrutements répondant aux normes en vigueur ont aussi eu lieu. Dans ce cas d'espèce, s'agissant de chercheurs intéressés par leur métier, ils se sont détournés, le plus souvent, de fonctions de représentation largement vidées de leur sens – et de leur théâtre.
- Le caractère particulier de la destination Réunion (le "syndrome de l'armée coloniale des Indes"), je l'ai dit aussi, accuse le disparate qui existe dans toute communauté de cet ordre. Conséquence vraisemblable : l'absence de conscience commune et le défaut d'identification à l'établissement.
- La logique institutionnelle déjà en place explique que ceux qui arrivent (qui pourraient changer la donne) se font en général assez rapidement circonvenir par le clientélisme des élus, dont c'est la principale activité. Les nouveaux – qui occupent leur premier poste pour la plupart – ignorent largement le passé de l'université et peuvent croire se trouver dans un environnement universitaire ordinaire, à moins qu'ils n'en veuillent rien en savoir s'ils sont intéressés, eux aussi, au confort du gouvernement des apparences.

- Un deuxième type d'explication peut être sollicité pour compléter cette analyse par le "local" (approche de deuxième niveau). La nature humaine est ainsi faite que même si le chef est l'avant-dernier du lot – et que nul ne l'ignore – une sorte d'onction ou d'aura qui repose vraisemblablement sur notre besoin de protection tutélaire (sur notre nature de mammifères grégaires) fait qu'on va aussitôt à se mettre à saluer ce quidam comme un "élu" (c'est le mot) et que, par un effet de rétroaction, on se sente béni et de la dévotion qu'on lui porte et de la protection qu'on peut en attendre. De fait, on entend dans les réunions des : "le Président a dit…" voire : "le chef a dit…" ou : "le patron a dit…" (!) et il faut un temps d'accommodation pour réaliser qu'on est dans une formation de groupe où la vigilance intellectuelle est altérée (une manière de "déprivation analytique", comme on parle de déprivation sensorielle, et donc d'état modifié de conscience…), où la réflexion est de trop. L'autorité, quelle que soit son imposture, pétrifie, comme le montre l'étonnant "syndrome de Stockhom" quand on voit les victimes libérées d'une prise d'otage épouser la cause de leurs bourreaux. Il en résulte que critiquer les "chefs", quand bien même n'auraient-ils que cette onction de position (et que les nécessités de la survie qui agrègent les individus et refondent une morale ne soient pas en jeu), c'est comme se critiquer soi-même... La valeur évolutive du groupement s'exprimant de manière émotionnelle, il y a toujours de la mauvaise conscience à aller contre la majorité. Cette exception que vous n'avez pas choisie vous désigne à la suspicion majoritaire et cette défiance provoque presque nécessairement une sorte de culpabilité chez celui qui en est l'objet. Sans faire appel à la psychologie des groupes, il est aisé de comprendre que, par l'effet d'une histoire commune, celle des conditions particulières qui font la spécificité de l'histoire de l'université de la Réunion et des conditions "universelles" qui font les groupes, les phénomènes d'inter-connaissance, de camaraderie et de confraternité tempèrent les exigences d'objectivité, et qu'on peut être leurré par l'ambiance parfois bon enfant de tout cela. Allez ! on est tous sur le même bateau… Il y a bien dans les Conseils, je l'ai dit, des enseignants-chercheurs de qualité, mais quand le nombre fait loi et quand on estime – et c'est peut-être la sagesse – qu'on ne peut changer le cours des choses et qu'il est possible, malgré tout, ménager les intérêts de sa discipline ; qu'il n'y a vraiment pas lieu de se tourmenter puisque cette administration du quotidien fait le bonheur de quelques-uns et que, pour rien au monde on ne voudrait la place, alors, oui, l'appartenance à ce corps sans conscience vous souffle de faire "comme si"… Comment les types humains ici exposés auraient-ils pu prospérer s'ils n'avaient été représentatifs ? De l'indifférence générale, au moins.

- Un second phénomène de "contagion", ou d'émulation, me paraît devoir être signalé dans le prolongement de cette remarque. Dans l'environnement que je viens de décrire, le processus d'élection d'un des membres du groupe se conjugue avec un processus de dévalorisation des valeurs que je résumerais par la formule : "Si N. est Président d'université (ou Doyen), alors moi, je suis la reine d'Angleterre !…" Le dispositif de fermeture qui soude le groupe autour de son chef est, de surcroît, en l'espèce, une incitation à "faire son propre marché", puisque les valeurs n'en sont pas. Que tout ce que j'ai décrit (qui ne constitue qu'un florilège) ait été possible sans difficulté majeure démontre qu'il est possible de faire à peu près ce qu'on veut dans l'institution postcoloniale, pourvu qu'on soit "patron" ou "client". Si l'on considère l'exemple inverse (tout de même plus fréquent) où c'est le meilleur qui a été choisi : savoir ce collègue en place vous tire naturellement vers le haut. Avec cette inversion des honneurs qui a cours chez nous, tout est permis. Et, de fait, on s'est à peu près tout permis. L'effet de groupe et l'impunité donnent force de loi à ces dérives qui sont, aux yeux de leurs auteurs (il en est de bonne foi et certains ignorent à peu près tout du fonctionnement de l'université), "ce qui se fait partout". Dans le champ réglementaire de l'autonomie universitaire, la "loi" est ce que décident les Conseils ; dans la structure postcoloniale, ce que décident les Conseils se résume largement à ce que les types humains mobilisés dans ce simulacre jugent bon. Dans ce mode d'organisation, les évolutions ne peuvent venir, je l'ai noté, que de l'extérieur et… d'en haut.

On m'a souvent fait remarquer que les principaux protagonistes (et bénéficiaires) des plans que je dénonçais avaient en commun l'appartenance aux loges du cru et que les "affaires" en question s'expliquaient par une manière de "fraternelle" en action… J'ai noté qu'il n'était nullement besoin de faire appel à ce genre d'imputation et que le "phénomène de groupe" donnait les clés appropriées. Bien que la profession de foi d'un candidat à la présidence (1993) insiste sur le fait qu'il n'appartienne (lui) à aucune loge et que, selon un commentaire émanant du personnel administratif, c'est précisément (entre autres raisons) une telle appartenance qui, au moment du vote, en 2003, aurait contrarié le "grand dessein" auquel je faisais allusion plus haut – qu'il y ait donc là une question qui ne soit pas "hors sujet" : elle tombe, précisément, dans la discussion – il me semble que ce recours à l'occulte traduit d'abord l'impuissance de la raison à comprendre le réel. Cela étant, il n'est pas impossible que les ambitions dont j'ai fait état aient aussi trouvé moyen de parvenir à travers les confréries locales – dont ce n'est évidemment pas le propos. On peut concevoir, en effet, qu'à la faveur d'un phénomène bien connu en anthropologie (où l'on fait ses classes en apprenant à quoi servent les rites d'initiation) quand le processus d'intégration crée les conditions d'exercice d'une morale dans la morale, il y ait là des éléments "facilitants". Mais il faut rappeler (les propriétés de l'effet de groupe étant mon sujet) qu'il y a une solution de continuité entre l'effet de groupe et l'effet de secte. Une secte est un groupe bien particulier.

Car ce qui distingue ces confréries où l'on accède au terme d'une initiation, c'est la nature spécifique de cet accès. Un "grand maître" de passage à la Réunion déclarait au journal télévisé : "C'est une expérience incommunicable". Un lecteur de l'Express, à propos du livre Les frères invisibles, écrit : "Quant au secret initiatique, il est évoqué dans les ouvrages vendus en librairie, mais il n'est approchable que dans le for intérieur de chacun" (les italiques sont miennes). Ce qui distingue les sectes, en effet, ce n'est pas seulement l'empire d'un gourou, l'exploitation du travail, le prélèvement sur salaire ou la réduction de la complexité du monde à un "prêt-à-penser" partagé par les adeptes. C'est aussi, précisément, cette épreuve initiatique. Toute la question est de savoir si le processus sectaire n'est pas déjà enclenché par ce sociodrame qui fait fonction de marqueur psychique et qui se révèle être à la fois un processus d'intégration et d'exclusion : qui crée des autres en plaçant l'"élu" sur autre pied. Il y aura, désormais, "eux" et "nous". Le passage de l'étudiant Max Weber dans ces Burschenschaften, corporations d'étudiants où l'affiliation constituait un ticket d'entrée aux carrières futures et où se trouvaient mêlés des rites d'inspiration maçonnique et des rites beaucoup plus archaïques, permettrait de conclure par l'affirmative. Max Weber reçut, pendant son séjour à l'université d'Heidelberg, les Schmisse, ces balafres qu'il dissimulait sous une barbe, notant qu'il avait acquis dans ces circonstances des "automatismes comportementaux dont il a eu des difficultés à se libérer". L'analyse des initiations met en évidence, en effet, le caractère presque indélébile de ces stigmates. Parmi d'autres exemples, voici ce qu'en dit un ancien ayant quitté la confrérie, auteur d'un documentaire sur la franc-maçonnerie, apostat "mais [...] fidèle à cette chose fondatrice d'une vie". "Il m'arrive, raconte-t-il, certains lundis à 18 heures – c'était l'horaire de nos réunions – de ressentir une nostalgie intense de cette odeur de plastique, de mauvaise bouffe, de ces même mots qu'on prononce que l'on soit dans un immense chagrin ou dans un grand bonheur. Cette codification toujours la même quoi qu'il arrive, toujours à la même heure, c'était un peu comme une analyse." (Le Point du 29 janvier 2004) Le parallèle dit assez bien le côté émotionnel et irrationnel de l'affaire – et l'on comprend que l'enquêté n'ait pas d'autre comparaison que la psychanalyse à portée d'expérience pour marquer le caractère vital de cette assuétude – mais le domaine en cause est bien celui des rites archaïques qui font office de matrices identitaires (le "syndrome de Stockholm", évoqué plus haut, en relève vraisemblablement) dont les sociétés modernes et spécifiquement le droit démocratique tentent de s'émanciper. Ce phénomène est universel, sans doute, mais ce qui caractérise la démocratie, précisément, c'est son idéal d'égalité et son refus de la discrimination : son refus de reconnaître une différence ontologique entre les hommes.

Pendant la récente controverse sur le rôle supposé des loges en Grande-Bretagne (les juges britanniques doivent révéler leur éventuelle appartenance à une loge : quelques-uns le font et il n'existe pas de disposition réglementaire pour les y contraindre), un évêque anglican a eu cette remarque qui ne manque pas de sel : "Cela ne vaut vraiment pas la peine d'interdire les francs-maçons. Avec leurs rites ridicules, qui peut les prendre au sérieux ?" En effet (mais ce n'est pas ce que l'évêque voulait dire) : on peut difficilement se réclamer des Lumières et donner dans l'"incommunicable"… Une secte ? On y compte davantage de bourgeois (ou aspirants) qui ont les deux pieds sur terre (voire les quatre) que d'illuminés, composition qui n'est pas sans rappeler ce trait railleur d'un critique des romans d'André Malraux : "Il met le merveilleux à la portée des notaires"... La question de fond, au-delà des folklores, est celle du droit. "En ce qui concerne le fait que certains juges appartiennent à des loges, je trouve ça absolument anormal", déclare à la radio (France Inter, le 7 mars 2002) un juge que les "affaires" ont mis en vedette, décrivant un "système d'entraide parallèle à la société officielle", "dangereux pour la démocratie". L'article VI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (26 août 1789) énonce que la promotion des hommes doit se faire "sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". S'il est humain de se donner une importance qu'on n'a pas (ce qui est sans conséquence : la vanité étant la chose du monde la mieux partagée), le recours supposé à des solidarités occultes, exception à l'égalité démocratique, fait évidemment question. Ce qui distingue la démocratie, c'est la publicité de la loi et la glasnotz. Faire échec à l'arbitraire des puissants, à ces aristocrates dorophages, dévoreurs de présents, fustigés par Hésiode, et à la prétention de tout ce qui s'intronise "élu", c'est tout un. En démocratie, le rapport (éventuel) à la transcendance est vertical, privé, il n'entraîne aucune conséquence horizontale : sur les autres hommes. Contrairement au rituel à quatre sous moqué par l'évêque... (une hiérarchie de clampins, convaincus d'être des foudres de guerre maintenant qu'ils ont reçu – ou donné – l'onction, voilà pourtant qui n'est pas rien Monseigneur !) Mais, encore une fois, imaginer une confrérie d'intrigants qui, insatisfaits de la situation que leur vaut leur médiocrité individuelle et désireux d'être plus que ce qu'ils sont, complotent secrètement pour se pousser à l'université, cela s'appelle prendre l'effet (dont je ne sous-estime pas la réalité) pour la cause. Cela dispense à la fois d'avoir à réfléchir aux conditions historiques et sociales et d'avoir à peser sur les choses.

Nous avons récemment vu circuler dans nos boîtes à lettres une feuille volante anonyme portant, en gros caractères, cette citation (approximative) de Fénelon : "La patrie du cochon est là partout où il y a des glands" [sic pour : "du gland" – cette citation est extraite du Dialogue des morts - 1715]. Je ne sais quels "glands" visait cette référence cultivée, mais il serait certainement excessif, et j'ai peut-être alimenté cet excès, d'incriminer ceux qui se sont tenus à l'écart : le métier d'enseignant-chercheur est tout sauf "politique" et l'"engagement" dont j'ai fait preuve est circonstanciel. Comme les pays heureux, l'universitaire ordinaire n'a pas d'histoire. Il glisse, sans vagues, de l'amont à l'aval de la carrière, franchissant au fur et à mesure de sa descente du fleuve de la vie les écluses ascendantes de la notabilité et les échelons de la grille des salaires. Alors ? Ces prises de position n'ont-elles pas nui à l'institution à laquelle j'appartiens ? Il est sûr que, statistiquement au moins, j'ai eu tort et, comme je l'ai noté en préambule, ayant davantage dérangé que mobilisé, je n'ai strictement rien empêché des plans dont je voyais ou prévoyais la mise en œuvre. Ai-je manqué à la charité – ou bien ai-je fait ce à quoi oblige l'appartenance à la communauté scientifique et à ma propre discipline ? C'est la répétition ou l'addition d'actes congruents qui manifestent une nécessité (ou un destin) en développement, et c'est cette nécessité qui fait sens. Dès qu'on voit le sens, l'acteur et l'acte deviennent transparents et passent à l'arrière-plan. Il n'y a science que du général et d'existence que du particulier, dit l'adage aristotélicien. Ce souci du général tire cette chronique, je l'espère, de la poix (de la poisse) qui lui a donné lieu... J'aurais préféré être le Joinville (!) d'autres hiérarques et d'une autre "hiérarchie". Un collègue à qui j'ai fait lire cette présentation a jugé que je m'étais "donné beaucoup de mal pour trouver des excuses à d'authentiques crapules". Oui et non. Oui, mes explications sont, sans doute, trop souvent "laborieuses" et ont aussi pour objet de couvrir la crudité des situations – et mon propre dénuement ; oui, j'ai cherché, sans qualifier l'évidence, le sens générique derrière les actes individuels ; non, car je suis convaincu qu'on ne peut comprendre qu'à la condition de prendre du recul, sans oblitérer ni exagérer le trait. Rien n'est laid si l'on trouve l'essence, si l'on comprend ce qui tient l'homme debout, disait le philosophe Alain. En l'espèce, j'y ai insisté, c'est la structure et ce sont les rôles qui doivent retenir l'attention, les personnes, enfantées (et largement exonérées) par le scénario, ne faisant souvent que remplir l'habit – même s'il faut bien reconnaître que certaines interprétations resteront inégalées...

Aspice, respice, prospice

La Départementalisation des anciennes colonies de peuplement a ainsi engendré un certain nombre de spécificités dont on ne peut faire l'économie quand on cherche à comprendre le présent :
- Des institutions à l'identique, nécessairement, à celle de la métropole ;
- Un personnel, nécessairement importé (dans un premier temps au moins), pour en assurer le fonctionnement ;
- Un cadre administratif qui associe des métropolitains qui ne sont pas tous des premiers de la classe (en vertu du déterminisme sociologique et économique qui rend compte de la carrière dans les DOM) et des locaux qui aspirent (légitimement) à occuper les postes (les "instructeurs" étant, le plus souvent, eux, des "fonctionnaires de passage", selon une expression des Leblond qui a fait florès : ils regagnent la métropole ou sont soumis à la règle de la rotation – pour les hauts fonctionnaires et les membres de certains corps) ;
- Un mariage de nécessité, par conséquent, souvent conflictuel et parfois complice, entre une compétence qui se justifie de son importation (quoi qu'il en soit) et une légitimité qui se réclame du droit au sol (complice, quand l'épreuve du réel fait défaut, comme à l'université ; conflictuel, quand la loi interdit une "entente" des parties : ainsi, quand le "droit au sol" transgresse la loi républicaine et que les politiques sont mis en examen - doc).
[Je me permets de renvoyer, ici, à un passage de "Vingt ans après" (doc) : “Le Mémorial de la Réunion, édité en 1979, diagnostique : "L’augmentation du nombre des fonctionnaires métropolitains, et le système départemental qui les fait "tourner" au bout de quelques années aura des conséquences psychologiques assez malheureuses : les Réunionnais n’accepteront pas toujours très bien ces "z’oreils" dont la qualité professionnelle n’est pas toujours des meilleures, et qui se trouvent promus à des fonctions dépassant parfois leurs compétences (...) Comme en outre leurs salaires et conditions matérielles en général sont meilleures que ceux de leurs homologues du pays, cette situation portera en germe des conflits sociaux futurs". Car, malgré l’environnement républicain, supposé administrer l’égalité des chances, Noirs et Blancs, Réunionnais et Zoreils continuent une confrontation, sourde ou publique, nourrie par un sentiment élémentaire de souveraineté déniée et un racisme diffus. "Il y a de l’indécence, pouvait-on lire dans Témoignages du 2 août 1960 (c'est l'époque où l'on organise le départ de travailleurs réunionnais vers la métropole), au moment où les métropolitains envahissent notre pays, en touchant des sommes scandaleuses, pour y occuper tous les postes, y compris ceux d’exécution, à préconiser l’exportation des Réunionnais devenus en somme indésirables dans leur pays...”]
Ces facteurs expliquent, sans autre forme de procès et sans qu'il soit besoin d'accuser, que l'université de la Réunion, comme le Couteau sans lame de Georg Christoph Lichtenberg (qui, pour mémoire, est aussi dépourvu de manche), soit, pour le moins – l'échololalie des discours et l'échopraxie des poses ne devant pas faire illusion –, une exception taxinomique et qu'aient pu y prospérer, naturellement et nécessairement, les pratiques ici décrites.

Je rappellerai, pour conclure ces éléments d'analyse dans le souci du présent immédiat et apporter, si faire se peut, une pierre d'appoint pour l'avenir, ce qui me paraît être la principale contradiction de l'université de la Réunion : on ne peut à la fois et avec les mêmes moyens servir les fins de la formation permanente et celles de la recherche scientifique, corriger les injustices de l'histoire et promouvoir la production universitaire, faire de la recherche et de la politique. Que la situation de l'éducation à la Réunion soit particulièrement critique (je la résumerai d'une déclaration faite au Sénat par un élu réunionnais, en mai 2003 : "Il y a [à la Réunion] 300 000 personnes [sur 650 000 habitants] relevant de la CMU, 100 000 chômeurs, 100 000 illettrés, 67 000 foyers, soit 165 000 personnes, au RMI"), c'est une douloureuse réalité que la magie du verbe n'efface pas. Avoir créé "trente D.U.", comme s'en flatte un président, cela caresse sans doute les politiques dans le sens de l'électorat, mais ne crée ni savoir ni emploi. La science et la politique sont d'évidence deux activités aux antipodes l'une de l'autre. Le politique fait comme si et fait accroire, le scientifique, lui, ne peut pas se satisfaire d'apparences. L'aventure de la science, c'est justement l'histoire, par-delà les siècles et les frontières, de cette communauté d'hommes qui se soumettent à la loi du réel et se donnent pour règle de ne pas prendre leurs désirs pour la réalité. Imaginer qu'on peut faire l'universitaire avec de bons sentiments est une illusion. Donner la priorité à la formation permanente, c'est condamner les meilleurs des étudiants réunionnais à s'expatrier – ce qu'ils font déjà, certes – et cela revient à écrire LEP au fronton de l'université de la Réunion (et signifier l'impasse par ce sigle, hélas, synonyme d'échec : 64 cas de grossesses précoces en une année scolaire au lycée professionnel de Vue Belle – surnommé le "Lycée 9 mois" par ses usagers) ou à transformer celle-ci en une sorte de garderie sociale. Les étudiants Réunionnais méritent évidemment les mêmes formateurs et les mêmes diplômes que les étudiants métropolitains, et non pas des simulacres et des feuilles de tôle. Le bilan “décevant” visé par la remontrance ministérielle s'explique aussi par cette confusion. Quant à l'avenir, le phénomène de reproduction sociale et de naturalisation du droit ici décrit fermant pour longtemps les échappées vers la lumière, il s'écoulera au moins une génération avant que la structure postcoloniale cesse de produire ses effets : quand de jeunes réunionnais formés à l'éthique de la science seront en mesure de neutraliser les séquelles de ces recrutements pied de riz, symptomatiques de la "première couche de peuplement" universitaire, et de faire pièce au droit au sol exploité par leurs aînés – ces deux données constitutives de l'atavisme qui condamne tout changement. Alors, l'université de la Réunion sera en mesure de remplir ses "objectifs prioritaires" : "réaliser une recherche de niveau comparable à celui de n'importe quelle université métropolitaine de même taille” et “renforcer sa position en tant que partenaire au service du développement régional, dans l'océan Indien”.

Envoi : un Doctorat honoris coco causa

J'espère ne pas avoir été trop pesant – ni trop partial – dans cette présentation où j'ai quelque peu mélangé les genres. La réalité dépassant souvent l'imagination, celle-ci me fournit le bouquet final approprié, une apothéose digne d'Ubu colonial (1900) d'Ambroise Vollard, auteur réunionnais, plus connu en tant que collectionneur et marchand d'art (à qui le musée Léon Dierx doit beaucoup – par son frère Lucien). Lors de la célébration du cent cinquantième anniversaire de l'abolition, j'ai eu la visite, dans la salle de lecture de la bibliothèque, du conservateur : les Services centraux de l'université lui ont demandé de réunir des informations sur le Doctorat honoris causa, et il peine à trouver les documents pertinents. J'ai immédiatement compris ce qui avait germé dans l'esprit fécond de nos notables de comédie, dont le génie pour la parade est sans bornes. Et imaginé le pire. Le pire est advenu. L'université de la Réunion aura bientôt vingt ans, en effet, et quoi qu'il en soit des évaluations officielles (et officieuses), il faut fêter cela avec panache… Quiconque a quelque teinture de culture générale sait que le doctorat honoris causa est un titre honorifique, comme son nom l'indique, décerné à d'éminentes personnalités, n'appartenant généralement pas au monde universitaire, par les plus vénérables et les plus prestigieuses universités : Oxford, la Sorbonne, Florence, Barcelone… Je me suis donc demandé qui allait être la première victime de ce doctorat honoris coco causa. J'avais assez bien vu. Au pluriel près…


Affiche de l'exposition consacrée à la collection d'Ambroise Vollard, auteur d'Ubu colonial,
au Musée d'Orsay à Paris, le 15 juin 2007
(AFP/JOËL SAGET)

Fin de la note introductive

Plan de la page :

1ère partie
- Présentation
- 1°) Plans de carrière : la Réunion "pied de riz"
- 2°) Tous les chats sont gris

2ième partie
- 3°) Le droit au sol
- 4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"
- Coda : Fatti non foste a viver come bruti...
- Aspice, respice, prospice
- Envoi : un Doctorat honoris coco causa

présentation thématique
liste chronologique




Rechercher dans :
http://www.AnthropologieEnLigne.com