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Au courrier des lecteurs
du QUOTIDIEN
Dans un dialogue de Platon intitulé le Phèdre, il y a une discussion sur les mérites respectifs de lécrit et de la parole. Lécrit, est-il argumenté, est comme un enfant qui parle hors la présence de son père : son auteur nest pas là, en effet, pour redresser une éventuelle erreur dinterprétation du lecteur. Si donc lon retenait des extraits de ma correspondance publiés dans larticle, très professionnel, du Quotidien du 5 novembre touchant la crise de luniversité, que tout est mauvais à la Faculté des Lettres, ce serait certainement une erreur. La majorité des enseignants-chercheurs y font leur travail avec la conscience et la compétence requises et nombre tiennent leur rang dans la recherche nationale et internationale. Les extraits en cause, qui visent des dérapages caractérisés, rendent peut-être encore plus étonnante une crise dont luniversité ne laisse rien paraître. Je voudrais donc mettre en situation ces prises de position (je ne suis dailleurs pas à linitiative de cette prise de parole publique : je me trouve avoir dexcellents collègues qui, estimant sans doute que ce que jécris nest pas totalement dénué de sens, font collection de cette correspondance interne) et présenter ici une brève analyse de ce que je crois être les causes de la crise, qui est dabord une crise de croissance. La critique systématique étant aussi sotte quinefficace, il nest nullement question denglober dans la dénonciation de dérives bien réelles ceux qui, de bonne foi, se sont dévoués au développement de luniversité.
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Luniversité de la Réunion a eu à faire face à deux défis dont la solution engage en réalité des moyens qui nont que peu en commun :
- une multiplication rapide et considérable du nombre des étudiants (qui culminera en 2015 : cest une spécificité réunionnaise puisque le nombre des étudiants a commencé à baisser en métropole)
- et la délivrance de diplômes nationalement habilités, cest-à-dire fondés sur un enseignement dispensé par des enseignants-chercheurs qui sont statutairement tenus de participer, et ce au plus haut niveau, à lavancement de leur discipline.
On aimerait quil en soit autrement, mais les impératifs de la formation de masse, qui ont largement pesé sur le développement de luniversité, se révèlent difficilement conciliables avec ceux de la production dexcellence. En voulant traiter, souvent de bonne foi, ces deux problèmes distincts avec des moyens identiques, on risque de manquer, si lon me passe lexpression, les deux lièvres que lon poursuit. Luniversité laisse en effet lexpérience de léchec (75 % en première année) à ceux qui ne sont pas préparés à ses enseignements et, lorsquelle tente dajuster loffre à la demande et daccommoder le formel au réel en proposant des formations ou des diplômes plus proches du terrain, elle risque aussi de leurrer les reçus avec ses diplômes adaptés.
Ces problèmes ne sont évidemment pas propres à luniversité de la Réunion. Le journal le Monde daté de ce jour, 13 novembre, présente précisément un point de vue du président de luniversité de Nanterre, démissionnaire, exposant cette difficulté à assurer à la fois une formation de masse et une recherche de haut niveau... Mais labsence de toute tradition universitaire et les conditions de formation de luniversité - léloignement de la métropole, aujourdhui tempéré par labaissement du coût des billets davion, a lourdement pesé sur les recrutements - ont multiplié, chez nous, les effets de ce que jai appelé ailleurs le syndrome de larmée coloniale des Indes. Le meilleur argument pour venir enseigner à la Réunion ayant trop souvent été celui de sy trouver déjà. Les premières élections auxquelles jai assisté, en 1993, se sont ainsi déroulées, à mon grand étonnement, sans campagne, sans assemblée générale, sans programme et... sans candidats : ceux-ci sétant déclarés le jour même de lélection, sur une liste unique. En réalité, on le devine, toute les fonctions électives avaient déjà été partagées entre les enseignants en place. Une autre conséquence manifeste de cette absence de tradition sexprime dans la conception des fonctions représentatives quon peut observer ici. Un Doyen ou un Président duniversité nest habituellement pas un enseignant-chercheur qui change de profession. Il est élu par ses pairs, le plus souvent sans briguer ce mandat, en raison de son crédit scientifique et de cette capacité à représenter, par là, son établissement. Il retourne dailleurs à ses recherches son mandat achevé. Lorsque jétais étudiant à [...], je faisais office de grouillot pour le Doyen [...] et je peux dire que ce philosophe, qui aurait le Nobel sil existait un Nobel de philosophie, continuait à écrire livres et articles, et à préparer ses cours. Si, chez nous, doyens et présidents ont des horaires de petits patrons, cest quils font un travail qui nest pas le leur. Ce quun audit administratif révélerait immédiatement.
Derrière tout cela, et fondamentalement, il y a, ou une méconnaissance ou une minoration des principes de lévaluation scientifique. Encore faut-il prendre soin, ce qui napparaît pas dans les extraits cités, de ne pas englober toutes les filières dans cette critique : Si la Faculté de Droit et de Sciences économiques a réussi à préserver la qualité de ses diplômes, cest parce que le verrou de lagrégation, dans ces disciplines, est dune particulière efficacité : on ny devient pas professeur par un simple concours de circonstances. Si le département de Lettres modernes, par exemple, est dexcellent niveau, cest parce que le responsable des recrutements a fait preuve de lintransigeance nécessaire.
Il est dit dans larticle du Quotidien que jai la dent dure. Cette appréciation, qui paraît se justifier à la lecture de ma correspondance, méconnaît en réalité les principes de lévaluation scientifique qui nont rien à voir avec ceux de la charité. Cest un peu comme si, toutes choses égales dailleurs, on confiait les commandes dun 747 à un commandant de bord qui aurait obtenu son diplôme, non pas dabord en raison de ses capacités techniques, mais parce quil est père de famille nombreuse ou bon camarade. Cest loccasion de rappeler à quelles règles obéit le recrutement des universitaires.
Lorsquun poste est mis au concours (toujours par la voie officielle) peuvent postuler les titulaires des titres requis (la thèse de doctorat étant la condition minimale). Pour lessentiel, en fait, le classement seffectue, la thèse étant un pré-requis, sur les publications des candidats dans des revues scientifiques, dites à comité de lecture (les articles retenus sont évalués par au moins deux spécialistes qui rendent leur jugement sous le sceau de la confidentialité) qui constituent les véritables titres qui permettent de départager les candidats. Pourquoi ? parce les jurys sont à la recherche de critères objectifs et de jugements indépendants. Une règle de lévaluation étant quon ne peut évidemment être juge et partie, ceci exclut à peu près toutes les autres publications (qui rentrent alors dans la catégorie de lauto-évaluation et de lauto-publication). Je vais illustrer cela dun exemple qui vient de tomber dans ma boite à lettres. Jai reçu dun organisme dévaluation canadien une demande dexpertise qui doit départager plusieurs équipes universitaires. Cet exercice, à la fois banal et redoutable (il y a ici 80.000 dollars à la clé), na évidemment de sens que dans la mesure où il est possible de mettre en uvre des critères dévaluation objectifs.
Un enseignant-chercheur est donc rétribué pour faire de la recherche et de la pédagogie et cela lui laisse peu de temps pour faire autre chose. Chaque fois quon fait passer au second plan les critères scientifiques, on déclenche une cascade de conséquences presque aussi nécessaires quimparables. Si le Doyen nest pas élu sur sa représentativité scientifique, mais sur son entregent par exemple, il se révélera inapte ou indifférent à remplir le seul rôle qui est le sien : celui dêtre le garant de la légalité des actes administratifs qui commandent les orientations pédagogiques et scientifiques de la Faculté. Supposons ainsi - pur produit de mon imagination - un enseignant-chercheur qui nourrirait des ambitions administratives et qui passerait, lui, lessentiel de sa journée à serrer des mains et à faire des ronds de jambe. Loccupation de ses collègues - et linexpérience des autres - lui laisserait le champ à peu près libre. Un clientélisme bien compris lui commanderait, par exemple et entre autres stratégies, de se poser comme le protecteur du personnel IATOS, puisque, à luniversité de la Réunion (cest la règle à la Faculté des Lettres), celui-ci vote sur la pertinence pédagogique et scientifique des projets (!) et, se rengorgeant dans les conseils de ce crédit, largement imaginaire, de se faire le garant de la paix sociale (sic) après avoir agité le spectre du désordre, aiguillonnant ainsi, tel la mouche du coche, et la base et le sommet...
Un arrêt du Conseil dEtat, rendu le 9 juillet de cette année, vient de rappeler, contre cette confusion des compétences, que les professeurs, investis de responsabilités uniques et spécifiques (conception des programmes, coordination des équipes pédagogiques, orientations scientifiques) devaient disposer dune représentation propre et authentique et ne pouvaient voir leur suffrage assimilé à dautres. Cet arrêt, qui annule le décret du 18 janvier 1985 déterminant la représentation des personnels dans les collèges des trois conseils (ce qui rend caduques toutes les décisions prises en infraction à cette règle de représentation), éclaire dun jour dautant plus critique la situation réunionnaise où la confusion des rôles et des statuts est, ignorance ou démagogie, passée dans les usages.
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Les prochaines élections, qui se dérouleront ce 20 novembre, peuvent-elles corriger cette situation ? On peut lespérer, mais il est permis den douter. Sans doute faut-il noter, par rapport aux précédentes élections, un progrès certain puisque cette année, une liste de type mandarinal (sans mandarins) et dite novatrice est apparue avant les élections. Mais quel renouveau attendre de ceux qui se sont déjà partagé les fonctions, se succédant à eux-mêmes depuis lorigine et cumulant sans vergogne les mandats (lun deux déclarant avoir été en charge de sept mandats simultanés, IUFM compris) ? Lhabileté de cette liste présentée comme celle des 4 vice-présidents, aucun débat contradictoire nayant eu lieu cest, comme au poker-menteur, de sortir ses grosses cartes pour faire savoir que lélection est déjà faite et quil est plus sage de se rallier à lautorité que de demander à voir. Il est bien possible, dailleurs, je nen sais rien, quen Sciences et en Droit il existe un réel consensus - auquel cas, en effet, pourquoi plusieurs listes, si le principe du partage préalable, quoique peu démocratique, satisfait tout le monde ? Mais ce nest nullement le cas à la Faculté des Lettres. On sait que linspirateur de cette liste est un enseignant de la Faculté des Lettres qui, dit-on, fait déjà campagne - il faut se pincer pour le croire - pour la prochaine élection à la présidence de luniversité ! Sa performance consistant ici à esquiver les problèmes bien réels de la Faculté des Lettres derrière lautorité de collègues des deux autres Facultés qui en ignorent tout et qui sont, sans le savoir, les cautions dun autre plan de bataille...
Nayant aucune ambition administrative - je préfère de beaucoup les études et la sérénité qui convient à lhygiène mentale du chercheur -, je resterais sagement dans mon coin si limage de la Faculté nengageait finalement tous ses enseignants-chercheurs. Certains se sont inquiétés, et notamment des étudiants, des risques que je prenais en montant [ainsi] au créneau, pour reprendre lexpression du Quotidien. En affirmant la primauté des critères scientifiques sur tous les autres, et sans faire dintégrisme ou délitisme mal placé, je ne fais en réalité, indirectement, que mon travail denseignant-chercheur, bénéficiant statutairement, selon les termes de larrêt du Conseil dEtat cité plus haut, dune pleine indépendance et dune entière liberté dexpression. Que pourrais-je redouter ? Mes murs sont ordinaires. Je passe le plus clair de mon temps à faire ce pour quoi je suis payé (ce qui est assez banal). Je nentretiens pas de danseuse (si, mais cest ma fille qui est petit rat à lOpéra de Paris) et je nattends aucune promotion. Ce débat, qui engage lavenir de luniversité de la Réunion, ne repose pas sur un conflit de personnes. On peut même, aurait dit Pierre Dac, serrer des mains dont on ne partage pas les idées. Mais il est des circonstances où labstention vaut consentement.
B. C.
professeur des universités
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