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anthropologie du droit
ethnographie malgache

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après

2- Barreaux (en construction)
architecture créole

3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)

4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)

5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)

6- Ethnographie d'une institution postcoloniale...


introduction : éléments d'analyse
présentation thématique
liste chronologique

Lettre ouverte...



le 14 novembre 1997


Au courrier des lecteurs
du QUOTIDIEN


Dans un dialogue de Platon intitulé le Phèdre, il y a une discussion sur les mérites respectifs de l’écrit et de la parole. L’écrit, est-il argumenté, est comme un enfant qui parle hors la présence de son père : son auteur n’est pas là, en effet, pour redresser une éventuelle erreur d’interprétation du lecteur. Si donc l’on retenait des extraits de ma correspondance publiés dans l’article, très professionnel, du Quotidien du 5 novembre touchant la crise de l’université, que tout est mauvais à la Faculté des Lettres, ce serait certainement une erreur. La majorité des enseignants-chercheurs y font leur travail avec la conscience et la compétence requises et nombre tiennent leur rang dans la recherche nationale et internationale. Les extraits en cause, qui visent des dérapages caractérisés, rendent peut-être encore plus étonnante une crise dont l’université ne laisse rien paraître. Je voudrais donc mettre en situation ces prises de position (je ne suis d’ailleurs pas à l’initiative de cette prise de parole publique : je me trouve avoir d’excellents collègues qui, estimant sans doute que ce que j’écris n’est pas totalement dénué de sens, font collection de cette correspondance interne) et présenter ici une brève analyse de ce que je crois être les causes de la “crise”, qui est d’abord une crise de croissance. La critique systématique étant aussi sotte qu’inefficace, il n’est nullement question d’englober dans la dénonciation de dérives bien réelles ceux qui, de bonne foi, se sont dévoués au développement de l’université.

*

L’université de la Réunion a eu à faire face à deux défis dont la solution engage en réalité des moyens qui n’ont que peu en commun :
- une multiplication rapide et considérable du nombre des étudiants (qui culminera en 2015 : c’est une spécificité réunionnaise puisque le nombre des étudiants a commencé à baisser en métropole)
- et la délivrance de diplômes nationalement habilités, c’est-à-dire fondés sur un enseignement dispensé par des enseignants-chercheurs qui sont statutairement tenus de participer, et ce au plus haut niveau, à l’avancement de leur discipline.
On aimerait qu’il en soit autrement, mais les impératifs de la formation de masse, qui ont largement pesé sur le développement de l’université, se révèlent difficilement conciliables avec ceux de la production d’excellence. En voulant traiter, souvent de bonne foi, ces deux problèmes distincts avec des moyens identiques, on risque de manquer, si l’on me passe l’expression, les deux lièvres que l’on poursuit. L’université laisse en effet l’expérience de l’échec (75 % en première année) à ceux qui ne sont pas préparés à ses enseignements et, lorsqu’elle tente d’ajuster l’offre à la demande et d’accommoder le formel au réel en proposant des formations ou des diplômes plus proches du terrain, elle risque aussi de leurrer les reçus avec ses diplômes adaptés.

Ces problèmes ne sont évidemment pas propres à l’université de la Réunion. Le journal le Monde daté de ce jour, 13 novembre, présente précisément un point de vue du président de l’université de Nanterre, démissionnaire, exposant cette difficulté à assurer à la fois une formation de masse et une recherche de haut niveau... Mais l’absence de toute tradition universitaire et les conditions de formation de l’université - l’éloignement de la métropole, aujourd’hui tempéré par l’abaissement du coût des billets d’avion, a lourdement pesé sur les recrutements - ont multiplié, chez nous, les effets de ce que j’ai appelé ailleurs le “syndrome de l’armée coloniale des Indes”. Le meilleur argument pour venir enseigner à la Réunion ayant trop souvent été celui de s’y trouver déjà. Les premières élections auxquelles j’ai assisté, en 1993, se sont ainsi déroulées, à mon grand étonnement, sans campagne, sans assemblée générale, sans programme et... sans candidats : ceux-ci s’étant déclarés le jour même de l’élection, sur une liste unique. En réalité, on le devine, toute les fonctions électives avaient déjà été partagées entre les enseignants en place. Une autre conséquence manifeste de cette absence de tradition s’exprime dans la conception des fonctions représentatives qu’on peut observer ici. Un Doyen ou un Président d’université n’est habituellement pas un enseignant-chercheur qui change de profession. Il est élu par ses pairs, le plus souvent sans briguer ce mandat, en raison de son crédit scientifique et de cette capacité à représenter, par là, son établissement. Il retourne d’ailleurs à ses recherches son mandat achevé. Lorsque j’étais étudiant à [...], je faisais office de grouillot pour le Doyen [...] et je peux dire que ce philosophe, qui aurait le Nobel s’il existait un Nobel de philosophie, continuait à écrire livres et articles, et à préparer ses cours. Si, chez nous, doyens et présidents ont des horaires de petits patrons, c’est qu’ils font un travail qui n’est pas le leur. Ce qu’un audit administratif révélerait immédiatement.

Derrière tout cela, et fondamentalement, il y a, ou une méconnaissance ou une minoration des principes de l’évaluation scientifique. Encore faut-il prendre soin, ce qui n’apparaît pas dans les extraits cités, de ne pas englober toutes les filières dans cette critique : Si la Faculté de Droit et de Sciences économiques a réussi à préserver la qualité de ses diplômes, c’est parce que le verrou de l’agrégation, dans ces disciplines, est d’une particulière efficacité : on n’y devient pas professeur par un simple concours de circonstances. Si le département de Lettres modernes, par exemple, est d’excellent niveau, c’est parce que le responsable des recrutements a fait preuve de l’intransigeance nécessaire.

Il est dit dans l’article du Quotidien que j’ai “la dent dure”. Cette appréciation, qui paraît se justifier à la lecture de ma correspondance, méconnaît en réalité les principes de l’évaluation scientifique qui n’ont rien à voir avec ceux de la charité. C’est un peu comme si, toutes choses égales d’ailleurs, on confiait les commandes d’un 747 à un commandant de bord qui aurait obtenu son diplôme, non pas d’abord en raison de ses capacités techniques, mais parce qu’il est père de famille nombreuse ou bon camarade. C’est l’occasion de rappeler à quelles règles obéit le recrutement des universitaires.

Lorsqu’un poste est mis au concours (toujours par la voie officielle) peuvent postuler les titulaires des titres requis (la thèse de doctorat étant la condition minimale). Pour l’essentiel, en fait, le classement s’effectue, la thèse étant un pré-requis, sur les publications des candidats dans des revues scientifiques, dites à comité de lecture (les articles retenus sont évalués par au moins deux spécialistes qui rendent leur jugement sous le sceau de la confidentialité) qui constituent les véritables titres qui permettent de départager les candidats. Pourquoi ? parce les jurys sont à la recherche de critères objectifs et de jugements indépendants. Une règle de l’évaluation étant qu’on ne peut évidemment être juge et partie, ceci exclut à peu près toutes les autres publications (qui rentrent alors dans la catégorie de l’auto-évaluation et de l’auto-publication). Je vais illustrer cela d’un exemple qui vient de tomber dans ma boite à lettres. J’ai reçu d’un organisme d’évaluation canadien une demande d’expertise qui doit départager plusieurs équipes universitaires. Cet exercice, à la fois banal et redoutable (il y a ici 80.000 dollars à la clé), n’a évidemment de sens que dans la mesure où il est possible de mettre en œuvre des critères d’évaluation objectifs.

Un enseignant-chercheur est donc rétribué pour faire de la recherche et de la pédagogie et cela lui laisse peu de temps pour faire autre chose. Chaque fois qu’on fait passer au second plan les critères scientifiques, on déclenche une cascade de conséquences presque aussi nécessaires qu’imparables. Si le Doyen n’est pas élu sur sa représentativité scientifique, mais sur son entregent par exemple, il se révélera inapte ou indifférent à remplir le seul rôle qui est le sien : celui d’être le garant de la légalité des actes administratifs qui commandent les orientations pédagogiques et scientifiques de la Faculté. Supposons ainsi - pur produit de mon imagination - un enseignant-chercheur qui nourrirait des ambitions administratives et qui passerait, lui, l’essentiel de sa journée à serrer des mains et à faire des ronds de jambe. L’occupation de ses collègues - et l’inexpérience des autres - lui laisserait le champ à peu près libre. Un clientélisme bien compris lui commanderait, par exemple et entre autres stratégies, de se poser comme le protecteur du personnel IATOS, puisque, à l’université de la Réunion (c’est la règle à la Faculté des Lettres), celui-ci vote sur la pertinence pédagogique et scientifique des projets (!) et, se rengorgeant dans les conseils de ce crédit, largement imaginaire, de se faire le garant de la “paix sociale” (sic) après avoir agité le spectre du désordre, aiguillonnant ainsi, tel la mouche du coche, et la base et le sommet...

Un arrêt du Conseil d’Etat, rendu le 9 juillet de cette année, vient de rappeler, contre cette confusion des compétences, que les professeurs, investis de responsabilités uniques et spécifiques (conception des programmes, coordination des équipes pédagogiques, orientations scientifiques) devaient disposer d’une “représentation propre et authentique” et ne pouvaient voir leur suffrage assimilé à d’autres. Cet arrêt, qui annule le décret du 18 janvier 1985 déterminant la représentation des personnels dans les collèges des trois conseils (ce qui rend caduques toutes les décisions prises en infraction à cette règle de représentation), éclaire d’un jour d’autant plus critique la situation réunionnaise où la confusion des rôles et des statuts est, ignorance ou démagogie, passée dans les usages.


*


Les prochaines élections, qui se dérouleront ce 20 novembre, peuvent-elles corriger cette situation ? On peut l’espérer, mais il est permis d’en douter. Sans doute faut-il noter, par rapport aux précédentes élections, un progrès certain puisque cette année, une liste de type mandarinal (sans mandarins) et dite “novatrice” est apparue avant les élections. Mais quel renouveau attendre de ceux qui se sont déjà partagé les fonctions, se succédant à eux-mêmes depuis l’origine et cumulant sans vergogne les mandats (l’un d’eux déclarant avoir été en charge de sept mandats simultanés, IUFM compris) ? L’habileté de cette liste présentée comme celle “des 4 vice-présidents”, aucun débat contradictoire n’ayant eu lieu c’est, comme au poker-menteur, de sortir ses grosses cartes pour faire savoir que l’élection est déjà faite et qu’il est plus sage de se rallier à l’autorité que de demander à voir. Il est bien possible, d’ailleurs, je n’en sais rien, qu’en Sciences et en Droit il existe un réel consensus - auquel cas, en effet, pourquoi plusieurs listes, si le principe du partage préalable, quoique peu démocratique, satisfait tout le monde ? Mais ce n’est nullement le cas à la Faculté des Lettres. On sait que l’inspirateur de cette liste est un enseignant de la Faculté des Lettres qui, dit-on, fait déjà campagne - il faut se pincer pour le croire - pour la prochaine élection à la présidence de l’université ! Sa performance consistant ici à esquiver les problèmes bien réels de la Faculté des Lettres derrière l’autorité de collègues des deux autres Facultés qui en ignorent tout et qui sont, sans le savoir, les cautions d’un autre plan de bataille...

N’ayant aucune ambition administrative - je préfère de beaucoup les études et la sérénité qui convient à l’hygiène mentale du chercheur -, je resterais sagement dans mon coin si l’image de la Faculté n’engageait finalement tous ses enseignants-chercheurs. Certains se sont inquiétés, et notamment des étudiants, des “risques” que je prenais en “montant [ainsi] au créneau”, pour reprendre l’expression du Quotidien. En affirmant la primauté des critères scientifiques sur tous les autres, et sans faire d’intégrisme ou d’élitisme mal placé, je ne fais en réalité, indirectement, que mon travail d’enseignant-chercheur, bénéficiant statutairement, selon les termes de l’arrêt du Conseil d’Etat cité plus haut, d’“une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression”. Que pourrais-je redouter ? Mes mœurs sont ordinaires. Je passe le plus clair de mon temps à faire ce pour quoi je suis payé (ce qui est assez banal). Je n’entretiens pas de danseuse (si, mais c’est ma fille qui est petit rat à l’Opéra de Paris) et je n’attends aucune promotion. Ce débat, qui engage l’avenir de l’université de la Réunion, ne repose pas sur un conflit de personnes. On peut même, aurait dit Pierre Dac, serrer des mains dont on ne partage pas les idées. Mais il est des circonstances où l’abstention vaut consentement.


B. C.
professeur des universités


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