|
Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion
(1991-2003 – avec quelques écarts)
Introduction : éléments d'analyse
1ère partie
Plan de la page :
1ère partie
- Présentation
- 1°) Plans de carrière : la Réunion "pied de riz"
- 2°) Tous les chats sont gris
2ième partie
- 3°) Le droit au sol
- 4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"
- Coda : Fatti non foste a viver come bruti...
- Aspice, respice, prospice
- Envoi : un Doctorat honoris coco causa
“Celui qui voudra s'en tenir au présent, à l'actuel, ne comprendra pas l'actuel.”
(Jules Michelet, Le peuple, 1846)
41. Ainsi l'historien doit-il être dénué de crainte, incorruptible, indépendant, ami de la franchise et de la vérité, appelant, comme dit le Comique, figue une figue, barque une barque, ne cédant rien à la haine ni à l'amitié, n'épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial, bienveillant pour tous,
n'accordant à chacun que ce qui lui est dû, étranger dans ses propres ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne se souciant pas de ce que dira tel ou tel, mais rapportant ce qui s'est passé.
(Lucien, Comment il faut écrire l’histoire, 165)
Présentation
Un document d'évaluation, adressé le 1er juillet 1998 par le Directeur de la Recherche au Président de l'université, caractérise ainsi – en termes diplomatiques – la situation de l'université de la Réunion :
"Dans sa déclaration de politique scientifique, l'Université de la Réunion affiche clairement comme objectifs prioritaires le fait de pouvoir réaliser une recherche de niveau comparable à celui de n'importe quelle université métropolitaine de même taille et de renforcer sa position en tant que partenaire au service du développement régional, dans l'océan Indien. Malheureusement, le bilan présenté par l'établissement à l'occasion du renouvellement de contrat s'avère assez décevant, tant du point de vue de la productivité que de la qualité scientifiques, en dépit des soutiens financiers importants dont bénéficiaient les unités de recherche dans le contrat précédent."
On pourrait considérer que ce n'est déjà pas si mal qu'une université qui n'a pas vingt ans d'existence soit en mesure, à 10 000 kilomètres de la métropole, de délivrer des diplômes dans les principales filières, sans que cela attire spécialement l'attention du public ou des médias et que l'indolence tropicale (présumée) et les stigmates de l'histoire (bien réels) excusent sa position dans les classements officieux des universités françaises ainsi que la qualité de sa production scientifique. Mais, en réalité, rien ne justifie, au vu des moyens attribués par la collectivité nationale, ces piètres résultats et la remontrance ministérielle (qui, je l'exposerai, revient aussi à faire le constat de la carence des instances de contrôle des universités) est fondée.
La "chronique" que je présente ici, déposition dans une instruction qui n'est pas ouverte, a pour objet de proposer des éléments d'explication au diagnostic qui vient d'être produit. Elle vise aussi, avec cette contribution à l'histoire de l'université de la Réunion, à donner, pour une modeste part, matière à réflexion sur le fait institutionnel et l'héritage postcolonial. Il n'échappe à personne que le témoignage d'un acteur est toujours suspect d'être partial et, en l'espèce, avec quelque raison on le verra, non dénué de ressentiment (mais la contemplation de la nécessité préserve, ou délivre, de telles humeurs...). Ce témoignage s'efforce, quoi qu'il en soit – "Sweet are the uses of adversity" philosophe la légitimité spoliée (As You Like It, II, 1, 12) – de proposer des analyses qui peuvent être discutées et, éventuellement, partagées, quand l'addition d'histoires qui n'intéressent personne touche des questions qui concernent chacun.
Une double lecture de cette décade (1991-2003) est proposée. À un premier niveau, il n'y a rien là, on le verra, que d'assez commun : une quotidienneté où, comme partout, les intérêts et les ambitions s'opposent, tout cela marqué, sans doute, au coin de cette extension tropicale du Code civil qu'est le département de la Réunion. À un deuxième niveau, c'est le fait collectif, l'être-en-groupe et l'être-institutionnel, qui constitue la matière proprement anthropologique de ce dossier. Pourquoi le groupe produit-il des achèvements qui ne se résument pas (nécessairement) dans l'addition, la composition ou la synthèse des choix individuels ? Il ne s'agit pas d'exonérer les actes, mais de les comprendre dans leur complexité. Je présenterais ce phénomène naturel par cette observation d'une paysanne russe, membre d'un kolkhoze, remarquant : "Pourquoi, lorsque nous discutons entre nous du prix des pommes de terre, nous parlons vrai alors qu'aussitôt en soviet, nous ne savons parler que la langue de bois ?" Par-delà la chronique de la quotidienneté, d'actes individuels d'une improbité banale, c'est ce phénomène collectif de naturalisation du droit qui retiendra l'attention. "Nous sommes l'institution et puisque nous, l'institution, produisons tel choix, non seulement c'est la loi, mais c'est le bien". Le concept de "banalité du mal" d'Anna Arendt, à l'échelle de la tragédie du XXe siècle, ne dit pas autre chose. Le groupe libère l'être singulier de sa finitude, de sa déréliction (une première contribution de la sociologie concerne la diminution des suicides en situation de mobilisation générale) et, éventuellement, de sa conscience. Dès lors qu'elle est légalement et administrativement fondée, la décision collective disculpe l'acte individuel. Le for intérieur disparaît dans le for extérieur, la coalition d'intérêts arrêtée collectivement légitime (éventuellement) l'illégitime. L'acte sanctifié par le groupe n'appartient à personne en propre. Il a été produit par une (justement nommée) personne morale dont la voix (les décisions) possède une teneur ontologique (et une réalité juridique) spécifique. Le choix du groupe n'est pas un choix comme les autres, c'est un fait de nature.
Quelle est donc la fonction de ce que Georges Orwell a nommé la novlangue (dont les totalitarismes n'ont pas le monopole) ? Certes, de créer un monde sans autre, sans contradiction, sans opposants. Mais d'abord de souder, de mettre en corps, par les émotions que les mots sont en mesure de communiquer, les corps disjoints des membres constitutifs du groupe. Il suffit d'observer une réunion de quelque "bureau", "conseil", ou "commission". Aussitôt que les conversations privées cessent et que l'on se met au travail, les échanges entre les membres qui se parlaient familièrement, en effet, quelques instants auparavant, changent de nature : le ton et le registre de la voix, par exemple, et pas seulement parce qu'on parle maintenant à la cantonade, le rythme de la parole s'infléchissent et l'on peut reconnaître, simplement à l'oreille, sans qu'il soit besoin d'analyse sémantique qui mette en évidence la teneur du discours, qu'on est entré dans le royaume de la "langue de bois" ou, selon le point de vue, dans ce registre où s'origine un droit avant le droit : la réunion a effectivement commencé. Une des propriétés de l'expression vocale est de faire vibrer à l'unisson. C'est ce qui s'exprime dans ce que la linguistique dénomme "prosodie" participant, en l'espèce, à la fois de la fonction phatique (de contact) et de la fonction conative (je m'efforce) de la langue, spécialement quand l'action requiert la coordination. Les rituels qu'on peut observer avant une traque chez les mammifères qui chassent en groupe, aussi bien, mutatis mutandis, chez le lycaon (Lycaon pictus) que chez homo sapiens, ont pour but de souder les individus en un organisme qui va se déployer comme un seul homme. La langue de bois n'est pas qu'une forme creuse. Qu'on soit syndicaliste, patron ou universitaire, aussitôt investi d'une fonction officielle, on devient officiant de cette liturgie propre à la communication collective. Faute de pouvoir rentrer plus avant dans le scénario et les rituels de cette grégarité, je prendrai un exemple banal qui me permettra aussi de situer ces lignes et l'auteur de ces lignes dans la liturgie en cause. Le rire du chef est un moyen de marquer sa dominance et d'en vérifier la portée. De fait (tout cela étant, bien entendu, à la fois nécessaire et subliminal), ce rire est aussitôt sanctionné par des rires en écho, de plus ou moins faible ampleur, renvoyés par le concert des dominés. Autant ce rire de dominance et de flagornerie a-t-il un effet rétroactif et systémique sur les flagorneurs et le flagorné, les confortant dans leurs positions respectives, vérifiant à la fois l'adhésion et la cohésion, autant le rire déclenché par un subordonné se révèle-t-il, à l'inverse (exception faite, bien sûr, quand ce rire fuse à ses dépens), briser le charme, rompre l'union sacrée de la réunion : un rire gêné et (presque) honteux qui marque l'incongruité et de l'esprit analytique et de la dissidence dans le rituel collectif administré par la langue de bois. (Je n’ai pas pris cet exemple au hasard : le susbtrat évolutif du rire est social, c’est un rituel d’agrégation - e. g. sur ce site : "La chimie du rire" 12.3)
Cet effet de société, régressif sans doute, ou primaire, puisque la fonction du langage n'y est pas d'abord d'analyser le réel (quand on dit, par exemple : "Que me chantes-tu là ? pour signifier le peu de consistance de ce qui vient d'être énoncé), fonction qui fait la spécificité de la double articulation, mais de mettre en phase les membres dispersés du dispositif de chasse, s'observe électivement quand il est question de territoire (où, en effet aussi, proies et prébendes sont au menu). Ce thème du "droit au sol" est récurrent dans ce dossier. C'est le deuxième volet de ce questionnement. Dans plusieurs publications ou communications relevant d'une tentative d'archéologie du droit, je me suis efforcé de définir un certain nombre de traits propres à cette réalité. J'ai exposé quelques éléments de ces contraintes territoriales sur ce site, notamment dans les chapitres :
www.anthropologieenligne.com/pages/15.html
"Le juge, de quel droit ? le conflit du politique et du juridique : quand la chronique judiciaire révèle une donnée archéologique du droit."
www.anthropologieenligne.com/pages/16.html
"Droit au sol et mythes d'autochtonie."
www.anthropologieenligne.com/pages/17.html
"Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité."
www.anthropologieenligne.com/pages/18.1html
"Le territoire de la langue."
Dans la présente discussion, le droit au sol et l'antécédence (le "droit du premier occupant") apparaissent en concurrence avec l'expertise scientifique et le droit. C'est la corde chantante de cette chronique.
Bien que les documents qui font la matière de ce dossier constituent un florilège d'étonnements, de protestations ou de réprobations, il n'y a ici ni "procès" ni réquisitoire. Le temps de la réflexion requiert le silence des engagements. Le même, d'ailleurs, qui, dans un environnement institutionnel tirant vers le haut, se dépasserait va, dans une structure livrée à elle-même, sans contrôle du réel produire, avec une égale nécessité, une règle dans laquelle il est parfois difficile de le reconnaître individuellement. Là où l'explication triviale voit dans les partis, par exemple, des hommes qui s'assemblent pour se partager les titres et les prébendes, l'approche par l'effet de groupe voit des affiliations qui ont la propriété de libérer l'individu du poids de la conscience en créant un autre réel dans le réel. Ce ne sont donc pas les individus qui sont à mettre en accusation (les rôles sont parfois interchangeables : l'occasion qui fait le larron fait aussi le résistant, "Ainsi que la Vertu, le Crime a ses degrés"- Phèdre, IV, 2... ) mais, dans le cas présent, une structure inadaptée aux hommes et aux circonstances. C'est le troisième volet de cette approche du fait institutionnel : comprendre ce qui confère à l'institution, non plus sa cohérence interne, mais la justifie dans son environnement. Car c'est bien sûr le tribunal de l'adaptation qui décide de la valeur évolutive, de la viabilité, du groupement. Dans une organisation où l'expertise du réel fait défaut, l'implosion systémique ne peut se produire. Voici une première raison qui justifierait le qualificatif de "néo-colonial" pour décrire l'université de la Réunion : une structure "téléportée", en lévitation, dans la mesure où, tant en amont (le financement, l'engagement de l'État dans la structure) qu'en aval (les diplômes et la production scientifique), on le verra, l'épreuve de la réalité n'existe pas. Quand les contradictions internes n'engendrent aucune contradiction et n'entravent en rien le fonctionnement de l'institution, toutes les dérives sont permises. L'exemple, classique, de l'implosion systémique est celui de l'URSS où, en l'absence de raison apparente et de cause extérieure véritablement déterminante, le système s'est effondré sur lui-même sans autre bruit que le fracas de son propre matériau. Il ne s'est rien passé et, de fait, tout paraît avoir disparu comme dans un (mauvais) rêve (pavé de bonnes intentions)... Quand l'armée américaine a envahi la Grenade, en 1983, le Conseil de la Révolution, qui ne se doutait de rien, était en pleine délibération. Les minutes de ces délibérations surréalistes, scrupuleusement tenues par la bureaucratie du parti, sont connues et ont été partiellement publiées. À plus d'un titre, elles rendent un son familier à l'oreille postcoloniale. Dans tous ces cas d'espèce, la distance entre le discours et le réel est devenue telle que la fin paraît arriver d'elle-même. Mais une telle issue est bien impossible dans le monde réunionnais parce que l'institution, loin d'être assiégée par la dure loi de la réalité, n'a de comptes à rendre qu'à elle-même : ses notables peuvent s'abandonner, sans risque et sans modération, au théâtre des apparences et à l'ivresse de la langue de bois.
Voici, pourtant, malgré ces considérations (qui sont aussi des précautions – et pas seulement du type captatio benevolentiæ), un dossier dont la nécessité fait question. D'abord, question princeps : de quelle autorité le signataire de ces lignes dispose-t-il pour juger ? Aucune. Sinon le partage de valeurs dont on aura beau jeu de dire qu'elles relèvent d'une conception de l'institution universitaire aussi surannée qu'idéale. Un dossier mal venu aussi, peut-être. Est-il sain de remuer le passé et de prendre le risque de "désespérer Billancourt" quand il y a tant à faire ? Ne serait-il pas plus approprié de travailler à neutraliser les séquelles d'égarements révolus plutôt que d'en raviver le trouble ? Assurément : si le spoils system pouvait se pratiquer à l'université et si les plans sur l'avenir pouvaient se passer d'état des lieux…. Ce n'est pas le point de vue de Sirius qui est exposé ici, je l'ai dit, mais celui d'un enseignant-chercheur qui s'est vu dans la situation d'avoir à s'engager pour préserver l'existence de sa discipline. Cette "biopsie" réactive (sur quelle planète ai-je donc atterri ?) d'une université d'outre-mer, à la faveur d'une histoire dont on a pu observer le fil sur plus d'une décennie (ayant pris la succession, en octobre 1991, de Paul Ottino, qui y a fondé l'enseignement de l'Ethnologie) procède d'abord d'un réflexe de survie. Mais le propos de ce témoignage n'est pas de donner le coup de pied de l'âne ou de juger ce qui vous accable. Il est d'abord de contribuer à faire en sorte que les moyens matériels importants dont dispose l'université de la Réunion servent aux étudiants et aux chercheurs – et non de théâtre ou de tremplin au parasitisme de représentation.
L'évaluation ministérielle se cantonne au champ de la production scientifique (la pédagogie n'est pas le sujet) et les documents ici présentés ont pour premier objet d'appuyer des éléments d'analyse susceptibles d'expliquer les raisons de cette disproportion entre les moyens attribués à la recherche et les résultats.
L'université de la Réunion se signale, en effet, par un investissement en infrastructure et en équipement considérable – tous les collègues, métropolitains ou étrangers, qui nous rendent visite sont étonnés par l'importance de nos moyens comparés aux leurs. Le campus, en voie d'achèvement, est probablement l'un des plus modernes de France. Mais ce qui est beaucoup moins visible, et qui est essentiel pour expliquer le bilan "décevant" pointé par le Ministère, c'est le caractère particulier – dont je vais rendre compte – de son personnel universitaire . Il ne s'agit évidemment pas ici, non plus, de porter de jugements ni de prétendre établir une hiérarchie entre les individus. Le propos est de rappeler ce qui fait la spécificité de la recherche dans la diversité des activités humaines. L'évaluation scientifique n'a rien à voir avec la charité chrétienne (ou islamique). Les personnes sont sans intérêt, mais les personnages ; les individus, mais les costumes... L'essentiel n'est pas dans la critique de pratiques impropres à l'institution, mais dans la description de phénomènes qui relèvent de la mécanique sociale : comment le même se reconnaît, s'assemble et se reproduit naturellement et comment cette mécanique fait échec à la sélection universitaire. Les faits, les actes, les individus n'occupent que le devant de la scène. Comme les "fantômes" dans les bibliothèques, ces êtres de carton-pâte qui signalent l'existence (et l'absence) d'un livre en réfection, ils procèdent d'une réalité dont ils sont les sous-produits. C'est ce qu'ils signifient qui importe. Posant qu'on peut faire du sens avec des histoires triviales, l'ethnographie de la quotidienneté recherche les invariants dans le théâtre des apparences et les essences dans les ombres portées. Les qualificatifs qui émaillent, ici ou là, cet exposé signent tout simplement le fait qu'on est de l'autre côté. Objectivement – si l'on n'était pas aussi un témoin et un acteur – ils n'ont pas leur place. Quoi qu'il en soit, le sentiment d'avoir un témoignage à produire doit être subordonné au devoir d'analyse et d'information.
La première question rétrospective, à la lecture de ces documents démonstratifs d'un engagement qui a été l'occasion de cette "sociologie sauvage", c'est : "Fallait-il le faire ?" Force est de constater que ce fut un combat perdu sur toute la ligne et que les prises de position ici rapportées n'ont rien changé – qu'à l'inverse, peut-être, elles ont provoqué une inflation de faux-semblants. N'était-il pas plus sage de composer ou de faire comme si ?… Maintenant, ce combat perdu vaut-il d'être rendu public ? Une difficulté de l'entreprise tient, d'évidence, je l'ai dit, dans la position de l'observateur. Comment persuader le lecteur que le point de vue développé, qui est aussi celui d'une "victime" (c'est la "vision des vaincus", en quelque sorte, pour user d'un titre fameux – utile à l'auto-dérision et à la juste échelle) est un point de vue analytique ? Le souci entomologique – l'objectivité vers laquelle on tend – risque fort de passer pour une désir de rétorsion quand l'objet d'étude épinglé est le voisin avec qui vous avez un différend (déontologique s'entend). La simplification du trait nécessaire à la compréhension des formes (et des mœurs) ne nourrit-elle pas, en réalité, une ironie dont le mordant satisfait cet appétit de revanche ? Il faudrait pouvoir écrire comme si l'on était mort. L'intérêt philosophique de tout cela, il faut bien le reconnaître, est des plus limités… Excepté, peut-être, précisément, cet exercice qui consiste à s'attacher à ne pas tirer de la justesse (présumée) des analyses produites le bénéfice de cette justice ambiguë qu'on peut se rendre à soi-même. Il y a aussi, dans cette entreprise, de la mauvaise conscience : envers ceux "qui n'y sont pour rien" et ceux qui s'efforcent de tenir le cap, qui pourraient se sentir injustement compris dans cette analyse de l'institution. Mais envers ceux qui y sont pour quelque chose, d'évidence aussi : comment faire l'entomologie de son prochain sans s'excepter de l'humanité ? Il a donc fallu se persuader qu'il n'y avait pas de petit sujet et que le devoir de vérité devait faire taire les scrupules pour consacrer son temps à cette "exégèse" – remise plus d'une fois – le dilemme ayant été : faut-il tirer un trait (mettre les documents ici reproduits à la poubelle) ou laisser trace ?
On trouvera donc dans ce dossier deux niveaux d'interprétation. Le premier niveau procède d'un engagement pour un certain nombre de principes (élémentaires) et la défense d'intérêts immédiats. Ce premier niveau fait partie lui-même du matériau, puisqu'il en est le révélateur. Il est produit dans l'urgence. Le second niveau vise à tirer des enseignements plus généraux, tels que je viens d'en présenter l'esprit. L'intérêt de cette chronique réside, me semble-t-il, dans le fait que la "fenêtre" université d'un département d'outre-mer révèle bien davantage que l'histoire universitaire : c'est l'histoire de la décolonisation et c'est l'histoire de la départementalisation, puis de la décentralisation qui s'y dévoile. Mais aussi le rendu (le temps humain) de cette tension, universelle – même si les conditions "tropicales" qui vont être présentées ici en accusent les traits jusqu'à la caricature – entre l'objectif et le subjectif, entre l'intérêt public et l'intérêt privé, entre le scientifique et le politique, entre la réalité et l'apparence, entre la science et le ventre...
*
J'aimerais introduire cette tentative de "sociologie institutionnelle" en rapportant que c'est à la Réunion que j'ai appris qu'un savant dont j'ai étudié les travaux quand je préparais ma thèse de doctorat, Joseph Bédier, un des grands noms de la recherche française en littérature médiévale, professeur au Collège de France, était Réunionnais. Dans cette remarque introductive, il y a à la fois la revendication d'un modèle réunionnais et un concentré du sujet qui sera ici développé : la production scientifique est indépendante de l'origine de son auteur et de ses intérêts particuliers. De même que le théorème de Pythagore ou les équations de Maxwell sont vrais pour tous les membres de la communauté scientifique, quelle que soit la couleur de leur peau ou leurs convictions, les travaux de Joseph Bédier peuvent être lus sans considération de la naissance de leur auteur, parce qu'ils ont été produits dans cette suspension des intérêts privés qui est la condition du savoir. Lorsqu'on exerce dans le déni de ce principe, on ne peut que produire de la pseudo-science – comme en faisaient Lyssenko ou l'épouse de Ceaucescu, femme de ménage de son état, qui s'était fait élire (après avoir soutenu une thèse de doctorat en bonne et due forme, il va de soi) présidente de l'Académie des sciences de Roumanie…
*
En l'occurrence, il s'agit d'abord de comprendre selon quelle nécessité l'université de la Réunion s'est constituée – avec les résultats visés par l'évaluation ministérielle. J'ai pointé plus haut les deux données essentielles de cette histoire : hardware performant et software à l'opposé (moyens matériels considérables et matière grise inadaptée). Ces deux données, c'est en effet l'histoire qui permet de les comprendre. Elles sont la conséquence directe de la loi de Départementalisation de 1946 qui a fait basculer, en quelques années, une "isle à sucre" dans un mode de vie "septentrional". La création, presque ex nihilo, de routes, d'hôpitaux, d'écoles, de collèges, de lycées a provoqué la venue à la Réunion d'un nombre important de fonctionnaires et de techniciens qui ont été les exécutants les plus visibles (mais non les seuls, bien entendu) de cette transformation : 818 en 1946, les métropolitains (les natifs de métropole) sont aujourd'hui plus de 50.000. Tout cela, qui s'est véritablement mis en place dans les années soixante sous l'impulsion de Michel Debré dans un contexte de guerre froide et alors que le taux de croissance démographique de la Réunion devenait un des plus élevés au monde, créait les conditions d'ouverture d'un Centre universitaire (rattaché à Aix-en-Provence), d'un Rectorat, puis d'une Université de plein droit.
"Créole un jour, créole toujours."
(Monument de Michel Debré à Saint-Denis de la Réunion.)
Au moment où le recrutement du personnel universitaire va s'effectuer, cet investissement considérable n'a évidemment pas changé une donnée d'importance : l'éloignement de la métropole (que la récente concurrence dans le transport aérien a permis de réduire notablement), car l'époque n'est pas si ancienne où les fonctionnaires partaient en congés tous les trois ans et où le voyage pouvait durer plus d'un mois (le "Pierre Loti", de la Compagnie des Messageries Maritimes,
enseigne symbolique de l'Empire colonial français, a assuré sa dernière rotation métropole-Réunion en 1970 ; de retour de son dernier voyage le 18 novembre 1970, il passe sous pavillon grec ; l'île Maurice deviendra la plate-forme de la flotte, devenue Compagnie Générale Maritime en 1977, dans l'Océan indien).
Le Pierre Loti, paquebot mixte, 1953-1970
Dans les disciplines où il n'y a pas de raison particulière de venir faire de la recherche ou de l'enseignement à la Réunion (soit, essentiellement, la volcanologie, la linguistique créole, la littérature de l'Océan indien et l'ethnologie régionale) et alors que la formation locale n'a pas encore produit les compétences nécessaires, les postes ont donc souvent été pourvus "avec les moyens du bord". Une étude sommaire des profils de carrière (que la loi Informatique et Libertés – n° 8-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés – ne permet pas de rendre publique) montre ainsi, avec un taux de réussite inégalé ailleurs, le recrutement d'enseignants du primaire, du lycée professionnel ou du collège, largement dépourvus des compétences normalement requises pour intégrer l'enseignement supérieur. Le reclassement de rescapés de la coopération africaine (Ministère créé en 1959) a fait le reste. (L'université de la Réunion est ainsi devenue l'un des cimetières d'éléphants de la "Coopé", à la faveur de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, dite loi "Le Pors", qui a permis l'intégration dans l'Education nationale, sur "listes d'aptitude", de contractuels n'ayant jamais passé aucun concours.) Les invalidations prononcées par le Conseil National des Universités, à 10.000 kilomètres des faits, n'ont rien changé, au fond.
Les conséquences de ces données originelles continuent et continueront longtemps à courir. Selon une sélection naturelle qui s'observe partout où l'évaluation est neutralisée, mais qui se vérifie à l'université de la Réunion avec une particulière évidence, les enseignants-chercheurs qui font de la recherche et qui publient sont rarement en mesure de faire pièce à ceux qui occupent les fonctions de représentation de l'université – qui, pour la plupart, je le répète parce que sans la connaissance cette donnée originelle on ne peut comprendre la réalité d'aujourd'hui, ne seraient jamais devenus universitaires s'ils n'avaient eu la bonne idée de poser leur sac à la Réunion, il y a une vingtaine d'années ou davantage, et qui ignorent (ou veulent ignorer) à peu près tout des règles et des contraintes de la recherche scientifique et de la vie universitaire. Dès lors que les procédures de recrutement n'ont plus pour loi de discriminer les aptitudes et les compétences, mais de satisfaire à la promotion locale, l'exercice ordinaire d'évaluation de la recherche devient sans objet. Le phénomène "mécanique" auquel je faisais référence plus haut se met alors en place : le même se reconnaît, s'assemble et se reproduit naturellement… Il n'est nullement besoin de mettre en cause des équations personnelles particulièrement noires ou de soupçonner des allégeances secrètes pour en rendre compte.
Il faut d'abord insister sur le fait que les premiers présidents de l'université, issus du cadre d'Aix-en-Provence, universitaires reconnus, tenaient, plus ou moins, la présomption à distance ou en respect, à sa place. L'aventure a véritablement commencé quand, les premiers ayant regagné leur université d'origine ou pris leur retraite, les élus sortis du cru (essentiellement, dans un premier temps, des métropolitains de l'extraction dont je viens de faire état) se sont trouvés avoir les mains libres pour s'épanouir dans le cadre institutionnel créé sur le modèle national. Quand Paul Ottino, dont j'ai pris la succession, est revenu à la Réunion à l'occasion d'un livre d'hommage dont j'ai assuré l'édition et qu'il a constaté que ceux qu'il avait "tirés du ruisseau" étaient devenus universitaires – et bientôt faits généraux – il est tombé des nues. Il y a évidemment un monde, on peut le regretter, entre la préparation au métier d'enseignant-chercheur et le rattrapage de la "formation permanente" auquel, dans un premier temps, il s'était consacré à défaut de public approprié.
Pour comprendre le "jeu de rôles" dont il va être question, il faut rappeler, au préalable, le mode d'organisation de l'université et la fonction de ses élus. Une conquête fondamentale de l'université, et cela ne date pas d'hier, c'est son indépendance du pouvoir politique, exprimée par la franchise universitaire qui permet à la recherche de se déployer en toute liberté. Les universités sont donc administrées par les enseignants-chercheurs qui la composent. Il n'y a ni directeur, comme au CNRS (ou à l'IRD – ex ORSTOM – qui a récemment eu pour "patron" un ancien préfet de la Réunion), ni administrateur extérieur. Les universitaires choisissent leurs représentants au sein de leur communauté. C'est généralement en fonction de leur crédit scientifique ou de leur autorité morale, souvent au-delà des clivages syndicaux ou politiques, que doyens ou présidents sont élus, parfois d'ailleurs sans avoir eu l'initiative de cette candidature. Aucun n'a fait l'E.N.A. et ils restent – et redeviennent – des chercheurs à part entière, qui ne consacrent qu'une part de leur activité à cette fonction de représentation et d'administration pour laquelle ils ne sont pas faits. On comprend que cette fonction qui distrait le chercheur de sa vocation et de son activité naturelle soit très moyennement prisée... Sauf pour ceux qui sont entrés à l'université parce qu'ils se trouvaient là et dont c'est la seule voie de promotion. La fonction – pardon Darwin ! – crée l'organe. De fait, les compensations légitimes que l'université prévoit pour les enseignants-chercheurs qui acceptent d'assumer des responsabilités administratives servent ici la carrière de ces génies en ressources humaines, mouches du coche de l'investissement national dans les anciennes colonies de peuplement que l'université révèle à leur destin. Ces circonstances uniques ont donné des ailes à d'anonymes lambda que la fée postcoloniale a changés en universitaires de première classe (à l'instar d'une autre fée, qui peut, elle, transformer une citrouille en carrosse, celle-ci est capable de changer une gourde – ou un têt' calebasse – en cerveau et, on va le voir, une noix de coco en doctorat).
Cette situation atypique où prospère une copie de la forme institutionnelle, largement vidée de sa nature et de son intention, crée en effet les conditions d'apparition et d'accomplissement d'un type humain approprié à ce théâtre d'apparences. Pour faire vite et pour extraire l'essentiel, il faudrait pouvoir marier la petite histoire et l'histoire tout court et posséder suffisamment de talent pour camper ce personnage qu'il faut bien appeler de comédie, son insignifiance parée des plumes du pouvoir, qui se révèle dans un tel environnement. Mais c'est le sens générique qui m'intéresse et non la peinture des mœurs et je n'esquisserai ici que des silhouettes interchangeables. Je vais donc, à l'inverse de la règle ethnographique dont l'idéal est de respecter et de traduire la nuance et la mutiplicité, donner dans le syndrome de Fregoli (du nom du célèbre transformiste italien), en feignant de croire que tous ces personnages ne sont qu'un seul. Ab uno disces omnes (Virgile)… Le mandat de représentation des doyens et des présidents d'université ne crée en effet une situation de pouvoir qu'en apparence. Un responsable, c'est un petit patron qui crée son entreprise, qui engage ses crédits et son crédit dans son affaire, qui est comptable et de son développement et de son éventuelle faillite. La principale responsabilité d'un président d'université est "négative", si je puis dire, elle est d'ordre administratif et pénal. Sa fonction consiste à représenter les intérêts moraux de sa communauté tout en étant le garant des actes administratifs qui en permettent le fonctionnement. C'est en tant que membre de la communauté universitaire, en tant que scientifique, qu'il peut prendre, avec l'aval du conseil d'administration, des initiatives dont le financement appartient d'ailleurs à l'État.
Défaut d'ambition administrative du chercheur, débordement d'ambition administrative du faiseur, cela ne suffit pas pourtant à rendre compte de cette situation où ce sont les moins compétents qui décident pour les autres. Mais que font donc les autres ? C'est là, en dernier ressort, la véritable question. La réponse tient, ici aussi, dans l'histoire et la géographie de la Réunion, qui s'est départementalisée, je l'ai dit, mutatis mutandis, à la manière des colonies. On peut évidemment penser que c'est grâce à ces "pionniers" – qui ont vécu l'"exil", qui se sont aventurés en ces terres lointaines, qui ont quitté famille et patrie, etc. – qu'existent aujourd'hui, entre autres structures, les moyens offerts aux étudiants réunionnais. Mais ces "métros" qui sont arrivés à la Réunion à la faveur de la Départementalisation, quels sont-ils ? Des gendarmes, des "instits", des policiers, des VAT ["Volontaires de l'Aide Technique" ; nous vivons une époque formidable : le temps est loin où, pour échapper à la conscription – qui a eu cours en France du 5 septembre 1798, en vertu de la loi Jourdan, jusqu'au 1er janvier 1997 – il fallait acheter un remplaçant, se marier ou se couper la première phalange de l'index : il suffit aujourd'hui d'être candidat au dépaysement pour être exempté du casernement et de la promiscuité qui constituent le lot commun], des Rmistes préférant le soleil, des retraités astucieux, quelques surfeurs…, des "exilés" pour qui, au fond, l'"émigration", c'est (presque) comme aux premiers temps de la colonie, la nécessité, les primes coloniales ou l'opportunité qui l'expliquent largement (l'exotisme, le sursalaire ou la retraite indexée pour les fonctionnaires). Tout cela ne pas fait beaucoup de matière grise.
Les conditions, certes, ne sont plus celles où l'on peuplait les colonies en vidant les prisons ou en embarquant ceux qui "gueusaient sur les quais des ports", mais il est difficile de se défendre de l'idée (l'observateur s'incluant nécessairement dans cette observation) qu'on trouve dans les DOM des figures métropolitaines quelque peu aux marges de l'échantillon national. C'est ce que j'ai appelé dans un document ici produit le "syndrome de l'armée coloniale des Indes" (par référence à un mot de Churchill qui disait que “dans l’armée coloniale des Indes, il y avait un officier supérieur qui était si bête que même les autres officiers supérieurs s’en étaient aperçus”). On ne comprend rien à la Réunion si l'on ignore les conditions de recrutement du cadre. Florilège : un chirugien fou, récemment condamné, métamorphosant en infirmes des patients valides, un VAT, médecin pornographe devenu le numéro deux du Conseil Régional ; des "juges crampons" (si l'on en croit un bulletin syndical de la magistrature) dont la durée de séjour s'avère peu compatible avec le métier de juger ; un procureur qui offre une automobile au gardien du palais de justice ; un autre qui joue au "corbeau" ; un juge "queutard" et une association de juristes œuvrant singulièrement pour la promotion des Droits de l'homme dans l'Océan indien (infra) : rattrapée par une "rumeur de tourisme sexuel à Madagascar" ; un recteur déniaisé par sa secrétaire, un autre qui, se prévalant d'être le numéro deux de l'autorité à la Réunion, entend retarder un vol alors qu'il se présente en retard à l'embarquement avec sa maîtresse et que l'embarquement est clos, un secrétaire général du rectorat qui, prenant sa retraite, fait ses adieux, dans une lettre adressée à tout le personnel, déplorant de lui laisser les "turpitudes" (sic) de l'institution alors gérée par une rectrice du cru ; un médecin du travail du rectorat (son équivalent), handicapé, qui répond à un cadre de collège venu le consulter : "Si vous vous suicidez, ce sera votre choix !" ; "l'annulation [...] par le tribunal administratif de Saint-Denis de La Réunion de la procédure de recrutement de quatre maîtres de conférences au motif que toute la procédure avait été violée dans la forme comme dans le fond. [Le] président de la commission de spécialistes n'[étant] autre que… le président de l'université !" (Le Monde du 23 juillet 2007)... voici quelque écume d'une galerie aux allures de Cour des miracles, normalement fondue dans la masse métropolitaine et qui trouve son point de chute naturel dans la population post-coloniale d'une RUP de 200 kilomètres de circonférence. On trouve ainsi dans l'administration, dans l'enseignement public, aux impôts ou dans les services hospitaliers, un concentré de ce qu'il est convenu d'appeler la "culture de la fonction publique à la française" : "On ne les emmerdait pas, on disait que ça faisait partie du casting et on les laissait dans leur coin", selon le propos d'un directeur de la Poste. Quand un fonctionnaire grippe trop crûment la routine administrative – et qu'on est bien obligé de l'"emmerder" – l'administration recase l'agent en lui donnant une promotion. En l'espèce, le "coin" en cause, nanti en vertu du tropisme des tropiques qui aspire les "bras cassés" et les sanctionnés-promus de la fonction publique pour occuper des postes, parfois exposés, qu'ils n'occuperaient jamais en métropole, met en pleine lumière l'héritage colonial des DOM.
Le Monde du 30 novembre 2007
À qualification égale, l'avenir professionnel d'un métropolitain à la Réunion et en métropole est le plus souvent sans commune mesure. [Il faut sans doute une mention spéciale pour le personnel de l'enseignement secondaire, qui n'est pas recruté par concours et qui "tourne" de DOM en TOM – celui qui, naguère, "faisait du C.F.A" en Afrique et alimentait la Coopération. Le "sport" consiste aujourd'hui à multiplier les mutations dans les DOM et les TOM (dans les TOM de préférence, puisque la prime d'installation, soit une année de salaire sur trois ans, n'existe plus pour les premiers). Une part significative de ces "migrants", le plus souvent d'origine modeste, a si bien fait sa pelote qu'elle est astreinte à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF)]. Un coup d'œil sur les recrutements de l'université fait apparaître des considérants tout aussi surréalistes. S'agissant, par exemple, du recrutement des jeunes Maîtres de Conférences (dont procède le renouvellement des cadres), il est constant de voir arriver à l'université des enseignants sans expérience de la recherche ni de l'université, n'ayant, le plus souvent, jamais quitté leur province – d'où ce recrutement les a tirés. C'était la Réunion ou l'A.N.P.E. Cela n'est, certes, ni exceptionnel ni fatal et il n'y a rien là d'indigne. Mais il est tout même significatif que les enseignants-chercheurs ayant fait de la Réunion leur premier choix (quand c'est le "terrain" qui le justifie) soient l'exception. À la faveur de ce que les Réunionnais appellent le "complexe de la goyave de France" – les goyaves qui mûrissent au soleil de la métropole sont nécessairement plus belles que les goyaves de la Réunion... – la plupart de ces cas de figure passent pour être représentatifs de la norme.
Une destination par défaut, où l'on vient faire ses classes, faire ou refaire sa vie (mal d'être ou mal d'emploi), des universitaires de fortune faisant corps avec des universitaires entrés à l'université parce qu'ils avaient le bonheur d'être déjà là, tout cela fait-il une communauté scientifique ? La réponse est évidemment non. Ce corps sans unité est aussi sans âme... Quand le héros de comédie que j'ai évoqué fait don de sa personne à ce groupement disparate, quelques quolibets, sans doute, déchargent la responsabilité de ceux qui ne sont pas dupes, mais il ne rencontre aucune opposition. Le désintérêt général et les plans de carrière particuliers qu'il se fait fort de réaliser lui permettent d'occuper la place sans trop de difficultés. Il y a passé, il est vrai, le plus clair de son temps, s'étant fait l'homme indispensable tant auprès du personnel administratif que de collègues non prévenus – ou intéressés. Ces deux données, inexpérience des nouveaux et finesse des parvenus, se conjuguent naturellement : l'intrigant sait fort bien flatter cette naïveté (quand il s'agit de naïveté) pour satisfaire ses ambitions. Sa suffisance naturelle et la position qu'il a déjà acquise – il s'identifie sans complexe à l'institution et le fait accroire – le portent au-devant des novices que la réserve de leur nouveauté rend d'autant plus réceptifs. Un "petit gars" qui arrive de métropole et qui se trouve "bombardé" d'un seul coup à un poste de représentation n'a rien à opposer à cette séduction. Comment résister à l'ivresse des honneurs, même tropicaux ? Ajoutez-lui une cravate et il ne se sent plus... (Je demande pardon pour les facilités d'écriture, mais le parler gras des “crocheteurs de Port-au-foin” se trouve être le plus court chemin pour aller au cœur de ce qui est en question. Je me suis aidé de la vulgaire façon de parler, déclare un classique en 1579, laquelle il ne faut pas mépriser ; d'autant qu'elle a plus de signification et énergie qu'on ne panse communémant. Pour dégrossir et relever, d'ailleurs, si faire se peut, l'épaisse vulgarité de mon sujet, je l’ai entrelardée de références un peu plus recherchées – on l’aura peut-être remarqué.)
Ce n'est pas le propos, ici, de rappeler les principes de l'évaluation qui commandent aux recrutements et aux promotions. Je dirai simplement que ces règles, qui sont aussi celles de la recherche, peuvent se résumer en quelques principes moraux. Cultiver l'objectivité, cela signifie ne pas prendre ses désirs pour la réalité, se soumettre à la critique des faits et des pairs... Dès lors qu'on commence à transiger avec ces règles élémentaires, comme on le voit quand l'auto-évaluation, l'auto-publication et l'auto-promotion sont la norme, on est plus près de ce que Spinoza appelait la "science des conclusions" que de la recherche. Ce qui s'oppose à ces principes c'est évidemment, comme partout, la sottise ou la suffisance, l'inertie des positions acquises, la bonne conscience des passions animales – comme celle, en l'espèce, qui caractérise les mammifères territoriaux que nous sommes : je suis chez moi donc j'ai raison (je suis savant).
L'anamorphose et la contraction du temps opérées dans ce dossier (dont les matériaux courent sur une décade, de 1992 à 2003, qui a vu deux mandats de président et quatre doyens à la Faculté des Lettres) révèlent donc l'institution telle qu'en elle-même et permettent d'en faire apparaître le primum mobile et le mode de fonctionnement. Les problèmes pointés, illustrés de correspondances et de prises de position publiques, extraits de cet ordinaire institutionnel, n'ont en soi, je l'ai dit, rien que d'assez banal. Ce qui est digne d'attention, me semble-t-il, c'est qu'au-delà de la chronique émergent des significations, que je viens de résumer à grands traits, qui ne sont pas toujours immédiatement visibles et qui peuvent être généralisées. Il y a, en effet, à l'université de la Réunion comme partout, des enseignants, des étudiants, une rentrée, des cours, des examens, des conseils, des programmes, des plans quadriennaux…, et l'on oublie assez facilement, a fortiori quand on n'a pas spécialement à pâtir des arrangements locaux, qu'on vit la tête en bas et que l'institution à laquelle on appartient, qui est supposée avoir une finalité scientifique, marche sur des valeurs qui sont tout à l'inverse. En recomposant un ensemble que la banalité des jours et le nominalisme ordinaire finissent par faire accepter ; en représentant les lignes de force, comme le nitrate d'argent révèle les cellules cérébrales, les axones et les dendrites dans la masse des cellules gliales (la glie, étymologiquement : la glu), ou comme la peroxydase permet de remonter de l'axone vers le corps cellulaire (la peroxydase de Cochlearia armoracia, HRP, horse radish, en anglais, est un traceur rétrogade), on croit donc pouvoir, à la faveur de cette abduction analytique, aller des symptômes aux causes et mettre le "premier moteur" en lumière. Alors, le bilan "assez décevant, tant du point de vue de la productivité que de la qualité scientifiques", pour reprendre les termes polis de l'évaluation ministérielle, s'explique beaucoup plus aisément. Il devient nécessaire. Dans cette fidélité au témoignage et au devoir d'information il y a donc aussi, on l'espère, des éléments d'exégèse qui peuvent être partagés. Même quand on sait qu'on est impuissant à peser sur le cours des évènements, il y a une satisfaction intellectuelle à contempler la nécessité : à comprendre l'enchaînement historique et social qui entretient la "comédie humaine" et qui nourrit l'animalité du pouvoir. C'est nécessaire, donc c'est beau. C'est aussi là une manière de s'arracher à la glu des choses.
1°) La première donnée qui fait échec à la production scientifique, c'est d'abord tout bêtement, je l'ai dit, l'intégration à l'université – et la promotion – d'enseignants dénués des compétences requises, les procédures réglementaires de recrutement ou de promotion ayant été contournées ou détournées. La réalisation des "plans de carrière" de ces chercheurs d'occasion ne peut évidemment s'effectuer qu'en ignorant la question de la compétence – et au détriment de la production scientifique. C'est le titre : "Plans de carrière : la Réunion pied d'riz".
2°) Nécessaire à l'accomplissement de tels plans de carrière : la neutralisation de l'évaluation scientifique qui constitue le B-A-BA de l'administration de la recherche. À l'université de la Réunion, la répartition des crédits que la collectivité nationale délègue à la recherche c'est, dans le meilleur des cas : "Chacun son tour". On devient un chercheur compétent par le seul fait d'être entré à l'université. C'est le titre : "Tous les chats sont gris".
3°) Il est évidemment impossible de séparer l'histoire de l'université de l'histoire de l'île. La réalité que j'ai dénommée "néo-coloniale" (ou post-coloniale, avec la nuance qui s'impose) se caractérise notamment par une équivoque qui ne peut durer : les "métros" installés qui occupent les fonctions de représentation doivent progressivement céder la place ou composer avec les locaux (qui sont, si je puis dire, encore plus locaux qu'eux-mêmes) : ils se font alors les artisans intéressés de la promotion créole et, de même qu'ils se sont imposés sans complexe en faisant échec aux règles de la compétence et de la concurrence, c'est cette fois au bénéfice de leurs obligés (dont ils sont aussi les obligés) – pour la bonne cause et parce que c'est justice – qu'ils accommodent les règlements aux achèvements. On gèle les postes jusqu'à ce le postulant soit mûr, on crée ou développe des filières en fonction des candidats utiles à ce grand dessein… C'est le titre : " Le droit au sol".
4°) La carence des instances ministérielles, enfin. Ce point d'histoire est obligé pour comprendre comment tout cela a pu se mettre en place naturellement et nécessairement. Vu de Paris, ce qui importe pour la Réunion, c'est la paix sociale. "Pas de vagues !…" Réélection plutôt qu'insurrection ! (a fortiori quand le vote des DOM est supposé départager les candidats nationaux). Les politiciens parisiens ne sont pas très sûrs, de surcroît, du statut ni de la fidélité de la Réunion et c'est ce qui explique aussi le paternalisme (et la démagogie) des dotations publiques dont nous bénéficions. Que des incompétents se partagent les prébendes de la décolonisation, au fond, qu'importe ? Cela regarde les locaux… L'évaluation que les instances de contrôle sont supposées produire est superflue – surtout quand elle dérange. La remontrance citée n'a été suivie d'aucune réduction des crédits de recherche : à l'inverse, la dotation ministérielle a augmenté (sous la forme de crédits labellisés "pluri-formations"…). C'est le titre : "Les têtes pensantes du 'ministre bouffon'".
1°) Plans de carrière : la Réunion pied d'riz
"Aza mitady tany malemy hanorem pangady"
"Chercher un terrain mou pour planter sa bêche"
(proverbe malgache)
Cette donnée est au principe. Elle commande toutes les autres. J'entends par "plan de carrière" non pas l'ambition légitime de progresser au fur et à mesure des preuves que l'on donne à sa communauté d'appartenance, mais l'utilisation d'opportunités locales, néo-coloniales en l'espèce, où le parasitisme de représentation (notamment) sert d'échelle à la suffisance. À quoi bon travailler puisqu'il suffit de se faire élire pour atteindre les sommets ?
L'ambition est chose naturelle, et même nécessaire. Peut-on reprocher à quelqu'un de se répandre à son aise et d'avoir des envies de promotion ? Non ! Qui ne se croit plus important qu'il ne l'est ? Cela fait même partie du minimum requis pour vivre : persévérer dans son être. En vertu du principe d'inertie (formulé par René Descartes), si aucun obstacle ne vient contrarier le déplacement d'un mobile, il n'y a aucune raison pour qu'il s'arrête. Dès lors que les enseignants du cadre d'Aix ont quitté la place, le champ des ambitions était libre. On peut d'ailleurs considérer que cette vacance de tutelle – qui est bien entendu à mettre au débit des instances de régulation des universités – exonère les protagonistes de cette saga. "Dis donc, ça serait pas mal si tu étais président et moi vice-président ?" – tout en laissant l'autre, bien entendu, faire la proposition : "Et qu'est-ce que tu dirais si on faisait un ticket ensemble ?" (il se trouve que, par le plus grand des hasards, j'ai été témoin d'un tel échange téléphonique). Ou encore : "Moi, je serais Directeur de l'IUFM et toi, tu serais Directeur de l'IUT"… Ces imaginations de préau (pardon encore pour les facilités d'écriture…) s'accomplissent à la Réunion avec une relative aisance, puisque le principe de réalité est inexistant et qu'aucun obstacle, je l'ai dit, ne vient sérieusement se mettre en travers de ces plans.
Un signe évident, tel l'oreille de l'âne qui dépasse sous la peau du lion, fait tomber le masque de ces ambitions tout en révélant la méconnaissance foncière que ces universitaires entrés à l'université par hasard ou par effraction peuvent avoir de l'institution qu'ils représentent. Paradant en toute candeur au sommet de ce qu'ils appellent, et qu'ils croient être, de bonne foi, "la hiérarchie", ils se rengorgent, dans la correspondance administrative et les notes de service, de formules du genre : "Document à retourner par la voie hiérarchique"... "À diffuser aux enseignants sous votre autorité"... "Avec les meilleurs vœux de l'équipe de direction"… Il n'y a pas de hiérarchie à l'université ni de direction, je l'ai rappelé. Il y a une voie administrative, qui n'est pas une voie hiérarchique. S'il y avait une hiérarchie, ce serait celle des titres scientifiques. L'université n'est ni une administration ni une entreprise. Le président n'a d'ailleurs aucun moyen de sanctionner un enseignant. Comme l'a réaffirmé un arrêt du Conseil d'État du 9 juillet 1997 (commenté dans la deuxième partie d'un des documents ici produits - doc), la nature de l'enseignant-chercheur est singulière, il doit disposer d'une représentation "propre et authentique" et sa voix ne peut être confondue avec celle du personnel administratif. Il ne peut donc être soumis à l'"autorité" ou sujet à la "direction" des élus qu'il a installés… (Les universitaires ne sont pas "des fonctionnaires soumis à l'autorité de l'État", commente un juriste à ce propos. "Ils ne sont pas notés et restent inamovibles" – en vertu de cette "franchise" à laquelle je faisais référence plus haut).
Bokassa est impensable sans l'armée française dont il était un produit... Les coloniaux recasés à l'université de la Réunion participent largement du même type de caricature et se taillent, à la mesure de leur grandeur, un empire en carton dans ce simulacre institutionnel. Comme la grenouille de la fable, on est donc candidat à tous les postes de "responsabilité"… J'ai dit que la communauté universitaire en général et à la Réunion en particulier résistait peu à ce type de carrière qui est à l'opposé de l'hygiène mentale du chercheur. On pourrait, certes, imaginer l'utilité relative du personnage que je viens d'évoquer, se dévouant à cette fonction de représentation et d'apparat, laissant utilement ses collègues à leur travail, payant de sa personne pour le bon fonctionnement de la "sainte institution" (comme on l'entend dire parfois). Une division du travail, en quelque sorte : l'enseignant-chercheur résigné se faisant l'impresario de ses collègues : "Je vais m'occuper de vos intérêts", cela pourrait à la rigueur se comprendre. Mais ce n'est nullement ainsi qu'on entend les choses. Un titre in partibus qui lui permettrait de déployer son art des ronds de jambes au bas des passerelles, avec les officiels à l'aéroport, ne suffirait pas, non plus, à remédier à son besoin de faire l'avantageux. Avec raison, puisqu'il est élu et, quoi qu'on puisse dire, représentatif de la communauté universitaire qui l'a installé. Ce qu'il aime, en réalité, ce ne sont pas seulement les signes mais les prérogatives du pouvoir. Ah ! la volupté du parapheur, quand la secrétaire pénètre dans le bureau de fonction les bras chargés des documents officiels qui attendent la délivrance de l'auguste signature !... Comment croire que le moins compétent, n'ayant lui-même, de sa propre plume, rien produit qui vaille, puisse se trouver en position de tutoyer les puissants ? Voilà bien une apothéose digne de ces destins "trempés d'ambroisie et de miel", chantés par André Chénier que l'on doit... à la magie de l'institution postcoloniale. De fait, toute société a besoin d'une unité manifeste et il faut bien un tiers pour la personnifier . ("C'est l'unité du représentant, non l'unité du représenté qui fait la personne une" explique Hobbes dans son Léviathan [XVI, 13] : "Puisque la multitude est par nature non pas une, mais multiple, on ne peut comprendre ceux qui la composent comme s'ils ne formaient qu'un unique auteur, mais plutôt comme étant les multiples auteurs de ce que dit et fait, en leur nom celui qui les représente. Tous lui ont donné pouvoir et il les représente tous en commun et chacun en particulier, et toutes les actions accomplies par lui sont, pour chacun d'entre eux, les siennes propres dans le cas où ils lui ont donné pouvoir sans restriction" [XVI, 14]). L'impresario se met donc très vite à chanter à la place des artistes. Cet orfèvre en phrases creuses assume ce rôle avec d'autant plus de sérieux et de bonne conscience qu'il n'a parfois jamais fréquenté l'université que depuis qu'il y enseigne. Il fait du Doyen, quand il est doyen, une sorte d'intendant ou de caporal-fourrier de tout ce qui n'a rien à voir avec l'université – en se réservant, parce que les créations de postes, les promotions et les recrutements sont au cœur du clientélisme qui l'a installé et à la faveur duquel il prospère, le contrôle de la pédagogie et de la recherche.
En effet, la suffisance a besoin de preuves qui ne soient pas seulement symboliques. Juste rétribution est due à ce démiurge des carrières et des diplômes. Et comme on n'est jamais mieux servi que par soi-même, on se fait passer à la première classe ou à la classe exceptionnelle, cette promotion scientifique s'accompagnant, bien sûr, des distinctions qui récompensent et le talent et le dévouement à l'institution : palmes et autres éméritats … De voyages officiels en missions "diplomatiques", d'inaugurations en "pots" et réceptions, grisé d'importance et de considération, notre notable est sur un nuage. On est taillé pour les honneurs, ou on ne l'est pas ! Quand il a fini son temps, cet élu ne retourne jamais à ses "chères études". Trop petit quand on a fréquenté les grands. Il préside et pantoufle… (si je puis dire : comment dit-on "pantoufler" sous les tropiques ?). On ne va pas lui demander s'il est un authentique savant ni comment il est entré à l'université : puisqu'il a été porté au sommet. On manque si cruellement de scientifiques et d'hommes de culture à la Réunion !… (Qu'il fasse si facilement illusion montre assez sur quel terreau de faux-semblants tout ceci prospère, conformément à l'axiomatique postcoloniale.)
N'ayant pas spécialement vocation à jouer les imprécateurs ou autres Savonarole – le train du monde n'étant pas mon souci –, c'est le plus souvent la nécessité immédiate qui m'a tiré de mes occupations d'enseignant-chercheur et poussé à mettre dans le débat public des questions relevant de la compétence de "la hiérarchie". Cette seule manière de faire, banale dans la communauté scientifique, mettre une question en débat par la voie de la discussion publique, était déjà une révolution dans un système où le secret et les arrangements de couloir sont, conformément aux enjeux que je viens de présenter, "constitutionnels". Une des premières prise de position qu'il m'a été donné de prendre a provoqué une lettre du Doyen adressée à tous les membres de la Faculté expliquant que je faisais "perdre sottement leur temps à tous les collègues" (doc). Je me suis donc d'abord trouvé heurter de front des ambitions (dont le département d'Ethnologie devait faire les frais) qui résument d'autant mieux mon propos que la période en cause permet d'observer, de la conception à la réalisation, l'épanouissement de quelques-uns de ces plans de carrière qui comptent parmi les plus belles réussites réunionnaises des nos "métros pays". Mon premier étonnement est donc formulé dans une lettre du 9 septembre 1992 adressée au Président de l'université (doc) : comment expliquer que le "Guide de rentrée 1992-1993" présente la filière d'Ethnologie (à laquelle j'appartiens) en 18 lignes, celle d'Histoire en 29 lignes, tandis qu'une autre filière [alors confidentielle] bénéficie d'une présentation en plus de 100 lignes ? Le président d'alors m'a répondu, par lettre privée, qu'il avait usé de toute son autorité pour réduire des deux tiers le texte que le responsable de la filière incriminée entendait faire imprimer. La référence au patronage d'Hermès (je précise, s'il est besoin, que cette interpellation amusée n'exprime aucun différend personnel) devait se révéler des plus appropriées.
C'est que les disciplines enseignées à l'université de la Réunion peuvent échapper aux standards que les procédures de recrutement ont pour objet d'appliquer : les filières expriment les enseignants-chercheurs qui se sont trouvés responsables des recrutements dès l'origine. Si la filière "Lettres modernes" est de bonne tenue, par exemple (et compte même les chercheurs les plus brillants de l'université), c'est que les responsables ont veillé au grain. À l'inverse, le département en cause est exemplaire de ces plans de carrière cousus main qui prospèrent dans notre serre tropicale à une vitesse inconnue ailleurs. Bien que le BTS, délivré par plusieurs établissements, suffise vraisemblablement aux besoins réels de la Réunion, il est clair qu'une formation universitaire dans le champ concerné peut constituer un moyen de neutraliser la distance et l'insularité. Il n'est pas moins évident que cette formation existe à l'université d'abord et avant tout parce qu'elle a servi de niche économique à quelques "métros" – dont la compétence procède de cette opportunité. C'est ce que j'ai nommé, m'inspirant du génie de la langue créole, la Réunion pied de riz. Cette expression exprime à la fois la capacité de résistance et de tallage de cette céréale extraordinaire – au lieu que les tiges naissent toutes du brin-maître, chaque bourgeon développe une tige qui bourgeonnera à son tour donnant des talles de 2°, 3°, 4° rang, chacune des tiges pouvant donner un épi ; le cumul du nombre des tiges s'exprime par une progression exponentielle du type : a.bx.2 ; voir sur ce site : Riziculture traditionnelle et S.R.I. dans la vallée de la Manañano – et ce naturel de l'homme pour une expansion maximale avec une application minimale. "Chercher un terrain mou pour planter sa bêche", dit un proverbe malgache… Avec un aplomb, pointé dès les premiers documents qui composent ce dossier, mélange d'impudence et de naïveté qu'un environnement universitaire ordinaire aurait rapidement mouché – sinon déniaisé – on a pu ainsi voir s'épanouir des "plans de carrière" pour le moins inédits. Des "métros" qui enseignent le bâtiment ou qui œuvrent dans le travail social deviennent ainsi, par la magie de l'institution néo-coloniale, des experts bientôt faits professeurs des universités.
Cette "montée en puissance", selon l'expression, d'une touchante fraîcheur, qui figure, sous la plume intéressée de quelques-uns des plus brillants échantillons de cette promotion, dans un des premiers documents que j'ai eu à connaître concernant les projets de développement de l'université dans le champ des Sciences humaines, était programmée dès la fin des années quatre-vingt (juin 1989). La beauté et l'exemplarité du cas requièrent ici le passage du général au particulier. L'intérêt de suivre la dite "montée en puissance", c'est qu'elle résume les choix scientifiques de la Faculté des Lettres sur la décade concernée et la consécration de ses pionniers, puisque l'inventeur de cette filière est aujourd'hui une des sommités scientifiques de l'université de la Réunion. Il est vrai qu'il est professeur depuis si longtemps et qu'il est arrivé si haut sur les degrés de la sagesse qu'on lui donnerait aujourd'hui une HDR (Habilitation à diriger les recherches) sans confession. Il fallait être là pour savoir que cet enseignant-chercheur entretient avec l'ambiguïté des relations dénuées d'ambiguïté. Présentant une édition partielle d'un ouvrage d'un sociolinguiste américain, matière de son HDR (localement confessée), il adresse ses remerciements, en queue de prologue et en bas de page, dans une troisième et dernière volée de reconnaissance "…à X. qui [l']a aidé dans la tâche de traduction, à X. et X. qui ont assuré la saisie et la mise en page", englobant dans la même gratitude paternelle que la dactylographe et la maquettiste… la traductrice de l'ouvrage, spécialement rémunérée pour cette tâche par le laboratoire d'études créoles de l'université. Cette traduction n'est pas l'œuvre, comme cette information dérobée le donne à croire, du présentateur – et quelle qu'y soit sa part – mais de l'attributaire du financement en cause (pour une somme qui est d'ailleurs loin d'être symbolique), l'épouse d'un collègue aujourd'hui à la retraite. Le copyright de cette traduction est d'ailleurs détenu par le laboratoire qui l'a réglée, ainsi qu'il est indiqué en page II du livre. Quand on consulte la liste des travaux de cette autorité, une bonne décade passée, en 2003, on peut lire sous sa plume : "'Présentation' (pp. I-XVIII) et traduction française (en collab.)" de l'ouvrage en cause. On imagine que l'auteur de la traduction apprécie cet hommage, on ne peut plus clair, rendu à son travail. Quant au copyright, le temps a fait son œuvre… Il y a d'ailleurs assez peu de risques pour que le laboratoire propriétaire des droits s'émeuve de cet oubli, puisque cette structure, créée par un créoliste réputé (ayant regagné son université d'origine et retraité), est aujourd'hui occupée par un bernard-l'hermite qui n'est autre… que le bénéficiaire de ces approximations. Ce qui serait véniel s'agissant d'un politicien, le trimming faisant partie du jeu des apparences, est évidemment autrement d'importance dans le champ de la recherche. Avec cette équivoque installée au pinacle de la légitimité scientifique, on a un exemple cru de ce que l'amour de soi peut produire dans un environnement dénué de rigueur.
Il y a d'ailleurs dans l'exercice de cette filière une proximité avec le monde des affaires (l'article IV de la Fonction publique nous interdisant de "faire des ménages", pour user d'une expression ayant cours chez les journalistes, réglemente strictement l'activité de ses membres) dont je n'ai pas l'intention de traiter ici – mon propos n'est pas d'inquisition fiscale – mais qui manifeste, à tout le moins, que l'agneau désintéressé et ignorant du monde qu'est le chercheur moyen n'est vraiment pas armé pour contrer les ambitions de tels athlètes. Voilà bien, pourtant, un domaine où les jeunes Réunionnais ont une chance à saisir. Et c'est possible puisqu'ils ont le matériel le plus performant à leur disposition.
2°) Tous les chats sont gris
Les enseignants-chercheurs ne sont pas de simples répétiteurs. Conformément à cette donnée, un projet du Ministère (qui n'a pas vu le jour et qui a suscité une certaine agitation) avait pour idée d'augmenter le nombre d'heures de cours des enseignants-chercheurs qui ne justifiaient pas, par leurs publications dans des revues indexées, d'une activité de recherche. En effet, quelques heures d'enseignement par semaine pour répéter les mêmes cours pendant un nombre indéterminé d'années, c'est là un travail de répétiteur – travail qui est évidemment nécessaire quand il s'agit d'initiation et qui requiert des talents pédagogiques – mais non pas un travail de chercheur. L'université n'est pas un lieu de formation comme les autres. Les enseignants n'y sont pas simplement supposés former aux métiers, ils ont pour vocation, aussi et je dirais presque essentiellement, de former à la recherche. Et parce qu'on ne peut former à la recherche que si l'on est soi-même en mesure de contribuer aux avancées de la recherche, ils sont dits "enseignants-chercheurs". La question de la production scientifique, que vise l'évaluation ministérielle, est donc tout sauf subsidiaire. Ce qui spécifie à ce titre l'institution postcoloniale, c'est que son recrutement, je l'ai dit, et son fonctionnement, je vais le montrer par des exemples, échappent largement aux règles de l'évaluation qui sont au principe de l'administration de la recherche.
Il existe dans toutes les universités un Conseil scientifique qui a pour objet d'évaluer, a priori et a posteriori, les programmes de recherche des différents laboratoires et de répartir les crédits en conséquence. Les membres de ce Conseil sont élus par les enseignants-chercheurs et tout enseignant-chercheur peut s'y porter candidat. Dans la généralité des universités, celui dont la production scientifique n'est pas significative est dissuadé ou récusé par ses collègues, mais il a réglementairement le droit de se présenter comme les autres. Il n'est pas besoin de faire un dessin pour imaginer à quoi peut ressembler un Conseil scientifique à l'université de la Réunion. N'importe qui peut donc à bon droit s'y improviser spécialiste d'à peu près n'importe quoi. Un spécialiste d'ethnomusicologie qui ignore à quoi sert une clé de fa devient, l'année suivante, spécialiste du diabète... Le fait d'entrer à l'université de la Réunion paraît en effet conférer, comme par magie, la compétence. Personne n'y viendra vous demander compte de vos travaux. Il faut reconnaître qu'il est plus sympathique, et plus démocratique, de considérer qu'au Loto de la recherche tous les enseignants sont des prix Nobel en puissance. Avec cette conséquence que, tous les chats étant gris, les projets scientifiques de quelque consistance n'ont aucune chance de prospérer.
L'attribution des crédits de recherche répond normalement à des principes simples et, je dirais, universels. Comme on ne peut être juge et partie, les projets doivent être évalués par des experts indépendants et anonymes. Pour prétendre bénéficier de crédits de recherche sur un sujet donné, il faut évidemment commencer par démontrer (ou avoir démontré) une compétence spécifique sur la question. Si tous les chats sont gris, à quoi bon ? L'activité du Conseil scientifique de l'université de la Réunion se résume en réalité en un arbitrage des parts respectives faites aux trois Facultés. Comme il n'y a de contrôle ni a priori ni a posteriori, l'essentiel de ces crédits part en fumée (de kérosène, principalement). Des voyages non de recherche, mais (dans le meilleur des cas) de découverte, des billets d'avion pour faire les colloques, en métropole ou à l'étranger, comme on va aux eaux, alors que la condition banale d'un tel financement est au moins d'y communiquer, quand ce n'est pas tout des simplement des retours en vacances en métropole, justifiés par le passage dans une bibliothèque ou la visite d'un collègue (comme si l'objet des crédits de recherche était de compenser l'éloignement). L'université de la Réunion est l'un des principaux clients d'Air France sur l'île. Un communiqué de la présidence, en réponse à une information parue dans la presse locale, révèle ainsi que "le compte 625, relatif aux dépenses en frais de déplacements, de missions et réceptions [...] a enregistré pour l'année 2004 un montant de dépenses de 1.645.450 euros ". Voyez ! On ne se mouche pas avec le coude !
Parmi les griefs de l'évaluation ministérielle, il y a le défaut de coopération régionale (l'"objectif prioritaire" qu'avait affiché l'université "de renforcer sa position en tant que partenaire au service du développement régional, dans l'océan Indien" n'a pas été tenu). La coopération scientifique ne s'improvise évidemment pas. Il y faut d'abord des scientifiques. Comment s'inventer spécialiste de la recherche régionale ? Une solution (parmi d'autres) consiste à faire venir, d'Afrique du sud par exemple, des universitaires qui ignorent tout de la Réunion, mais qu'un séjour tous frais payés ne rebute pas outre mesure. Tout cela donne une apparence matérielle à une collaboration scientifique inexistante (on va bien finir par trouver des sujets de recherche et devenir des pros…) et se résume à une activité de grooming. Car nos chers notables sont des diplomates nés. De même que la guerre est une activité trop sérieuse pour être abandonnée aux militaires, la coopération et la recherche sont des choses trop importantes pour que les chercheurs s'en mêlent. La coopération constitue en réalité pour nos excellences de comédie, un moyen inespéré, à la faveur du parasitisme de représentation qui les a installés et qui les justifie, de se pousser dans le monde et dans les milieux officiels – ce qui, en effet, quand on y réfléchit, eu égard à la qualification et à l'extraction des lampistes considérés, constitue un exploit dont les bénéfices méritent d'être âprement défendus. Quand donc un chercheur a l'air de faire de la "diplomatie" à la place du ministre, rien ne va plus.
Pendant les congés de l'été austral 1993-1994, pour l'élaboration d'un projet recherche régionale soumis à l'Agence Universitaire de la Francophonie (qui s'appelait alors AUPELF et dont le siège est à Montréal), j'ai effectué un déplacement aux Comores et à Maurice afin d'y nouer des contacts scientifiques sur un programme régional. À cette occasion, j'ai rencontré à Port-Louis un fonctionnaire d'ambassade (dont j'avais été le condisciple dans un lycée parisien du VIIIe arrondissement). L'introduction de ce projet figure dans ce dossier (doc). Le lundi de Pâques, 4 mars 1994, j'ai reçu à mon domicile un appel téléphonique du Canada, appel émanant d'un membre du Jury de l'AUPELF, me signalant que notre projet – dont je savais qu'il avait quelque chance d'être retenu puisque plusieurs officiels en avaient sollicité la réalisation – n'était pas arrivé à Montréal. Quand le Doyen de la Faculté a en effet appris que je m'étais rendu à l'ambassade de France à Maurice, il est sorti de son bureau en criant : "Mais de quoi se mêle-t-il ?" Le dossier n'est jamais arrivé à destination, à Montréal : il a été arrêté dans sa course par le plénipotentiaire en question qui, dans un premier temps a saisi une correspondance, que par voie de télécopie, j'adressais à un collègue mauricien, partenaire du projet. Je me suis alors rendu à la Présidence de l'université pour savoir si quelque chose s'opposait à une coopération scientifique, inexistante, entre Maurice et la Réunion. La réponse ayant été négative et m'étant fait confirmer officiellement que, professeur à l'université de la Réunion, je pouvais en utiliser et le papier à lettres et la messagerie, j'ai écrit au Vice-Président pour la Recherche, ès qualité (doc), afin de remettre entre ses mains le sort administratif de ce projet qui intéressait quinze chercheurs, dont plusieurs collègues de la Faculté de Droit et de Sciences économiques. Je n'ai d'ailleurs été en mesure de récupérer ce dossier – ayant mieux à faire qu'à encombrer les tribunaux administratifs – que lorsqu'un nouveau Doyen a pris la succession (doc), en 1997.
Ce qui est donc en cause, ce n'est pas seulement le défaut d'évaluation scientifique ("tous les chats sont gris") qui confond tous les projets de recherche dans une même indifférenciation, mais des obstacles bien réels opposés à ceux qui sont suspects de faire de l'ombre à l'importance des importants. Le projet en cause avait, pourtant, la particularité de ne rien coûter à l'université. (C'est d'ailleurs de cette manière que j'ai financé, quand ce n'était pas sur mes deniers personnels, la plupart des programmes de recherches dont j'ai eu la responsabilité, en répondant à des appels d'offres nationaux ou internationaux.) L'affaire que je viens de rapporter n'est pas exceptionnelle. C'est ainsi qu'un projet de linguistique appliquée, en réponse à un appel d'offres international, dont le responsable était un polytechnicien de Grenoble (il est fait état de ces travaux dans le Monde du 6-7 décembre 1998) et auquel j'étais associé pour la partie "Océan indien" a été "recalé" par le Conseil scientifique de l'université de la Réunion. En revanche, un projet rédigé sur le coin d'une table un quart d'heure avant la réunion dudit Conseil (doc) a eu, lui, les honneurs de la sélection. Faut-il préciser que sa carrière s'est arrêtée là ? Les réponses aux appels d'offres nationaux ou internationaux, au lieu d'être simplement transmises par la voie administrative aux jurys ad hoc, sont ainsi filtrées par la compétence locale. Alors que c'est la confrontation entre les chercheurs et les équipes de recherche qui décide normalement de l'attribution des fonds que la collectivité nationale délègue à la recherche, on observe ici une sorte de sélection inverse, de "prime à la casserole" : quand ce sont ceux qui n'ont aucune chance de prospérer dans la compétition scientifique qui s'en adjugent l'octroi.
Il existe dans les universités française un mode de promotion dont l'objet est de "dédommager" les enseignants-chercheurs que les charges de représentation distraient de leurs travaux scientifiques. C'est ainsi que le Ministère – qui tient la grille des salaires – alloue aux établissements des promotions dont le modèle est la promotion scientifique, décidée par un jury national (le C.N.U.). On peut ainsi passer à la première classe ou à la classe exceptionnelle par la voie de la promotion nationale, en raison de sa production scientifique, ou par la voie locale en raison, cette fois, de son activité administrative ou pédagogique. Rien ne distingue, formellement, les deux promotions. Le Ministère a ainsi récemment octroyé un poste de professeur de classe exceptionnelle à l'université de la Réunion (obéissant, d'ailleurs, à des contraintes numériques). Le poste a été emporté par… le président du Conseil scientifique lui-même, non pas sur ses titres scientifiques (qui sont des plus modestes), mais tout simplement parce que c'était lui (encore une fois, pardon pour les facilités d'écriture) le plus près de l'assiette au beurre… Les promotions attribuéees par le Ministère sont ainsi réparties par cooptation entre des notables qui se reproduisent entre eux. Aussi longtemps que le Conseil scientifique se refusera à l'évaluation scientifique, les attributions de crédits, même au bénéfice de projets honorables, et les promotions locales seront suspectes, et toutes les dérives permises.
Le rôle d'un Conseil scientifique est aussi de veiller à la qualité des thèses et des HDR. Formellement, sans doute, mais au fond également, si besoin. Le crédit d'une thèse est généralement associé au crédit de son directeur et à celui de l'université qui l'a délivrée. Compte tenu des pesanteurs historiques et sociologiques que je viens de rappeler, la soutenance d'une thèse ou d'une HDR devrait être spécialement contrôlée à l'université de la Réunion. À l'inverse, mettant à profit les dispositions d'une prime d'encadrement doctoral (dont le montant est loin d'être négligeable) que le Ministère alloue aux enseignants-chercheurs qui encadrent un nombre significatif de thèses (j'indiquerai comment au titre 4), on recrute chez nous des thèsards pour faire du chiffre. Pour qu'une thèse ait un sens, il faut bien entendu que le jury qui la reçoive soit compétent. J'ai été de ceux qui ont milité pour qu'un budget soit réservé afin de pouvoir faire venir, de métropole ou de l'étranger, les collègues les plus qualifiés (doc). L'enfer est pavé de bonnes intentions : l'utilisation de ce budget étant à disposition du directeur de la thèse, il a aussitôt servi à faire venir de métropole des collègues… pas trop regardants (doc). À supposer qu'il en ait l'intention, celui que vous invitez à venir passer une semaine sous les tropiques va-t-il avoir le front de dire que la thèse doit être refusée ou que le dossier d'HDR est insuffisant ? Ces invités complaisants, à qui l'on adjoint quelques "locaux" polyvalents, composent ce qu'on appelle un "jury cocotier". Encore une fois, c'est la conscience de l'enseignant-chercheur (ou la conscience qu'il a de sa fonction) qui fait la différence. La préparation d'une thèse réclamant du talent et beaucoup de sacrifices, le premier souci du directeur sollicité doit être de tester les capacités du candidat à l'inscription en thèse et, bien entendu, il doit veiller à ne pas donner de faux espoirs. À l'université de la Réunion, tout titulaire de DEA peut se voir démarché par des enseignants peu scrupuleux – qui font aussi office de voiture balai des candidats refusés ailleurs…
Pourrait-il en aller autrement quand ceux qui sont supposés défendre les intérêts scientifiques et moraux de l'université (l'"équipe de direction", la "hiérarchie") n'ont eux-mêmes, ou jamais fait de thèse ou n'ont que des titres de complaisance à leur crédit ? Ceux-là, qui se désintéressent de la recherche puisque la recherche les disqualifie, parvenus de la "voie administrative" comprennent l'administration, non pas comme la structure qui permet de gérer et de préserver les intérêts de la communauté universitaire, mais comme une voie de promotion concurrente à la promotion scientifique : à quoi bon travailler, je le répète, puisqu'il suffit de se faire élire ? Ce sont donc bien les derniers à pouvoir être les garants de la rigueur morale et scientifique… Finalement, la question se résume à savoir qui cette situation dérange à la Réunion ? Bien peu de monde en réalité. Cette sympathique médiocratie, qui ne laisse personne sur le bord de la route, assure à ceux qui n'ont aucune activité scientifique des crédits de recherche réguliers, leur permet de faire semblant – ce qui n’est pas inutile en ville – et leur garantit une promotion tranquille. Il suffit de savoir se placer. Les chercheurs qui produisent et publient, minoritaires, n'ont aucun moyen d'influer là-dessus. À supposer qu'ils en aient le temps et l'envie.
2ième partie
- 3°) Le droit au sol
- 4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"
- Coda : Fatti non foste a viver come bruti...
- Aspice, respice, prospice
- Envoi : un Doctorat honoris coco causa
|
|
|