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Présentation du dossier pédagogique
Ancestralité, communauté, citoyenneté :
Les sociétés créoles dans la mondialisation
Le dossier est construit sur l'argument d'un séminaire de D.E.A. qui constituait une trame de recherche et un appel à contribution. La "feuille de route" proposée s'appuie, parallèlement à l'argumentaire, sur divers documents, dont des "notes de lecture", exposés ou contributions qui ont été mis en ligne (un certain nombre seront ajoutés) :
- Sucre blanc, misère noire : Le goût et le pouvoir, de Sidney Mintz.
- Des îles, des hommes, des langues, de Robert Chaudenson.
- Roots of language, de Derek Bickerton.
- Comment la parole vient aux enfants, de Bénédicte de Boysson-Bardies.
- Notes Jean Albany.
- Avant Babel, Génétique des populations et systématique des langues : hypothèses sur la langue mère.
- Introduction au débat de l'empirisme et de l'innéisme. D'un dialogue d'idées virtuel entre Leibniz et Locke : les Nouveaux essais sur l'entendement humain (1765).
- Introduction pour un "projet de recherche partagée" : Réunion, Maurice, Comores.
- Les langues régionales et d'Outre-mer, les textes essentiels du droit français ; Décision du Conseil constitutionnel du 9 mai 1991 sur la notion de "peuple corse".
- Dossier de presse : La charte européenne des langues régionales (juin 1991).
- L'identité de l'identité. Les théories de l'identité et de l'ethnicité de Max Weber à Samuel Huntington : 1ère partie : l'exemple réunionnais. (Scan de notes de cours)
Ancestralité, communauté, citoyenneté :
Les sociétés créoles dans la mondialisation
(Séminaire de D.E.A.)
On peut consulter sur le sujet (à la rubrique "anthropologie du droit" - voir page d'accueil) :
- Le territoire de la langue, communication à la séance plénière du colloque Langues et Droits, les 22, 23, 24 octobre 1998, Université de Paris X-Nanterre.
- Habiter, cohabiter, vivre ensemble, Alinéa, n°11, 2000.
- Droit au sol et mythes dautochtonie, communication au colloque Représentations de lenvironnement et construction des territoires : Dialogue des disciplines , organisé par lICoTEM, Poitiers, les 11 et 12 octobre 2001.
Pertinence scientifique du sujet ; adéquation avec la problématique régionale :
Lappartenance à des communautés que la mondialisation fait de plus en plus larges lappartenance de la Réunion à lEurope, par exemple , met en évidence un conflit entre lespace politique (la laïcité, le monde) et lespace privé (la langue maternelle, la religion). Comprendre ce que signifie cette double allégeance, louverture au monde et la revendication identitaire que la modernité exacerbe en les représentant souvent comme contradictoires alors quelles sont complémentaires cest lambition du programme
Résultats attendus :
- Accéder à une représentation rationnelle des constituants de lidentité en plongeant dans la problématique des langues identitaires et des langues de communication (champ linguistique du projet : 1) grâce aux récents acquis de la neurologie et de la linguistique fondamentale.
- Mesurer les conséquences, juridiques et culturelles, du changement déchelle lié à lunification européenne en retournant à lhistoire de la Réunion et de lEurope (champ sociologique du projet : 2), histoire et logiques identitaires affrontées, tels sont, sur les deux axes de recherche proposés, les résultats attendus.
1°)
Contribution à la problématique des langues identitaires et des langues de communication
OBJET : Lambition de cette première partie est la recherche doutils susceptibles de formaliser une problématique spécifique aux langues régionales et aux créoles et de contribuer ainsi à la réflexion sur les questions identitaires associées aux revendications linguistiques.
Le responsable du programme a formalisé la théorie de cette approche dans une communication à la séance plénière du colloque international " Langues et droit " qui sest tenu à luniversité de Paris X en octobre 1998 (le texte de cette communication est annexé au présent document). Le programme a pour objet de développer cette problématique aux créoles et spécifiquement au Créole réunionnais.
CHAMP ÉPISTÉMOLOGIQUE : Celui de la linguistique générale et de lanthropologie cognitive.
PROBLÉMATIQUE : Alors que la créolistique des créoles du français est essentiellement dinspiration socio-linguistique et historique, il sagit ici de rechercher, à laide des concepts de la linguistique générale, de la psychologie cognitive et de lanthropologie, comment les acquis scientifiques récents de ces disciplines, concernant lacquisition du langage chez lenfant notamment, peuvent éclairer la genèse de la formation des langues et notamment celle des créoles.
Cette perspective fait apparaître, alors que la défense des langues régionales et des créoles est essentiellement identitaire, le caractère anthropologique, émotionnellement constitutif, des langues maternelles. Elle fonde en nécessité et valide scientifiquement une revendication qui nest le plus souvent fondée que sur des arguments de nature réactive. Lapproche neurocognitive met en effet en évidence le caractère modulaire des fonctions cérébrales et notamment lopposition des " outils " que peuvent être les moyens de communication analytiques (mettant en uvre des signes substitutifs) et les moyens de communication émotionnels (mettant en uvre des signes participatifs). Cette opposition classique du digital et de lanalogique peut être mise à profit pour évaluer la part de la langue régionale et de lidentité régionale dans la conscience citoyenne. Lidée du programme nest évidemment pas de se substituer à la production identitaire parfaitement fondée au plan politique, mais qui na que peu à voir avec la recherche scientifique, même quand elle se donne pour telle mais daccéder à une représentation plus rationnelle des constituants de lidentité locale.
PLAN DÉVELOPPÉ :
1°) Le champ théorique de la recherche : celui de lanthropologie cognitive.
A - Le problème de lidentité à la Réunion : (développement infra dans la 2° partie)
Les témoins cités :
Boucher, Lescouble, Houat, M.-A. Leblond, Albany
- Premier dossier : Étude de luvre de M-A Leblond : des militants de lidentité réunionnaise (replacer dans le cadre historique).
- Cadre anthropologique de la recherche : la phénotypie des hiérarchies ou le physique de lemploi
Quelques exemples
La noblesse française en représentation
Les Mbaya dAmérique du sud
Ilotes et Spartiates
Lunivers de Genji
Des fantômes sur les Hauts-plateaux
Hutu et Tutsi
Les Antemoro du sud-est de Madagascar
Le spectre des couleurs à la Réunion
- Permanence des types dans le métissage : les rites de démaillage à la Réunion
- Le matériau littéraire et lanthropologie
- Premier dossier à étudier : Le Miracle de la race (1913)
Le destin de la couleur identifié au destin du rationalisme européen
La ségrégation spontanée et le cens éducatif
Lhistoire de la Réunion selon les Leblond (Les Iles surs, 1946)
Effacer la macule de lorigine
La première colonisation
Le paradis réunionnais
Une identité assiégée
La hantise du mélange et son talon dAchille
Analyse raisonnée du Miracle de la race
- Quels outils pour étudier lidentité ?
Les théories de lethnicité : de Weber à Huntington
Lenfance de lart : les théories émotionnelles de lidentité :
Comment la parole vient aux enfants
(Recherches en psycho-linguistique cognitive)
- Deuxième dossier : le retour au pays natal selon Jean Albany : la langue maternelle est le pays natal (voir notes de lecture Jean Albany). Un ouvrage de ce poète réunionnais, Vavangue, dont le thème est le retour au pays natal et la nostalgie de lenfance (Jean Albany vivait " exilé " à Paris) contient la traduction dun poème écrit en français 25 ans auparavant. Il est remarquable quun poème traitant de la nostalgie de lenfance sécrive au passé en français et au présent en créole : que la langue maternelle annule le temps la traduction en maternel remontant le temps.
B - Quest-ce quune langue ?
Nous apprenons à parler à nos enfants comme nous leur apprenons à marcher : ils sont déjà programmés pour cela. La remarque de Darwin : lenfant babille naturellement (même lenfant sourd). Rien à voir avec brasser, faire du pain ou écrire. Une disposition innée, un instinct pour acquérir un art
- Ce détour théorique (le " plus long détour " selon lexpression platonicienne) est indispensable.
- Lépreuve du terrain ne lest pas moins
maillages-démaillages, métissages-authenticités, héritages-innovations
- Définir les outils théoriques propres à constituer lobjet de la recherche, présentation des hypothèses : " Le territoire de la langue : les deux natures ", communication au colloque international " Langues et droit ", Paris-X Nanterre, oct. 1998 - Légitimité "identitaire" et " culture identitaire ".
- Les outils seront donc ceux de la linguistique, de la psycholinguistique, de la critique littéraire, de lanthropologie du droit, de lethnographie.
2°) La " grammaire universelle " au secours des langues créoles.
Les théories du créole :
Hypothèse de Hjemlev, 1938.
Cest la théorie adoptée par R. Chaudenson, soutenue par des travaux sur lhistoire des zones où le créole sest développé.
Hypothèse de Bickerton :
(Recherches touchant à la linguistique générale et non pas seulement à la créolistique)
- le créole, voie daccès à la compréhension de la formation de la langue ?
- lhypothèse de la " grammaire universelle " expliquerait le passage du pidgin au créole : il suffit quun groupe denfant soit exposé au pidgin (de leurs parents) à lâge où ils font lacquisition de la langue maternelle pour le transformer en créole (soit une langue grammaticale).
3°) Le modèle linguistique est-il pertinent pour comprendre tous les faits de "créolisation" ?
Le processus de création d'une langue visé ci-dessus suppose le passage du pidgin dans le "moulin à paroles", la grammaire universelle de tout petit d'homme. Un processus inconscient propre à l'équipement neuronal d'homo sapiens sapiens (un génie linguistique à trois ans, un infirme linguistique passé la puberté et bien avant). Existe-t-il une "grammaire universelle" de la religion ?
Supports :
- CHAUDENSON, R. 1995. Des îles, des hommes, des langues, Paris : LHarmattan.
- BICKERTON, D. 1975. Dynamics of a creole system, London : Cambridge university press.
- BICKERTON, D. 1981. Roots of Language. Ann Arbor, Mich. : Karoma.
- [revue: BICKERTON, D. & commentators. 1984. " The language bioprogram hypothesis ". Behavioral and Brain Sciences, 7, 173-221.]
- BICKERTON, D. 1990. Language and Species. Chicago : University of Chicago Press.
- SIPLE, P. (ed.) 1978. Understanding Language through Sign Language Research. New York : Academic Press.
- KEGL, J. & IWATA, G. A. 1989. " Lenguage de signos nicaraguense : a pidgin sheds light on the " creole " ? ASL. Proceedings of the Fourth Annual Meeting of the Pacific Linguistics Conference. Eugene, Oregon : University of Oregon.
3°) Comment la parole vient aux enfants
BOYSSON-BARDIES, B. de, 1999.
La prosodie en regard de la " grammaire universelle " : lenracinement et la communication. Antériorité de la prosodie sur la syntaxe dans lapprentissage de la langue maternelle. Ses conséquences. Hypothèses.
Supports :
- BROCA P. Sur le siège de la faculté du langage articulé, Bulletin de la Société dAnthropologie, 6, 1865, p. 337-393. Reproduit dans H. HÉCAEN et DUBOIS (Eds.), La naissance de la neuropsychologie du langage, 1825-1865, Flammarion, 1969, p. 108-121.
- LENNEBERG E., 1967,Biological foundations of language, New York, Wiley.
- GESCHWIND N. & GALABURDA A.M. 1987, Cerebral lateralization ..., Archives of Neurology, 42, p.428-459, 521-552 et 634-654.
En appui :
- Bibliographie dans de BOYSSON-BARDIES.
[Contra :
- JAKOBSON R. 1941, Langage enfantin et aphasie, (trad. fr. 1969, éd. de Minuit) (établit une discontinuité radicale entre les productions du babillage et celles qui appartiennent au langage.)]
- CHOMSKY N. 1959 A Review of Skinners Verbal Behavior, Language, 35, p.26-58, (trad. fr. dans Langages, 4, 1969, n° 16, p. 16-49).
- CHOMSKY N. et HALLE M. 1968. The sound pattern of English, New York. Harper and Row.
Les recherches en psychologie cognitive conduites depuis le début des années 70 ont montré que le nourrisson savait discriminer la quasi-totalité des contrastes utilisés dans les langues naturelles : de voisement, de place, de mode darticulation qui fondent les catégories phonétiques. Cest donc lintonation qui est significative. Lattention de lenfant se porte sur les caractéristiques de la voix en situation de communication.
Ces observations contredisent les propositions structuralistes de la grande époque : lattention portée à la structure syntaxique ayant occulté la fonction de la prosodie - qui permet en réalité au nourrisson de la reconnaître et dy accéder.
La prosodie offre en effet aux enfants la possibilité de segmenter la parole continue en unités de sens. La simplification des structures et lintonation particulière qui caractérisent les formes verbales que les mères ou les adultes utilisent en parlant aux enfants facilitent leur segmentation syntaxique. Cet emballage prosodique est en général cohérent avec lorganisation des principales unités syntaxiques. Les relations entre les indices prosodiques et les indices syntaxiques ressortent ainsi de façon plus nette et plus fiable que dans le langage entre adultes. (Boysson-Bardies)
Dès cinq mois, les enfants montrent une préférence pour les histoires avec des pauses insérées aux frontières de propositions. À condition, toutefois, que lhistoire soit lue avec lintonation caractéristique du motherese. Cet effet se maintient lorsque le contenu phonologique est effacé par un filtrage qui laisse la prosodie intacte mais efface les consonnes et les voyelles. Le rôle des indices prosodiques apparaît alors clairement. (Boysson-Bardies)
On peut penser quune asymétrie fonctionnelle correspondant à lasymétrie anatomique observée chez les nouveau-nés sous-tendrait une tendance de lhémisphère gauche à traiter les syllabes par opposition aux sons mélodiques ou aux sons non articulables dans les langues. Un auteur conclut de lobservation dun enfant que : son amour pour la musique et sa stratégie globale de production du langage sont peut-être reliés au développement de lhémisphère droit, tandis que les stratégies analytiques seraient, elles, plus liées au développement de lhémisphère gauche.
Limplication respective des hémisphères droit ou gauche avec leurs affinités respectives pour la prosodie et la musique dune part et pour lanalyse de lautre, explique sans doute, en effet, les préférences des enfants pour le traitement des composants prosodiques ou phonétiques de la parole. Les fonctions langagières pouvant être latéralisées dans lun ou lautre des hémisphères. Peut-être la forme future de lintelligence et de limagination se devine-t-elle dans ces choix
.(Boysson-Bardies)
RÉSULTATS ATTTENDUS :
Lidée de cette première partie du séminaire est de montrer, sans encourir la critique de surévaluation qui caractérise les discours identitaires :
- que les créoles ne sont pas des langues " enfantines " ou inférieures, mais bien des langues à part entière dès lors que le génie de la grammaire qui caractérise le petit dhomme sen est saisi ;
- que ce sont les fondements mêmes de lidentité qui sont " engrammés " avec lenvironnement culturel premier - ce qui apparaît notamment dans la manière dont lenfant apprend la " grammaire universelle " dans la phonologie de sa langue maternelle - et que, par conséquent, il serait parfaitement inconsidéré de vouloir séparer les locuteurs natifs de ce constituant de leur humanité.
Il sagirait donc de contribuer à réunir des données objectives pour appréhender lopposition entre " langue de culture " et " langue de communication " et peut-être à dépassionner les débats auxquels elle peut donner lieu :
- La réalité ontogénétique sinon phylogénétique, selon lhypothèse de Jean-Jacques Rousseau dans lEssai sur lorigine des langues de la priorité de la prosodie sur la syntaxe dans lapprentissage de la langue maternelle démontrant le rôle des données émotionnelles premières dans la formation de lidentité et dans laccès à la double articulation.
- La réalité dun double " outillage " linguistique qui répond à des besoins distincts (maîtrise du réel, dune part et de la communication émotionnelle de lautre ) montrant que lopposition entre langue identitaire et langue de communication est une opposition fonctionnelle. Si cette différence reflète bien les circonstances historiques et politiques de la dépendance, il nen résulte, dévidence, aucune hiérarchie de langue ou de culture.
- Il devrait résulter de cette prise en compte de la modularité cérébrale mise en évidence par la neuropsychologie une reconsidération des parts respectives du rationnel et de lémotionnel dans la culture.
(2°)
Histoire et logiques identitaires : la Réunion et lEurope
Introduction
Intérêt de la recherche
Il ny a point dévénement aussi intéressant pour lespèce humaine en général, et pour les peuples de lEurope en particulier, que la découverte du Nouveau-Monde et le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance (...). Les productions des climats placés sous léquateur se consomment dans les climats voisins du pôle ; lindustrie du Nord est transportée au Sud, les étoffes de lOrient sont devenues le luxe de Occidentaux.
Guillaume Raynal,
Histoire philosophique et politique des Établissements et du Commerce des Européens dans les deux Indes
(1781)
Parmi les pays et les régions de lEurope, lîle de la Réunion se spécifie par son éloignement extrême, sa différence culturelle et, pourtant, une histoire indissociable de lEurope puisque, inhabitée jusquà son occupation par des colons français, elle advient à lhistoire dans le mouvement dexpansion des nations européennes. Celles-ci, avec la circumnavigation, effectuent la mise en relation des continents et jettent les bases dune société universelle, selon les termes de lauteur de lHistoire de deux Indes, cité en exergue.
La loi de 1946 avalise dailleurs cette histoire en intégrant la Réunion (les quatre vieilles colonies - avec la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique) à lespace français en tant que département.
Cest donc en toute logique que les programmes daide européenne lui sont destinés en raison de cette histoire commune et des spécificités de cette histoire : en tant quancienne colonie de lempire français, en tant que département français et en tant région européenne bénéficiant des termes du préambule du Traité qui confiait à la C.E.E., dès 1957, la mission dassurer le développement harmonieux des États membres en réduisant lécart entre les différentes régions et le retard des moins favorisés.
Mais la Réunion est aussi, au moins depuis les années soixante, à la recherche dune identité propre, répondant, non seulement à son histoire européenne mais encore à lhistoire africaine, malgache, indienne, chinoise de ses habitants, ces hommes que lexploitation du café, des épices, du sucre a déportés, déplacés ou attirés dans cette île de lOcéan indien.
Cette revendication, la défense et lillustration de ce qui sest appelé ici, depuis 1981, lhomme réunionnais, se construit dabord contre lidentité historique de la société de plantation. Le retour aux sources du peuplement, la recherche des traces enfouies sous les sédiments de léconomie coloniale constituent le but partagé et le miroir brisé des identités particulières des communautés réunionnaises à la recherche dune identité collective.
Thèse : Si, dans un premier temps, lintégration de la Réunion à lEurope est en continuité avec la Départementalisation puis la Décentralisation conséquences de lappartenance à lespace français il apparaît aussi que lappartenance à lEurope peut être en mesure de modifier la relation dyadique avec lancienne colonie et de constituer un dépassement dialectique de cette opposition. En effet, lidentité culturelle peut désormais sexprimer non plus nécessairement comme une opposition à la métropole, mais comme lexpression dune diversité qui est le lot commun, à des titres divers, des membres de lunion européenne. La gestion de la diversité nest plus frontale, elle devient multipolaire. La reconnaissance de lidentité nest plus seulement une demande de réparation, elle relève dune reconnaissance institutionnelle de la diversité...
Dans cette évolution, cest le destin même de la culture européenne, au-delà des appartenances nationales, qui est en jeu, car luniversalisme des droits lhomme rencontre ici, comme en maints endroits où la colonisation européenne sest faite en négation des cultures locales et du titre indigène, une demande didentité particulière... Ce temps de post-nationalisme où il apparaît que la dimension européenne transcende la dimension nationale engage la réflexion européenne à la fois sur le destin commun des peuples qui composent lEurope et sur la part que le Droit doit faire à la différence culturelle. Lidée européenne ne consiste pas seulement dans le dépassement des nationalismes, elle doit être aussi une réflexion sur le destin propre de lEurope et sur ses limites. Ce qui constitue, au plan local, un changement de front peut donc, sans faire silence sur les stigmates de lhistoire, être la voie dune reconnaissance culturelle qui simpose, ou qui simposera, partout où il apparaît que luniformité de la norme opprime.
La spécificité de la Réunion tient évidemment au fait quil nexiste pas à la Réunion de population autochtone ni, à proprement parler, de culture traditionnelle au sens où la culture canaque ou la culture maorie peuvent constituer des entités juridiques opposables au droit moderne. Certains sont nés sur la terre calédonienne, écrit un lecteur qui parle en tant que cafre. Je vis sur une terre réunionnaise qui na pas connu le vécu dune vie primitive. Cette terre réunionnaise na pas porté la création de lhomme (Le Quotidien du 17/12/99). Cette différence ninvalide pourtant pas, il sen faut, la revendication didentité. Cest ce sentiment didentité - dont létude en cause cherchera à préciser la nature - que la reconnaissance des droits culturels doit satisfaire et il est posé ici que lappartenance à lespace européen peut y contribuer.
La complexité de lhistoire réunionnaise tient précisément au fait que cest la société de plantation, une intention européenne, qui a fait la Réunion et que cette intention sest réalisée principalement par le moyen de la traite et de lengagisme, cest-à-dire par le concours dhommes enlevés à leur culture et que, cette histoire achevée, ceux-ci, abandonnés sur la friche des usines sucrières comme les acteurs passifs dune intention qui nétait pas la leur, doivent trouver un sens à cette histoire arrêtée. Comment trouver une intention commune à cette coexistence née de circonstances historiques à la fois nécessaires et aléatoires, tel est le défi réunionnais.
Si lintention originelle de la Réunion est européenne, sa réalité daujourdhui est multiculturelle, faisant cohabiter, sous la légalité républicaine, cette identité première avec des communautés qui se réclament aussi dune identité indienne, musulmane, chinoise ou africaine... Ce quon se propose de rechercher est lévolution de cette identité réunionnaise, de la fin du XIXème siècle à nos jours. Le paradoxe étant que les deux auteurs qui nous serviront de référent pour comprendre ce que pouvait être la conception de lidentité réunionnaise au début du siècle (M-A. Leblond) se réclament dune identité européenne (au sens de labbé Raynal), définissant celle-ci en opposition avec les identités des autres communautés (cest le rationalisme en lutte et en butte aux superstitions et aux croyances des autres races) alors que la conscience européenne se trouve aujourdhui faire droit à cette différence. Cette évolution, cette transformation, cest ce que nous désignerons par lexpression de révolution de la modernité qui sexprime notamment dans lémergence du droit des minorités, des droits culturels, dune régulation juridique supranationale et des doctrines de la souveraineté partagée.
Envisager lidentité réunionnaise dans lEurope est donc un raccourci de cette histoire et permet dobserver sans préjuger de lavenir comment, en un siècle, on a pu passer du devoir dassimiler la différence à celui de protéger ses expressions.
I - LES CONCEPTS
Les théories de lethnicité, les concepts en discussion
La réflexion française sur lethnicité et lidentité reste tributaire dune conception jacobine du pouvoir politique. Lidéologie républicaine de lÉtat-nation à la française est largement construite sur une dénégation de lethnicité : il ny a pas de diversité ethnique dans la population française. Cette dénégation est aussi le résultat dune violence historique dont lhistoire de la Vendée donne un exemple et que la lecture du Cheval dorgueil de Pierre-Jacquez Hélias, par exemple, permet de comprendre du point de vue de lindigène - cet indigène étant agrégé de grammaire. Lhistoire de la République, la centralisation jacobine sont laboutissement de la formation de la nation française supposée résulter dune union dans laquelle tous les particularismes régionaux se seraient fondus, leur propre folklore excepté. Et si le timbre de la raison républicaine est si pur, cest que les provinces françaises (comme les belles qui, dans un même élan de dévotion, jettent leurs bijoux dans le métal en fusion de la cloche pour en sublimer le son), ont mis, sans reste, tous leurs particularismes dans le creuset de la nation. Lidentité régionale a bien droit de cité, mais cest en tant que composante de la nation indivisible. Ce qui ne peut exister à lintérieur même de la nation, ce sont des peuples.
Parler dethnicité a été et reste, dans le champ de la sociologie française, et jusque dans les années 80, relativement déplacé, parce que cest sembler reconnaître un pluralisme ethnique à lintérieur dune nation donnée en modèle pour sa capacité daccueil et dassimilation. A cette suspicion sajoute à la Réunion, les intentions autonomistes, voire indépendantistes, dans le mouvement de la décolonisation. On comprend, à linverse, que dans un pays comme les Etats-Unis, dimmigration plus récente et multiple, la question de lethnicité a pu constituer, dès le années 40, un objet détude parce quelle émanait dun souci pratique et politique. Ce nest quaprès la seconde guerre mondiale quon a découvert quil y avait en France, certes des Bretons, des Basques, des Occitans, des Corses, ce quon savait déjà, mais des Bretons, des Basques, etc. qui nacceptaient pas la centralisation républicaine et revendiquaient une identité à part jusque dans ses conséquences politiques. Enfin, les trente glorieuses ayant amené en France des travailleurs venus des anciennes colonies que les trente pleureuses (qui ont suivi : voir : 19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses et pages suivantes) ont soudain rendus dautant plus visibles quils étaient devenus inutiles, il a bien fallu considérer que le modèle unique de lintégration, de la modernité et de la citoyenneté nallait pas de soi. Quil existait peut-être entre les hommes des barrières culturelles. Et on sest donc mis à sinterroger sur la nature de cette identité particulière qui résiste à la communication, sur lethnicité.
Cest donc en France, essentiellement le problème de limmigration, ou le problème des banlieues qui a mis lethnicité sur le devant de la scène. Mais à la différence des sociétés anglo-saxonnes où la différence ethnique ou raciale est officiellement reconnue, la Constitution interdisant de distinguer les citoyens selon leur race, leur origine ou leur religion, et la naturalisation de létranger ne saccompagnant pas de sa culturalisation, à la difficulté conceptuelle à nommer sajoute une mauvaise conscience idéologique à devoir prendre en compte une réalité qui signe léchec de lassimilation et qui va contre lunité nationale. Quand le modèle républicain se fonde sur lopposition public/privé, la séparation de lÉglise et de lÉtat, les identités particulières, à linverse, ou bien ne se satisfont pas du commun dénominateur qui définit lespace politique (je veux mon propre espace politique ; cela équivaut à une reterritorialisation de lespace régional), ou bien sacralisent lespace public (la religion doit organiser lespace public).
Cest donc un déplacement de la question, sinon un renversement copernicien quopère la réflexion sur lethnicité. Ce nest plus le centralisateur ou lintégrateur, le travailleur social qui pose et se pose la question : comment intégrer ?, cest le citoyen ou le travailleur immigré qui déclare : Je suis Breton avant dêtre Français, Je suis musulman, etc. Ce reflux de lidentité des grands ensembles vers les unités minimales paraissant dailleurs répondre à un élargissement des espaces. Cette réflexion va évidemment trouver dans le champ des D.O.M. une inflexion et une fortune propres.
Le succès des concepts didentité, dethnicité, de multiculturalité fait apparaître la prééminence de la culture dans la psychologie et lorganisation sociale
Aux États-Unis, le terme dethnicité fait florès avec la publication, à partir de 1971, dun nombre impressionnant douvrages, le plus souvent collectifs, qui le font apparaître dans leur intitulé et la création dune revue, Ethnicity, en 1974, donnant naissance à une véritable industrie académique de lethnicité (Basham et de Groot, 1977) - dont nous connaissons, mutatis mutandis une variante réunionnaise, au plan politique et culturel, à partir de 1981.
La vision optimiste de lEcole de Chicago qui voyait dans le métissage un enrichissement mutuel des groupes en contact est battue en brèche par les faits. En 1945, Warner et Srole avaient conclu une étude sur les groupes ethniques américains par la prédiction de leur disparition prochaine. Lavenir des groupes ethniques américains semble être limité. Il est probable quils seront rapidement absorbés. Quand cela arrivera une des grandes époques de lhistoire américaine aura pris fin (295). Ces prédictions sont sous-tendues par une vision idéale de la marche en avant de la civilisation qui projette dans une fraternité humaine sans frontière le sentiment ultime dappartenance (la question est de savoir si cette espérance est raisonnable et si tout le monde y trouve son compte...). Elle traduisent également le credo libéral dans les progrès de lindividualisme comme possibilité croissante pour lindividu de se tracer lui-même un destin social (achievement) qui échappe à la contrainte du groupe dappartenance et à la fatalité des statuts hérités (ascription). Rêve cosmopolite dun accès à la civilisation scientifique rationnelle dune société moderne universelle (Smith, 1981).
En fait, dès le début des années 60, ce modèle est mis en question. Glazer et Monyhan dans Beyond the melting-pot (1963) font le constat, à linverse de la prévision citée plus haut, de la vitalité des cinq principaux groupes ethniques de la ville de New-York (les Noirs, les Porto-Ricains, les Juifs, les Italiens, les Irlandais). Ils découvrent lémergence de ce quon appellera la nouvelle ethnicité : la création didentités ethniques distinctives basées sur lexpérience de la vie aux Etats-Unis plus que sur le maintien des vieilles cultures ethniques. Les groupes ethniques se maintiennent aux Etats-Unis comme collectivités caractérisées par une solidarité diffuse persistante. Pourquoi ? Parce que lethnicité est une dimension essentielle et universelle de lidentité humaine...
(Bibliographie sommaire dans : Théories de lethnicité, Poutignat, Streiff- Fenart, 1995)
II - LE TERRAIN
Introduction
Premier champ denquête : les expressions de lidentité réunionnaise :
- Lidentité dans les sociétés créoles ;
- De Marius-Ary Leblond à Axel Gauvin, du Miracle de la race à Train fou.
(N. B. Cette partie est accessible sous sa forme développée il s'agit de notes de cours sous le titre "L'identité de l'identité [...] l'exemple réunionnais")
A la Réunion où le budget de la culture constitue, selon la formule d'un quotidien local, une manne annuelle de 140 millions de francs, la question de lidentité est incontournable. En effet, et pour des raisons parfaitement légitimes que nous évoquerons et qui tiennent à lhistoire, les colloques, les séminaires, les conférences sur la pluriculturalité, la multiculturalité, lidentité et autres aséités (a se : par soi) se succèdent. Il sagit vraisemblablement autant d'y faire de lidentité que dy réfléchir. Cest que ce quon nomme parfois ici le malaise identitaire qui additionne des difficultés économiques, sociales et urbaines, politiques et culturelles. Toutes ces difficultés paraissant se focaliser, sexprimer ou sexpliquer dans une crise identitaire.
Marius et Ary Leblond, les deux auteurs qui nous servirons à présenter lhistoire coloniale de la Réunion, partageraient cet avis, à ceci près que leur diagnostic aurait, lui, la réaffirmation de la prééminence européenne pour remède quand cest plutôt dans laffirmation de la différence que lidentité réunionnaise se recherche aujourdhui. A ceci près qui détonne évidemment avec les valeurs daujourdhui ces militants de la cause réunionnaise, délivrent en effet en même temps un audit économique de la Réunion du début du siècle et un audit identitaire.
Bien que les Leblond naient que peu vécu à la Réunion, ils ont été profondément marqués par leur enfance réunionnaise. Ary a pu dire que le secret de sa vieillesse heureuse était le prolongement perpétuel du merveilleux passé créole qui ouvrit son existence (Cazemage, p. 199). Dans les Îles surs, Marius Leblond parle du sentiment filial, physiologique et câlin pour [l]île (p. 20) Dans Lîle de la Réunion (1923 et 1925). Nous avons si souvent exprimé... ladmiration qui montait de nos curs vers lîle natale avec lencens du souvenir... Le Réunionnais porte toujours en lui lamour de la grande et de la petite Patrie (20). On doit constater que ces parisiens ne sont pas contentés dembaumer de leurs souvenirs créoles leur existence parisienne - et de les célébrer dans leur uvre - mais quils nont jamais cessé, en réalité, de plaider et dagir pour la Réunion. Dans leur conférence La Réunion et Paris, par exemple (publiée en 1930), ils développent ceci. Lautre jour nous faisions le tour de lîle, nous suivions la route de St-Benoit à St-Joseph, les yeux éblouis de la beauté des panoramas, et cependant les curs tristes. Cest que cette route est jalonnée de misères ; près des vacois dépenaillés seffilochent dans des maisons éclopées de pauvres familles dont les carnations européennes se sont flétries, jaunies jusquaux tons de la vavangue (fruit de la Réunion). Nous nous sommes alors juré de faire tout ce que nous pourrions pour tirer de la croupissante désolation cette race attendrissante qui vit dans des paillottes aussi misérables que celles des indigènes du Sud de Madagascar, dans des cases dont le parquet est de boue, ne buvant que de leau de pluie, ne vivant que de ce que rapporte la confection des sacs [de vacoa], éteints par la résignation et par la fièvre dans les petites cases silencieuses embaumées de bégonias et des héliotropes comme des tombeaux. Aidez-nous, Mesdames et Messieurs, pour que nous arrivions à accomplir 1uvre de régénération avant que trop denfants ne meurent ! Soyons forts, unissons-nous, associons nos bonnes volontés, développons une activité à la fois commerciale et intellectuelle qui permette aux voyageurs de trouver dans notre Île, le reflet du grand foyer parisien.(43) On ne saurait donner meilleur exemple dun engagement moral et politique pour lidentité réunionnaise. Mais on voit par ce premier sondage dans luvre des Leblond que luvre de régénération en cause concerne les Petits Blancs (ceux que Marius appellera les témoins de la première colonisation Je me sentis un profond respect très affectueux pour ces représentants de la première Colonisation (IS. 69)) alors que cest un sentiment de charité, mais non une identification quil exprimera envers les Noirs de nos colonies...
Voici donc le champ didentité et le champ de militance des Leblond. Notre exploration aura pour objet de déterminer doù procède cette identité et doù procède cette militance.
On ne peut évidemment comprendre lhistoire de la Réunion sans lhistoire de lesclavage et des sociétés pluri-ethniques inégalitaires. Et ce sera un domaine que lenquête aura pour objet dexplorer.
Thème de recherche n° 1 :
De la logique des systèmes inégalitaires (qui exploitent les différences physiques en tant que signes ou preuves dune inégalité) vers la constitution de systèmes égalitaires où la différence nest pas socialement significative
Le cadre anthropologique de cette recherche est dabord celui de linterprétation que les sociétés humaines donnent ou ont donné de la différence physique entre les hommes. Cest cette approche, et seulement cette approche, qui peut faire apparaître la nature de cette révolution de la modernité à laquelle il est fait allusion plus haut.
Dans les sociétés pluri-ethniques inégalitaires donc, et notamment coloniales, la dominance se justifie - selon le point de vue du dominant - par ladéquation entre le phénotype et la position sociale. Cette théorie a pour objet de figer la domination en somatisant les différences sociales et socialisant les différences physiques. De même quil y a, comme on dit vulgairement, un physique de lemploi, il y aurait un physique - et donc une physique - du statut et des rôles sociaux. Ce quon peut illustrer dun exemple, assez inattendu sous cette bannière : un jugement de Jean-Jacques Rousseau, linspirateur de la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen.
Un jour, rapporte Sébastien Mercier, lauteur du Tableau de Paris, jaccompagnais Jean-Jacques Rousseau le long des quais. Il vit un nègre qui portait un sac de charbon ; il se prit à rire et me dit : cet homme est meilleur sa place et il naura pas la peine de se débarbouiller, il est à sa place ; oh ! si les autres y étaient aussi bien que lui...
Le principe annoncé par cet exemple incongru serait le suivant : le secours de la différence visible permet de redoubler la réassurance sociale dune satisfaction cognitive : la différence sociale repose sur une différence génétique, visible et supposée épuiser la nature de son porteur. Elle naturalise les fonctions sociales en autant de races qui se révéleraient être, en réalité, des espèces différentes (cest ce quon appelle en biologie une pseudo-spéciation).
Deux citations :
La peau blanche est un titre de commandement [...] la couleur noire est la livrée du mépris (Girod de Chantrans, 1789).
Ce nest pas seulement lesclave qui est au-dessous du maître, cest le Nègre qui est au-dessous du Blanc (de Chastellux, 1786).
Ce principe a évidemment pour corollaire (car tout cela nest évidemment pas inscrit dans la nature) :
1°) la condamnation du métissage et
2°) lexclusion des Blancs frappés par la déchéance économique
qui, tous deux, métissage et nécessité (donc dépendance), brouillent cette visibilité.
En effet : Cest à lignominie attachée à lalliance dun esclave que la nation doit sa filiation propre. (Malouet, 1788), lesclave noir étant laubaine qui fait le Blanc à la fois blanc et prospère. Et cette opposition est si nécessaire que les Blancs sans esclaves peuvent, sinon doivent, être juridiquement assimilés aux sangs-mêlé: à Saint-Domingue, on les appelle les nègres blancs ou les Cacas-Blancs (Baudry des Lauzières, 1802). Ce qui nest pas sans évoquer la stigmatisation des Petits Blancs de la Réunion. La propriété de lhomme de couleur, de même que la couleur du Blanc sans propriété sont des signes en réalité usurpés. Ce quon dit des Petits-Blancs à la Réunion doit sans doute en partie être compris ainsi... Avec cette différence quils font curieusement lobjet dune dévalorisation, si lon en croit lenquête de L. Labache, dans tous le milieux, y compris le leur. Tout cela est bien connu et on peut se demander sil existe des sociétés pluri-ethniques où ne prospèrent de tels stéréotypes qui associent le phénotype au statut social, ayant notamment pour objet déterniser les statuts sociaux.
On sera donc en face de deux types didéologies :
- lune construite sur lopposition : idéalement sur lopposition stéréotypée du Noir et du Blanc ;
- lautre qui compose avec le brouillage des apparences, le métissage.
Dans un programme de reproduction dinégalités somatiquement légitimées, le métissage est significatif et condamné quand il concerne un dominant (cest la mésalliance ; cest aussi ce quon appelle forligner). Mais il est indifférent quand il concerne des dominés. Le métissage devient un objet spéculatif et pédagogique qui montre la ligne. Dans le conflit historique - colonisation, traite, déportations - de groupes humains caractérisés comme races, lémancipation investit le métissage, à linverse, de valeurs positives.
Thème de recherche n° 2 :
Le spectre des couleurs à la Réunion
A la Réunion, la pluri-ethnicité est légalement scotomisée (skotos, ténèbres obscur) mais omniprésente. Voici un échantillon dexemples illustrant ces ambiguïtés.
Le premier - plusieurs fois entendu et peut-être fabriqué - qui fait partie de ces mots qui nont pas besoin dêtre vrais pour être authentiques est dans la logique de Nos ancêtres les Gaulois répétés sur les bancs de lécole primaire au Sénégal ou au Mali. Cest une petite créole réunionnaise cafre qui rentre de lécole et qui demande à sa mère :
Alors nout zancêt aussi létaient roses ?
On voit par ce seul exemple :
- Les limites de la logique assimilatrice de lécole républicaine ;
- On voit aussi que nous sommes dans une société où la ségrégation de la différence physique na pas cours et où la simple histoire des différences visibles nest pas enseignée - ce qui peut aboutir, au-delà de cette anecdote, à quelque malaise identitaire : Qui suis-je, moi dont les ancêtres sont roses et qui ne le suis pas ? ;
- On aperçoit aussi le caractère relatif des échelles chromatiques quand elles désignent la couleur de la peau : le rose et le blanc nont pas grand chose en commun sauf de nêtre pas noir. Un blanc vraiment blanc, ça nexiste dailleurs pas ; un blanc comme une feuille de papier, ou comme un linge ne passe pas pour en être en très bonne posture et, en général, on ne donne pas cher de sa peau. Dans le qualificatif blanc, cest évidemment moins foncé que qui est en cause et ce moins foncé est sublimé en blanc (opposé au noir dans l'échelle des couleurs). De même, dans le fin fond, dans le fond le plus obscur du continent noir, en Afrique centrale, on ne rencontre pas non plus de noirs, de noirs comme le charbon de Jean-Jacques Rousseau. Il y a dailleurs beaucoup de soleil et cest pour cela quil y a des noirs... Mais cest justement une autre question.
Bory de Saint-Vincent, auteur dun Voyage dans les quatre principales îles des mers dAfrique (1804) est un naturaliste qui visite la Réunion au début du XIXe siècle. Son guide est un certain Cochinard, libre et chasseur de profession. Se rendant au volcan, il sarrête avec ce Cochinard à Saint-Joseph où il est lhôte dun nommé Kerautrai.
En arrivant M. Kerautrai dit à sa femme qui se leva dès que nous entrâmes (celle-ci, précise lauteur, était grande, très noire) ; tiens mon amie, voilà des blancs qui passent, fais les rafraîchir et donne à dîner. Aussitôt on nous porta de larack. M.Kerautrai fut très sensible à lattention que nous eûmes de trinquer avec lui et de boire à sa santé. Il me tira après cela par la manche, me mena dehors comme sil sagissait dun grand secret, et, en me montrant Cochinard il me demanda sil était blanc sil était libre ou sil était noir ? Quoique Cochinard ne fut que libre et que sa couleur fut beaucoup plus que foncée, je répondis, sans hésiter, quil était blanc. Mets quatre assiettes cria Kerautrai à sa femme (1804, pp. 310-1) (cité par Chaudenson dans Métissages : linguistique et anthropologie, LHarmattan, 1992, p. 35)
Blanc et noir peuvent donc navoir quune valeur sociale et non chromatique, en vertu dune conséquence énoncée plus haut : si le blanc sans propriété est noir, le noir propriétaire est blanc. Il y a, de fait, par exemple, des Gros Blancs malbars à la Réunion.
Mais ceci nempêche pas le système dêtre travaillé par une sorte de hantise et de fatalité de la couleur.
Voici un autre exemple : le blanc bourbon... Au chapitre Provinces de louvrage dE. Aubert intitulé Les Français (t. III), publié en 1842, on lit lanecdote suivante.
Dans les établissements voisins de Bourbon, on dit proverbialement blanc de Bourbon pour signifier gris ou noir. On dit à Maurice [cest la vieille parenté à plaisanterie des îles surs : Quand tu lances un galet, il tombe toujours sur un Réunionnais, dit-on à Maurice] une dame tancer vertement ses blanchisseuses qui lui apportaient du linge dune propreté douteuse. Ça blanc, maîtresse, disaient les négresses avec lhésitation du mensonge. Ça blanc, reprit la dame avec indignation, blanc de Bourbon, donc !) (p. 368 Chaudenson, id. 33)
Albany (pour éviter que le soleil ne révèle leur véritable couleur...) La mode de se promener comme un norvégien est maintenant revenue. Malheureusement le soleil vous fait retrouver la vraie couleur de votre famille. (52)
Cela signifie quil y a un soupçon originel. Marius Leblond, écrit, par exemple, pour dissiper ce soupçon originel, cette macule de lorigine. Lhistorien Guet, travaillant sur les Archives du Ministère de la Marine et des Colonies, fait ressortir quil a suffi de sept femmes de France pour établir dans lîle un noyau de population française. Dès le 1er décembre 1674 lAmiral Jacob de la Haye avait promulgué un édit défendant sous les pires peines aux Français dépouser des Négresses. (IS. 112) Des cinq mariages célébrés par le Père Jourdié, le premier curé de Bourbon, en 1667, naquirent vingt-trois filles et dix-sept garçons.
La réalité du métissage originel nest pourtant pas contestable... Le Mémoire de Boucher était tenu sous le boisseau aux archives à lépoque de Chaudenson. Voici ce quen dit Chaudenson.
Je me souviens du jour où aux Archives Départementales de la rue Roland Garros, lArchiviste Départemental, mis en confiance par mon labeur et par ma fréquentation assidue de son établissement, me convoqua dans son bureau pour me confier, sous le sceau du secret le plus absolu une copie dactylographiée de ce sulfureux mémoire : dautres lavaient bien évidemment consulté, A. Lougnon et J. Barassin en particulier, mais le texte demeurait presque inaccessible et ses citations forts discrètes [...] (id. p. 34). On mesure lévolution quand on sait que ce sulfureux mémoire est aujourdhui en vente dans les supermarchés....
La réalité à prendre en compte à la Réunion, cest évidemment le métissage originel et continu qui caractérise le peuplement de lîle. Mais ce métissage récurrent nempêche nullement la permanence des stéréotype liés aux formes originelles qui nont pas toujours été en mesure de se conserver. Encore une fois, cest le statut social qui fait et qui permet de préserver la différence. Au-delà de ces exceptions règne pourtant, de fait, une représentation des types originels qui sexprime notamment dans les attributions religieuses, dans les stéréotypes et dans un certain nombre de rites proprement créoles qui sont des rites du métissage, et non simplement rites métissés, car spécifiques à la situation de métissage. Cest là loriginalité des sociétés créoles. Là encore, cest le tribunal des apparences qui est déterminant.
Thème de recherche n° 3 :
Les paradoxes de lidentité réunionnaise : les rites de démaillage
Le tribunal des apparences et des appartenances est en effet tenu en échec par la confusion des apparences, par le métissage, par le maillage. Il existe dans les sociétés créoles des rites spécifiques dont lobjet est dattribuer les appartenances malgré les effets de métissage. Le maillage, est évidemment à comprendre dans le sens de lexpression avoir maille à partir ; partir signifiant ici séparer, départager ; avoir maille à partir désigne un conflit dintérêts mêlés,un nud où il faut démêler le tien du mien. Tous les mots de cette famille, maille, maillot, tramail, maquis (de macula : les mailles formant une sorte de dessin tacheté) se rapportent à des histoires de nuds, utiles quand ils expriment lindustrie de lhomme - pour fabriquer des filets ou des textiles - ou quand ils tissent les alliances nécessaires aux hommes pour se reproduire ; nuisibles quand ils brouillent les généalogies. Là encore, alors même que le métissage est le lot commun, et, pourrait-on croire, la chance dun monde nouveau, affranchi des anciennes sujétions et des stéréotypes, ce sont encore les anciennes apparences qui parlent. Ce qui est déterminant, en lespèce, cest la croyance fondamentale que lenfant est approprié par les ancêtres et nappartient donc pas totalement au monde que les hommes daujourdhui ont fait.
Dans la généralité des sociétés humaines, les morts sont par nature ambivalents. Avant de devenir des ancêtres tutélaires, les morts récents et les mauvais morts doivent être conjurés, rituellement invoqués pour être fixés. Au défi universel de la transformation des défunts en ancêtres protecteurs sajoute, dans les sociétés de traite, lincertitude généalogique et larrachement de la déportation. Le rôle des ancêtres est dautant plus ambigu quon ignore largement quels ils sont, le fil généalogique ayant été rompu, et que ceux qui sont connus sont morts en terre dexil sans avoir pu faire retour à leur propre origine. Leur statut nest donc pas sans rappeler celui des mauvais morts, ces âmes non fixées (âmes en peine, Hollandais volants, etc.). Faute de cette double quiétude : savoir qui sont et où reposent les ancêtres, savoir que les rites quon leur destine, les invocations quon leur adresse leur parviennent bien, ils restent des protecteurs capricieux dans lesprit des descendants et, à certains égards, des mauvais morts. Les mauvais morts, cest bien connu, font les mauvais vivants...
Linquiétude créole (pour ne pas utiliser lexpression de malaise créole qui a cours à Maurice) se décline et se conjure spécifiquement dans des rites connus sous lappellation de cheveux maillés. Rites qui ont souvent été décrits. Le maillage, cest évidemment le métissage. Mailler, cest mêler, cest mélanger. En français du XVIIIe on dit indifféremment métis ou mestif, métif ou mélangé écrit Buffon, les deux mots signifiant mixte. Se mailler les pieds, cest se mêler les pieds, ce sont des gamins qui jouent à se faire des croche-pieds (ex. dans le Miracle :Ils sapprêtaient à courir les uns après les autres en se maillant les pieds pour sallonger dans la poussière (40).Mailler, cest tricher : Il y a eu maillage ! proteste un candidat battu par les urnes. Mailler, cest aussi fourcher, cest la langue qui fourche. A la manif. anti-bidep, le Président du Conseil Général a lancé ce slogan : Tamaya tas maillé ! Donc le maillage exprime lemmêlement. Nous savons que tous les humains naissent demmêlements - qui certes font souvent des nuds, mais cest une autre histoire. Car la sexualité est nécessairement mixte, métisse. La mixité est nécessaire à la recombinaison génétique que précède la séparation des paires de chromosomes issus du parent mâle et du parent femelle. La reproduction sexuée nest jamais re-production, contrairement à lespérance du mot, reproduction du même, duplication. Pourtant, alors que la sexualité est par définition métisse, le terme métis ne désigne, restrictivement, que le produit visible du croisement de deux identités distinctes. Le métissage fait problème quand cest la reproduction du même social qui est visée. Dans les sociétés créoles, où le métissage est évidemment plus ordinaire, cela ne va pas toutefois sans poser question. Et cest cet emmêlement que visent les rites en cause.
Le moment de la première coupe de cheveux de lenfant a une signification sociale et juridique importante... cest un passage au sens fort, au sens ethnologique, du mot et cest souvent le moment de lattribution juridique de lenfant au groupe de parenté. Il est évidemment indispensable ici de faire référence au système de filiation qui a cours dans les sociétés où se pratiquent ces rites. A Madagascar, par exemple, le premier ou les deux premiers enfants dun couple appartiennent au clan de la mère et seuls les puînés appartiendront au groupe du père. Chez les Gonja, par exemple, en Afrique de lOuest, on peut épouser une femme avec un grosse dot ou une petite dot, ce qui déterminera si tout (grosse dot) ou partie (petite dot) des enfants du couple appartiendront au clan du père. A Madagascar, la circoncision (= couper le cordon) a cette fonction dattribution juridique. La première coupe des cheveux anticipe en quelque sorte la circoncision, parfois désignée par lexpression manapaka tadim-poitra (couper - corde - ombilic), qui fera passer définitivement le garçon dans le groupe de son père (idem, pour le perçage des oreilles de la petite fille).
Au moment où lon coupe les cheveux, il arrive donc que lon constate que certaines mèches se sont mises en boule et, à la Réunion, où il reste quelque chose de cette pratique - la maîtrise des échanges matrimoniaux traditionnels en moins - ce maillage est interprété comme une indécision dancestralité. Quel esprit réclame lenfant ? Qui est son père ? Ce qui renvoie évidemment à la question : Qui suis-je ? question lancinante de lidentité créole. Tout le monde ici a entendu cette chanson de Baster qui sintitule Black out, qui retrace cette histoire où la douleur physique de lesclave (Caf na 7 peaux) se redouble de la douleur morale de ses descendants et dont le refrain est ...et black à moi-même. Le rite se développe alors selon des modalités spécifiques où, à linstar de ce quon est tenu de faire en cas dapparition dun défunt (dans un rêve ou dans une vision)..., on invoque et on sacrifie à lancêtre qui se manifeste, avec cette difficulté supplémentaire que cet ancêtre est sinon inconnu, du moins imprécisément identifié du fait de la déportation et du métissage. Le symptôme du maillage, qui se manifeste avant la fin de la première année saccompagne (ou se signale) généralement de troubles somatiques, diarrhées ou vomissements et constitue lun des motifs les plus fréquent de la consultation du guérisseur. On considère parfois que le mode de maillage permet didentifier lancêtre insatisfait, malbar ou malgache. Un rasage rituel, de la main dun intercesseur, simpose pour éviter que lesprit de lancêtre ne sempare de lenfant au lieu de le protéger. Lidée de purification apparaît dans le choix de la période du carême pour exécuter le rituel et peut-être peut-on voir dans le choix dun début de mois une interprétation créole du calendrier lunaire malgache (dorigine arabe) avec ses jours favorables. La coupe des cheveux commence par les mèches rebelles qui sont jetées à la mer dans le rituel malbar (avec les déchets et les vieux vêtements de lenfant) et à la rivière, dans le rituel malgache, où lenfant devrait être dirigé vers la porte de lest (comme pour la circoncision) puisque le rite sadresse aux ancêtres. Cette manifestation intempestive de lancêtre appelle une réponse adaptée aux mauvais morts, mais conforme au processus dancestralisation qui consiste à faire passer les défunts du statut de morts dangereux (qui est celui de tous les défunts récents) à celui dancêtres tutélaires, selon la logique des doubles obsèques. A cette circonstance sajoute la double rupture du lien généalogique. Double perte, et du savoir et de la fidélité généalogique : déportation et métissage. Une idée force de ces représentations, cest la dépendance des vivants vis-à-vis des ancêtres. Seul un moderne (un créole moderne) peut répondre : Et alors ? je ne sais qui sont mes ancêtres, mais ne suis-je pas ce que je fais ? Cette conception de laction et du temps - de la liberté - est spécifiquement moderne. Il s'agit d'euphémiser l'ancêtre et de le transformer en protecteur. Ce serait donner un sens profane à la créolisation en cause (auquel cas un rite de type archaïque serait mal venu) que d'interpréter cette purification comme un rejet. Cest : ou pas de rite ( on ne voit même pas que les cheveux maillent, cest une grand-mère qui sen aperçoit et on lui dit plus ou moins poliment : tu nous casses les pieds avec tes histoires...) ou rite deuphémisation. On est dans un monde assiégé, tourmenté, bardé des protections qui éloignent les mauvais esprits et non dans un monde où lon pourrait se débarrasser ainsi du poids des ancêtres. Il ne sagit donc pas de dire :les ancêtres sont morts (cest Nietzsche à la Réunion : Dieu est mort !) ce qui reviendrait à raviver la coupure (la double césure de la créolisation), mais de la cicatriser. Si le symptôme signifie que les ancêtres réprouvent le forlignage en quoi consiste le métissage, il sagit dobtenir leur accord en mettant lenfant sous leur protection. Cest justement ce que permet lidentification ethnique de lancêtre qui se manifeste (notamment dans le mode de maillage).
Une autre réponse à cette indécision généalogique est celle de lapparence physique. Où apparaît le secours de lapparence. Les patronymes chinois dans les faits divers qui impliquent des hommes au phénotype cafre montrent le métissage. On a, on doit avoir, la culture de son phénotype. Une petite fille plus chinoise que les autres membres de sa famille sera élevée à la chinoise. Il existe à la Réunion des familles à double cuisine - où il y a donc sinon deux foyers, du moins deux batteries de cuisine distinctes - lune qui respecte linterdit du buf et lautre qui respecte linterdit de la chèvre. Vous pouvez hériter lessentiel de vos gènes de Madagascar, si vous sortez malbar, vous devez rendre culte aux ancêtres de lInde et donc vous ne pouvez consommer de viande de buf. Même chose pour les Réunionnais qui cultivent une ascendance malgache et qui doivent respecter linterdit du cabri.
Ou lon voit que, malgré le discours républicain, la règle des apparences continue à jouer.
Thème de recherche n° 4 :
Le Miracle de la race, ou le destin de la couleur identifié au destin du rationalisme européen
Le Miracle de la race, qui est luvre sur laquelle la recherche va dabord se focaliser, est lhistoire dun orphelin de Saint-Pierre abandonné à lui-même, lépopée dun enfant blanc déchu qui doit quitter les condisciples de sa classe sociale pour se mêler aux élèves noirs des Frères des écoles chrétiennes, et qui, noyé dans la négraille, refait surface, se distingue et recolonise lîle (en quelque sorte) pour prendre part ensuite à la conquête de Madagascar où les Leblond voient le salut économique de la Réunion.
Il faut souligner demblée le caractère autobiographique (on est donc en face dune fiction qui nest pas tout à fait fictive) de cette déchéance pour lun des Leblond. Dans une biographie largement hagiographique (cest aussi un recueil de jugements contemporains qui encensent les Leblond et de panégyriques...), Benjamin Cazemage rapporte que la plus grande partie de lenfance dAry nous est révélée par deux romans, Anicette et Pierre Desrades et surtout Le Miracle de la Race, écrit en 1913, au retour de vacances à Aix-les-Bains. Quand son père mourut, Merlo navait que trois ans. Il sattacha beaucoup à sa mère qui travailla durement à la tête dune laiterie avec le concours dun Indien , pour élever trois fils dont elle fit des hommes de valeur (1969 : 13). Aimé fut élevé à la pension de Madame Imbert. Il profita beaucoup des leçons de cette maîtresse énergique qui avait appris le latin au moment où elle voulut lenseigner. Lexemplaire du Miracle de la Race quAry annota pour moi, à son passage à Saint-Pierre en 1930, indique que tout ce chapitre IV a été vécu. Ce qui laisse croire que :les raisons pécuniaires ont contraint Alexis à quitter linstitution de Mme Cébert. Il la regretté amèrement, car, en même temps que du professeur, il avait dû se séparer dexcellents camarades de la haute société saint-pierroise, pour trouver chez les Frères des Écoles Chrétiennes des condisciples, noirs pour la plupart, qui laccueillirent avec des sarcasmes. Bien quil fût constamment malmené par ceux-ci, Ary garda pour les races de couleur le grand intérêt qui se manifesta dans ses uvres. Il a tracé avec humour le tableau de cette année scolaire passée chez les Chers Frères [...] (id. 13-14).Voici un échantillon de cet humour, où il est précisément question des nouveaux camarades de classe dAimé-Alexis, chez les Frères.
Frère Jérémie imposait silence, répétait les mots, leur restituait par son gosier méridional toute leur sonorité méridionale : les langues africaines, à lenvi, recommençaient les exercices dassouplissement.(41)
Comme si la chaleur, après déjeuner, pesait plus fort sur les rejetons des nègres de Guinée, du Congo et de Mozambique, la classe sabsorbait dans un sommeil plus dur queux. Alexis profitait de cette heure pour apprendre à distinguer ses camarades. De navoir jamais été enfermé seul avec tant de petits noirs, il restait aussi vivement surpris que sil nen avait jamais vu ! Serrés lun contre lautre, en cargaison, et en proie à la torpeur qui les écrasait, il ressemblaient tous étrangement à des animaux. Sous les chevelures crépues qui bosselaient leurs fronts fuyants, certains louchaient pour veiller de côté avec des sclérotiques [sclérotique : membrane fibreuse qui enveloppe le globe oculaire] irisées de bufs. Quelques-uns, pour chasser les moustiques, frottaient plusieurs fois, dun tic de macaques, leurs visage avec leurs longues mains de quadrumanes. Beaucoup, étirés par la sieste en marge du livre ouvert, reposaient sur une patte allongée des têtes grognonnes de petits cochons, dents dehors. Dautres, qui avaient des mines de lézards et de caméléons, langue pendante, dun revers de main attrapaient les mouches au bord de lencre... (44-45)
Le style littéraire de cette page de zoologie (macaques, petits cochons, lézards, caméléons...) serait probablement aujourdhui une circonstance aggravante pour traduire ses auteurs devant les tribunaux, mais nous ne sommes pas ici pour cela, nous sommes ensemble pour nous demander ce qui sest passé dans ce XXe siècle pour que nos jugements anthropologiques soient à linverse de ceux de nos grands-parents. Il nest évidemment pas inutile de connaître cette donnée biographique - cette expérience cuisante que fut pour le jeune Aimé Merlo, si lon en juge par labsence totale didentification avec ses nouveaux camarades de classe décrit comme les membres dune faune hostile, dune plongée dans un monde inconnu qui vit sa propre loi - pour comprendre certains des jugements développés par les Leblond. Ary décrit dans le Miracle encore la volée reçue de ses nouveaux camarades : Aussitôt une tape sabattit sur sa nuque, deux, trois sans quil put faire volte-face : ils voulaient lui enfoncer le casque jusquau cou jusquà laveugler? Son cur claquait à rompre. Des coups de poing dans le dos, des ruades..., ils nosèrent pas le gifler... Il neut que le temps de sappliquer au mur : les galets à nouveau retentirent sur sa tête quil inclina pour nen point recevoir sur le dents. Des mottes de terre sy écrasèrent.
- Cacatois blanc, cacatois !
- Je porte mon nom ! - commanda-t-il de toute sa force, - je ne veux pas de surnom.
- Ah ! ti tires ton français ? A cause ti tires pas aussi ton soulier ? Ti vas voir comme nous allons faire manger à toi la boue !
- Des nègres sales... des nègres sales jetait sourdement Alexis.
Il bouillonnait, se raidissait pour se tenir droit sous les projectiles [...] Il percevait quil allait tomber en convulsion comme dans son enfance, quand il se sentit délivré par un monsieur. Il put soulever son casque : toute la racaille senfuyait. [...]
Elle lui lançait de loin : Cacatois !... Plus que tout, le sobriquet lhumiliait ! Il avait une peur atroce du surnom qui diminue et déconsidère pour la vie, du ridicule. Lenfant ne veut pas quon rie de lui : il a linstinct quil doit essayer dêtre admiré plutôt que bouffonné; Il entend quon le respecte, car il besoin de navoir que confiance en lui-même, pour sélever ! Cette susceptibilité attentive, cest déjà le point dhonneur de la race (71-72).
La superbe indifférence ou la morgue hiérarchique des théories raciales qui inspirent les systèmes de caste ou les féodalités nest pas de mise pour ceux qui ont connu lépreuve - fut-ce dans la cour de récréation - de lanéantissement sous le nombre. Et cette épreuve est déterminante pour les fondements de leur anthropologie. Aussi ouverts soient-ils aux nouveautés de lart contemporain (ils publient les premiers poèmes dApollinaire, leur ouvrage Peintre de races [où lon voit dailleurs quils utilisent le mot race au sens de génie national) contient entre autres une présentation de Van Gogh et de Gauguin tout à fait moderne) les Leblond ne peuvent pas voir du même il que les Parisiens le frottement des civilisations et des cultures. Quand ils fustigent les égarements du négrophilisme, dans ce morceau de bravoure qui conclut Ulysse cafre, ce nest pas en tant quacteurs de la bonne société senthousiasmant devant les productions de lart nègre, ou en tant que critiques dart, cest-à-dire de juges de cette sensibilité désintéressée quest lesthétique. Cest en tant que membres dune minorité assiégée. Ce sentiment dinsécurité est récurrent dans le Miracle de la race. Insécurité multiple, démographique, culturelle (on trouvera dans Ulysse cafre un pharmacien adonné aux superstitions locales), physique : Il se sentait dépaysé, avec la révélation que non seulement les enfants mais tous les blancs ne vivent pas en sûreté dans un pays où les Chinois, les Arabes, les Malabares, les Cafres peuvent manier le sabre. (M.123). Cest cette insécurité, ce péril qui justifie lappel à la Résistance développé dans la mise à jour de lédition de 1921.
Le destin littéraire des Leblond sapparente largement à celui de leur cause, au destin du monde dont ils ont été les illustrateurs et les propagandistes. Cest en effet le caractère impensable, foncièrement démodé et moralement insupportable de leur propos qui retient aujourdhui la critique, cette conscience dun monde révolu, dun moment historique qui a vu les nations européennes, par suite dune cumulation technique, dune croissance démographique et dune conceptualisation inédite du rapport de lhomme au cosmos, peupler des contrées ou en décimer dautres pour y déployer une exploitation de la nature qui trouve aujourdhui ses limites extrêmes. Et spécifiquement larticulation de cette théorie de laltérité qui répond au besoin de transformation dune nature réduite au statut de matière - du devisement du monde à larraisonnement du monde - : quand il ny a point dévénement aussi intéressant pour lespèce humaine en général, et pour les peuples de lEurope en particulier, que la découverte du Nouveau-Monde et le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance (...). [quand] les productions des climats placés sous léquateur se consomment dans les climats voisins du pôle, [que] lindustrie du Nord est transportée au Sud [et que] les étoffes de lOrient [sont] devenues le luxe de Occidentaux. Luvre des Leblond illustre cette conscience sourde de lesclavage chez les légataires dun système où des hommes à lhumanité problématique se sont révélés suffisamment différents et suffisamment semblables pour devenir des outils (main pour la main, selon la définition dAristote), où linstitution particulière, selon leuphémisme nord-américain, a fondé la richesse visible de la colonie. Loin de renoncer à lhéritage et à la succession, prenant à cur le destin de leur île, les Leblond imaginent et appellent de leurs vux de nouveaux rapports entre les groupes humains qui composent la société réunionnaise au début du XXe siècle, la réorganisation en société, dans un destin commun, de ces hommes dont la majorité a été déportée dans une intention dont les effets et les moyens sont épuisés et qui se trouvent sur leur île comme les rouages désunis dun calcul brisé. La réponse à la question Quel avenir pour la Réunion ? passe par un nécessaire audit ou bilan de la colonisation de lîle. Lintérêt de la politique des Leblond est son caractère démodé et conforme à la logique dassimilation et dintégration qui caractérise la colonisation française où lautre, mis sous la tutelle protectrice de la civilisation, en enfance dhumanité et en attente de progrès, ne peut être que progressivement admis à légalité juridique, après sêtre acquitté dun cens culturel qui ne lui est accessible que par dévotion à la loi blanche. Les questions de géographie se résolvent harmonieusement sous le signe de la Croix. (I.S. p. 146) Nous croyons que la Réunion et les principes de notre colonisation offrent comme solution rationnelle et esthétique une élévation lente mais continue et harmonieuse (id. p.130).
Le miracle de la race - et sa présomption - cest donc que la couleur fait (et conserve) la valeur : en situation de deshérence culturelle à lécole des Frères, parmi les petits Noirs, en butte à lhostilité familiale et raciale, le héros va renouer avec la vocation normalisatrice de la culture. Le miracle de la race - et ses limites - cest que ces bourgeois parisiens se sentent des devoirs de responsabilité liés à une identité première vis-à-vis des petits blancs descendant de la première colonisation, pattes jaunes vivant dans des paillottes aussi misérables que celles des indigènes du Sud de Madagascar et des devoirs de charité envers les Noirs. Hériter, cest civiliser ces derniers par les premiers réinstallés en position dhéritiers. Toutefois, il me faut noter, dira Ary Leblond à Cazemage, que beaucoup plus peut-être et autrement, plus en profondeur et aussi en élévation que navaient fait les romans naturalistes et réalistes de Zola et de Maupassant, agit sur nous - sur le cur et sur lâme - la littérature de Tolstoï. Étrangement apitoyé sur le sort des paysans russes, incultes, mais de nature si humaine, si purement bons, je me disais après cette lecture que les Moujiks que nous devions aimer, élever instruire autour de nous étaient ceux quon appelait négligemment devant nous, les gens de couleur. Je serais heureux si lon sentait un peu de ce message tolstoïen, sinon dans le Zézère, du moins dans le Miracle de la Race (Ary) (21)
En 1913, alors que lempire colonial français connaît sa plus grande expansion Marius et Ary Leblond montrent la race blanche assiégée (Résistance, Maintenance). On peut lire, en effet, dans les excès et les naïves professions de foi de ce roman antiphrase qui expose le miracle de la race et dont lobjet est le déclassement social de la population blanche de la Réunion avant la déflagration de la première guerre mondiale - qui allait marquer le commencement de la fin de la suprématie de nations européennes - le constat objectif et involontairement prophétique de lépuisement et du reflux de lexpansion européenne. Et lentrée dautres cultures, dautres peuples sur la scène, sur leur scène. En effet, les Leblond, cest la fin dun monde aujourdhui retourné dans ses valeurs. Leur bilan de la colonisation de lîle - une impasse sinon un échec - se termine symboliquement par lexpédition de Madagascar. Cest dans cet accomplissement de la colonisation réunionnaise que nos auteurs voient, en 1913, le salut de cette colonie colonisatrice, de cette métropole seconde quest la Réunion. Comment se délivre cette leçon ? Par un roman de formation (par une initiation au sens ethnologique du mot) qui, de lâge de douze à dix-neuf ans (de la première communion au service militaire, pourrait-on dire) conduit un jeune orphelin blanc déclassé de lécole des Frères (de lécole des petits Noirs) à la conquête de Madagascar.
Thème de recherche n° 5 :
Les limites de lassimilation
Pour nous, modernes, évidemment, la pierre dachoppement de ce programme - ce qui se dit étymologiquement scandale (skandalon) - et qui commande tout le reste, cest la conception que les Leblond se font de la couleur. Et comme il nest pas dhistoire sans perspective, cest cette perspective quil faut commencer par exposer avant de présenter la conception que les Leblond se font et du passé et de lavenir de la Réunion.
Cest dabord un réel sentiment de commisération envers les descendants des esclaves. Cest lapitoiement du bon chrétien : Phénomène assez curieux, écrit Marius Leblond dans les Iles surs : dans de vieilles colonies comme nos Mascareignes où la cohabitation existe depuis plusieurs siècles, où elle est familière et souvent même affectueuse, sest produite une ségrégation spontanée. A Saint-Denis, la capitale, létranger remarque tout de suite que vers lheure des repas et du sommeil la foule, si entièrement mêlée jusque-là dans les rues, dans les magasins et dans les bureaux, se sépare en deux classes pour regagner ses pénates : à pas pressés, le plus souvent nu-pieds, les gens de couleur filent vers le Butor Saint-Jacques, la Petite Île et le Camp-Ozoux, quartiers où nhabite presque aucun Blanc... Pénates: ce mot de solennité classique fait ressortir par un humour quasi sarcastique, à quel point les Noirs de nos Colonies sont cruellement privés de nos dieux du foyer, privés dun réel foyer, même dun âtre, car la cuisine se constitue dune marmite et dun trépied posés sur un petit feu de bois au grand air dans une cour grande comme un mouchoir. Le Camp Ozoux est un chaos de masures déguenillées où, pour qui a pris la peine de regarder de près avec des yeux chrétiens, la misère serre le cur à létrangler de pitié, dindignation et de remords collectifs. Beaucoup dorment sur de la terre battue. La misère noire.
... Tout presse de chercher avec une énergie sagace et de trouver au plus tôt, ne fut-ce que par dignité française : de recourir avec rigueur à la science objective, de revenir à la loi et à linjonction du Christ. (121-122) Car Ce sont seulement les personnes dinstruction restreinte qui tiennent les Noirs pour des êtres inférieurs du fait des pigments de leur peau. Nous croyons que la Réunion et les principes de notre colonisation offrent comme solution rationnelle et esthétique une élévation lente mais continue et harmonieuse.(130) Les questions de géographie se résolvent harmonieusement sous le signe de la Croix. (146)
Mais ce réel sentiment de commisération coexiste avec un non moins réel sens des réalités. Le système démocratique étant fondé sur la loi du nombre, comme on en fait des électeurs... il ny a que la quantité qui compte... lit-on dans le Miracle (p. 232), le destin de la Réunion doit être régi, selon les Leblond, par une sorte de cens culturel (Linstruction seule peut empêcher la Réunion de devenir un foyer de superstitions comme Haïti !... (250)) que confirme la ségrégation spontanée (ou supposée telle : on nest pas très loin de la polémique pastorienne contre la théorie de la génération spontanée) en cause. Lhistoire politique de la Réunion, jusquaux années 80, avec son clientélisme, ses broquettes et le bourrage des urnes, puis ses feuilles de tôle et ses emplois communaux, sans oublier sa télévision pirate, est une autre expression de ce cens.
Voilà donc, même tempéré de charité chrétienne, ce que le sentiment identitaire commande aux Leblond.
Thème de recherche n ° 6 :
Outre sa valeur de témoignage historique, retenir de luvre des Leblond lidée que laudit économique et laudit identitaire sont liés
La Réunion rêvée par les Leblond est à limage la pension Cébert, promesse dun ordre social indéfiniment répété par léducation de cette maîtresse-femme qui avait contracté lhabitude et lart du commandement à mater sa négraille (13) Dans les rangs de la pension Cébert dont les passants appréciaient la tenue, figuraient les fils du Maire, du Président du tribunal et des magistrats, des médecins et des directeurs des Sucreries et Caféeries. Deux siècles dintimité dans le paradisiaque exil de la colonie prêtaient un air de consanguinité aux visages de ces enfants nés de parents émigrés jadis de Normandie, Provence, Bretagne, Aquitaine et Picardie. (17) Ou à limage de léglise encore : on donnait un nom à toutes les personnes qui paraissaient ; chacune venait occuper sa place à son rang comme dans la société (50) où les Blancs reçoivent les noirs : Il ny avait pas moyen de ne pas sentir lamour-propre de la classe noire, et la coquetterie que la dernière des malheureuses mettait à faire honneur aux chers frères [...] Au fond, cest pour plaire aux blancs, au blanc quest le bon Dieu, aux blancs que sont les prêtres, les chers Frères, les maîtres, les maîtresses. [...] (49) Cet ordre social se perpétue par une ségrégation mentale qui permet de se maintenir sans mélange à lopposé de ces autres qui dailleurs, même quand ils sont mélangés (...quoique les Camps Malabares soient des enclaves bien circonscrites dans certaines vastes propriétés agricoles, il sy sont très mêlés [...] Ils sont complètement incorporés dans la Classe noire dont ils sont lélément le plus beau mais le moins costaud. (IS. 127) se veulent distincts. Ainsi la préface des Sortilèges, recueil de quatre petits romans explique-t-elle quil ne fallait pas mettre en contact, dans les entrelacements dune intrigue unique ces humanités qui, sous lapparence dune existence collective, gardent de lunivers, dans le mystère de leur mutisme un sens différent. A chacun venait le roman spécial à sa destinée sous la langueur dun même ciel indonésien.
Quelle est la valeur de laudit économique des Leblond ?
1°) Vertère physiocrate.
Son modèle, cest le père Vingaud, le futur beau-père dAlexis. Il ny avait pas besoin dêtre finauds comme des Normands pour comprendre quil y a ici de lor à gagner, bien plus même quen France : cest alors que nous avons entrepris de faire de lélevage en grand... lapin et poule, cochon et buf. (252) Du moment quon est parti pour les colonies, il ne faut pas craindre de travailler comme des forçats !... (251) Lavenir tient plus encore dans lélevage que dans la culture, je dis toujours aux gens du pays que pour le bétail il ny a à craindre ni cyclone ni baisse. (254) Chacune de ces vaches bretonnes, tout comme si elle navait pas traversé les mers me donne ses quinze litres de lait... Et vous connaissez mon système ? Chez nous, bêtes à deux pieds ou bête à quatre, on ne mange que ce que la propriété produit. (255)
Mais les Leblond voient bien que cet idéal dauto-suffisance, et même si la Réunion peut produire tout ce quelle consomme (ce qui nétait pas le cas : il faut savoir, par exemple, quau moment de labolition, le riz représentait 50 % des importations, plus morue et viande salée ; quon na probablement jamais cultivé plus de 600 hectares de riz à la Réunion et que, jusquen 1850, le maïs occupait environ 30 % des sols, part nécessaire à lalimentation des esclaves sur les grandes propriétés (après labolition disparaît lobligation de nourrir les anciens esclaves âgés ou sans contrat de travail, diminuera, recouverte par la canne), cela ne fait pas une révolution ne serait-ce quen raison de lexiguïté du champ daction. Cest donc, pour eux, Madagascar qui constitue le salut.
2°) Madagascar
Vingaud : Vous parliez de lélevage en grand dans ce pays... Quest-ce que vous diriez alors de ce quil rapporterait à Madagascar ? Là-bas, prétendent tous les capitaines au long cours qui montent ici me voir, les zébus, les porcs, les oies se donnent pour rien et viennent tout seuls !...Dire que la France na pas encore trouvé le moyen de poser la main... (255-256) Quand [lÉtat] formera-il dans ces hauts des villages de colonisation où notre race s acclimatera aux zones tropicales pour se répandre ensuite à Madagascar et dans tout lOcéan Indien ? (254) Patience ! les Anglais, en excitant les Hovas contre nous, nous prodiguent tant davanies que bientôt le Gouvernement ne pourra plus reculer... Savez-vous que depuis longtemps, monsieur Vingaud, une bande de vaillants colons créoles, sans demander la permission de personne, ont planté les droits de la France dans la Grande Terre ?... (256)
Le roman se termine par le bouquet du 14 juillet dans une idéale communion des races unies dans ce nouveau départ et retrouvant limpulsion primitive de la route des Indes : Puisse notre Réunion - bien nommée puisquelle est peuplée dEuropéens, dAsiatiques, dAfricains - renaître un jour comme centre déchanges entre le Cap et lInde, lAustralie et Madagascar qui va nous appartenir !... Civilisés déjà et associés afin de nous demeurer fidèles, nos Indiens, nos Arabes, nos Chinois, nos Malgaches étendraient si aisément des relations avec leurs divers pays !... Par eux, et grâce à lélite que créerait ici une instruction appropriée, nous aurions vite fait de répandre le renom de la France, comme le voulait Colbert, sur le pourtour de la mer des Indes ! (282) Le Gouvernement de la France a déclaré la guerre à Madagascar! (261) Cétait la France de lHistoire qui, par le canal de Suez, allait descendre sur la mer des Indes conquérir Madagascar comme jadis elle était venue, par le cap de Bonne-Espérance, prendre Bourbon, de là lInde, puis la Cochinchine, puis la Nouvelle-Calédonie... (261)
Les Leblond nous donnent ici une page tout à fait intéressante sur lémotion identitaire ou le frisson sacré patriotique : La guerre ! au premier ébranlement, comme si la sensation de la mort, de tout ce qui allait être tué, en nous tuait lhomme, dabord Alexis se sentit comme terrassé. Mais, soudain, de cette commotion tout son être se redressait tel quen un élan physique qui lemportait, le précipitait au-dessus de lui-même, dans livresse de ne plus dépendre de rien, pas même de soi !... Puis ainsi que quand il était enfant, il pensa à la France. (261) Les Hovas, malgré lengagement pris envers nous de traiter humainement le peuple des Sakalaves, amis de la France, viennent encore de les massacrer. (261) Son imagination palpitait... Des jeunes gens de son âge, là-bas en Europe, allaient quitter leur chaumière !... Puis il voyait Célina conduisant son frère aîné, qui voulait servir, jusquà lentrée des bois... Puis iI sentait brusquement que Madagascar, comme une Grande Terre malsaine, sauvage et rouge, nétait quà un jour de lhorizon, de lautre côté de la mer. Étrange conjoncture : cette excursion dans les Hauts où il venait de donner son cur à une jeune fille de Normandie et ce soir où il apprenait que de France la guerre allait éclater et sétendre sur Madagascar ! Devant la nuit le saisissait cet effarement superstitieux [à laquelle les auteurs donnent quelque peu la main] quon ressent à vingt ans à croire soudain que tout ce quon doit voir de plus important dans son existence vient de se présenter dun coup!... (262) Alors, mes vieux frères, exhorte le principal tribun de cette cause, délaisserons-nous les soldats venus de Marseille enfoncer seuls le drapeau sur le palais de Ranavalo ?. Allons donc !... sont-ce des Européens qui, depuis vingt ans, ont fouillé des kilomètres de plantations du côté de Tamatave, de Vatomandry, dAndévorante, ou bien des garçons de Bourbon, des cousins à vous et à moi ?.. Ce sont des têtes coupées de Parisiens ou bien denfants de Bourbon que, pour nous narguer, les chiens de Malgaches ont empalées sur des poteaux comme des crânes de bufs au bord de la mer, en 1885 ?.. Je dis que cest nous qui devons les premiers manger le riz de Madagascar !...(266) Je dis que ce sont nos grands-papas qui ont obtenu, après I8I5, quon notifiât expressément sur le traité que les Comores, Madagascar, Sainte-Marie nétaient pas compris dans les dépendances de Maurice, comme prétendaient Messieurs les Anglais ! A partir de ce jour, Bourbon seul, toute petite île de France perdue dans la mer des Indes, a veillé, a travaillé sans tapage dans les intérêts de la France ; elle a envoyé des braves planter à Sainte-Marie, planter aux îles Comores, planter sur la Grande Côte ! Et, au bout du compte, à force de planter, elle sest implantée à Madagascar... (267)
Tout cela est évidemment est supposé faire un avenir pour les blancs des Hauts, singulièrement investis dune mission civilisatrice (avec une opposition que léradiction du paludisme - une grand-mère de Salazie raconte quelle ne voulait pas descendre à Saint-Denis pour ne pas attraper le palu - et la mode des plages introduite par les zoreils a complètement retournée) : Ah ! mon cher - sécria-t-il, - autant les gens du littoral vous attristent en pleurant fièvre et pauvreté comme des Malabares, autant cette souche de petits blancs des hauts vous fouette le cur !... Il ny a pas à sy tromper : voilà le pur sang de notre race. Voilà notre réserve intacte pour lavenir. Et quels braves frères ! Ça a des pattes jaunes, mais le coeur est plus propre quun galet de rivière ; ça bégaie du bout de la langue, mais le fond du sentiment est toujours clair comme leau de roche ! On mange patates et maïs de la misère, tout de même on noue mariage à vingt ans et la femme fait beaucoup denfants... (270) Les Leblond veulent croire quil grandit dans le pays non seulement en ville mais à la campagne une élite de jeunes gens qui se savent doués et cependant condamnés à languir toujours dans la médiocrité ?.. Leur sort est le même que celui de la colonie, qui, jusquici, a dépéri parce quelle est trop éloignée de la France... Mais ce plan de survie fait-il un avenir pour la Réunion ?
3°) La Réunion, métropole seconde, colonie colonisatrice
Le problème que voient les Leblond, cest que Bourbon flotte à la dérive ! (M. 189) Se rattacher à la métropole (Pour tout créole, qui souffre de ne point aller en France, appartenir au Gouvernement, cest se rattacher plus étroitement à la Métropole, dans le cadre de lÉtat !) constitue sans doute un avenir, mais aussi une fausse sécurité. Fils de plusieurs générations de cadets aventureux qui, par lAfrique et lAsie, ont risqué vie et fortune, il trouve là, dans un besoin de revanche, les situations de quiétude chères aux descendants de ceux chez qui linitiative militante de lhomme a été lassée par les intempéries du ciel tropical (183). Car les hommes de [ce] pays [pourtant] bons, meilleurs à mesure quils vieillissaient sont trop souvent gagnés par loisiveté intellectuelle. Ce qui le choquait vraiment, cétait la paresse desprit générale, le dédain de la lecture insolent comme une prétention à lignorance. (184) En réalité cest lInde qui, dans lesprit des Richelieu et des Colbert, devait former notre vrai continent dattache !... A quelle terre sommes-nous donc reliés maintenant ?.. Maurice et Seychelles ont lInde et lAfrique du Sud. Bourbon flotte à la dérive !... - Aujourdhui cest pour Paris que nos jeunes gens filent droit. Y gagnons-nous ? Et notre île, qui pourrait rendre le décuple, agonise de quelque chose de bien plus grave que tout : labsentéisme des intelligences !... (188-189) La solution serait darrimer Madagascar à la Réunion...
La concurrence économique des autres races démontre quon est dans un espace économique ouvert, où la préférence coloniale est déjà en question...
LHistoire se voit obligée denregistrer que Chinois, Hindous et Arabes ont complètement dépossédé les Français (Métropolitains ou créoles) du Commerce de Détail et dune forte part du Négoce de gros : ces étrangers, pour la plupart incultes, improbes et impropres, drainent un autre tiers du revenu qui sévade plus ou moins frauduleusement vers leurs pays dorigine. (215)
Thème de recherche n° 7 :
La crise de lassimilation : Train fou, le dernier roman dAxel Gauvin
(Analyse critique en cours)
III - LA RÉUNION AUJOURDHUI
Thème de recherche n° 8 :
(repris de Vingt ans après)
La Réunion daujourdhui ; un paradoxe de la départementalisation : promotion matérielle et insatisfaction identitaire ; légalité sociale na pas comblé le besoin didentité
Lévolution de la Réunion, imprévue des Leblond... : où la métropole est cette fois descendue pour de bon sur la Réunion, cest la départementalisation (et même la bi-départementalisation, actuellement en débat et annoncée par le ministre Queyranne).
Le premier choc, quand on débarque à la Réunion et quon a un peu voyagé, passé léblouissement de la diversité humaine, cest labsence de choc : quà 10.000 kilomètres de la métropole, linfrastructure routière soit semblable, les voitures de la poste jaunes, les poubelles de même facture, lenseigne des supermarchés, la disposition des rayons, les denrées et les articles à lidentique : la Réunion est un département français. Le second choc cest, bien entendu, lorsquon sécarte de la frange de prospérité littorale, celui des signes évidents de sous-développement : la Réunion, profondément marquée dans sa constitution et dans son peuplement par la colonisation, est une isle à sucre et son entrée dans le monde moderne est commandée par cette histoire. Colonie de peuplement dès lorigine et département depuis un demi-siècle. Votée en 1946, alors que la guerre a laissé lîle dans un état de délabrement matériel, sanitaire et moral qui rend la réalité daujourdhui proprement incroyable à ceux qui ont connu cette période, la départementalisation ne sera véritablement mise en uvre, on le sait, que sous et par Michel Debré. Et ce, dans un contexte de guerre froide justifiant, mélange de calcul politique et de tradition jacobine (le mot dordre dautonomie du P.C.R. faisant alors de ce parti lacteur involontaire de cette départementalisation refusée), un investissement national considérable. Cette intégration dans la communauté nationale peut se résumer (en forçant le trait) dans le passage presque sans transition dune économie servile à une économie sociale, ou dune économie de plantation à une économie keynésienne. Cette coexistence de sous-développement et de prospérité, justement, la presse métropolitaine, relatant les événements du Chaudron de 1991, la caractérisait en rapportant (linformation est dailleurs inexacte) que la Réunion était le département français où lon comptait en même temps le plus fort taux de bénéficiaires du RMI et le plus fort taux de foyers fiscaux imposés sur la grande fortune. Mais ce qui frappe en réalité à la Réunion, ce nest pas tant la différence entre riches et pauvres, cest le fossé entre le passé encore visible et vivant et le présent fraîchement importé, entre une techno-structure administrative, juridique et économique importée et la réalité socio-culturelle : la langue de ladministration, quoique généralement comprise, nest pas la langue vernaculaire, les acteurs de la techno-structure sont exceptionnellement réunionnais alors, pourtant, que les Réunionnais occupent les métiers politiques et la consommation excède plus de dix fois la production de richesses. Troisième choc, en effet, sinon le premier, qui exprime ce fossé, cest, si lon me permet cette formule paradoxale que jextrapole dune remarque dAimé Césaire, la richesse des pauvres : qui se marque spectaculairement dans limportance et le luxe du parc automobile.
Si tout cela fait système et si ce système tourne, cest quune logique et un équilibre sy expriment - et quil engendre du profit. La quotidienneté urbaine ne donne nullement limpression dune société en crise, malgré les éruptions du Chaudron. Cest plutôt la prospérité des supermarchés qui étonne : en dix ans, La Réunion a fait le chemin parcouru en trente années par la métropole. La richesse des pauvres fait évidement le bonheur des sociétés de crédit, dailleurs contrôlées par les principaux concessionnaires. La Réunion constitue un marché non négligeable (déstockage et marché du travail compris) pour les produits et les hommes qui arrivent du froid et les flux financiers font retour en métropole, pour lessentiel, après avoir enrichi les commissionnaires locaux. Le cliché déconomie assistée par lequel on stigmatise la Réunion, mériterait à cet égard dêtre corrigé par une donnée complémentaire, sinon symétrique : celui de la Réunion, marché de la métropole... En fait, ces trois observations, dans leur banalité, - une île à sucre, un département, un supermarché -, décrivent lémergence et le jeu des strates socio-historiques qui structurent la société réunionnaise daujourdhui. Cest cet instantané que la recherche aura à développer.
Si, ouvrant quelque livre dhistoire, on compare la Réunion dhier à celle daujourdhui, on ne peut manquer dêtre frappé par un autre contraste. Avec toutes ses injustices, ses injustices dun autre temps, la société de plantation, pour user dune appellation proposée dans les années soixante par Beckford, allait quelque part. Un voyageur qui visite la Réunion en 1860 y décrit les habitants exclusivement occupés de senrichir le plus tôt possible. Le sucre est leur veau dor, écrit-il, et tout ce qui ne sy rapporte pas na (aucun) prix pour eux. La Réunion est alors une des gloires de la France du Second Empire. A la pointe de linnovation et du progrès technique pour tout ce qui regarde le sucre, elle remporte - titre de fierté souvent cité -, plus de cinquante médailles à lExposition Universelle de 1856. Comment expliquer que cette île phare soit aujourdhui le département français qui compte le plus de bénéficiaires du Revenu Minimum dInsertion ? Un descendant de ces familles dentrepreneurs qui ont fait la Réunion et qui dit être réunionnais depuis 320 ans affirme que, dès le début du XXe siècle, ces pionniers avaient quitté lîle pour dautres aventures, en métropole, en Indochine, en Nouvelle-Calédonie ou à Madagascar...
Cest donc une autre histoire qui paraît commencer avec la départementalisation. Sur les vestiges de la société de plantation abandonnée par ses promoteurs, une économie sociale fondée sur les notions de rattrapage et de réparation va se mettre en place. Elle vise à donner aux acteurs passifs de léconomie de plantation en crise et de léconomie paysanne de survie qui lenvironne les moyens du développement. En réalité, la départementalisation va progressivement sortir le sucre (qui restera la principale production de lîle) de léconomie de marché, à la faveur dun processus dont on peut résumer le scénario et linspiration comme suit. Profitant du mouvement de replantation daprès-guerre et dune période de croissance qui sachèvera en 1954, un certain nombre de propriétaires, hostiles à la départementalisation, vont vendre leurs plantations à lÉtat par lintermédiaire des sociétés daménagement. Alors quune logique implacable de concentration des terres a marqué lhistoire de la canne tout au long du XIXe siècle, le morcellement des grandes propriétés et la redistribution, avec le relais du Crédit Agricole, en lots nécessairement découpés au-dessous du seuil de rentabilité (et ce malgré des gains de productivité obtenus grâce au soutien agronomique et technologique des organismes officiels), sont donnés comme alternative aux lois du marché. Lapplication du SMIC va, de surcroît, multiplier le nombre de colons. Durant les dix années daprès-guerre, lÉtat injectera dix milliards de francs dans la filière. Alors que les contraintes du marché obligent à produire plus pour abaisser les coûts, objectif qui se réalise généralement par lextension des surfaces, la canne est aujourdhui achetée au planteur à un prix inversement proportionnel à la surface quil cultive. Le traitement social de lagriculture nest évidemment pas une spécificité réunionnaise, ses concepteurs ayant appliqué des recettes leur ayant déjà servi à administrer la fin des paysans en métropole. A ceci près quil sagissait ici de créer une nouvelle paysannerie.
Si la société de plantation était une machine à broyer qui produisait de la richesse - on pense évidemment avec cette image à la Critique de la Faculté de juger -, la départementalisation se révèle être une machine à produire de légalité dont on peut se demander pourquoi elle na pu engendrer que cette économie dimport-distribution si caractéristique de la quotidienneté daujourdhui. Un élément de réponse tient dans le fait que largent du sucre, alors que soffrait à lui le marché sans risque de la distribution induit par léquipement de lîle, le traitement des fonctionnaires et laide sociale, navait pas de raison de sinvestir dans la production de biens et dans la création demplois (comme cela a pu se passer à Maurice). En trente ans, le chiffre des importations a été multiplié par cent. Par une inversion du mouvement de peuplement des Hauts (peuplement provoqué par la concentration des exploitations sucrières, la paupérisation des Blancs, le marronnage, lémancipation des esclaves), lexode rural a fait refluer les habitants vers les agglomérations côtières de la ceinture sucrière. Cet exode, reflux du mouvement de civilisation des Hauts qui retournent en friche, ne correspond nullement à ce qui a pu se passer dans les campagnes européennes où la fin des paysans a nourri le développement industriel (il y a 8 000 emplois industriels à la Réunion pour 650 000 habitants). Les maires, autrefois sucriers ou représentants de léconomie du sucre, sont devenus les intermédiaires de léconomie sociale. Principaux entrepreneurs de lîle par le biais des emplois communaux et des C.E.S., ils reconduisent à leur profit, grâce à laide publique, un clientélisme dont les caisses étaient autrefois alimentées par la rente du sucre. Cest la fin dun monde dur où il ny avait rien pour celui qui ne travaillait pas, selon une expression souvent employée par ceux qui ont connu cette période, la mise en place du R.M.I. après laccession de la gauche au pouvoir ayant dailleurs révélé une misère persistante. La population double en lespace dune génération. Près dune personne sur deux en âge de travailler est aujourdhui sans emploi...
Thème de recherche n° 9 :
(repris de Vingt ans après)
Le sucre (voir fiche de lecture de l'ouvrage de Sidney Mintz : Sucre blanc, misère noire)
Quand on cherche à décrire le réel selon lordre des raisons, toutes les causes ne sont pas équivalentes. Cest le premier moteur qui doit être identifié. Et cest évidemment du sucre et de lesclavage quil faut partir pour comprendre la situation daujourdhui. Pour prendre encore une fois encore un chemin de traverse, on rappellera trois données dont la rencontre a changé la face du monde et qui ont contribué à faire de la Réunion ce quelle est aujourdhui. La première, cest que le jus de la canne ne se conserve pas et que, à la différence dautres denrées tropicales, il doit être transformé sur place : la plantation doit aussi être une usine. La deuxième, cest que le sucre, qui était une épice et un médicament (comme latteste son nom latin), a pu devenir un produit de consommation courante : premier article de luxe bon marché (si lon peut dire), le sucre a suscité une aventure agro-industrielle et commerciale sans précédent. La troisième, cest que la réunion de ces deux facteurs a provoqué la migration, forcée ou volontaire, denviron cent millions de personnes dans le monde : léblouissement de la diversité humaine quon éprouve en arrivant à la Réunion tient là son origine.
Cest le sucre, avec son économie particulière, qui a façonné la société réunionnaise. On a pu dire que la culture de la canne à sucre avait opéré la synthèse du champ et de lusine, appelant un contrôle de la terre et des moulins, de la main-duvre et du capital et quelle avait anticipé la révolution industrielle. La production du sucre requiert en effet une planification rigoureuse de la terre et des hommes. La canne doit être coupée dès quelle est arrivée à maturité et broyée aussitôt coupée. Culture et coupe, broyage, ébullition et cristallisation, travail de la terre et travail de lusine doivent être étroitement synchronisés. Il y a des pays, disait Montesquieu, où lon peut presque tout faire avec des hommes libres. Cela nest évidemment pas le cas des pays et des isles à sucre, aux populations décimées, hostiles, indifférentes au salaire, ou encore inhabitées, comme la Réunion. Il apparaît une relation de nécessité entre lesclavage et le sucre. Au milieu du IXe siècle une révolte desclaves de la canne eut lieu au Moyen-Orient dans le delta du Tigre et de lEuphrate. Cest limplantation de la culture de la canne à Saint-Domingue, les Indiens Taino exterminés, qui est à lorigine des premiers convois de traite, dès le début du XVIe siècle. La production du sucre requiert une concentration de main-duvre qui, dans les conditions géographiques et historiques données na pu être mise en uvre que par la coercition, avec les formes dasservissement plus ou moins extrêmes que lon sait. Concentration de moyens humains et matériels et synthèse technologique, cétait déjà les caractères déployés par les Arabes lorsquils portèrent la canne jusquà Valence et Agadir, aux limites septentrionales et méridionales de la Méditerranée, exportant des techniques de culture et dirrigation empruntées au Moyen-Orient. Il apparaît aussi une relation nécessaire entre lexpansion politique, avec ce quelle suppose de mobilisation humaine, technique et idéologique et lexploitation de terres ouvertes par la conquête. Les cultures commerciales, dont la canne est le prototype, telles que les pays dOccident les ont pratiquées constituant une manière dachèvement de cette entreprise. On change alors, en effet, déchelle géographique et économique. La crise économique que connaît lEurope au XVIe siècle se résout dans un basculement des échanges de la Méditerranée et de la Baltique vers les pays ouverts par la circumnavigation et principalement vers lAmérique sous la forme du commerce circuiteux ou du commerce en droiture. Conquête, production, commerce sont les trois agents de la révolution mercantile qui se nourrit de propre développement. Notre commerce avec nos Plantations ou Colonies des Indes Occidentales, pouvait écrire J. Pollexfen en 1697, nous débarrasse dune grande quantité de nos Produits et Marchandises Manufacturés, Comestibles et Articles Artisanaux, et nous fournit en Marchandises requérant une Manufacture plus poussée et autres (produits) en abondance que nous pouvons Exporter aux Nations Étrangères. Des terres conquises, exploitées par des plantations fournies de main-duvre et doutils, donc une marine de guerre et une marine de commerce, des entrepreneurs et des esclaves. Un marché de consommateurs européens en expansion propre à absorber les productions tropicales et à les transformer, donc des hommes libres. Le capitalisme originel conjugue lesprit dentreprise et la coercition.
À la Réunion, où limplantation de la canne, consécutive à la perte de Saint-Domingue, est tardive, lextension se fait aux dépens des cultures vivrières et à la faveur dun défrichement vers les Hauts. La surface des terres cultivées double au cours du XIXe siècle. Les planteurs sont des entrepreneurs et la main-duvre, fixée autour de lusine, est maintenue dans un état de dépendance qui nest pas moindre en liberté quen servitude. Durant mon séjour à Barrio Jauca, écrit Sidney Mintz parlant de Porto-Rico mais en des termes qui auraient pu décrire la ceinture sucrière de la Réunion, je me sentais comme dans une île, flottant sur une mer de canne à sucre... Tout évoquait une époque ancienne. Seul manquait le claquement du fouet.(...) Ces gens nétaient pas des fermiers pour qui la production de biens agricoles était une entreprise commerciale ; ce nétaient pas non plus des paysans, travaillant une terre qui leur appartenait ou quils pouvaient considérer comme étant la leur, et donc faisant partie dun mode de vie caractéristique. Cétaient des ouvriers agricoles qui ne possédaient ni terre ni moyens de production et qui devaient vendre leur travail pour survivre. Cétaient des salariés qui vivaient comme des ouvriers dusine, qui travaillaient dans des usines installées à la campagne et qui achetaient dans les magasins la plus grande partie de ce dont ils avaient besoin. La plupart de ces produits venaient dailleurs : tissus et vêtements, chaussures, blocs de papier à lettre, riz, huile dolive, matériaux de construction, médicaments. A quelques exceptions près, ils consommaient ce que quelquun dautre avait produit.
La fin de la plantation, frappée dobsolescence morale et sociale, doit donc être comprise avec toutes les conséquences que comporte la liquidation dune industrie quand les hommes qui ont été déportés et rapprochés à cet effet sont eux-mêmes abandonnés sur le site, comme les rouages désunis dun calcul dans lequel ils nétaient que des acteurs passifs. Ce drame humain nest pourtant pas comparable au sinistre industriel de la mine ou de lusine. Livrant à eux-mêmes des hommes déshumanisés par lesclavage, entretenus dans une situation de minorité fonctionnelle après avoir été arrachés à leur milieu, cet abandon redouble en linversant le préjudice de la servitude. Jillustrerai les effets rémanents de cette déculturation par un courrier des lecteurs paru après une émission de R.F.O. sur lesclavage. Ce point de vue proposait dexpliquer les stigmates de lesclavage par un reportage dune chaîne américaine sur les gangs denfants noirs à Chicago. On y voit une grand-mère dont le petit-fils, âgé de quinze ans, sort de prison : il a tué deux membres dun gang rival. Non ! Elle ne croit pas du tout que son garçon soit un criminel. Cest un bon petit ! Et puis elle change tout à coup de discours et se met à expliquer avec une véhémence contenue : Il y a des usines pour recycler le plastique ; il y a des usines pour recycler le verre ; il y a des usines pour recycler le papier ; il y a des usines pour recycler le métal. Mais vous êtes Noir, homme, femme, enfant, vous navez pas de travail et pas dargent, vous êtes fini !... Le Noir est jetable ; il est perdu ! Le crime de lesclavage, cest aussi davoir brisé le ressort qui permet aux hommes, sous toutes les latitudes, de sadapter au monde et de prendre en main leur destin. Après labolition de 1848, la moitié des esclaves libérés se dérobèrent au contrat dengagement quils étaient incités à signer. Acteur de cette époque, de Châteauvieux écrit : Ils désertèrent les grands ateliers et se répandirent sur les grandes propriétés où un sol médiocre avait été laissé sans culture. Ils prenaient des fermages a moitié de revenus... Mais ce quils ambitionnaient avant tout cétait davoir un lieu pour y établir une demeure, y élever des animaux domestiques et y vivre en famille, sans se préoccuper de lavenir ni souvent même dassurer leur subsistance par des cultures bien entretenues. Indice de cette déshérence sociale qui fait continuité avec aujourdhui : en 1847, la consommation dalcool était de 5 litres par habitant, elle sera de 10 litres en 1862. Le nombre de débits de boisson est multiplié par quinze entre 1850 et 1862. Aujourdhui, selon lassociation Vie libre, le département compte 100 000 malades alcooliques, 70 % des RMistes étant atteints, lalcool étant directement ou indirectement responsable dune hospitalisation sur quatre et de 60 % des hospitalisations psychiatriques.
Thème de recherche n° 10 :
(repris de Vingt ans après)
La réparation
La vie politique et sociale de la Réunion daujourdhui est dévidence marquée par cette histoire du sucre : paysage agricole et paysage humain, ceinture sucrière et paysans des Hauts, concentration des terres et paupérisation des Petits Blancs, esclavage et engagisme. Aucune activité économique nayant à ce jour remplacé la plantation, qui aurait réuni les parts contraires de cet héritage, cette machine à broyer continue à vivre dans les consciences. La départementalisation, dont cétait pourtant un objet, na nullement effacé cette histoire. Rattrapage et réparation, au lieu dégaliser les chances en réalisant légalité sociale, ont légitimé et légalisé ce couple du ressentiment et de la mauvaise conscience que la Réunion daujourdhui forme avec la métropole. Cette idéologie de la réparation a pour propre dengendrer une insatisfaction par définition jamais comblée puisquelle se nourrit des preuves mêmes de cette réparation. Ce nest pas seulement dire que le dommage ne sera jamais réparé - puisquil est accompli et par là même irrémissible -, cest aussi constater que la réparation enchaîne les partenaires, engendre la dépendance, et perpétue le crime. Aujourdhui que les prestations sociales sont identiques à la Réunion et en métropole et que légalité est atteinte, vient de naître, juste de retour des assises de légalité tenues à Paris, un mouvement dénommé : Égalité plus.
Cette valeur de réparation détermine laction de ceux qui parlent au nom des exclus et qui, dans le mouvement général de décolonisation qui caractérisait lépoque, militaient pour lautonomie. La section locale du P.C.F. est devenue Parti Communiste Réunionnais pour préparer lindépendance. Calcul et culpabilité engagent alors le pouvoir dans une politique déquipement des DOM qui vise à combler le retard avec la métropole et à faire entrer la Réunion dans le XXe siècle. La revendication identitaire, qui voulait nationaliser le sucre, réclamant lautonomie avec une aide annuelle de lÉtat de huit milliards de francs, indexée sur linflation, en compensation de trois siècles desclavage, se convertit alors à la départementalisation et se pourvoit sur ce dédommagement. En réalité, le tournant politique est pris, alors que lesprit du temps paraît pourtant imposer lindépendance, quand il devient patent que la socialisation du sucre engendrera régression sociale et régression économique. Le sucre nétant concurrentiel que dans les conditions de concentration des terres et dexploitation des hommes éprouvées, les indépendantistes eussent dû, comme Toussaint-Louverture en son temps (qui instituait dans sa Constitution de 1801 - triste instrument législatif écrira un Victor Schoelcher désabusé de son héros -, un servage encadré de mesures policières, préfiguration, peut-être, des modernes kolkhozes), restaurer la plantation. Lannée 1975 voit dailleurs à la fois lélection de Giscard dEstaing, réputé partisan de lautonomie des DOM, à la présidence de la République et une nouvelle crise de léconomie sucrière.
Thème de recherche n° 11 :
(repris de Vingt ans après)
Léconomie de la départementalisation et léconomie de lidentité
En réalité, la départementalisation, à partir des années Debré, avec léquipement routier, urbain, sanitaire, administratif et scolaire de lîle a été la seule activité économique - pour parler bref -, à prendre le relais de la société de plantation, égalisant les représentations et les valeurs mais perpétuant les rôles, pour lessentiel. Le choc culturel a été à la mesure de labîme existant entre la colonie et sa métropole et de la ruine où se trouvait la Réunion en 1945 où, pour prendre un exemple qui dispense dautres chiffres, le taux de mortalité infantile était de 145 pour mille. Il faut avoir vu une veste telle que pouvait en porter un membre de la classe moyenne à la fin de la guerre pour comprendre lisolement et la détresse de lîle à cette époque, et savoir quaujourdhui le chiffre daffaires engendré par lhabillement est de un milliard sept cents millions de francs pour mesurer lécart.
Léquation de la départementalisation était contenue dans cette déclaration de Léon de Lepervanche qui en réclamait le légitime bénéfice devant lAssemblée nationale : Depuis 1935, la formule La Réunion département français inscrite sur les banderoles lors des manifestations ouvrières clamait la confiance de nos compatriotes en cette démocratie française à lécart de laquelle ils étaient tenus. (...) Nous tenons à dire que nous ne connaissons pas les profondes différences qui existeraient entre nos populations et celles de la métropole. Il ny a en effet chez nous aucun problème dordre linguistique, culturel et national. Ce qui fonde la départementalisation, cest évidemment lappartenance sans différence à la communauté nationale. Cela signifie que la langue créole nest pas une langue à part, mais un héritage original du français, que la culture créole est marquée de façon indélébile par le Code civil et que lidentité réunionnaise est impensable hors cette appartenance. Le statut départemental se justifie, en ce sens, par lhistoire propre des quatre vieilles, colonies de peuplement façonnées par la société de plantation. Françaises jusque dans les dernières conséquences de cette économie aujourdhui disparue. La spécificité réunionnaise naurait donc en propre, selon cette logique - avec ses droits spéciaux que le Code lui reconnaît -, que les traits particuliers de cette organisation des hommes et non cette particularité de langue, de culture et didentité qui fait les nations.
La société réunionnaise, à la profondeur historique faible et à la pluri-ethnicité marquée est une réunion dimmigrés, forcés ou volontaires, assemblés et organisés pour les besoins de la plantation. Le devenir de ces éléments, une fois le pouvoir dorganisation et de coercition de cette économie épuisé et une fois rendus à leur identité, est bien entendu fonction de leur place dans le procès de production et, vraisemblablement aussi, de la capacité dadaptation quils ont pu sauver de cette entreprise qui a brisé ou marginalisé les plus faibles. En 1840, la population blanche était composée pour deux tiers dindigents. Ceux-là, qui sont retournés aux franges de la civilisation peupler les Hauts, des Cadet, des Dieudonné et autres fils de famille désargentés grattant la terre avec leur particule (et quon voit quelquefois réapparaître aujourdhui à la rubrique des faits divers pour un coup de sabre à canne donné sous lempire de lalcool à un voisin de misère), partagent avec les descendants des esclaves limage la plus dévalorisée. Bien que le métissage soit ancien et, pour ainsi dire à la fois originel et consubstantiel à la Réunion, bien que la plupart des Réunionnais soient mélangés, on constate dans la vie quotidienne une utilisation, et donc une fonctionnalité, de jugements distinctifs référés au phénotype et à une ethnicité plus quincertaine puisque déjà brouillée aussi bien dans les traits que dans les généalogies. Paradoxalement, ces vestiges physiques dappartenance font lobjet dun investissement sémantique et psychologique qui est supposé révéler les identités profondes. Cette carte psycho-cognitive de laltérité et de la différenciation sociale - lensemble des préjugements, des a priori, des stéréotypes -, vise bien entendu, quand cela est possible, la substantialisation, la reproduction ou la sauvegarde de réseaux daffinité à finalité économique (à tout le moins, une identification sentimentale à telle ou telle communauté). Sous la loi de lindifférence raciale quest la loi républicaine, la seule ségrégation pertinente est de nature économique, on le sait. Tous les hommes sont supposés égaux, sinon devant la richesse - il sen faut - du moins devant les moyens de lacquérir. Mais nul nignore que dans lespace social ouvert par cette indifférence formelle jouent des cultures, implicites ou parallèles mais déterminantes, qui portent non seulement sur la transmission des biens mais sur les techniques dacquisition et de conservation de ces biens. La culture de lidentité, précisément, la religion, le système matrimonial (le mariage est la moitié de la religion, dit un livre sacré, la fabrication communautaire de lidentité étant lautre moitié, on peut le supposer), léducation des valeurs y travaillent. Dans une société créole, la condition nécessaire et suffisante pour être reconnu comme Chinois, par exemple, nest pas davoir quatre quartiers en Chine, mais de se reconnaître et dêtre reconnu comme tel. Ce qui suppose lactivité de critères minimaux (et non optimaux), limportant pour un Chinois créole étant aujourdhui, me semble-t-il, si laspiration de ces catégorisations où le religieux et le social priment lethnique est bien de naturaliser des situations existantes ou danticiper une différenciation à qui il ne manque quun statut, dêtre quelque chose de Chinois avant dêtre créole - ce qui le prédispose dailleurs à faire chinois vis-à-vis de tous les autres créoles. Cette revendication na quun sens privé dans des conditions de simple survie et ne devient véritablement opératoire que lorsquil est question de partage ou de transmission. Dans la nuit de la servitude, tous les hommes sont gris. Ce que vérifie une thèse en cours portant sur trois siècles de mariage à Saint-Leu, thèse qui fait apparaître la non pertinence des clivages ethniques dans les mariages sans contrat de mariage. Cest contre ceux-là qui nont pu tirer du jeu social les éléments positifs de leur différence (qui nont pu positiver leur différence, pour causer jargon) - que leur différence paraît assigner, à linverse, aux rôles dévalués -, que les stéréotypes sont le plus stigmatisant et quopère la différenciation en vertu de ce principe universel qui veut que ceux qui sont différents soient déjà suspects sinon toujours mauvais et que ce qui soppose à moi est nécessairement différent (ce qui apparaît immédiatement dans la satisfaction intellectuelle et morale quil y a à constater que le désaccord que je peux avoir avec mon voisin était déjà visible et lisible dans son appartenance : Espèce de....). La pluri-ethnicité paraît à cet égard offrir un secours supplémentaire aux voies de la pseudo-spéciation et de la compétition sociale.
Le destin des différentes communautés réunionnaises - quand elles se revendiquent comme telles -, est, en effet, contrasté et leur situation relative daujourdhui dépend de la manière dont elles ont pu sinsérer dans le processus économique de la départementalisation. Cest dire que lidentité créole - selon le sens que cette expression prend aujourdhui - pourrait bien être cette cotte qui va à tous, puisquelle consacre la part dhistoire commune, mais qui ne sied véritablement quà ceux qui nont pas les moyens économiques dune autre identité. Cest de part et dautre du comptoir de cette économie de comptoir que se définit la réalité sociale de lîle et que réside la véritable fracture. Il ne sagit plus dune minorité qui vivait de lextraction du travail de la majorité dont elle organisait lemploi, mais davantage - et bien que la blessure de cette dernière image soit encore vive -, dune minorité qui vit indirectement du revenu du reste de la population : des salaires de la fonction publique (près dun emploi sur deux), de linvestissement national dans le département et des transferts sociaux. Il ny a pas, au sens strict, de communautés à la Réunion, mais tous les Réunionnais ont lair de savoir qui fait quoi. De toute éternité. Ces sociétés anonymes, ethniquement identifiées, nées du sucre, du textile ou de la boutique sont supposées entretenir un paternalisme de clientèle et une endogamie économique qui leur permet de vivre à part de la société globale. Bien que léconomie sociale autorise une participation relative de la plupart à cet équivoque banquet de la consommation (pour ne pas citer Malthus) dont ils sont les principaux auxiliaires, ces groupes sont explicitement visés comme tels - pendant les émeutes du Chaudron par exemple - et stigmatisés de manière récurrente dans les stéréotypes et les jugements, avec une violence verbale qui défie parfois la citation.
Thème de recherche n° 12 :
(repris de Vingt ans après)
La Réunion pied de riz
Un informateur, Réunionnais qui nétait pas rentré au pays depuis une dizaine dannées, sétonnait en ces termes de la formidable transformation de lîle : Il doit y avoir une mine dor quelque part à la Réunion ! Un filon de cette mine, cest vraisemblablement le salaire indexé des fonctionnaires, aligné à ce titre sur celui des expatriés (il sagissait à lorigine dune prime coloniale) qui explique quà la Réunion, un emploi dans la fonction publique coûte à lÉtat 50 % plus cher quen métropole et quune cantinière réunionnaise (figure emblématique de la vie politique locale) gagne davantage quune institutrice parisienne. Cest le standing de 40 000 privilégiés dont parlait le préfet Perreau-Pradier en 1960. Sil ny a pas de communalisme à la Réunion (expression par laquelle on désigne, à Maurice notamment, lexclusivisme ethnico-religieux) sil ny pas, non plus, de malaise créole (expression par laquelle on désigne à Maurice lexclusion économique des descendants desclaves), bien que les milieux défavorisés soient majoritairement de cette origine, cest que le matérialisme républicain fournit à la fois le mode demploi consumériste, le consommateur et les biens de consommation - et engendre une apparence de sécurité parfaitement exprimée par cette une du Journal de lIle : Grève dAir France : la Réunion va manquer de produits frais. Le calendrier liturgique réunionnais est rythmé par tous les anniversaires des ouvertures de supermarchés et autres distributeurs qui investissent chaque année 60 millions de francs dans la seule publicité qui est distribuée dans les boîtes aux lettres. Pour en rester au plus voyant, le parc automobile qui frappe par son importance, son luxe et sa nouveauté : en 1995, la proportion de véhicules de moins de cinq ans était de 51,3 %, pour 210 000 véhicules, alors quil nest que de 40 % en métropole. Le chiffre daffaires engendré par lautomobile, qui absorbe avec léquipement 40 % du PIB, a été de 5 milliards et demi en 1994 et le réseau routier est saturé : près dune voiture tous les dix mètres. Le taux daccroissement des cinq dernières années a été quatre fois celui de la métropole.... Alors que le marché de lautomobile est en crise, les 30 000 immatriculations seront probablement atteintes en 1996.
Un slogan de la départementalisation était : En abattant les grands arbres, on pourra laisser pousser les petits. Mais, comme on a pu le dire : Le cordonnier nest pas devenu fabricant de chaussures, le tailleur nest pas devenu fabricant de vêtements. Ils ont même disparu. En réalité, la départementalisation et la décentralisation ont permis lémergence dune élite économique et politique de concessionnaires, créant pratiquement de toutes pièces une classe moyenne qui nexiste nulle part ailleurs que dans les départements dOutre-mer français (une caractéristique de la société de plantation étant précisément labsence de classe moyenne). Ceux qui nétaient pas nés dans le commerce se sont spécialisés dans lesthétique de la réparation et font carrière dans la politique. Ce sont ces politiques qui gèrent le difficile équilibre de lidentité créole et de linvestissement national, associant dans une sorte de double bind la revendication anti-coloniale et la protection paternelle, la citoyenneté et la justice. Cette économie sociale, cette économie blanche - sans production de biens -, laisse en déshérence, sans projet et sans travail, une part majeure de la population réunionnaise.
Thème de recherche n° 13 :
(repris de Vingt ans après)
La Réunion qui gagne
La Réunion qui gagne, pour reprendre la une dun quotidien, na rien à voir avec les succès de Maurice (où 32 % des voitures ont plus de quinze ans) dont lambition est de devenir, à linstar des pays asiatiques, le dragon du sud-ouest de lOcéan indien. La Réunion qui gagne, cest la Réunion qui joue. Cest un joueur de loto du Port qui encaisse le gros lot... En 1992, les Réunionnais ont dépensé 930 millions de francs dans les jeux. Cest léquivalent du RMI. 501 millions pour le PMU en 1993, sans hippodrome et sans chevaux. La Française des Jeux y réalise à la Réunion 2,8% de ses recettes (pour un centième de la population). Il existe 158 points de vente informatisés en temps réel. Ladministrateur régional de la Française des Jeux a dû démentir une information de Free Dom expliquant sur les ondes que les billets de loterie vendus à la Réunion comportaient moins de gagnants. Non, non ! Le loto est démocratique et ne pratique aucune ségrégation : Nous avons déjà envoyé tourner la roue du Millionnaire à 119 Réunionnais sur un total de 3 000 (gagnants). Ce qui fait près de quatre fois la moyenne nationale par habitant et correspond très exactement au pourcentage de billets vendus (le Quotidien du 3.mai1994). A linverse, et au vu de cette fréquence sans doute, certains métropolitains pensent quil y a davantage de billets gagnants à la Réunion... Cest pourquoi des touristes en font provision.
En juin 1993, la Police de lAir et des frontières, à la suite de plusieurs plaintes ayant donné lieu à des arrestations, enregistrait une trentaine de départs de marabouts africains. Les marabouts sont de retour titrait pourtant récemment un quotidien. Le marketing, les périples commerciaux et la périodicité migratoire de ces marabouts montrent quil existe un marché de loccultisme spécifique à la Réunion et dans les DOM. Lordonnance du 2 novembre 1985 sur le droit de séjour des étrangers nautorisant quune présence ne pouvant pas dépasser trois mois, ceux dentre eux qui ne possèdent pas la nationalité française quittent alors le territoire pour obtenir un nouveau visa. La plupart de ces guérisseurs sont originaires de lAfrique de lOuest. Sils sintéressent particulièrement aux Antilles et à la Réunion, organisant parfois une rotation dans les mêmes lieux de consultation, ce nest pas en raison de lorigine africaine de la population, cest en raison de son pouvoir dachat. Retour daffection, désenvoûtement, exorcisme, impuissance,... succès au permis de conduire ou au jeu sont les principaux motifs de consultation. A la Réunion, les pauvres ont de largent.
La masse financière déplacée par la départementalisation a fait, en une trentaine dannées, dun pays du Tiers Monde un pays dont le niveau de vie est voisin de celui de lEspagne. Sans doute, ont disparu des bidonvilles du Port ou de la commune Primat les cochons noirs en liberté et les métiers de récupération sur les décharges, ces scènes dun ailleurs révolu dont ne subsistent que les bandes de chiens errants. Mais la vie politique réunionnaise a-t-elle fondamentalement changé ? Le succès de Free Dom, mouvement politique né avec une télévision pirate (et mort avec elle) qui a supplanté en quelques mois un demi-siècle de revendication sociale avec la figure libératrice dun métropolitain ayant échappé à la conscription (et venu faire carrière dans ce corps des V.A.T.), prophète de la libération des opprimés qui a introduit le film pornographique et la violence la plus crue dans les foyers, montre à lévidence le caractère labile des clientèles et lillusion de ceux qui se donnent pour les porte-parole des exclus. La départementalisation a-t-elle réparé lesclavage ? Dans la mesure où leur procès a révélé que les deux marrons les plus célèbres de lîle étaient soumis à limpôt sur la grande fortune, on pourrait le penser...
La départementalisation na pas effacé lhistoire, parce quelle na pas été en mesure de rendre leur autonomie à ceux que la plantation avait exclus ou broyés. Elle na pas jeté les bases de la société égalitaire annoncée ni constitué le ferment dune identité qui aurait rassemblé en un même destin les éléments divers de la société, ses composantes les plus dynamiques, économiquement parlant, revendiquant ostentatoirement une tradition à part et une identité à part, et ayant dautant moins besoin du sceau de lhomme réunionnais pour prospérer que cest du cadre républicain et non de cette identité quils tirent à la fois les moyens économiques et le dispositif réglementaire de leur prospérité. La Réunion qui gagne est de lautre côté du comptoir. Cest celle qui vend les billets. Les affaires réunionnaises ayant révélé, est-il besoin de le rappeler ? que la classe politique en cause était, elle aussi, derrière le comptoir.
Thème de recherche n° 14 :
(repris de Vingt ans après)
Une approche réunionnaise de lethnicité
Malgré trois siècles de métissage, en effet, malgré un demi-siècle de départementalisation, malgré le cadre républicain et malgré les discours officiels, la revendication des identités particulières peut étonner. Elle était pourtant contenue, me semble-t-il, dans les prémisses de la départementalisation. On peut sappuyer ici sur une thèse danthropologie qui porte sur lethnicité à la Réunion. Un intérêt de cette thèse est davoir abordé de front, à laide dun questionnaire passé 768 fois et comportant 338 688 réponses, le problème des catégorisations, des stéréotypes et des jugements de valeurs interethniques dans lingénierie de la société réunionnaise. Plutôt que de dire que les catégories ethniques nexistent pas puisquelles sont dépourvues dobjectivité, lauteur, prenant en considération non pas les hommes tels quils devraient être ou tels que les idéaux républicains se les représentent, mais les hommes tels quils sont photographie, en quelque sorte, lensemble des représentations que les Réunionnais se font de leurs concitoyens. Jai envie dajouter quil faut être réunionnais pour se lancer dans une telle entreprise, tant, à linverse, un regard extérieur voit des mélanges, jamais des types et se lasse rapidement dattribuer des appartenances, et que ce questionnement théorique mapparaît lui-même comme un produit de la société réunionnaise. Il y a là un naturel et une gymnastique classificatoire à laquelle létranger nest pas formé. Pour le dire dune anecdote : croisant à luniversité - avec cette attention (très) flottante quil sied à un enseignant daccorder à des étudiantes avec qui il nest pas en relation pédagogique -, un groupe détudiantes, vraisemblablement apparentées, dorigine indienne, vêtues à loccidentale, jai eu soudain limpression de me trouver, comme dans un rêve éveillé, au milieu dune cérémonie tamoule, tant à la Réunion, cest la diversité qui est la règle - et luniversité, probablement une des moins sélectives qui soit, en est lillustration -, et luniformité lexception. Je me sentais noire dans ce monde blanc dit une réunionnaise des Hauts, de retour dune année détudes dans une ville du nord de lAngleterre. La diversité est ici essentielle au paysage humain.
Le bénéfice de lapproche systématique est dabord celui de la règle formulée en 1911 par Ferdinand de Saussure, savoir que les termes pris isolément napprennent rien, mais que cest dans la considération des relations entre les termes, seules significatives, que peut se déployer la sémiologie. Cest donc le processus de différenciation sociale et la conscience que les acteurs peuvent en avoir quil est possible dobserver par lanalyse de cette ethnoscience quest lopinion. Le second bénéfice de lapproche systématique est évidemment de fonder statistiquement des attributions présumées que tout le monde connaît et à qui la censure républicaine dénie lexistence. En réalité, lauteur est un jeune chercheur réunionnais préoccupé de lidentité réunionnaise et de son devenir qui, faisant fi de la langue de bois des politiques - qui font comme si le problème nexistait pas, mais qui nen pensent et nen agissent pas moins -, avec une sûre connaissance du terrain, estime que le facteur ethnique constitue une donnée fondamentale de la société réunionnaise et que la description de cet état des lieux est la démarche préalable à toute évaluation de lavenir de la Réunion. Son engagement se marque plus précisément dans son souci et dans son espoir, parfois explicitement formulés, que les stratégies de reproduction des groupes dominants soient tempérées par des processus quil identifie comme étant caractéristiques de la formation dun melting-pot. Sous ce titre, lauteur fonde visiblement son raisonnement sur la distance, voire lopposition, qui peut exister entre les opinions des deux tranches dâge retenues (20-25 ans - 55-60 ans). La véritable question étant, au delà de ces évaluations, celle des évolutions autorisées par les contraintes matérielles et sociales.
Dune manière générale, ses résultats confirment ce fait que la pluri-ethnicité, loin dappeler un langage commun, a pour premier effet de renforcer lethnicité. Comme si le mammifère classificateur quest homo sapiens sapiens se saisissait de la différence, a fortiori phénotypique, non pas pour se mettre en question, comme on pourrait le croire ou lespérer, mais pour alimenter ses certitudes (sans doute parce que la simple perception de la différence est déjà porteuse dincertitude) et pour conforter son être par une différence qui lui est préalable. Ce qui se vérifie ici dans laffirmation identitaire des groupes leaders - qui se posent parfois en fédérateurs. Le seul résultat véritablement inattendu de cette enquête, à mes yeux - ce nest nullement amoindrir les autres, car il y a un monde entre croire que les choses sont ainsi et savoir que les choses sont ainsi -, réside dans lextraordinaire image, certes marquée dambivalence, dont bénéficie le zoreil dans la presque totalité des catégories répertoriées. Il y a là une indication, sur le désarroi moral et culturel de lîle, qui exprime le fossé entre la techno-structure et la réalité sociale, et sur laquelle la recherche devra sarrêter.
Car la départementalisation na pas seulement fait passer les fonctionnaires locaux sur une autre planète (un commissaire de police à la retraite raconte que son salaire a été dun seul coup multiplié par sept et quil était bien embarrassé avec tout cet argent dont il ne savait que faire - il y eut aussi des rappels que jai entendu qualifier de considérables), les installant sur un pied de réalité sans commune mesure avec le réel, elle a provoqué une nouvelle vague dimmigration dans lîle, celle des métropolitains, qui étaient 818 en 1946 et qui sont aujourdhui plus de 40 000. Le Mémorial de la Réunion, édité en 1979, diagnostique : Laugmentation du nombre des fonctionnaires métropolitains, et le système départemental qui les fait tourner au bout de quelques années aura des conséquences psychologiques assez malheureuses : les Réunionnais naccepteront pas toujours très bien ces zoreils dont la qualité professionnelle nest pas toujours des meilleures, et qui se trouvent promus à des fonctions dépassant parfois leurs compétences (...) Comme en outre leurs salaires et conditions matérielles en général sont meilleures que ceux de leurs homologues du pays, cette situation portera en germe des conflits sociaux futurs. Car, malgré lenvironnement républicain, supposé administrer légalité des chances, Noirs et Blancs, Réunionnais et Zoreils continuent une confrontation, sourde ou publique, nourrie par un sentiment élémentaire de souveraineté déniée et un racisme diffus. Il y a de lindécence, peut-on lire dans Témoignages du 2 août 1960 (cest lépoque où lon organise le départ de travailleurs réunionnais vers la métropole), au moment où les métropolitains envahissent notre pays, en touchant des sommes scandaleuses, pour y occuper tous les postes, y compris ceux dexécution, à préconiser lexportation des Réunionnais devenus en somme indésirables dans leur pays.... La pyramide des salaires des personnels dorigine métropolitaine ressemble à la pyramide inversée du Conseil Régional, cet éléphant blanc de la loi de Décentralisation, évidemment plus large dans la catégorie supérieure quà la base.
Thème de recherche n° 15 :
(repris de Vingt ans après)
Lhomme réunionnais
Cest contre ce modèle exogène et survalorisé, dont luniversité offre un échantillon emblématique, installé au cur de lidentité, dans cette reproduction des valeurs, de la langue et de la culture quest le système éducatif, que doit se construire une identité réunionnaise - cest un autre résultat, pour moi assez inattendu, de lenquête en cause, mais il est complémentaire de la survalorisation du modèle métropolitain -, elle-même dévalorisée. Cette opposition redouble une opposition historique sans pourtant sy réduire puisque le métropolitain représente une espèce différente du Gros Blanc. Au fond, la position nationaliste développée par lauteur de la thèse que jai citée - qui se définit lui-même comme appartenant au groupe Cafre -, place dans la compétition Réunionnais versus Zoreil le levain de lidentité réunionnaise. Mais la réalité psycho-cognitive lui révèle que chaque groupe paraît vivre son identité à côté, cultivant parfois une revendication identitaire de manière si dissuasive quelle peut être ressentie comme un défi aux autres identités et à lidentité commune que lauteur voudrait voir sédifier. Cest vraisemblablement cette blessure qui le justifie à employer lexpression dactivisme ethnique à ce propos. Bien que les promoteurs de ces manifestations, en effet, insistent, comme pour sen défendre, sur la valeur de partage de leurs fastes, on peut se demander quel type dintégration le culte dune identité peut offrir. Lidentité, qui par nature définit, nécessairement exclut. On sait, par exemple, que les batteurs de tambour des marches sur le feu sont préférentiellement métis et cafres et que le mot tambour contient létymologie du mot paria. La revendication du renouveau tamoul - jaurais pu prendre mon illustration ailleurs, mais celle-ci va me permettre de citer une autre thèse qui vient dêtre soutenue -, exprime vraisemblablement un besoin de différenciation de la bourgeoisie dorigine indienne à la fois du milieu créole ou cafre et des expressions populaires (originellement villageoises et caractéristiques dune économie de plantation qui a aujourdhui disparu) du culte dorigine indienne. Il y a là une stratégie implicite quon ne peut ignorer quand on observe la dynamique sociale. Si la religion concourt à la définition de lidentité, elle sert aussi à produire ou à éterniser de la différence. Actuellement, cest terminé pour les Indiens, dit un informateur, on trouve des cafres qui deviennent prêtres indiens..., une équipe de cafres marche sur le feu ; ce sont des cafres vraiment cafres... Lhindouisme, est-il besoin de le rappeler ? quand bien même la folklorisation réunionnaise de ces rites importés clés en main en tempère lostracisme, y excelle, comme lexprime cette recommandation : Il ne faut pas chasser du temple les gens de mauvaise catégorie. Il faut des boug comme ça dans la société. Sil y a un chien crevé devant la chapelle, ce sont eux qui vont lenlever. A cette racialisation des statuts et des fonctions paraît répondre ce non moins fier slogan de la chapelle la Misère, version métisse dun hindouisme authentiquement réunionnais (si lon peut dire) : Nous sommes tous des parias !
Le sentiment didentité est une valeur intime, émotionnelle, faisant partie de ces données immédiates de la conscience qui révèlent les dispositifs fondamentaux de la cohésion sociale. Le frisson des réquisitions communautaires, lenthousiasme des passions collectives, lamour sacré de la patrie, tous ces phénomènes physiques dappartenance qui soudent les individus supposent un sentiment didentité primaire préalable et coextensif à lindividuation. Comme loiseau de Minerve qui senvole à la tombée du jour, propriété seconde et récursive de la culture - Si le buf savait peindre, disait Xénophane, il peindrait un buf -, lidentité se dit quand elle est déjà. Dire et célébrer, cest le rôle que la tradition africaine assigne au griot. Celui qui na pas pris part à laction. La question de lidentité apparaît souvent comme une question réactive, née dune situation de vassalité ou de subordination - ou, à linverse, dans la justification dune supériorité intéressée. Pour quil y ait une identité, il faut évidemment quune communauté lui préexiste. Là aussi, lexistence précède lessence. Un paradoxe de lidentité réunionnaise (un paradoxe de lhomme réunionnais), cest que, nayant pas les moyens dêtre, de réaliser sa différence - la distance entre la réalité économique et lautonomie politique étant maximale -, et la départementalisation nayant pas opéré cette solidarité fondatrice qui aurait subverti les cloisonnements et les oppositions hérités de la société de plantation, elle est condamnée à se chercher des preuves. Faute de pouvoir être projective et prospective, conscience commune dune transformation du réel, sa revendication est réactive et rétrospective. Que les titres didentité soient souvent controuvés ou surévalués nest daucune conséquence dès lors que le sentiment didentité est assis sur une réalité sociale. Le plaisant folklore de la panse de brebis farcie ne fonde pas lidentité écossaise, il la redouble. Lorigine troyenne de Rome dans la fable de lÉnéide (sil mest permis de rapprocher ces deux exemples) najoute rien à la gloire du siècle dAuguste, elle lui donne un titre surrérogatoire... La revendication identitaire réunionnaise, qui se coule largement dans lidiome de la décolonisation (subjectivement dirigée contre le colonisateur flétri de tous les vices et objectivement contre la tradition parée de toutes les vertus), est condamnée, faute de tradition sur laquelle sappuyer, à chercher sous les stigmates de loppression des vestiges à opposer à la culture dominante. A ressusciter lesclavage non pas pour en comprendre les conséquences actuelles, mais pour y trouver des titres. Articulée et vécue sur le mode du ressentiment, elle doit faire lhistoire en dépit de lhistoire. Cette culture officielle qui exploite les apports extérieurs les plus récents à la culture créole démontre, en fait, lefficacité redoutable de cette machine à broyer les cultures quétait aussi la plantation. Un festival musical organisé sur le site dune usine désaffectée fait ainsi apparaître, par exemple, que les travailleurs de la propriété, logés dans les calbanons, avaient bien loccasion dassister aux fêtes malbar, mais dansaient ce qui sappelait la valse et non pas le séga, mais surtout... le quadrille. Quant au maloya, rouleur et kayamb, ça nexistait pas à lusine. Une vieille femme se souvient, elle, davoir entendu du maloya, mais de loin, chez ses parents, à la Rivière Saint-Louis. Peut-être est-ce le sentiment de cette impuissance historique et sociale, aujourdhui comme hier, qui explique que lidentité réunionnaise reste, malgré le budget de la culture, largement dévalorisée.
Thème de recherche n° 16 :
(repris de Vingt ans après)
La réparation orthographique : le statut de la langue maternelle
Limportance que les politiques accordent à la culture exprime vraisemblablement cette difficulté à peser sur le réel. Pour soutenir le président du Conseil Général, un militant explique dans un quotidien : Cest grâce à notre combat pour lidentité que nous résoudrons nos problèmes. Quand nous aurons réglé cette question de lidentité, nous aurons gagné. Cest ainsi que la revendication de lidentité passe spectaculairement - et de manière quelque peu surnaturelle - par la phonétique. Par la réparation orthographique. Que la langue créole soit une langue régionale, cela nest, bien sûr, pas contestable. On peut se demander, en revanche, si la phonétique officielle du créole nexprime pas et naccentue pas le désarroi identitaire au lieu de favoriser lexpression dune nouvelle identité. Le gain visible et immédiat de cette orthographe normalisée est bien entendu de défranciser le créole et de donner au locuteur une identité originale. Ainsi lhindi et lourdou, ces deux langues cousines, avec leurs deux écritures ennemies, larabe et la devanagari, deviennent deux langues aussi étrangères lune à lautre que leau et le feu. Mais il est évident que cet avantage nest accessible quaux acculturés diglosses, maîtrisant la langue française et la phonétique. Rien nexprime mieux, peut-être, léclatement identitaire, si cette orthographe persuade les créoles quils sexpriment dans une langue qui ne doit rien à la culture qui a fait de la Réunion ce quelle est aujourdhui, alors quils continuent à vivre dans ses institutions et dans ses codes. Ce qui frappe dans cette défense et illustration de la langue créole, cest quelle est finalement assez peu illustrée par ses défenseurs, alors quelle continue dêtre lunique moyen dexpression de ceux que la modernisation rapide de lîle laisse les plus démunis. Faute davoir été le signe dun nouveau départ, comme aux Seychelles, ce gauchissement du créole risque bien daccentuer la perte de repères de ceux-là. Le créole fait davantage office ici, me semble-t-il, de protestation didentité que dexpression identitaire.
Sil est avéré, en effet, que la langue créole, telle quon la pratique aujourdhui, était déjà constituée, pour lessentiel, avant larrivée massive des Malgaches et des Africains, comme tendent à le montrer les témoignages les plus anciens (cet apport qui a fondamentalement marqué lidentité de la Réunion nayant fait quenrichir le lexique), la réparation orthographique, qui emprunte ses instruments à la linguistique moderne, avalise à sa manière ce télescopage du passé et du présent qui caractérise la Réunion daujourdhui en faisant entrer dans le XXe siècle une langue forgée au XVIIe par les immigrants de la pauvreté, aventuriers et autres prédateurs des Tropiques, puis accommodée et fixée dans lorganisation dun travail servile dont les principaux bénéficiaires émargeaient, pour lessentiel, au français de la colonisation. A partir de cette constatation banale (qui ne la pas toujours été) que le créole est dérivé dun français fondamental et que, contre toute attente, ses emprunts aux langues étrangères, au malgache et aux langues africaines, par exemple, sont relativement peu nombreux, il suffit dun minimum dinformation historique et dun peu de bon sens pour restituer les grands traits de sa genèse de manière vraisemblable, en répondant à la question : Qui étaient ces pionniers qui ont peuplé la Réunion et quel français (sachant que plusieurs nations européennes étaient représentées) parlaient-ils ? Qui ? Sans quil soit besoin de sacrifier au cliché qui veut quon ait peuplé les colonies en ouvrant les prisons, ni même faire référence à ce que lon peut savoir des engagés des Antilles qui y précédèrent les esclaves dans les plantations et dont un contemporain dit quils étaient ramassés sur les quais des ports (espèce dhommes qui se vendaient en Europe pour servir comme esclaves, pendant trois ans dans les colonies, écrit labbé Raynal), tout indique quils étaient dune extraction sociale extrêmement modeste, aventuriers forcés que la misère avait probablement chassé de leur village, parfois marins ou soldats, fixés par lenvironnement que les premiers voyageurs décrivent paradisiaque. Quel français ? Le français de Vaugelas aurait-il été diffusé, nos pères fondateurs ne lauraient vraisemblablement jamais entendu. Ces premiers aventuriers (dont les patronymes sont connus) doivent pratiquer un démotique qui agence vraisemblablement ce que les dialectes de la façade atlantique peuvent partager, la langue commune ayant toutes chances dêtre un adstrat fortement marqué par les usages nautiques. Au terme dune demi-année de navigation, ceux qui nétaient pas frottés à cet idiome en avaient acquis lessentiel. Dans son mémoire, Boucher les décrit, ce qui nest pas pour étonner, comme étant sans éducation et sans connoissance des mistères ; à peine savent-ils quil y a un Dieu, une Eglise et des Loix. Le Gouverneur lui-même, poursuit-il, Antoine Parat, sçait à peine écrire son nom. La distance entre le français (qui nexistait pas encore) et le créole quon se plaît à souligner aujourdhui, cette distance linguistique est déjà une distance sociale. Quoi de commun entre le destin dun administrateur de la Compagnie des Indes et celui dun miséreux venu tenter sa chance à Bourbon, peut-être originaire du même lieu et arrivé sur le même bateau ? Il est frappant de constater que, de même que, pendant la période où lengagisme a coexisté avec lesclavage aux Antilles, un compatriote avait moins de valeur quun esclave, la Compagnie édicte des règlements qui sappliquent pratiquement sans distinction à la fois aux Blancs et aux Noirs : ainsi Chaque homme travaillant, tant blanc que noir, devra(-t-il) cultiver 100 plants de café sauvage. La ségrégation nest pas phénotypique, elle est économique. Elle sanctionne la différence, culturelle et sociale, entre ceux qui sont retournés à un état de robinsonnade qui fait léconomie des institutions et ceux qui, lorsque la Compagnie des Indes va reprendre possession de lîle, développeront la colonisation sous une juridiction de type féodal. La langue créole est, à cet égard, un conservatoire du français et la revendication orthographique daujourdhui consiste, à maints égards - si lon excepte sa valeur de revendication identitaire parfaitement légitime -, à moderniser des reliques que lon ne trouve plus aujourdhui que dans ces musées que sont les thésaurus. Il est évident aussi, par ailleurs, que le créole, ça nest pas du français dialectal pur et simple, comme le montre le fait que, pourtant approximativement de même origine géographique et sociale, les parlers français en usage en Amérique du nord ne sont évidemment pas des créoles. La spécificité du créole doit bien entendu être recherchée dans ce qui fait la spécificité de ces zones linguistiques : dans limportation massive dallophones dans la structure productive et dans les contraintes de lorganisation servile. Lillustration identitaire de lhomme réunionnais paraît donc difficilement pouvoir être alimentée par cette superstructure - pardon Staline ! - quest la langue de la colonisation. (Cest plus vraisemblablement dans ce que Roger Bastide a nommé la mémoire du corps, dans la différenciation religieuse et, principalement, dans les attendus de la territorialité quest le point fixe qui permettrait de soulever la sphère incertaine de lidentité réunionnaise).
Thème de recherche n° 17 :
(repris de Vingt ans après)
Les prémisses de la départementalisation
Pratiquement dès lorigine, lorsque, en 1717 avec la Compagnie des Indes, la Réunion se lance dans la culture du café, inaugurant par là cette relation dexclusivité avec la métropole, fournisseur et client qui décide du sort de lîle en fonction de ses intérêts et du marché, ce qui étonne dans lhistoire de la Réunion, cest cette dépendance alors que la distance et linsularité paraissent imposer un destin et des intérêts propres. La Compagnie des Indes a vécu, la situation de monopole a perduré. Quil sagisse des épices, des cultures vivrières pour lIle de France, du sucre dont le cours est tributaire de circonstances aussi lointaines quimparables, de la vanille ou des plantes à parfum, la Réunion apparaît comme une serre tropicale à lexploitation extrocentrée. Bien entendu, on expliquera la situation daujourdhui par la colonisation et par la nature de la colonisation. Jacobine avant la lettre, assimilatrice. Cest même un lieu commun de lanthropologie. Voici ce quen écrivait, en 1772, labbé Raynal dans son Histoire philosophique et politique du commerce et des Établissements des Européens dans les deux Indes : Chaque nation européenne a une manière de traiter ses esclaves qui lui est propre. LEspagnol en fait le compagnon de son indolence, le Portugais les instruments de ses débauches, le Hollandais les victimes de son avarice. Aux yeux de lAnglais ce sont des êtres purement physiques, quil ne faut pas user ou détruire sans nécessité, mais jamais il ne se familiarise avec eux, jamais il ne leur sourit, jamais il ne leur parle. On dirait quil craint de leur laisser soupçonner que la nature ait pu mettre entre eux et lui quelque trait de ressemblance. Aussi en est-il haï. Le Français, moins fier, moins dédaigneux, accorde aux Africains une sorte de moralité, et ces malheureux, touchés de lhonneur de se voir traiter comme des créatures presque intelligentes, paraissent oublier quun maître impatient de faire fortune outre presque toujours la mesure de leurs travaux et les laisse manquer souvent de subsistance.
Si linévitable comparaison avec le développement de Maurice - lîle sur dit la météo - est devenue une question tabou, selon lexpression dun sénateur - et quelles que soient les différences patentes (la majorité indienne, le plurilinguisme, les réseaux originels, le nationalisme des grandes familles, linvestissement calculé de la rente européenne du sucre, une population business minded..., pour en citer quelques-unes) -, cest quil y a en effet du paradoxe à parler de développement à la Réunion quand on sait quil nexiste aucun exemple de décollage économique qui nait pris appui sur lindustrie de main-duvre et spécialement sur le textile (Japon compris) et que toutes les conditions paraissent avoir été réunies pour y étouffer linitiative. Deux citations suffisent pour présenter Maurice en contraste. Le facteur qui pourrait freiner la poursuite de notre industrialisation est plutôt le suremploi, avec un taux de chômage de 2,5 %. Pour que notre économie puisse être fluide et moins bloquée, il faudrait avoir un taux de chômage structurel de 6 % (5-Plus du 28 avril 1991). La priorité des priorités de notre diplomatie, a été, reste et restera la défense et la promotion de nos intérêts économiques et commerciaux (Paul Bérenger dans Week-end du 31 janvier 1993). Le premier projet de zone franche (qui, à Maurice, avec ses 550 entreprises, emploie 90 000 personnes dont 60 000 femmes et où le taux de chômage, qui était de 25 % dans les années soixante-dix, est tombé à 1,8 % 1994) sest heurté à la défense de privilèges politiques fondés sur le prélèvement de taxes. En juillet 1989, la municipalité du Port sest opposée au projet de port franc, réclamant aux collectivités locales une compensation pour lexonération des taxes prélevées lors des opérations dimportation et dexportation de marchandises. Linstallation du groupe français Bolloré à Maurice, de préférence au port de la Pointe des Galets (qui venait pourtant de séquiper de gigantesques portiques à conteneurs installés aux frais de lEurope), avec un investissement à la clé de 300 millions francs et 100 000 mètres carrés dentrepôts et de chambres froides, exprime on ne peut plus clairement la compétitivité économique de la Réunion. Ce nest pas seulement en raison du coût, trois fois inférieur, de la main-duvre mauricienne, que Bolloré sinstalle à Port-Louis, mais parce que le métier dun transporteur est de transporter et que les bateaux qui quittent la pointe des Galets repartent le plus souvent à vide. Ce qui peut aisément sobserver du Barachois, quand un bateau quittant le Port et se dirigeant vers Maurice croise à proximité, à la ligne de flottaison. Cest lactivité économique qui fait un port et non des portiques. A la fin des années soixante, il était question de créer une base thonière à la Pointe des Galets. Mais cest aux Seychelles, aujourdhui concurrencées par Madagascar, lAfrique de lEst et bientôt par Maurice, que transitent et sont traités chaque année 190 000 tonnes de thon. Les marins des thoniers taïwanais ont bien donné matière à quelques expressions proverbiales aux habitants du Port, mais ils ne fréquentent plus les quais depuis longtemps et les chambres froides sont vides. Les plus récents projets douverture de zones franches révèlent, de surcroît, tantôt lhostilité des entrepreneurs (certains parlant de concurrence déloyale), tantôt lindifférence dacteurs économiques accoutumés à satisfaire le marché intérieur de cette économie téléportée et quun élu a qualifiés de patrons mendiants(dexonérations et de primes). Pour quil y ait création de zone franche, il faut quexiste une demande sociale et une réelle volonté de créer de lemploi. Une économie adventice fondée sur la perception de taxes prélevées sur des mouvements économiques eux-mêmes financés par des transferts publics nest évidemment pas en mesure daffronter la concurrence. De fait, malgré les discours officiels, il est plus facile, selon un jeune entrepreneur qui sest essayé aux deux, dobtenir un crédit bancaire pour acheter une Mercedes que pour créer une entreprise. Lintégration à la zone indo-océanienne où certains politiques disent voir la solution à lemploi des jeunes passe nécessairement par ladoption dun SMIC régional et flexible. Nos îles surs et cousines ont-elles besoin, demande un responsable de la CFDT, dune main-duvre qui nest pas beaucoup plus spécialisée ni mieux formée que la leur, avec des prétentions de salaire quaucune delles ne pourra payer ? (le Quotidien du 6 novembre1994). La comparaison avec ces partenaires potentiels fait dailleurs apparaître que, malgré son suréquipement technologique et malgré les investissements considérables qui ont bénéficié à son université, entre autres, la Réunion, qui croit souvent pouvoir faire état dune valeur ajoutée supérieure pour justifier ses salaires, est objectivement en retard sur plusieurs de ses voisins pour la formation et lutilisation en entreprise des technologies de pointe. Quand on linvite aux commissions régionales - ou quand on ne linvite pas -, ce nest pas pour sa matière grise ou sa ressource humaine, cest pour son appartenance à lespace européen.
Pour conclure cette recension des apparences, il semble que lon pourrait caractériser le tableau ici brossé, conscient davoir simplifié le trait, comme le paradoxe ou le trompe-lil dune majorité politique et dune minorité sociale. La majorité politique est une propriété de la départementalisation ; la minorité sociale est entretenue par une armée de spécialistes, éducateurs, travailleurs sociaux, médecins, techniciens de laide et techniciens du crédit qui font briller ce modèle métropolitain si proche et si lointain. Il sagit moins pour eux, me semble-t-il, de répondre à des besoins que den créer, de faire évoluer la société en fonction de son histoire propre que de la faire entrer - en bout de chaîne -, dans le moule de la société métropolitaine et dans les circuits de distribution. Les acteurs du premier cercle, politiques et notables, paraissent gérer le réel, mais leur rôle se réduit souvent à créer une illusion de perspective, à faire comme si la modernité réunionnaise, exogène et téléportée, résultait du demi-siècle dhistoire écoulé. Techniciens du froid et élus du cru administrent la preuve que léconomie sociale qui les justifie, planifiée sans considération de la sociologie et de lhistoire, nourrit une économie factice au lieu de cultiver linitiative, entretient la déréliction sociale et déréalise la recherche identitaire au lieu de réunir les conditions dun réel développement et dune réelle autonomie. Loin davoir opéré comme un plan Marshall qui aurait reconverti léconomie sinistrée de la plantation, la départementalisation, superposant les travers du jacobinisme à ceux de la coopération africaine, en a détourné les actifs vers léconomie stérile de limport-distribution, elle a créé une classe surnuméraire de fonctionnaires surrémunérés qui entraîne, de fait, léconomie de lîle dans une fuite en avant parfaitement indifférente au réel et entretenu, parallèlement, une sorte de résignation économique (cest-à-dire, aussi, un potentiel dexplosion sociale au frottement de ces deux mondes soumis au même modèle de consommation). Michel Debré a certes sauvé la Réunion dun Fidel Castro local, mais cest bien le Parti Communiste Réunionnais qui a précipité la réalisation de la départementalisation en militant pour lautonomie. Dans cette partie où chacun joue le rôle de lautre, où, plus exactement, dans un contexte où lURSS vient de lancer, par la voix de Khrouchtchev, son défi économique aux pays occidentaux et remporte, avec la décolonisation et les luttes de libération, une succession de victoires politiques qui paraît donner du crédit à ce défi, la droite française entend priver les autonomistes des D.O.M. de leurs motifs de revendication en donnant enfin un sens à légalité votée depuis 1946. Que cette guerre froide par Réunion interposée ait pu entraîner lapplication de modèles aveugles à la réalité réunionnaise doit dautant moins étonner que les autonomistes se sont progressivement coulés dans le moule républicain et que, tirant la société libérale à lenvers où les conquêtes sociales sont dabord des conquêtes économiques, ils ont pris légalité au mot en se faisant les plus ardents défenseurs à la fois de lidentité créole et de légalité républicaine. Nourri par la dialectique du ressentiment et de la mauvaise conscience à laquelle il a été fait allusion, ce jeu politique multiple, où les enjeux idéologiques masquent les problèmes réels permet de comprendre, nous semble-t-il, une certaine réalité de la Réunion daujourdhui.
IV- LEUROPE ET LA RÉUNION
Lappartenance de la Réunion à lespace européen peut-elle constituer un dépassement dialectique de cette opposition historique, culturelle et économique et favoriser lémergence de linitiative réunionnaise ?
Cette partie de la recherche mettra en uvre des enquêtes tant quantitatives que qualitatives avec les outils classiques de la sociométrie.
Une première enquête, conduite selon la méthode des quotas, aura pour objet didentifier les représentations que les Réunionnais se font de lEurope et de la Communnauté européenne.
Une seconde enquête sur la culture, qualitative, aura pour objet de mettre en évidence la nature des attachement communautaires, religieux, culturels, matrimoniaux... et didentifier ce par quoi les Réunionnais spécifient leur culture et leur identité propre.
Les grands projets européens à la Réunion, dont le plus spectaculaire est celui du basculement des eaux (ce qui implique le percement, dest en ouest, de cette montagne volcanique quest la Réunion), se situent bien entendu dans la continuité des projets déquipement que la métropole a réalisés ou mis en chantier depuis les années soixante. Laide à la formation, de même. Or ce développement ambigu, pour reprendre un titre de lanthropologue Jean Benoist, spécialiste de la sociologie réunionnaise, où prospèrent désarroi culturel et malaise identitaire, dénonce lapplication de solutions inadaptées à la situation locale.
Comment trouver léquilibre entre la réparation et laide à linitiative ? Réparer, cela ne signifie pas seulement donner - et de manière non désintéressée - les moyens de consommer. Cela signifie retendre le ressort brisé par la servitude, réinventer lesprit de la liberté et de linitiative. Comment mieux dire léchec de léconomie sociale que par ce constat involontaire de la ministre Marylise Lebranchu, secrétaire dÉtat au commerce et à lartisanat au terme dune visite officielle, en novembre 1999 à la Réunion, qui na rien trouvé à rapporter ?... Il ny a en effet pas de petits métiers à la Réunion et les produits de lartisanat quon rapporte chez soi quand on visite lîle viennent en effet, pour lessentiel, de... Madagascar.
Bien que cette recherche se consacrera au bilan des actions de lEurope à la Réunion, il ne sagira pas de trouver des voies économiques (qui sont dailleurs connues), mais didentifier sur quelle représentation identitaire pourra se défaire le pli de lassistance. On posera donc que, dans le cadre européen peut se dire une identité jusquà ce jour plus moins déniée et quau travers de cette revendication se découvrira non plus seulement une existence fondée sur une protestation didentité, mais lhorizon et le programme dune responsabilité partagée. De même que la création des identités nationales européennes a procédé dune action volontaire où la fabrique culturelle a largement fonctionné (Thiesse, 1999) (répondant à un élargissement bien réel de la sphère des échanges et des communications), de même, laffirmation des identités locales peut se révéler un relais de la participation des régions européennes périphériques à un élargissement économique et politique inéluctable.
Lanthropologie cognitive vient ici au secours de lanthropologie juridique quand elle démontre, neuropsychologie expérimentale à lappui, que lappartenance et la communication sont gérés par des outils cérébraux distincts et quappartenir ne soppose pas à communiquer. La langue, la culture, la religion, ces propriétés de lhabiter, définissent certes des isolats. Mais tout homme possède aussi un bagage analytique qui fait, par exemple, le théorème de Pythagore accessible à tous, quelle que soit la culture. Quand la langue maternelle, véhicule privilégié de laffect enracine dans un lieu historiquement et culturellement assigné, la langue analytique, abstraite, est un outil universel de communication. Cest bien entendu la langue de la technique et de la transmission de la technique. A lopposé, précisément, de cette logique territoriale qui définit lappartenance au groupe. Gérer lidentité, gérer la langue maternelle, cest donc assumer, dans un monde saisi par luniversel, cette ontogenèse émotionnelle qui assigne chacun à un local déterminé. La possibilité de communiquer ne modifie pas la revendication identitaire. Où, à linverse du caractère aujourdhui planétaire de la communication technique, cest le singulier et cest linfime qui paraissent faire sens : Petit pays, je laime beaucoup chante Césaria Evora de son île natale, dans une célèbre et nostalgique morna, blues cap-verdien.
En ces temps dits de post-modernité, de reflux des utopies globales, où la revendication du local trouve une oreille constitutionnelle attentive même auprès de lÉtat jacobin (la France devrait ratifier la charte européennes des langues régionales), la notion de pays (250 pays viennent ainsi dêtre recensés par la DATAR - Délégation à laménagement du territoire et à laction régionale) redonne peut-être une dignité juridique officielle à la revendication identitaire tout en constituant une réponse à la mondialisation et à la normalisation des échanges. Il y a un regard nouveau du public, dit un responsable de région cité dans le Monde du 16 octobre, qui craint une uniformisation de la société. Les langues régionales sont des territoires de liberté pour se ressourcer. Sil ny a plus dantagonisme entre la pluralité des cultures régionales et lunité nationale, et sil nen nexiste pas dans lespace multipolaire de lEurope, cest probablement parce quon réalise que même si cette histoire est une histoire conflictuelle, il y a un donné anthropologique dans le fait - quand bien même sommes-nous capables de nous transporter dans linstant aux antipodes grâce à la communication moderne - de naître à lidentité dans le cocon dun réseau de familiarité qui nous fait tributaires dun territoire, dune langue, dun groupe humain donné. Où lon voit que lappartenance à lespace européen peut jouer comme un accélérateur de ce processus. Un président en visite chez les Inuits a pu dire récemment : Les peuples veulent échanger leurs biens, mais ils veulent garder leur âme. On peut former le souhait que ce constat soit aussi le programme du devenir de la Réunion. Cette recherche voudrait y contribuer.
[ Laboratoires, équipes partenaires :
À Madagascar :
- Faculté des Lettres et des Sciences humaines dAntananarivo
- Université de Fianarantsoa
À Maurice :
- Université de Maurice
Aux Comores :
- CNDRS de Moroni
En métropole :
- Université de Perpignan
- E.H.S.S. (Centre dÉtudes Africaines) ]
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