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le 8 mars 1994
B. C.
à
M. [N4]
Vice-Président
du Conseil Scientifique
de lUniversité de la Réunion
Cher Collègue,
Dans un acte dont je ne sais sil a bien mesuré la gravité, le Doyen [N3] vient de saisir une correspondance scientifique que jadressais à un collègue mauricien, correspondance dune urgence signalée puisquelle concerne un projet de recherche partagée qui doit être parvenu à Montréal le 15 mars.
Dès que jai eu connaissance de ce fait, je suis allé massurer auprès du Président de lUniversité que, professeur à lUniversité de la Réunion, je pouvais en utiliser le papier à lettre, que la destination naturelle des services de la Faculté des Lettres - qui prélève dailleurs à cet effet une dîme sur les budgets de recherche, notamment sur ceux que notre laboratoire apporte à luniversité - était dacheminer de telles correspondances et, quenfin, le fait que la Coopération laisse en déshérence lenseignement de la langue française quassurait notre Faculté à Maurice ne constituait nullement un empêchement à la recherche partagée - bien au contraire.
La saisie dune correspondance sur laquelle on na pas autorité est un acte administratif grave. Les politiques, qui ont les mots faciles, parleraient de forfaiture, soit du crime commis par un fonctionnaire dans lexercice de ses fonctions. Je préfère parler dune ridicule prétention et ny attacher aucune importance. Ce qui mimporte, en revanche, cest le destin du projet visé et la réalité que cette pantalonnade révèle.
Sil savérait que, dans lurgence en cause, léchec du projet soit imputable à ce dysfonctionnement administratif, je résilierais immédiatement, ainsi que je lai annoncé au Président N1, tous les programmes de recherche dont jai la responsabilité et restituerais aux Ministères concernés les sommes allouées à ce titre, dont la dernière attribution en date, ci-jointe, émise le 7 février 1994 par le Ministre des Départements et Territoires dOutre-Mer. Je remets donc entre tes mains le sort de ce dossier puisquaussi bien, il devrait normalement passer devant le Conseil Scientifique, ce qui serait toutefois une première, ma appris le Président. Le destinataire, à Maurice, des télécopies retenues par le Doyen faisant partie du Comité de sélection à Montréal - son nom ne figure donc pas dans le projet - se chargerait, pour Maurice, dexpédier les signatures et lengagement requis au dossier.
Jen viens maintenant au problème de fond qui est - et je men excuse, comme dit lautre - un problème de conscience. Il se trouve que je suis aujourdhui professeur à luniversité de la Réunion alors que je devrais être maître de conférences dans une université [métropolitaine]. Je naurais vraisemblablement pas été coopté dans le corps des professeurs, en effet, nétant pas déjà maître de conférences, si le poste sur lequel je présentais ma candidature navait été un poste périphérique - bien quoccupé précédemment par un nom prestigieux dans la discipline, mais aussi dépourvu desprit de carrière, et convoité par un professeur de première classe et deux maîtres de conférences en poste en métropole. Je considère que cet avantage, loin de me conférer un droit, me fait un devoir supplémentaire. Jai par ailleurs trop souvent été en butte à la brigue, au favoritisme et à la suffisance des parvenus pour ne pas être sensible aux injustices. [..]. Je livre à ta méditation [de militant] cette phrase sans illusion de Tito sur la réalité des idéologies : Si jétais né aux Etats-Unis, jaurais été milliardaire... Ce nest pas le son creux des grands mots, ces certificats de bonne conscience, qui font la différence, cest dabord lexamen objectif de nos privilèges et des ambitions que nous pouvons réaliser ici, à la Réunion, et pas ailleurs. Quand linjustice se légitime, de surcroît, par lincompétence - syndrome de larmée coloniale des Indes - cela donne, comme dans cette affaire qui serait dérisoire si elle ne concernait que le fonctionnement interne de notre Faculté (mais cest notre image, à Montréal et avec les partenaires de ce programme, qui est en jeu) un caractère grotesque à des positions deux fois usurpées, sur le classement national, une première fois, par leur situation néo-coloniale, une deuxième fois. - Mais il faut fréquenter les cases en tôle et les cités pour lapercevoir.
Tu comprendras donc que je ne sois pas candidat au passage à la première classe au titre du contingent accordé à luniversité de la Réunion. Rejoignant un avis de mon collègue [X] , consigné dans le procès-verbal du Conseil Scientifique du 23 septembre 1992 le Ministère avait dailleurs été saisi dirrégularités à ce propos jestime que cette auto-promotion est contraire à la dignité du chercheur, que cest devant les professionnels de la discipline que se juge la pertinence scientifique et jaurais scrupule, si daventure je venais à bénéficier de cette promotion, à rentrer en métropole avec ce titre usurpé. Je te demande de faire état, avec discrétion, car il nest évidemment pas dans mes intentions de blesser qui que ce soit je ne fais ici que défendre les intérêts du département auquel jappartiens, comme chaque fois où jai eu à prendre position de ce désistement auprès de mes collègues.
Avec mes sentiments dévoués.
B. C.
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