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Madagascar
Bernard CHAMPION

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions



1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)
7- Le grand Pan est-il mort ? :
hindouisme réunionnais, panthéisme, polythéisme et christianisme
8 - "La 'foi du souvenir' :
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?

Fiche de lecture (B. C.)


Sucre blanc, misère noire :
Le goût et le pouvoir


Sidney MINTZ

Trad. fr. Nathan, 1991, Paris.


Introduction

Durant mon séjour à Barrio Jauca, je me sentais comme dans une île, flottant sur une mer de canne à sucre... Tout évoquait une époque ancienne. Seul manquait le claquement du fouet.(...)
Ces gens n’étaient pas des fermiers pour qui la production de biens agricoles était une entreprise commerciale ; ce n’étaient pas non plus des paysans, travaillant une terre qui leur appartenait ou qu’ils pouvaient considérer comme étant la leur, et donc faisant partie d’un mode de vie caractéristique. C’étaient des ouvriers agricoles qui ne possédaient ni terre ni moyens de production et qui devaient vendre leur travail pour survivre. C’étaient des salariés qui vivaient comme des ouvriers d’usine, qui travaillaient dans des usines installées à la campagne et qui achetaient dans les magasins la plus grande partie de ce dont ils avaient besoin. La plupart de ces produits venaient d’ailleurs : tissus et vêtements, chaussures, blocs de papier à lettre, riz, huile d’olive, matériaux de construction, médicaments. A quelques exceptions près, ils consommaient ce que quelqu’un d’autre avait produit. (17)
Quatre siècles durant, Porto-Rico a produit de la canne à sucre (...) destinée à des consommateurs lointains, se trouvant à Séville, à Boston ou ailleurs. (13)
Une culture domestiquée la première fois en Nouvelle-Guinée, développée aux Indes et introduite dans le Nouveau Monde par Christophe Colomb.
Pour être bien mâchée, la canne doit être pelée et la pulpe coupée en morceaux. Il s’en dégage alors un jus poisseux, doux et légèrement grisâtre. (14)
La production mondiale de sucre présente la plus remarquable courbe ascendante de tous les produits alimentaires sur le marché mondial, et ce, aujourd’hui encore. (15)

Les substances tropicales dont j’observai la production à Porto-Rico étaient des produits alimentaires d’un genre particulier. La plupart étaient des stimulants, quelques-unes des excitants ; le tabac tend à apaiser la faim, alors que le sucre fournit des calories sous une forme exceptionnellement assimilable, mais pas grand-chose d’autre.
Le sucre - quintessence d’un processus historique aussi vieux que la propension à l’Europe à rechercher des nouveaux mondes. (19)

I - La nourriture, la société, le sucre.

La famille des substances naturelles appelées hydrates de carbone, composées de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, comprend les sucres parmi lesquels le saccharose. On le trouve dans toutes les herbes, dans certaines racines et dans la sève de certains arbres. Le saccharose est produit par photosynthèse du gaz carbonique et de l’eau. L’espèce humaine ne fabrique pas de saccharose, mais elle en consomme. L’ingestion d’hydrates de carbone combinée à l’oxygène permet au glucose (le sucre du sang) de se transformer en énergie avec rejet du gaz carbonique : “ la consommation du sucre est ainsi l’inverse de sa formation ” (Hugill, 1978 : 11). (41)
La plupart des grandes civilisations sédentaires se sont bâties sur la culture d’un hydrate de carbone complexe, maïs, pomme de terre, riz, mil ou blé. Dans ces sociétés, les féculents, en général horticoles ou agricoles, constituent la base de l’alimentation grâce à la conversion par l’organisme des hydrates de carbone complexes, céréales ou tubercules, en sucres corporels. Des aliments - huile, viande, poisson, volaille, fruits -, essentiels à la nutrition, sont aussi consommés mais en tant que complément - nécessaire - au féculent de base. Cette association est une caractéristique fondamentale du régime alimentaire des humains - certes pas de tous, mais d’un nombre suffisamment grand pour permettre des généralisations significatives. (30)
Les gens subsistent grâce à un hydrate de carbone complexe quelconque, généralement une céréale ou un rhizome, autour duquel s’organise la vie. Son cycle de croissance s’inscrit dans le calendrier annuel et ses besoins, de façon étrange, deviennent les leurs. Son nom, son rôle, sa texture, ses différentes saveurs, la façon de le cultiver, son histoire mythique, tout cela se projette dans la vie d’un peuple qui considère ce qu’il mange comme la nourriture même.
Pourtant, des gens qui “comme les Bemba, vivent dans des cultures centrées autour d’un féculent pensent qu’ils n’ont vraiment mangé que lorsqu’ils ont fait un repas d’ubwali (...) mais ils ne s’estimeront parfaitement satisfaits que si l’ubwali est accompagné d’umunani. Pourquoi ? La raison n’est pas claire mais dans maintes populations, un plat annexe au goût contrasté fait pendant à l’hydrate de carbone complexe en vertu d’un “ principe de saveur ”. C’est le nuoc nam de l’Asie du S.E., le piment rouge du Mexique, d’Afrique de l’O. , le sofrito des Hispano-américains, etc.
Même dans les régimes alimentaires qui présentent un choix plus vaste d’aliments, le rapport entre “ plat central ” et “ garniture ” est perceptible. L’anecdote irlandaise sur les pommes de terre qu’avant de manger chacun pointe vers une pièce de lard pendue au-dessus de la table, parle d’elle-même. Chez les gros mangeurs de pain on ajoute de la matière grasse et du sel pour lui donner du goût. En Europe de l’Est, on associe le pain noir à du gras de poulet; de l’ail et du sel. Les pâtes sont mangées avec de la sauce, car la plus modeste des sauces peut transformer un repas terne en festin...
Ces adjuvants ne sont pas ordinairement consommés en grande quantité et les gens qui en mangent régulièrement trouveraient d’ailleurs cela écoeurant. Le plus souvent liquides ou semi-liquides, on peut les dissoudre ou les faire fondre. (32) Ils se différencient du féculent qui doit seulement être lavé et cuit avant d’être mangé.
La garniture n’est pas nécessairement à base de poisson, viande volaille ou insecte. Souvent, c’est une herbe telle que le cresson, la ciboulette, la menthe ou une algue (amère, aigre, âcre, difficile à mâcher, visqueuse) ; des lichens, des champignons, (moisis-amers, cassants, “ froids ”), des épices desséchées (aigrelettes, amères, “ fortes ”, aromatiques), ou certains fruits, frais ou en conserve (aigres, doux, juteux, fibreux, durs). Parce qu’ils peuvent piquer, brûler, aviver la soif, stimuler la salivation, amener les larmes aux yeux ou irriter les muqueuses, être amers, aigres, salés ou doux, leur goût (comme probablement leur arome) est généralement très différent de celui du féculent. Sans aucun doute, ils incitent à une plus grande consommation de l’aliment central.
Au cours des deux ou trois derniers siècles, des sociétés entières - contrairement à ce qui était jadis de minuscules segments parmi les classes privilégiées - ont inversé cette formule. Aux Etats-Unis, par exemple, les hydrates de carbone complexe voient leur importance diminuer en tant qu’aliment de base pour faire place aux viandes, volailles, poisson, aux matières grasses de toutes sortes et au sucre (hydrates de carbone simples). Ces adaptations récentes dans les sociétés industrielles, qui nécessitent une dépense calorique énorme pour chaque calorie fournie, offrent un contraste saisissant avec les sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs. (33)
Le modèle alimentaire d’un seul féculent occupant une place centrale est encore typique dans près des trois quarts de la population mondiale.(34)

Il existe un penchant humain pour les saveurs douces qui apparaît très tôt dans le développement et dans une certaine mesure indépendamment de l’expérience. Le goût sucré semble jouir d’une faveur universelle. Les premières expériences d’acculturation des peuples non occidentaux ont des aliments riches en saccharose pour objet.
La racine indo-européenne swàd représente à la fois le substrat de sweet (doux) et de persuade (persuader). (173)
Le sucre et les aliments sucrés sont diffusés de concert avec des stimulants et particulièrement dans des boissons.
Selon certains chercheurs, la réaction positive des mammifères au goût sucré tient au fait que pendant des millions d’années une telle saveur signalait la comestibilité d’un aliment à l’organisme. Elle résulterait de la prédilection des populations ancestrales pour le fruit le plus mûr, autant dire le plus sucré. Ces influences sont révélées de façon saisissante par le stimulant artificiel (35) exceptionnel qu’est le sucre raffiné, bien qu’on aie toutes les preuves que sa consommation soit inadaptée (Symons, 1979 : 73).
Presque tous les mammifères aiment les saveurs douces.
Le fait que le lait, y compris le lait humain, soit sucré, n’est certainement pas sans incidence ici. (36)
Il n’est pas de peuple à qui manque l’outil lexical pour décrire cette catégorie du goût que nous qualifions de “ doux ”. Aucune société ne considère cette saveur désagréable - elle jouit d’une position privilégiée par rapport aux attitudes changeantes à l’égard de l’acide, du salé et de l’amer. (37)

II - La production.

La canne à sucre (Saccharum officinarum L.) a été domestiquée en Nouvelle-Guinée. Trois diffusions eurent lieu à partir de cette région, la plus ancienne autour de l’an 8000 avant J.C.. Il se peut que deux mille ans plus tard, la canne à sucre soit arrivée aux Philippines et aux Indes et peut-être en Indonésie (donnée aussi pour un autre site de domestication).
Les références à la fabrication du sucre n’apparaissent qu’à l’ère chrétienne, mais antérieurement dans la littérature indienne. Le Mahabhashya de Patanjali, par exemple - commentaire sur l’étude du sanskrit par Panini -, première grammaire jamais écrite (datant probablement de l’an 400 ou 350 av. J.C.), le mentionne à plusieurs reprises dans certaines combinaisons alimentaires (pudding de riz au lait et au sucre, farine d’avoine et sucre, boissons fermentées parfumés au gingembre et au sucre).(41)
Un peu plus tard, en 327 av. J.C., Néarque, un des généraux d’Alexandre, naviguant de l’embouchure de l’Indus à celle de l’Euphrate, affirme qu’un “ roseau des Indes produit du miel sans l’aide d’abeilles et qu’on en extrait une boisson enivrante bien que la plante ne porte aucun fruit. ” (Deer, 1949 : I, p. 63) (42)
Dioscoride : “ Il existe une sorte de miel durci, appelé saccharon, que l’on trouve dans les roseaux aux Indes et en Arabie heureuse, dont la consistance est semblable à celle du sel et qui, comme lui, craque sous la dent. Dissous dans l’eau et ainsi bu, il est bon pour le ventre et l’estomac et soulage la vésicule et les reins douloureux. ” Forbes (1966 : 103) ajoute: “Le sucre était donc produit aux Indes, du moins en petite quantité, et commençait à être connu du monde romain au temps de Pline.” Il rappelle cependant que saccharon et manna désignaient diverses substances douces y compris les sécrétions des plantes, les excrétions de pucerons (aphidiens), les mannites du Fraxinus ornus (ou frêne).
Le mot “ sucre ” semble être dérivé du sanskrit sarkara, signifiant “gravier” ou “ grès”.
Saccharon aurait pu aussi désigner le tabashir, sucre de bambou, gomme douceâtre qui s’accumule dans la tige de certains bambous. (42)
Ce que nous appelons “ sucre ” est le produit fini issu d’un procédé ancien, complexe et très élaboré.
Plante herbacée de la famille des graminées dont il existe six variétés, le Sacch. officinarum , ou sucre des apothicaires, restant la source génétique primordiale. La canne est reproduite de manière asexuée à partir de boutures de tiges ayant au moins un bourgeon. Si la chaleur et l’humidité sont adéquates, elle peut en six semaines croître d’un centimètre et demi par jour. Elle mûrit au bout de neuf à dix-huit mois. La canne qui pousse des regains de la récolte précédente mûrit généralement en douze mois. La canne bouturée nécessite plus de temps pour parvenir à maturité.
La canne est coupée puis broyée, pressée, pilée ou trempée dans un liquide. En chauffant le liquide qui contient le saccharose, on obtient, par évaporation, du saccharose concentré. Lorsque le liquide est sursaturé, des cristaux commencent à se former. Durant cette phase finale, la masse cuite de qualité inférieure libère des filaments de mélasse noire qui ne peut être cristallisée davantage par des méthodes conventionnelles. A partir du processus de fabrication du sucre, on obtient deux produits finis dont la dissemblance est frappante. L’un est liquide et généralement de couleur dorée, l’autre est granulé et généralement blanc. (44)
Ce n’est que vers 500 ap. J.C. qu’est clairement attestée la fabrication du sucre. Le Budhagosa, ou Discours sur la conscience morale, décrit par analogie comment le jus est bouilli, produisant la mélasse et le sucre roulé en boule.
Entre le IVe et le VIIIe siècle, les principaux centres de fabrication du sucre auraient été situés à l’ouest du delta de l’Indus (région côtière du Belouchistan) et au Nord du golfe persique dans le delta du Tigre et de l’Euphrate. Ce n’est qu’à partir du VIIIe siècle que le sucre sera connu et consommé en Europe.
L’expansion arabe vers l’occident marque un point décisif dans l’expérience européenne du sucre. De la défaite d’Héraclius en 636 à l’invasion de l’Espagne en 711, en moins d’un siècle, les Arabes établissaient le califat de Bagdad, faisaient la conquête de l’Afrique du Nord et occupaient une partie de l’Europe.
En Sicile, à Chypre, dans l’île de Malte, très brièvement à Rhodes, dans la plus grande partie du Maghreb (surtout au Maroc) et en Espagne (en particulier sur la côte méridionale), les Arabes introduisirent la culture de la canne, l’art de la fabrication du sucre et développèrent le goût pour cette saveur nouvelle.
Cette production ne cessa que vers la fin du XVIe siècle, supplantée par celle des colonies du Nouveau Monde. De la Méditerranée, l’industrie sucrière passa au îles atlantiques de l’Espagne et du Portugal, dont Madère, les Canaries et Sao Tomé. Mais la croissance des industries américaines mit fin à cette phase relativement brève.
La conquête maure de l’Espagne fut l’aboutissement d’une brillante et rapide expansion vers l’ouest sur le plan tant technique et militaire qu’économique, politique et religieux. 732 marque le centenaire de la mort de Mahomet. Après 759, les Maures se retireront de Toulouse et du sud de la France et se retrancheront derrière les Pyrénées. Ce n’est que sept cents ans plus tard que l’Espagne, conquise en sept ans, redeviendra complètement chrétienne.
L’implantation de la canne à une latitude aussi septentrionale que le centre de l’Espagne était un exploit technique de taille. Les conquérants arabes de la Méditerranée avaient un esprit de synthèse et étaient des novateurs qui, à travers trois continents, échangeaient et propageaient les richesses des terres conquises, inventant, créant de nouvelles adaptations. Des cultures aussi importantes que le riz, le sorgho, le blé dur, le coton, les aubergines, les agrumes, le plantain, les mangues et la canne à sucre furent diffusés grâce à l’Islam. Les conquérants (47) apportaient avec eux des cohortes d’administrateurs (le plus souvent non arabes), un système fiscal, des techniques agricoles et d’irrigation visant à développer la production.
Dans les premiers temps de l’Islam en Méditerranée, les récoltes furent multipliées grâce à l’introduction de cultures comme la canne à sucre, modifiant le cycle agricole et la distribution du travail. En implantant la canne jusqu’aux franges méridionales et septentrionales de la Méditerranée - de Marrakech et même Agadir et Taraudant au Maroc, à Valence en Espagne et Palerme en Sicile - les Arabes testèrent le potentiel de ces terres nouvellement conquises. D’une part, le risque des gelées au nord impliqua des cycles de croissance plus courts - la canne plantée en février ou en mars devait être récoltée en janvier de l’année suivante - tout en exigeant autant de travail pour un rendement plus faible. D’autre part, les précipitations insuffisantes sur la frange méridionale imposèrent le recours à une irrigation intensive. Dans le cas de l’Egypte, dit-on, la canne devait être arrosée vingt-huit fois entre la plantation et la coupe.
La production du sucre nécessitant une coupe et un broyage rapide exigea une main-d’oeuvre considérable. La production de sucre était un défi, non seulement sur le plan technique et politique, mais aussi en ce qui concerne l’utilisation et le contrôle de la force de travail. Partout les Arabes manifestèrent un vif intérêt pour l’irrigation et la conservation de l’eau. Aux formes d’irrigation qui existaient déjà dans (48) la Méditerranée pré-islamique, ils ajoutèrent la roue hydraulique (ou roue à auges) de Perse, l’hélice, le qanat persan (système de tunnels souterrains) et bien d’autres techniques.
L’esclavage joua un rôle dans l’industrie sucrière au Maroc et probablement ailleurs ; une révolte d’esclave comprenant des milliers de travailleurs agricoles du Moyen-Orient eut lieu dans le delta du tigre et de l’Euphrate au milieu du IXe siècle et peut-être s’agissait-il de travailleurs de la canne. (49)
Les croisades permirent à un grand nombre d’Européens de se familiariser avec de nouveaux produits, entre autres le sucre.
Albert van Aachen qui recueillit les mémoires des survivants de la première croisade (1096-1099 rapporte:
“ Dans les champs des plaines de Tripoli on trouve en abondance un roseau de miel qu’ils appellent Zuchra. Les gens sucent ces roseaux, se délectant de leur jus bénéfique, et malgré sa saveur écoeurante, semblent ne pouvoir s’en rassasier. ”
Selon J.H. Galloway, les guerres et la peste auraient décimé les populations de Crète et de Chypre, donc affaibli l’industrie sucrière. Les prix des produits tels que le sucre exigeant une forte main-d’oeuvre augmentèrent après la peste noire. Le développement d’une main-d’oeuvre asservie pour compenser la mortalité serait à l’origine de cet étrange et persistant rapport entre sucre et esclavage : “ Le lien entre la culture de la canne et l’esclavage, qui durera jusqu’au XIXe siècle, a été solidement établi en Crète, à Chypre et au Maroc. ”
La poursuite par les chrétiens de la production arabe en Méditerranée annonce pourtant un tournant fondamental de l’histoire de la canne quand Portugais et Espagnols créent une industrie sucrière dans les îles atlantiques qu’ils contrôlent.
La production est caractérisée par l’utilisation d’une main-d’oeuvre servile et l’emploi simultané d’hommes libres.

C’est Christophe Colomb qui, le premier, introduisit la canne à sucre au Nouveau Monde lors de son second voyage en 1493. Il l’apporta des îles Canaries à Saint-Domingue. A partir de 1516 environ, le sucre commença à être expédié en Europe. L’industrie sucrière employait des esclaves africains, les premiers à avoir été importés peu de temps après l’implantation de la canne.
Dès 1526, le Brésil faisait le commerce du sucre à destination de Lisbonne. Le XVIe siècle fut considéré comme le siècle du sucre pour le Brésil.
Les toutes premières expériences à Saint-Domingue furent vouées à l’échec. Problèmes techniques et problèmes de main-d’œuvre. L’extermination rapide des Indiens Taïno de Saint-Domingue justifia les premières importations d’esclaves africains, probablement antérieurement à 1503. On fit venir des experts des Canaries et ce fut le début d’une véritable industrie sucrière aux Antilles. (55) Dans les années 1530, L’île comptait 34 moulins et des plantations possédant 150 à 200 esclaves n’étaient pas rares.
Alors que les Espagnols (et, à un moindre degré, les Portugais) concentraient leurs efforts colonisateurs du Nouveau Monde sur l’extraction des métaux précieux, leurs rivaux d’Europe du Nord, accordaient une plus grande importance au marché et aux plantes commercialisables, et les produits des plantations tenaient une place de choix - le coton, l’indigo, le cacao, le café (57). La première culture à s’assurer un marché propre a été le tabac qui, en très peu de temps, de produit de luxe destiné à la haute société, est devenu une nécessité pour la classe ouvrière et ce, malgré la désapprobation royale. (58)
En 1607 : Jamestown, première colonie britannique au Nouveau Monde. La canne à sucre y fut introduite en 1619, ainsi que les premiers esclaves dans une colonie anglaise.
Pour le sucre britannique, le moment décisif fut la colonisation de la Barbade en 1627. En 1655, le sucre de la Barbade commence à prendre de l’importance sur le marché métropolitain. (60)
Le XVIIe siècle fut un siècle d’activité fébrile pour les marins, marchands, aventuriers et représentants du royaume. L’Angleterre fonda au Nouveau Monde un plus grand nombre de colonies que les Hollandais ou les Français et leur peuplement, colons et esclaves africains, dépassa de loin celui des établissements de chacun de ses deux principaux rivaux d’Europe du Nord. L’Angleterre conquiert la Jamaïque, trente fois plus grande que la Barbade, sur l’Espagne. Le sucre anglais déloge le sucre portugais des marchés d’Europe du Nord.
Le sucre, devenu une coutume nationale de même que le thé en est arrivé à représenter le “ caractère anglais ”.
Le mercantilisme et la conquête du marché intérieur en Angleterre - Dalby Thomas, gouverneur de la Jamaïque et planteur avait saisi l’importance de ce qui allait devenir en Europe le plus grand marché pour un produit de luxe, et ce parce que l’ensemble du processus - l’établissement des colonies, la capture d’esclaves, l’accumulation des capitaux, la protection des voies de navigation et jusqu’à la consommation elle-même - s’était instauré sous les auspices de l’Etat et qu’une telle entreprise était en tout point politique et économique. Les colonies sucrières sont à la fois source de profit mercantile et acheteuses de produits manufacturés de métropole.
J. Pollexfen (1697 : 86) “ Notre commerce avec nos Plantations ou Colonies des Indes Occidentales nous débarrasse d’une grande quantité de nos Produits et Marchandises Manufacturés, Comestibles et Articles Artisanaux, et nous fournit en Marchandises requérant une Manufacture plus poussée et autres (produits) en abondance que nous pouvons Exporter aux Nations Étrangères, le Sucre et le Tabac en particulier. Et bien que l’usage et la nécessité de ces Marchandises puissent susciter quelques objections, l’habitude de les consommer étant si fermement établie parmi nous, il serait impossible de nous empêcher de les obtenir auprès d’autres Pays, et ce commerce employant un grand nombre de navires et de marins doit être encouragé... ”(63)
En 1848, Stuart Mill écrira : “ Le commerce avec les Indes occidentales ne peut être considéré comme du commerce extérieur, mais ressemble plus au mouvement de marchandises entre ville et campagne. ” (64)
Deux “ triangles de commerce ” se développèrent à partir du XVIIe siècle et devinrent florissants au XVIIIe. Le premier et le plus fameux reliait la Grande-Bretagne à l’Afrique et au Nouveau Monde : des produits manufacturés étaient vendus en Afrique, aux esclaves africains en Amérique, et des produits tropicaux américains en Angleterre et à ses voisins qui en importaient. Le second fonctionnait d’une manière qui contredisait l’idéal mercantiliste. De la Nouvelle-Angleterre, le rhum était expédié en Afrique, d’où venaient les esclaves importés aux Indes occidentales, d’où la mélasse était expédiée en Nouvelle-Angleterre (pour la production de rhum). L’expansion de ce triangle provoqua une lutte d’influence politique entre les colonies de la Nouvelle-Angleterre et la Grande-Bretagne.
La caractéristique dominante de ces triangles est que les cargaisons humaines y représentaient une force vitale nécessaire. La seule “ fausse marchandise ” était constituée d’êtres humains. On les obtenait en échange de produits expédiés en Afrique et, grâce à leur force de travail, des richesses étaient créées aux Amériques. Ces richesses qu’ils créaient étaient en grande partie destinées à la Grande-Bretagne ; les produits qu’ils fabriquaient étaient consommés en Grande-Bretagne ; et les produits fabriqués par les Britanniques - étoffes, outils, instruments de torture - étaient “ consommés ” par les esclaves qui eux-mêmes étaient “ consommés ” pour créer des richesses.
Au XVIIe siècle, la société anglaise évoluait très lentement vers un système de travail libre, vers la création d’une main-d’œuvre qui, n’ayant pas accès à des facteurs de production tels que la terre, devait vendre son travail aux propriétaires détenteurs des moyens de production. Et pourtant, durant ce siècle et pour répondre à ses besoins, l’Angleterre mit au point dans ses colonies un système de travail en grande partie coercitif. Ces deux (65) systèmes d’extorsion du travail radicalement différents se développèrent dans des environnements écologiques également différents et sous des formes extrêmement différentes. Ils servaient cependant les mêmes objectifs économiques et résultaient de l’évolution d’un même système économique et politique. (66)
Au milieu du XIXe siècle, le mercantilisme reçut le coup de grâce du libre-échangisme. A cette époque, le sucre et d’autres produits de consommation similaires étaient devenus trop importants pour permettre à un protectionnisme archaïque de compromettre l’approvisionnement à terme de la métropole. Le sucre perdit sa place en tant que denrée de luxe rare et devint le premier produit exotique de grande consommation des prolétaires. (68)

La culture de la canne est la synthèse du champ et de l’usine. Sous cet aspect, elle ne ressemblait à rien d’autre sur le continent européen. C’était, au XVIIe siècle, ce qui ressemblait le plus à une industrie.
La canne doit être coupée dès qu’elle est mûre et broyée sitôt coupée.
Le colon Thomas Tryon, de la Barbade, écrit en 1700 :
“ En peu de mots, c’est vivre dans un Bruit et une Hâte perpétuels, et aussi le plus sûr moyen de rendre une personne Irascible et Tyrannique ; étant donné que le climat est si chaud et le labeur si constant, que les serviteurs se tiennent debout nuit et jour dans de grands Bâtiments à Chaudières ou se trouvent Six à Sept énormes Chaudrons ou Fourneaux en perpétuelle ébullition ; et qu’avec de lourdes louches et écumoires ils écument les déchets de la canne jusqu’à ce qu’elle atteigne son état le plus parfait et le plus propre, alors qu’entre-temps parmi eux les Cuiseurs sont, pour ainsi dire, Grillés à vif en attisant les Feux ; que pendant ce temps un autre groupe alimente le moulin en Cannes, nuit et jour, durant toute la Saison de fabrication du Sucre qui dure environ six mois de l’année... ” (69)
L’environnement subtropical imposait un rythme saisonnier fort différent de celui des climats tempérés. La canne ne mûrissait parfois qu’au bout de dix-huit mois, les cycles de plantation et de récolte étaient complètement nouveaux pour les Anglais. A la Barbade, les planteurs divisèrent leurs terres en lopins de quatre hectares environ qui étaient plantés et récoltés successivement, assurant ainsi au moulin un flux régulier de canne. (70)
Coupe et broyage, ébullition et cristallisation, terre et moulin devaient être coordonnés et le travail synchronisé. Il en résulta une planification rigoureuse au sommet assortie d’une discipline de fer à la base qui n’aurait pu être possible sans le contrôle de l’ensemble des terres et des moulins. (71)
Par deux autres aspects au moins, la plantation était de type industriel : la séparation de la production d’avec la consommation et de l’ouvrier d’avec ses outils. (Remarque qui infirmerait l’idée commune selon laquelle les Européens avaient développé leurs colonies bien après leurs territoires métropolitains.) (73)
Selon certains historiens, le capitalisme ne devint une force économique dominante qu’à la fin du XVIIIe siècle. Son essor entraîna la destruction des systèmes qui l’avaient précédé – notamment le régime féodal de l’Europe occidentale - et l’instauration du commerce international. Cet essor est allé de pair avec la création des colonies, d’entreprises expérimentales dans diverses régions du monde et le développement de nouveaux modes de production au Nouveau Monde fondés sur l’esclavage – ce qui constitue peut-être la plus importante contribution externe de l’Europe à sa propre croissance économique. Les plantations antillaises jouèrent un rôle vital dans ce processus (75) réunissant toutes ces caractéristiques et fournissant à la fois de nombreuses marchandises aux consommateurs européens et d’importants marchés pour la production européenne. En tant que telles, elles constituèrent une source substantielle de profits pour l’Europe avant même que le capitalisme n’y fît son apparition.
“Mille livres dépensées par un planteur à la Jamaïque fournissaient en fin de compte de meilleurs résultats et de plus grands avantages pour l’Angleterre que le double dépensé par la même famille à Londres.” (Gillespie, 1920 : 74)
“Le mercantilisme britannique du XVIIIe siècle ne relevait pas d’une politique nationale cohérente visant à l’accroissement optimum des richesses de la Grande-Bretagne (...) C’était un moyen de pourvoir aux revenus de l’Etat et un système qui permettait l’enrichissement de groupes d’intérêts particuliers. ”
Adam Smith, ce prophète du libre-échangisme, l’avait bien compris : “Fonder un grand empire dans le seul but de faire un peuple de consommateurs peut, de prime abord, apparaître comme un projet digne d’une nation de boutiquiers. Ce projet au demeurant irréalisable par une nation de boutiquiers l’est en revanche par une nation dont le gouvernement est influencé par des boutiquiers. ”

Le sucre fut une des armes favorites des boutiquiers. Il faut donc comprendre pourquoi le marché du sucre s’est développé à un rythme si rapide entre 1650, date de la prise de possession des premières îles à sucre et le milieu du XIXe siècle. (77)
Du milieu du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle, les fonctions économiques des deux grandes masses de travailleurs, les prolétaires et les esclaves, se chevauchèrent et furent même interdépendantes. Esclaves des Antilles et ouvriers libres d’Europe étaient liés par le système de production et par là même de consommation auquel les deux groupes appartenaient.
Le système de plantation s’est développé en partie grâce à une puissante marine marchande et militaire en Europe occidentale qui assura l’acheminement de grandes quantités de marchandises (rhum, armes, tissus, bijoux, fer) vers l’Afrique en échange d’esclaves - investissement qui encourageait la capture d’esclaves. La métropole déversait d’énormes richesses dans les colonies pour y établir des garnisons et assurer la sujétion et le contrôle des esclaves. Les prémisses du système mercantile exigeaient que les colonies n’échangent des produits qu’avec la métropole et que seuls les navires du royaume se chargent de leur transport. La création et la consolidation d’une économie de plantation coloniale, basée sur le travail forcé s’étendirent sur quatre siècles. Mais ce système évolua peu comparativement aux changements fondamentaux qui affectèrent dans le même temps les centres européens qui l’avaient engendré. (78)
Analysant ce curieux mélange d’esclavage et d’expansion du marché mondial des produits de plantation - un système alliant les péchés du féodalisme à ceux du capitalisme sans y joindre aucune de leurs vertus - on retiendra que ces curieuses entreprises agro-industrielles accélérèrent le passage au capitalisme en métropole et contribuèrent à l’ajustement du système alimentaire de la classe ouvrière à ses nouvelles conditions d’existence. (80)
De même que le tabac, produit de luxe à la fin du XVIe siècle, en une centaine d’années, il devint “ pour tous une consolation dans l’existence .”(83) Sous cet angle, l’expansion du sucre “ présente une ressemblance frappante avec la révolution technologique qui, amorcée un siècle plus tard, introduisit de nouvelles habitudes de consommation parmi les populations anglaise et étrangères grâce aux produits industriels bon marché.” Peut-être pour la première fois dans l’histoire, la relation entre vouloir travailler et vouloir consommer fut manifeste. L’introduction en quantité toujours plus grande de biens de consommation destinés à de populations qui n’en avaient jamais joui auparavant fit prendre conscience aux classes privilégiées que les ouvriers redoubleraient d’effort si leur travail était garant d’une consommation accrue. (84)
La main-d’œuvre servile des plantations du Nouveau Monde, produisant des cargaisons de stimulants, de drogues et d’édulcorants, était-elle intimement liée à l’avenir des populations urbaines croissantes de l’Europe?
“L’esclavage direct, écrivait Marx, est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n’avez pas de coton, sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. ”
La récession économique européenne du XVIIe siècle dernière phase de transition du féodalisme au capitalisme, ruina le système d’échanges en Méditerranée et en Baltique. Il en résulta une réorganisation fondamentale des circuits d’échanges mondiaux. Ce changement reposait sur trois conditions nouvelles : la croissance en Europe d’un marché de consommateurs en expansion, la conquête de colonies pour le développement européen et la création d’entreprises coloniales destinées à produire des biens de consommation (et à absorber un grand nombre de produits de métropole). (86)
“ La consommation de sucre de l’Angleterre et du Pays de Galles a augmenté de vingt fois entre 1663 et 1775.”(87)
L’émancipation devait se traduire par un net déclin de la production. Mais à chaque nouvelle vague d’affranchissements (Angleterre 1834-38 ; France, Danemark 1848 ; Pays-Bas 1863 ; Porto-Rico 1873-1876 ; Cuba 1884), les affranchis devaient faire face à la concurrence des ouvriers contractuels importés, donc travailler plus dur pour un gain moindre, l’accès aux terres incultes ou autres activités étant limité. En réalité, les planteurs cherchaient à substituer la faim à l’esclavage. Ils eurent recours aux réserves de main-d’œuvre au sein même de l’empire.
Durant le XIXe siècle, près de cent millions de personnes émigrèrent de par le monde. La moitié venait d’Europe, l’autre moitié du monde “ non blanc ”, y compris des Indes. Les Européens s’établirent principalement dans des pays où d’autres Européens les avaient précédés, les gens de couleur ailleurs. Le sucre - ou plutôt l’immense marché qu’il a suscité - fut un facteur démographique majeur dans l’histoire mondiale. A cause du sucre, des millions d’Africains asservis sont arrivés au Nouveau Monde. En particulier, dans le sud des Etats-Unis, les Antilles, les Guyanes et le Brésil. Cette vague migratoire s’est poursuivie au XIXe siècle avec les Indiens d’Orient, musulmans et hindous, les Javanais, Chinois, Portugais et bien d’autres peuples. (91)
Le lien entre travail pénible mal rétribué et main-d’oeuvre de couleur s’est maintenu malgré la fin de l’esclavage. Le sucre continua à déferler sur la métropole en échange de produits alimentaires, vêtements,machines et outils, etc.. Les pays sous-développés restent dans cette dépendance économique, continuant d’importer produits manufacturés et même produits alimentaires.
Les émigrés de race blanche consommèrent de plus en plus de sucre, produit par les émigrés contre un faible salaire, et produisirent à leur tour, et pour un salaire plus élevé, des produits finis destinés aux émigrés de couleur ! (92)
En 1800, la consommation britannique a vraisemblablement augmenté de 2 500 % en 150 ans. 240.000 tonnes environ atteignaient les consommateurs qui étaient presque tous européens. En 1890, six millions de tonnes étaient produites. La consommation de sucre quintupla en Grande-Bretagne au XIXe siècle.
Leverett, (1982 : 26-27) “ Les caries dentaires étaient peu répandues dans les sociétés primitives, apparemment parce que la nourriture ne contenait pas d’hydrates de carbone qui fermentent facilement. Bien que les caries aient des causes multiples, elles sont dues principalement à l’attaque de l’émail par un acide. Cet acide est produit par des micro-organismes, en particulier Sreptococcus mutans, se nourrissant d’hydrates de carbones fermentescibles, dont le saccharose... L’Angleterre connut pendant l’occupation romaine un accroissement soudain des caries dentaires. Après le départ des Romains au début du Ve siècle avant J.C., la fréquence diminua ; elle augmenta à nouveau durant la seconde moitié du XIXe siècle lorsque le saccharose devint accessible à tous les échelons de la société. ”(93)

III - La consommation.

C’est seulement au XIIe siècle qu’on fait mention du sucre pour la première fois en Angleterre. Le régime alimentaire se distinguait alors par sa fadeur et sa frugalité. A cette époque, les Européens produisaient ce qu’il mangeaient. Généralement, les aliments de base étaient consommés sur les lieux mêmes de la production. (95) Le pain fait à la maison presque partout dans le pays était l’aliment vital. Lorsque la récolte de blé était insuffisante, les habitants du sud de l’Angleterre se tournaient vers le seigle, l’avoine ou l’orge. Au nord, ces céréales constituaient déjà les denrées de base. Pendant les temps de misère, au XVIe siècle, les pauvres sont passés “ du blé au seigle, aux haricots, aux pois, à l’avoine, à la vesce et aux lentilles. (96)
Le saccharose peut être défini dans un premier temps comme ayant cinq fonctions principales : médicament, épice-condiment, élément décoratif, édulcorant, agent de conservation.
Aujourd’hui, on ne considère plus le sucre comme une épice ; on a plutôt tendance à distinguer sucre et épices.
Dans les livres de cuisine anciens. - Une “ association contre nature de viandes et de douceurs ”. Tradition qui ne persiste aujourd’hui chez les Anglais que sous forme d’accompagnements tels que la gelée de groseilles et la purée de pommes. Il y a très peu de recettes où le sucre ne figure pas. (106)
Le sucre en décoration. (les subtleties) (110 et s.)
Les propriétés médicinales du sucre. - Des principaux produits tropicaux (thé, café, chocolat, tabac, rhum, sucre) dont la consommation en Europe a considérablement augmenté entre le XVIIe et le XXe siècle, le sucre est le seul a avoir échappé aux interdits religieux.
Les sucres, et notamment le saccharose raffiné, déclenchent des effets physiologiques singuliers. Mais ces effets sont moins visibles que ceux que provoquent l’alcool ou les boissons riches en caféine comme le thé, le café ou le chocolat, ou encore le tabac qui, dès la première prise, peut occasionner de rapides changements dans la respiration, les battements du cœur, la couleur de la peau etc. Bien que les nourrissons réagissent très vivement, comme en témoignent les modifications qui s’opèrent dans leur comportement surtout si c’est la première fois qu’ils en ingèrent, ces changements sont bien moins spectaculaires dans le cas des adultes. (122)
Quantité de traités médicaux font l’éloge du sucre, médicament courant dès le début du XVIe siècle. (126)
Vers la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe, la consommation étant devenue courante, l’usage médicamenteux diminue.
Édulcorant.- Le sucre en tant qu’édulcorant passa au premier plan en même temps que trois autres denrées exotiques d’importation. Le thé, le café et le chocolat. Ces boissons sont toutes trois amères. Il existe une grande tolérance à l’amertume, qui requiert en général une éducation dont l’assise est culturelle. Néanmoins, dans certaines circonstances, elle se fait tout naturellement. Les aliments sucrés, en revanche, semblent gagner beaucoup plus rapidement les faveurs des nouveaux consommateurs. Les produits amers ont une (132) certaine spécificité dans leur amertume : on peut, par exemple, aimer le cresson et ne pas aimer les aubergines. En revanche, un penchant pour le saccharose est semble-t-il général et s’applique à tout ce qui est doux. Associé à des aliments amers, le sucre tend à les uniformiser. Ce qui est intéressant dans le cas du thé, du café et du chocolat, c’est qu’aucun n’était exclusivement consommé avec un édulcorant dans son environnement culturel d’origine. Le thé est bu sans sucre en Chine ; le café se boit avec du sucre, mais pas partout, pas même en Afrique du nord ou au Moyen Orient où son usage était ancien ; le chocolat, en Amérique tropicale, était couramment (mais non systématiquement) utilisé sans édulcorant comme sauce pour assaisonner les aliments.
Si on peut dater l’apparition du café, du thé et du chocolat en Grande-Bretagne, on manque d’information sur l’habitude d’ajouter du sucre à ces boissons. (132)
Le thé finit par supplanter presque totalement la bière domestique, éclipsant même les vins sucrés. Seuls les riches pouvaient s’offrir ces breuvages que les pauvres à leur tour se mirent à convoiter puis à préférer aux autres boissons non alcooliques.
Catherine de Braganze, épouse portugaise de Charles II, qui régna de 1649 à 1685, “ fut la première reine d’Angleterre à boire du thé. On lui doit d’avoir lancé la mode de cette boisson à la cour et de l’avoir substituée à la bière, aux vins et liqueurs que les dames anglaises et les gentilshommes avaient l’habitude de boire pour s’échauffer ou se stupéfier la cervelle, matin, midi et soir. ” (Strickland, 1878, cité dans Ukers, 1935 : I, 43). Jusqu’en 1657, le thé fut réservé exclusivement aux festivités et divertissements royaux et on l’offrait par conséquent en cadeau aux princes et aux grands. Une réclame paraît en 1658 dans un journal, le Mercurius Politicus Redivivus. Un an plus tard, un rédacteur du même journal rapporte : “A l’époque, il y avait aussi une boisson turque, vendue pratiquement à tous les coins de rue, qu’on appelait Café, une autre appelée Thé, ainsi qu’une boisson appelée Chocolat qui est fort robuste. “ L’ouverture du premier café londonien, probablement à l’initiative d’un commerçant turc, date de 1652. Cette institution se répandit avec une rapidité étonnante tant en Angleterre que sur le continent. (133)
En 1660, la Compagnie des Indes orientales vit le jour, bientôt suivie par quinze compagnies concurrentes - hollandaise, française, danoise, autrichienne, suédoise, espagnole et prussienne. Aucune cependant n’était de taille à rivaliser avec cette compagnie britannique instituée par charte royale et qui commença par importer du poivre, mais devait faire fortune grâce au thé.
En 1700, l’Angleterre recevait par voie légale environ 10 tonnes de thé. En 1800, les importations légales représentaient à elles seules plus de 10.000 tonnes. (En 1766, le gouvernement britannique estima cependant que les quantités de thé introduites en contrebande en Angleterre étaient égales aux quantités importées légalement. (135)
Dès 1840, la production était lancée en Inde. “ En l’espace de trois générations, l’entreprise britannique s’était taillée dans la jungle des Indes une industrie qui couvrait plus de 800.000 hectares, représentant un investissement en capitaux de 36.000.000 de £. 300.000 hectares étaient dévolus au thé et produisaient chaque année 216.000 tonnes, employant un million deux cent cinquante mille personnes, donnant en même temps naissance à une des sources de fortunes privées et de revenus imposables les plus lucratives de tout l’Empire britannique.” (Ukers, 1935 )
Le succès du thé, comme celui, moins éclatant, du café ou du chocolat, fut aussi le succès du sucre. Le thé remporta tout de suite un succès phénoménal. Avant le milieu du XVIIIe siècle, même l’Ecosse s’était mise au thé : (le théologien écossais Duncan Forbes écrit en 1744)
“ Mais lorsque l’ouverture d’un commerce avec les Indes orientales (...) fit baisser le Prix du Thé (...) à un niveau si bas que le plus misérable des ouvriers pouvait en faire l’achat ; - lorsque les Relations, que les négociant entretenaient dans leur pays avec maint Écossais au service de la Compagnie suédoise à Gottenburg rendirent Courant l’Usage de cette Drogue parmi les couches les plus basses du peuple ; - lorsque le Sucre, Compagnon inséparable du Thé, devint accessible à la plus pauvre des maîtresses de maison alors que jusque-là il avait été une denrée extrêmement Rare, et se trouva donc à portée de main, susceptible d’être mélangé à de l’Eau, de l’Eau-de-vie ou du Rhum ; - et lorsque le Thé et le Punch se firent ainsi le Régime et la Débauche de tous les buveurs de Bière et d’Ale, on en ressentit très subitement et très sévèrement les conséquences.”
“ En ces circonstances difficiles, écrit le pasteur Davies en 1795, étant donné la chèreté du malt et la rareté du lait, le thé était par la force des choses a seule boisson dans laquelle ils pouvaient encore tremper leur pain. C’était leur dernière ressource. Le thé (accompagné de pain) peut nourrir toute une famille pour un shilling environ par semaine. Si quelqu’un pouvait m’indiquer une denrée encore plus économique et meilleure, j’ose affirmer au nom des pauvres en général qu’ils seraient fort reconnaissants de cette découverte. ”(137)
“ Après tout, il semble bien étrange que dans toute l’Europe les gens du peuple soient obligés de consommer quotidiennement deux denrées importées des deux extrémités opposées de la terre. Mais si l’augmentation des impôts, à la suite de guerres coûteuses, et les changements que le temps opère imperceptiblement dans la situation des pays ont empêché les plus pauvres de ce royaume de faire usage des produits naturels du sol et les ont contraints à recourir aux produits cultivés à l’étranger, ce n’est certainement pas leur faute. ” (Ibid.)
Ceci nous apprend que l’Angleterre est déjà dans une large mesure une nation de salariés et que l’approvisionnement du sucre et du thé relevait déjà tout autant du politique que de l’économique.
Jonas Hanway, réformateur social du XVIIIe, était violemment hostile à la consommation du thé dans les classes les plus pauvres.
“ C’est la malédiction de cette Nation que l’ouvrier et l’artisan veuillent singer le seigneur (...) Il faut qu’une nation soit arrivée à un bien grand stade de folie pour que le commun du peuple ne se satisfasse des bons produits du terroir et doive se rendre dans les régions les plus lointaines pour contenter un palais dénaturé ! Il est une ruelle (...) où souvent l’on peut voir des mendiants (...) en train de boire leur thé. On peut observer également des ouvriers affectés aux travaux de voirie en train de boire leur thé ; on le boit même dans les charrettes à charbon ; et, ce qui n’est pas moins absurde, il est vendu à la tasse aux faneurs (...) On manque de pain, mais on veut boire du thé (...) La misère ne peut empêcher l’invasion du thé. ”
Les historiens de la nutrition ne partagent pas ce point de vue :
“ Les auteurs de l’époque, écrit John Burnett, sont unanimes à jeter le blâme sur le travailleur dont le régime alimentaire est jugé extravagant et n’ont de cesse de démontrer qu’en gérant mieux son budget il pourrait manger plus de viande et avoir des repas plus variés. Aucun ne semblait (...) se rendre compte que le pain blanc et le thé, loin d’être des articles de luxe, constituaient en fait le minimum irréductible, dernier stade avant la famine (...) Deux onces de thé par semaine, à 8 ou 9 pence, ont donné à plus d’un souper froid l’apparence d’un repas chaud. ”
Certains spécialistes notent que la substitution du thé à la bière entraîna incontestablement une perte nutritive ; le thé était nocif parce que c’était un stimulant et qu’il contenait du tanin, mais aussi parce qu’il supplantait d’autres aliments plus nourrissants. : “ Les pauvres gens se sont laissés abuser par l’impression de chaleur et de réconfort que procure une tasse de thé chaud alors qu’en réalité un verre de bière froide leur aurait apporté beaucoup plus d’éléments nutritifs. ”
La première moitié du XVIIIe se traduisit probablement par une augmentation du pouvoir d’achat d’achat des ouvriers, mais aussi par une baisse sensible de la qualité de leur alimentation. Tout gain supplémentaire passait dans des innovations comme les boissons stimulantes et le sucre que l’on consommait de plus en plus, ainsi que des articles à l’imitation des classes sociales supérieures. Si certains étaient indubitablement mal nourris, d’autres trouvaient simplement leur nourriture monotone et étaient las des doses d’hydrates de carbone sous forme de féculents qu’ils consommaient quotidiennement. Dans ces conditions, on comprend aisément qu’un liquide chaud, stimulant, abondamment sucré et riche en calories apparaisse comme la boisson miracle, en particulier pour ceux qui souffraient de malnutrition. (141)
Les ouvriers et les artisans du comté de Lancaster à la fin du XIXe ses nourrissaient essentiellement de pain, de farine d’avoine, de lard, de beurre en très petite quantité, de mélasse, de thé et de café. Les confitures bon marché firent leur apparition entre 1880 et 1890 et remportèrent dès le départ un très vif succès. Elles contenaient en fait bien peu de fruits. leur saveur sucrée conquit bientôt les milieux défavorisés : les tartines de confitures constituèrent bientôt l’essentiel de l’alimentation des enfants pauvres, deux repas sur trois. ”
Certaines données concernant l’Ecosse sont particulièrement éclairantes en ce qu’elles rendent compte de la consommation du pain conjointement à celle de la confiture. L’avoine , denrée qui demeura relativement bon marché tout au long du XIXe siècle, fournissait des éléments essentiels qu’il était impossible d’obtenir à meilleur prix. La situation était bien différente dans les cités industrielles d’Ecosse. Le régime alimentaire y était déficient et notamment en protéines animales. “ Abus de pain, de beurre et de thé au détriment du pain et du porridge qui caractérisent les régimes ruraux. ”
En fait, à Dundee, par exemple où l’industrie du jute offrit des emplois féminins, nombre de ménagères se mirent à travailler. Lorsque la mère est au travail, elle n’a pas le temps de préparer du porridge ou de la soupe pendant son heure de table. Le besoin de gagner du temps l’emporte sur celui d’économiser. Le trait le plus marquant était la consommation accrue de pain. La marmite à soupe constituait une caractéristique quasiment invariable seulement dans les foyers où la mère restait à la maison. (149)
En mettant l’accent sur le gain de temps et en offrant aux femmes et aux enfants des emplois aussi épuisants que mal payés, le système industriel fut pour le sucre et ses dérivés une occasion sans pareille de s’attirer les faveurs de la classe ouvrière. Le pain qui n’était plus fait à la maison marqua le passage d’un système de cuisine traditionnel, coûteux en combustible et en temps, à ce que nous appellerions aujourd’hui une “alimentation pratique”. Ces confitures qui se conservaient indéfiniment sans avoir recours à la réfrigération, qui étaient bon marché et qui, tartinées sur le pain plaisaient davantage aux enfants que le beurre pourtant plus cher, l’emportèrent sur le porridge et finirent pas le remplacer de même que le thé avait supplanté le lait et la bière domestique. Cette commodité dispensait l’épouse salariée de la préparation d’un repas, voire deux sur les trois quotidiens, tout en assurant une ration calorique substantielle à toute sa famille. Souvent le thé tenait lieu de repas chaud pour les enfants une fois leur journée terminée et pour les adultes sur leur lieu de travail. Ces changements participaient de la modernisation de la société anglaise. Les bouleversements sociologiques qui présidèrent à cette mutation marquèrent également le reste du monde. (151)
Les pauvres s’accoutumèrent au sucre en buvant du thé, et la coutume de boire du thé se répandit de la classe gouvernante au peuple et des villages aux campagnes à un rythme rapide. Mais le thé et autres boissons stimulantes se généralisèrent en dehors du cadre d’un repas. On consomma le thé et le sucre en marge de l’alimentation domestique à laquelle on ne les intégra que plus tard ; dans un premier temps, on les associa plutôt au travail qu’à la vie à la maison.
L’habitude du dessert - consistant généralement en un “ pudding ” s’instaura définitivement à la fin du XIXe siècle lorsque l’emploi du sucre s’intensifia.
Le rôle du sucre dans l’augmentation de la ration calorique explique qu’il ait à la fois servi de complément aux hydrates de carbone complexes et les ait en partie supplantés. Les pâtisseries, hasty puddings, tartines de confiture, pudding à la mélasse, biscuits, tartes, petit pains au lait et bonbons, de plus en plus courant dans le régime alimentaire des Anglais à partir de 1750 et omniprésents après 1850, représentent autant de possibilités d’associer sucre et hydrates de carbone complexe sous forme de farine. Il était d’usage d’ajouter (153) du sucre aux boissons chaudes et de les servir avec des aliments sucrés cuits au four. La coutume qui consiste à boire du thé, du café ou du chocolat (surtout du thé) au cours des repas, pendant la pause sur le lieu de travail, au lever et au coucher ne tarda pas à se répandre. (154)
Il est possible que ce curieux penchant des Anglais pour le sucre soit lié à une donnée culturelle relative à la consommation d’alcool. L’ale, préparée à partir de céréales maltées, fut pendant près d’un millénaire la boisson alcoolique préférée des Anglais et n’eut à faire face à la concurrence de la bière que vers le milieu du XVe siècle. Or l’ale a un goût sucré tant que la fermentation du sucre contenu dans le malt n’est pas achevée. Lorsque, vers 1245 , on y ajouta du houblon, l’ale - devenue désormais de la bière à proprement parler - fut plus facile à conserver mais aussi plus amère. Il ne semble pas que cette amertume ait découragé les consommateurs habitués pourtant au goût sucré de l’ale, qu’on continua de boire.
Avec l’hydromel, une autre catégorie de boisson, le vin associait sucre et alcool. Les Anglais sucrent énormément leur boisson, écrit Hentzner en 1598. En 1617, Fynes Moryson notait : “ Comme le sucre flatte le palais des Anglais, il est courant dans les tavernes que les tenanciers sucrent le vin au moment de le servir pour le rendre plus agréable .” “Coutume que je n’ai observée nulle part ailleurs et en nul autre royaume. ”
A la fin du XVIIe siècle et pendant le XVIIIe siècle, la consommation d’alcool augmenta, mais celle du thé et autres boissons “ sobres ” s’accéléra davantage. On prônait la sobriété pour des raisons morales : protection de la famille, vertu de l’épargne, de l’honnêteté, de la piété. Mais c’était également un enjeu pour l’économie nationale : un capitalisme efficace, basé sur l’industrie, ne pouvait s’appuyer sur une force ouvrière encline à l’ivrognerie et à l’absentéisme.
Le thé triompha des autres stimulants contenant de la caféine parce qu’on pouvait l’utiliser de façon beaucoup plus économique, que son prix ne cessa de baisser au XVIIIe et XIXe siècle et qu’on le produisait dans les colonies britanniques. Il se révéla une formidable source de revenus pour le gouvernement. Dans les années 1840, le bohea, thé de Chine le meilleur marché, était taxé à 350 %. Les plus grandes maisons de commerce, tels Lipton et Twining, furent fondées sur la vente au détail du thé. Vanté parce qu’il ne causait pas d’ébriété, il avait en outre des vertus caloriques. L’alcoolisme ne disparut pas pour autant. Au XVIIIe et XIXe siècle, la consommation de boissons alcoolique demeura élevée. Certaines familles dépensaient parfois le tiers, voire la moitié de leur revenu en alcool. Le mouvement en faveur de la tempérance était issu de l’idéologie et des valeurs morales des classes moyennes et de la haute société. (159)
Vers la mode du thé. (161) - La ségrégation des sexes allant s’atténuant, on servit le thé aux dames dans les salons et il supplanta bientôt porto, madère ou sherry. Si bien qu’aujourd’hui, pas un Anglais ne consentirait à être privé de son thé, qu’il soit au travail ou non, chez lui ou à l’étranger. Plus qu’un repas à proprement parler, le thé est un prétexte à manger quelque chose, principalement des sucreries. C’est une pause, un défi aux heures qui s’égrènent, une diversion dans la journée...(P. Morton Shand)
La généralisation de la consommation de sucre coïncida avec des changements vitaux dans les habitudes alimentaires et la diététique, dont l’un fut le développement de l’industrie de l’alimentation et des conserves où le sucre intervenait. Les aliments préparés industriellement vont de pair avec la fréquence croissante des repas pris hors de la maison et du contexte familial. Cantines industrielles et pauses dans l’activité journalière des ouvriers sont complémentaires. Source d’énergie rapide, le sucre incarnait les temps nouveaux.
Après 1850, les pauvres furent les plus gros consommateurs de sucre alors qu’avant 1750 il était l’apanage des riches.
Le sucre des plantations représentait un triple bénéfice pour l’économie nationale : grâce au réinvestissement des capitaux déposés dans les banques nationales ; au marché qu’elles représentaient pour les produits métropolitains tels que machines, textiles, articles manufacturés ; à l’approvisionnement de la classe ouvrière en substances alimentaires bon marché, tabac, thé, de surcroît. (168)

IV - Le pouvoir.

Il aura fallu au moins deux siècles pour qu’une nation pour qu’une nation qui jusque-là se suffisait des produits de son propre terroir pour assurer sa subsistance devienne un prodigieux importateur de denrées importées. Ces denrées supplantèrent des aliments familiers et, considérées d’abord comme un régal exotique, devinrent peu à peu des produits de consommation courante. (172)
Les Anglais en virent à considérer le sucre comme essentiel et l’approvisionnement devint un impératif tant politique qu’économique, tandis que les détenteurs d’immenses richesses issues du labeur de millions d’esclaves volés à l’Afrique, travaillant sur des milliers d’hectares de terre volés aux Indiens du Nouveau Monde (175) nouaient des liens de plus en plus étroits avec le pouvoir. Sous cet angle, le sucre, dont le succès mercantile était assuré, et pour longtemps, dès le milieu du XVIIe siècle, finit par s’identifier à la production coloniale, au commerce et à la consommation, c’est-à-dire à la puissance croissante de l’empire et des classes qui tenaient les rênes du pouvoir. (176)
La consommation augmenta régulièrement en Occident pour se stabiliser dans les années 1970 autour de 50 kg par personne et par an.
La théorie de l’extension de la demande aux classes populaires n’allait pas de soi. “ Au début de la révolution industrielle écrit Eric Hobsbawm, ni les théories économiques ni leur mise en pratique ne tenaient compte du pouvoir d’achat de la population active, dont les salaires, estimait-on généralement, ne dépassaient guère le niveau de subsistance. Lorsque par hasard certains d’entre eux gagnaient suffisamment pour s’offrir les mêmes produits que leur “supérieurs”, la classe moyenne déplorait ou tournait en ridicule cette prodigalité présomptueuse. On ne découvrit les avantages économiques des salaires élevés, que ce soit pour pousser à la productivité ou pour accroître le pouvoir d’achat, que vers la fin du XIXe siècle ; même à ce moment-là, seule une minorité de patrons éclairés et en avance sur leur temps s’en prévalaient. ” (1968 : 74)
Dans les années 1670, Sir William Petty déclarait dans sa Political Arithmetic : “Les fabricants de draps et autres qui emploient un grand nombre de pauvres gens ont observé que lorsque le blé est abondant, la main-d’oeuvre devient proportionnellement plus chère et plus difficile à trouver (tant le caractère de ceux qui ne travaillent que pour manger, ou plutôt pour boire, est licencieux et dévergondé. ” On retrouve cette opinion au XVIIIe siècle : “Dans une certaine mesure, la disette favorise l’industrie. Le fabricant (l’ouvrier) qui peut subsister sur le fruit de trois jours de travail choisira de ne rien faire et de se soûler le reste de la semaine. (...) Les pauvres dans les comtés industriels ne travaillent jamais plus qu’il ne leur est nécessaire pour survivre et s’adonner à leurs débauches hebdomadaires.” (182)
Le sucre bon marché fit son entrée à une période où une consommation accrue était garantie non par l’habitude elle-même mais par le monde de l’usine et le rythme des machines.
Edward Gibbon Wakefield, en 1833 : “ Ce n’est pas parce que les blanchisseuses d’Angleterre ne peuvent prendre leur petit déjeuner qu’avec du thé et du sucre que nos navires ont atteint les coins les plus reculés du monde ; bien au contraire, c’est parce que nous avons sillonné les océans du monde entier que les blanchisseuses réclament du thé et du sucre pour leur petit déjeuner. C’est la faculté d’échanger qui façonne les désirs des individus et des sociétés. (...) La conviction que les Noirs de Antilles, sitôt émancipés, s’engageraient comme travailleurs salariés repose sur leur penchant pour les belles choses. Ils produiront du sucre, nous dit-on, pour pouvoir acheter des breloques et des beaux habits... Il en va de même pour les nations. En Angleterre, de grandes améliorations s’opèrent continuellement depuis que la colonisation suscite en permanence de nouveaux désirs chez les Anglais et crée de nouveaux marchés où les objets de leurs désirs peuvent être achetés. ” (184)
La classe ouvrière consommait des denrées comme le thé, le sucre, le rhum et le tabac suivant un rythme qui lui était propre. Les siècles qui firent de l’Angleterre, société rurale, un pays précapitaliste furent des périodes d’innovation en matière de consommation. L’emploi du sucre s’accentua au moment où le rythme du travail s’accélérait, l’exode rural s’intensifiait et le système des manufactures prenait forme et se développait.
Le saccharose était bel et bien devenu un des opiums du peuple. (191)
Des rapports de nécessité liaient les Africains asservis qui produisaient le sucre aux ouvriers britanniques qui le consommaient. Une fois émancipés, mais entretenus dans la dépendance de la production sucrière par un ensemble de lois visant à les empêcher de voter et d’acquérir des terres, les esclaves des îles à sucre, condamnés à la prolétarisation rurale, se fondirent dans l’oubli jusqu’à ce que, un siècle plus tard, leur migration vers la métropole ne les remette en vue.
L’abolition des droit de douanes en 1852, sous l’attaque des partisans du libre-échange entraîna une chute des prix et un foisonnement d’usages nouveaux du saccharose : marmelades et conserves, lait condensé, chocolat et sorbets.
“ Pour une grande partie de la population, le sucre est un stimulant, une source d’énergie immédiate (...) qu’on le consomme sous forme d’alcool ou tel quel. D’ailleurs la consommation très élevée de sucre chez certaines familles pauvres est en relation directe avec la pauvreté de leur régime alimentaire eu égard à ce que l’on pourrait appeler les satisfactions secondaires de l’alimentation et son pouvoir de stimulation immédiat. ”(Lloyd, 1936 : 114-115)
Transformées par le capitalisme britannique de produits de luxe destinés aux classes influentes en produits de première nécessité pour les prolétaires, les denrées en cause sont d’un genre particulier : elles offrent un moment de répit et apaisent pour un temps les affres de la faim, comme l’alcool ou le tabac ; elles stimulent et ragaillardissent sans être nutritives, comme le café, le chocolat ou le thé ; enfin comme le sucre elles sont riches en calories et ajoutées aux autres substances elles peuvent en augmenter l’attrait. Il n’y avait là aucune conspiration visant à détruire le système nutritionnel des ouvriers britanniques, aucune préméditation pour les intoxiquer ou nuire à leur dentition. Il demeure cependant que l’accroissement constant de la consommation de sucre fut un subterfuge pour les luttes pour le profit au sein d’une même classe - luttes qui se soldèrent par l’établissement d’un marché mondial pour les aliment-drogues, au moment où le capitalisme industriel se délestait du protectionnisme défaillant et élargissait la commercialisation de ses produits afin de satisfaire les consommateurs prolétaires, jugés naguère coupables ou fainéants.
De ce point de vue, le sucre s’est avéré le produit idéal. Il donne l’illusion de calme ; il procure un sentiment de satiété et de satisfaction plus rapidement qu’aucun hydrate de carbone complexe ; on peut facilement le consommer avec d’autres aliments et d’ailleurs il entre dans la préparation de certains. (203)

V - Dis-moi ce que tu manges.

Ceux pour qui le sucre constitue près de 30% de la ration calorique réagissent à sa disparition virtuelle du marché de la même façon que pour les pénuries d’alcool, de tabac et de boissons stimulantes. (205)
La tradition française du vin, source abondante de calories, aurait eu un effet négatif sur la prédisposition à consommer des denrées sucrées. La France se rapproche toutefois des principaux consommateurs de saccharose. En 1775, la consommation brute en Angleterre était deux fois et demie supérieure à celle de la France alors que la population française était près de quatre fois supérieure à celle de l’Angleterre et du Pays de Galles réunis. (207)
Aujourd’hui, la productivité du sucre de canne contribue largement à son succès. Le rendement calorique à l’hectare de la canne à sucre (et de la betterave sucrière) est supérieur à celui de n’importe quelle culture dans leurs zones climatiques respectives. Dans les conditions optimales, la canne à sucre rapporte environ vingt tonnes de produits secs à l’hectare, dont la moitié sous forme de sucre destiné à l’alimentation des hommes et du bétail, l’autre moitié sous forme de résidus, ou bagasse, que l’on utilise pour combustible et pour la fabrication de la pâte à papier, de matériaux de construction et du furfural (un aldéhyde liquide employé dans l’industrie du nylon et des résines, et comme solvant).
Aujourd’hui un hectare de terre fertile dans les zones tropicales rapporte plus de huit millions de calories en sucre, sans compter les produits dérivés. (La comparaison avec les cultures des climats tempérés s’établirait comme suit : pour un résultat identique il faut deux hectares de pommes de terre, quatre à cinq hectares de blé, et cinquante hectares consacrés à l’élevage des bovins pour un même rendement calorique.)
Grâce à son apport calorique considérable, le sucre est apparu très tôt comme une bonne solution sur le plan économique. Dans l’histoire de la cuisine occidentale, les aliments riches en protéines comme la viande, le poisson et la volaille furent probablement les premiers ingrédients qui remplacèrent chez les riches la copieuse consommation de féculents. Chez les ouvriers, le saccharose a permis d’accroître l’apport calorique sans entraîner pour autant l’augmentation proportionnelle de viande, de poisson, de volaille et de produits laitiers. (211)
Le sucre raffiné en vint à symboliser le monde industriel moderne. Il fut perçu très tôt comme tel, accompagnant ou suivant la vague d’occidentalisation, de modernisation ou de développement. Même là où le saccharose était consommé depuis des siècles, on observe que les anciens pains de sucre brun ont été remplacés par le sucre blanc en sachet ou en boite, les boissons locales par le coca-cola, les bonbons confectionnés à la maison par les bonbons achetés en boutique.(212)
Les statistiques montrent que l’usage industriel du saccharose est proportionnel au développement d’un pays.
L’emploi industriel se traduit sous deux formes : la consommation hors du foyer et l’usage à la maison de plats cuisinés. (213)
La consommation du sucre, premier article de luxe à devenir populaire, incarna tant les promesses du capitalisme que son accomplissement. (214)
Comme dans les sociétés modernes, il est facile de se nourrir, la structure et les horaires des repas sont en passe de disparaître. Le repas qui auparavant possédait une cohérence interne dictée par sa confection et sa socialisation adopte aujourd’hui une forme et un rythme propres à chaque consommateur. (219)

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