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Madagascar

Bernard CHAMPION
présentation

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Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions

1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4
- Ancestralité, communauté, citoyenneté
:
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion : l'ancestralité
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)
7- Le grand Pan est-il mort ? :
hindouisme réunionnais, panthéisme, polythéisme et christianisme
8 - La "foi du souvenir" :
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?
9 - Les Compagnies des Indes et l'île de La Réunion


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La "foi du souvenir"
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?

A propos de : La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, de Nathan Wachtel"
(Seuil, 2001)
[Cette communication s'appuie sur des notes de lecture (reproduites après le présent texte) de l'ouvrage en cause.]

Je remercie les organisateurs de ce colloque sur Les Amériques qui m'offrent l'occasion d'actualiser dans l'environnement réunionnais, celui de la recherche identitaire – ce sera le fil de mon questionnement – une lecture ancienne. Il s'agit de l'ouvrage de Nathan Wachtel, La foi du souvenir, consacré aux marranes – i. e. aux juifs convertis – qui ont émigré aux Amériques. Nathan Wachtel est un américaniste réputé, il a été professeur au Collège de France et s'est fait d'abord fait connaître par un ouvrage intitulé La vision des vaincus, publié en 1971, ouvrage qui rapporte l'histoire de la conquête de l'Amérique du point de vue des Indiens.

On comprend immédiatement que la persécution qui a frappé les juifs d'Espagne et du Portugal, leur conversion forcée, leur double appartenance, leur exil aux Amériques, la persistance de leur conscience identitaire, tout cela concerne des questions sensibles à la Réunion, où l'économie de la plantation et l'esclavage ont exercé sur des populations déportées la pression que l'on sait. Au-delà de certains mots partagés, souvent d'origine espagnole d'ailleurs, tels « créole » ou « marron »..., une même histoire, celle de l'expansion des nations européenne et celle de la traite, peut ainsi réunir des domaines géographiquement et culturellement distants. Les Compagnies des Indes, orientales et occidentales, étaient des compagnies de commerce et elles ont probablement réalisé, à la faveur de la circumnavigation et de la maîtrise des routes maritimes, la première mondialisation.

Il existe bien sûr des spécificités et des différences radicales entre les deux mondes que je vais rapprocher, différences que je n'aborderai pas ici, pour développer une réalité commune qui est contenue dans la belle expression qui donne son titre à l'ouvrage de Wachtel : la foi du souvenir. La foi du souvenir suppose que la religion tient peut-être d'abord dans le souvenir et que, c'est ce que montre l'enquête de Wachtel et ce que me paraît confirmer la recherche identitaire en milieu créole, ce n'est pas l'authenticité rituelle (l'exactitude dans la conduite du rite tel que les ancêtres les exécutaient) qui fait l'authenticité religieuse, mais bien le souvenir entretenu de l'identité ancestrale – quoi qu'il en soit de cette exactitude – qui fait l'authenticité. En situation de déshérence rituelle, de rupture dans la transmission, l'invention rituelle, qui, souvent, se pense authentique, vaut authenticité. C'est l'intention qui authentifie le rituel et le culte du souvenir peut être en mesure d'épuiser le culte.

Je présenterai donc ici quelques parallèles dont l'objet est de montrer le caractère proche de situations d'oppression et de clandestinité et, toutes choses égales d'ailleurs, la similitude de processus d'emprunt et d'invention identitaire dans de telles situations. Je comparerai donc, après avoir rappelé que comparaison n'est pas raison, appelant donc une analyse plus fine, la manière dont le marranisme a perpétué l'identité juive en recréant du rituel à la faveur de la foi du souvenir et la pratique de la religion malgache à la Réunion – à la faveur, ici aussi, de la foi du souvenir.

C'est donc le destin religieux des marranes émigrés aux Amériques qui intéresse Wachtel. En Amérique espagnole les deux principales phases de répression se situent au cours des années 1590 (à Mexico et à Lima) et des années 1630-1640 (dans les trois Tribunaux, avec les divers épisodes de la « Grande Complicité »), alors qu'au Brésil les poursuites contre les judaïsants apparaissent beaucoup plus limitées pendant cette période. De fait, il faut attendre l'extrême fin du XVIIe siècle pour que soit déclenchée au Brésil une répression d'ampleur équivalente à celle de l'Amérique espagnole.

Pour définir les marranes, Carl Gebhardt écrit : « le marrane est catholique sans foi, juif sans savoir, et pourtant juif de vouloir. »

Le syncrétisme et la réinvention

De fait, au fil des décennies, des siècles, le contenu proprement religieux de la tradition transmise au sein des familles nouvelles-chrétiennes s'appauvrit inéluctablement. Cependant, les deux manques relevés par Carl Gebhardt, à savoir l'absence de foi chrétienne et la méconnaissance du judaïsme, loin de ne produire que du vide, en fait se combinent positivement dans une activité intellectuelle et spirituelle de recomposition - de « bricolage » - tant des catégories de croyance que des pratiques rituelles.

Aussi bien, les exemples ne manquent-ils pas d'interférences entre l'éducation chrétienne et ce qui reste de l'héritage juif, dans un vaste éventail d'hybridations, de mélanges et de combinaisons syncrétiques qui constituent une forme originale de métissage, propre au marranisme. Le rejet du culte des saints, en milieu marrane, n'est pas aussi radical qu'on aurait pu le supposer : par analogie, ce sont des figures de l'Ancien Testament qui sont l'objet de formes de vénération inspirées du modèle chrétien. Tant au Brésil qu'en Nouvelle-Espagne, prières et neuvaines sont adressées à « saint Moïse » et à la Reine Esther, en combinaison parfois avec des saints de la tradition catholique.

Les prisonniers accusés d'hérésie judaïsante faisaient souvent état, devant les Inquisiteurs, de leurs doutes, hésitations… dans bien des cas, ils exprimaient sincèrement les affres d'une « conscience déchirée ». L'éducation chrétienne laissait des traces parfois indélébiles . Un Antonio Fernandez Cardado, par exemple, continuait à prier pour les âmes du Purgatoire.

Autre type d'ambiguïté : une scène qui se déroule à Mexico, chez Simon Vaez Sevilla. Il s'agit de la célébration de la Pâque, dans une cérémonie où le rôle d'officiante est joué par la belle-mère du riche négociant, la « dogmatiste et rabbine » Blanca Enriquez. Les fidèles se réunissent dans une salle retirée de la maison ; on a préparé clandestinement le pain azyme et l'officiante procède à sa distribution : les personnes présentes défilent devant elle, les unes après les autres ; elle brise à chaque fois un petit morceau de pain azyme et le dépose dans la bouche du fidèle, à la manière, et en expiation, de la communion chrétienne...

La tension entre les deux religions, christianisme et judaïsme, se traduit également par la prise en compte des arguments polémiques qu'elles opposent l'une à l'autre, de sorte que leur neutralisation réciproque peut conduire, sinon nécessairement à l'incroyance et au scepticisme, du moins à certaines formes de relativisme religieux. En ce sens, les nouveaux-chrétiens contribuent largement à l'émergence et à l'élaboration de la modernité en Occident.

Une quarantaine d'années plus tard, après la première vague de répression inquisitoriale, le fonds commun paraît se réduire aux composantes banales répertoriées par le Saint-Office (dont les édits de foi ont pu contribuer, paradoxalement, à la diffusion) : interdits alimentaires plus ou moins strictement respectés, bougie du vendredi soir, linge propre du Shabbat, rites funéraires particuliers, parfois célébration de la Pâque, et surtout pratique des jeûnes, principalement ceux du Grand Jour et de la Reine Esther.
Mais il est remarquable que l'on puisse relever, en Nouvelle-Espagne, cent cinquante ans après la conversion forcée, la pratique très répandue de la circoncision (même si celle-ci ne revêt la forme que d'une entaille symbolique) : plus de 80 % des « inspections » effectuées par les chirurgiens sur les prisonniers des années 1640 aboutissent à une conclusion positive.

Au fondement, en effet, le devoir du souvenir s'impose comme exigence première de perpétuer la mémoire des conversions forcées, du sacrifice des martyrs, et d'entretenir la fidélité à la foi des ancêtres.

La demande rituelle

La demande en savoir rituel est telle que note Wachtel à propos de la biographie d'un marrane : « L'éducation qu'a reçue Juan, son expérience d'une vie juive et libre à Livourne, font […] que malgré son jeune âge il est reconnu, par les membres de cette communauté, comme un guide spirituel »

La fidélité en pensée (la foi du souvenir)

Au total, ce qui frappe dans les aveux des accusés, c'est le manque de précision quant aux cérémonies et rites que célébraient tous ces judaïsants : ils se réunissent, parlent et se promènent beaucoup, mais nous n'apprenons pas grand-chose sur le contenu de leurs croyances ou le détail de leurs pratiques.
En somme, le « Grand Capitaine» et ses amis parlent plus qu'ils ne pratiquent, et tout se passe pour eux comme si le rite principal consistait précisément en la parole, et dans le culte du souvenir.
En ce sens le crypto-judaisme de Manuel Bautista Perez, si crypto-judaïsme il y a, se fonderait plus sur le culte du souvenir que sur le croire proprement dit, préfigurant ainsi, à sa manière, une conscience juive quasi laïque.

Dans la Nouvelle-Espagne des années 1630, ces réseaux fondés sur les relations, les complicités religieuses et les liens de parenté sont encore solidement constitués […] Ces solidarités comportent également une dimension que l'on peut dire ethnique, avec la conscience d'appartenir à une communauté. Les statuts de pureté de sang, décrétés par l'autorité, contribuent évidemment à entretenir le sentiment d'une différence, parmi les nouveaux-chrétiens, mais non pas nécessairement dans un sens négatif : l'inversion du stigmate en orgueil quasi aristocratique des origines. Aussi peut-on dire que les réseaux marranes de l'Empire espagnol, organisés jusqu'alors autour de personnalités prestigieuses et largement ramifiés d'un continent à l'autre, sont désormais démantelés, et leurs liens fragmentés.

Les grandes vagues de répression des années 1630 au Pérou et en Nouvelle-Grenade, et des années 1640 en Nouvelle-Espagne, frappent en effet sévèrement les groupes de nouveaux-chrétiens judaïsants, dont les traces ensuite s'estompent rapidement.
De sorte qu'ils s'inscrivent dans un contexte où sur les persévérances de la mémoire commencent à l'emporter, inéluctablement, les effets de l'oubli.

La réinvention

Quand on ne sait plus exactement comment se déroule telle cérémonie, on en parle, comme le faisaient Manuel Bautista Perez et ses proches, non seulement pour tenter d'en retrouver le souvenir, mais aussi et surtout parce que ce genre de parole tient lieu désormais de rituel.

Même quand s'est perdue la signification de certaines coutumes, l'on peut fort bien les transmettre en tant que traditions familiales, bien qu'on ne sache plus très bien à quoi elles correspondent.
D'où de paradoxales fidélités : c'est ainsi que bien des familles chrétiennes, et qui se veulent telles, ont continué jus qu'à nos jours, plus particulièrement au Brésil, à observer les règles alimentaires, à allumer la bougie du vendredi soir, tout en étant désormais persuadées qu'il s'agit de coutumes parfaitement chrétiennes.

Même si, dans leur cas comme dans tant d'autres, la tradition est dans une certaine mesure réinventée, ils se rattachent au moins spirituellement, par la foi religieuse et la conscience de l'identité, aux ancêtres qu'ils se donnent, les Luis Comme si la foi du souvenir qui animait les judaïsants des temps passés, survolant les siècles, venait en quelque sorte se réincarner jusqu'à nos jours.

La circoncision féminine

En dépit des charges dénoncées par José, l'acte d'accusation contre Maria reste fondé sur des bases extrêmement fragiles. Est-ce la raison pour laquelle les Inquisiteurs décident de recourir à une procédure véritablement étrange? II s'agit en effet de faire examiner l'accusée par des médecins afin de vérifier si elle porte la marque d'une « circoncision». Aussi étonnant que cela puisse paraître, les Inquisiteurs se réfèrent à l'« expérience » des procès instruits au cours des années 1640, qui auraient attesté une telle pratique chez certains judaïsants : En reconnaissance de la loi de Moïse, ils célébraient une cérémonie particulière: au lieu de la circoncision que ladite loi ordonne de pratiquer sur le prépuce des garçons, ils prélèvent aux filles un morceau de chair sur l'épaule ou sur la partie supérieure de l'omoplate 156.
Aux protocoles du procès de Maria sont donc jointes les copies des confessions que firent (séparément) Clara, Ana, et Antonia Nuñiez, filles de Duarte de Leon Jaramillo, et qui décrivent avec force détails l'opération que leur père aurait pratiquée sur elles. Écoutons par exemple le récit d'Antonia Nunez:

Un matin, lui semble-t-il, après que ledit Duarte de Leon lui eut enseigné la Loi, il l'entraîna dans ledit magasin ; il ferma toutes les portes, et en présence de ses frères, Francisco de Leon et Simon de Leon, il la dénuda jusqu'à la ceinture; il lui dit qu'il allait faire une marque sur son épaule gauche, en signe qu'elle était juive; il lui banda les yeux avec une serviette en toile de Rouen, et lui lia les mains aux poignets avec un mouchoir; elle sentit qu'il lui coupait avec un couteau un morceau de chair de l'épaule gauche; puis il lui débanda les yeux, détacha les mains, et elle vit qu'il avait coupé à cet endroit un morceau de chair, grand comme un demi-real; elle saignait beaucoup et sentait une grande douleur; ledit Duarte de Leon lui versa une poudre, elle ne sait laquelle, puis mit une pièce d'étoffe et la rhabilla. Il prit ensuite le morceau de chair, le fit rôtir sur les charbons d'un brasero et le mangea ledit Simon.

Dans l'état actuel de la documentation nous n'avons repéré que les deux cas exceptionnels de Duarte de Leon et de Francisco Botello : ils ne suffisent pas à démontrer que la pratique d'une « circoncision » féminine était répandue dans les milieux judaïsants de Nouvelle-Espagne. Mais admettons l'hypothèse d'un dérèglement de l'esprit chez Duarte de Leôn; supposons que les conditions de la clandestinité marrane, la coupure entre le masque trompeur et la personne authentique, l'obsession fait dériver vers des croyances et des pratiques délirantes.
Peut-on avancer la même hypothèse pour Francisco Botello ? Il n'est pas invraisemblable que ce dernier ait eu quelque écho de ces croyances, puisque aussi bien tous deux appartiennent au même cercle de parents et alliés.

MADAGASCAR

Question :
Ce que Carl Gebhardt dit du marrane : « le marrane est catholique sans foi, juif sans savoir, et pourtant juif de vouloir » pourrait-on le dire du réunionnais d'ascendance malgache – et qui se veut, qui se voudrait « authentique », authentiquement malgache ?

Ce qui donnerait : « Le malgache réunionnais est catholique sans foi, malgache sans savoir, et pourtant malgache de vouloir [d'intention]. »

Les différences : notamment celles qui concernent les stratégies matrimoniales des marranes, par rapport à la situation réunionnaise. Je reprendrai ici une liste de caractéristiques de la culture malgache que j'ai présentée ailleurs.

On entend fréquemment à la Réunion le raisonnement suivant :

Les premiers Réunionnais étaient des Malgaches. Et Madagascar a constitué au cours de la brève histoire de l'île de la Réunion l'une des sources les plus importantes de son peuplement. Il existe donc nécessairement dans la culture réunionnaise, conclut ce raisonnement, un atavisme malgache omniprésent (atavus en lat. c'est l'ascendant au cinquième degré ; étym. l'arrière-arrière-arrière-grand-père).

On pourrait s'attendre, en conséquence, à retrouver à la Réunion les croyances et les valeurs de la Grande Ile.
Mais la culture n'est inscrite ni dans le génotype ni dans le phénotype. L'origine géographique et le poids démographique n'expliquent pas tout.

Quand je suis arrivé à la Réunion, j'ai suivi quelques enquêtes dans une famille de descendants des derniers engagés malgaches, venus à la Réunion dans les années 20. Cette famille pratiquait un service aux ancêtres auquel j'ai assisté à plusieurs reprises.

J'ai entrepris ensuite des enquêtes de terrain sur la côte Est de Madagascar.

On pourrait donc s'attendre, après avoir observé le culte aux ancêtres des descendants malgaches de la Réunion, à une continuité, sinon à une similitude quand on se rend sur le terrain malgache.

Or, l'un des étonnements, quand on fait de l'ethnographie sur la côte orientale de Madagascar, c'est qu'on ne reconnaît à peu près rien de ce qu'on peut observer à la Réunion.

En réalité, les rites et les croyances malgaches à la Réunion recomposent et créolisent des apports malgaches de diverses provenances. L'idée d'un "atavisme" malgache imprégnant, dès l'origine, la culture réunionnaise me paraît d'autant plus discutable que ces apports résultent essentiellement de migrations et d'échanges récents. Il s'agit des apports des derniers engagés malgaches, venus de Fort-Dauphin dans les années vingt. (Ces apports étant aujourd'hui revivifiés par des voyages que les descendants de ces engagés peuvent faire à Madagascar - qui, même s'ils ne retrouvent pas là-bas leur généalogie, reviennent de ce pèlerinage avec des éléments cultuels qui authentifient, en quelque sorte, et leurs pratiques religieuses et leur "malgachité" réunionnaise.)

Les emprunts "copier-coller", comme on dit en informatique, de la culture réunionnaise à Madagascar sont lexicaux. Et cela vient du fait que les Malgaches venus à la Réunion avec les premiers Européens possédaient déjà des noms pour désigner la flore et la faune quand les Européens, eux, découvraient largement des formes pour lesquelles ils n'avaient pas de nom. Moufia, affouche, papangue, farfar, soubique, salaze, etc. (une centaine de mots) tout cela, c'est évidemment malgache.

Pourquoi des mots et non les rites et la religion élaborée que l'on peut observer à Madagascar ?

- Une première donnée à prendre en compte pour répondre à cette question est la pression - le mot est faible - de la société de plantation. Pression qui s'exerçait dans pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne des esclaves.

- Une seconde donnée (elle est souvent ignorée) : c'est l'âge des Malgaches qui ont été déportés à la Réunion.

Voici les instructions que Law, le fameux banquier dont le nom est associé au papier-monnaie et qui a fondé la Compagnie Française des Indes (en 1719 : fruit de la fusion de la Compagnie d'Occident qu'il avait précédemment créée et de l'ancienne Compagnie des Indes Orientales, née en 1664) donnait au capitaine commandant le “Courrier de Bourbon” au début du XVIIIe siècle :
“[Le capitaine] prendra des Noirs et des Négresses [sur la côte orientale de Madagascar], en observant qu'aucun n'ait atteint 20 ans, préférant ceux de 12 à 18 ans à tous autres.”
(“Instructions et Ordres pour le Sieur Dufour capitaine commandant le Courrier de Bourbon”, in : Recueil trimestriel de documents et travaux inédits pour servir à l'histoire des Mascareignes françaises, 1932-1933-1934, Saint-Denis, p. 384-385).
Une lettre de la Compagnie de 1737 précise par ailleurs ceci :
“M. de la Bourdonnais nous marque qu'il a pris le parti de recommander aux Capitaines qui vont en traite de s'attacher particulièrement à avoir de la jeunesse et nous pensons que c'est le plus sûr moyen pour obvier au marronnage pour lequel ils ont une invincible inclination lorsqu'ils ont atteint un certain âge.”

Un “Etat nominatif des Noirs engagés de l'Atelier colonial” à Bourbon (in : Delabarre de Nanteuil, Législation de l'Île Bourbon, répertoire raisonné, Paris, 1844, pp. 72 à 82, article “atelier colonial”) comportant 518 noms avec relevé de l'âge, de la “caste” (“cafre”, “malgache”, “yambane”, “macoua”) et de la “provenance” (il s'agit en réalité d'esclaves saisis sur des navires de traite nommément mentionnés avec la date de la saisie) confirme globalement cette réalité.

Quand on entend, dans les kabary, les plus vieux commencer leur discours en disant : “Je ne suis qu'un enfant et je ne mérite pas de prendre la parole...”, on voit bien, sans autre forme de procès, qu'un jeune de 12 à 18 ans ne peut être le dépositaire ni du savoir, ni du culte et que, ce que ce jeune, par hypothèse, a pu transmettre à la Réunion, dans les conditions que je viens de dire, est nécessairement limité - relevant davantage de ce que Roger Bastide a proposé d'appeler la "mémoire du corps" et de l'imprégnation culturelle que de la transmission rituelle et conceptuelle.

Ces données sommaires rappelées – la réalité est plus nuancée – voici les différences qui me paraissent les plus saillantes dans la représentation de l'ancestralité à Madagascar et à la Réunion.

1°) L'orientation dans l'espace :

Une valeur fondamentale de la culture malgache, c'est l'orientation dans l'espace. Quand on survole Madagascar en avion, on constate que toutes les habitations sont orientées dans la même direction.
Toutes les maisons sont orientées selon l'axe Nord-Sud, l'opposition essentielle étant l'opposition Est-Ouest.
La maison malgache est un temple.
La porte d'entrée est située sur le flanc Ouest. Une ouverture symétrique, à l'Est, considérée comme la voie de communication avec les ancêtres, n'est jamais franchie. Tout cela se réfère évidemment à la course du soleil. Le côté du soleil levant étant auspicieux, sacré, masculin. Les sacrifices et les rites de propitiation sont effectués avant que le soleil atteigne le zénith. Le couchant à l'inverse est inauspicieux, profane, féminin. Les rites funéraires se déroulent toujours l'après-midi.

Ceci excède largement le domaine de la simple croyance, puisque cela détermine la place de chacun dans l'occupation de la maison. Ainsi, les femmes et les enfants occupent-ils la partie ouest de la maison et les hommes la partie Est, les plus vieux se trouvant au plus proche de la porte aux ancêtres. La carrière de l'homme n'est rien d'autre, au fond - ce qui exprime le sens de la vie - qu'un passage de l'Ouest à l'Est qui fait de lui un ancêtre, statut qui définit pour les Malgaches, non seulement l'achèvement, mais aussi la consécration de la destinée humaine...

Mais que peut-il en être à la Réunion ? Les paillotes ou les calbanons que les propriétaires destinaient à leurs esclaves ignoraient évidemment cette valeur accordée aux points cardinaux.

Un collègue malgache venu à la Réunion pour la première fois me fit remarquer un jour : “Tu as vu, le bureau du Doyen de la Faculté [des Lettres] est situé au Nord”. Et il était prêt à en tirer les conclusions cosmologiques qui s'imposent sur la symbolique de l'autorité à la Réunion. Je l'ai arrêté tout de suite…
C'est la spéculation immobilière, la fantaisie de l'architecte (ou des considérations climatiques) qui déterminent l'occupation de l'espace à la Réunion.
L'espace créole - quand bien même le culte malgache à la Réunion privilégie parfois l'Est et le Nord-Est - est un espace profane et non pas un espace religieux…

2°) A la Réunion il n'y a pas d'ancêtres primordiaux.
Le voyage fut pour les Malgaches un voyage sans retour. À Madagascar, la possession du sol (l'identité de l'homme et du sol) est médiatisée par les “ancêtres primordiaux” - les vazimba, ces premiers occupants mythiques étant d'ailleurs incorporés dans cette catégorie.

3°) À la Réunion, l'ancestralité met en scène, certes une présence des défunts proches (à qui l'on offre les mets qu'ils affectionnaient…), mais aussi une rupture généalogique et cultuelle avec la matrice originelle. Le voyage sans retour et l'établissement sur une terre étrangère (non humanisée) expliquent sans doute cette importance particulière accordée aux “esprits de la nature” (qui sont aussi propitiés à Madagascar, mais qui sont conçus dans une continuité relative avec les ancêtres).
Le panthéon malgache réunionnais met ainsi en vedette des esprits possesseurs, Hel et Bil (= Iblis), et des êtres dangereux (le maillage des cheveux est attribué aux ancêtres à la Réunion, alors qu'il est attribué aux esprits de la nature à Madagascar) pour ne pas parler des lolo ou des biby (bébêtes). Ces esprits de la nature sont révérés à la Réunion dans des ravines ou des lieux inhabités.

4°) Enfin, le drame - ou la nécessité - du métissage ajoutent, bien entendu, à l'ambiguïté du culte. Qui est l'ancêtre à l'origine de la maladie ? Un ancêtre malgache ou un ancêtre indien ? Quel culte suivre quand on est métissé ? (la réponse est généralement dans le phénotype…) etc.

Voilà quelques données préalables pour comprendre la créolisation qui spécifie d'évidence la Réunion par rapport à Madagascar.

Au fond, certains traits qui caractérisent le marranisme peuvent s'observer à la Réunion. Avec des guillemets puisque les conditions ne sont pas comparables : « conversions forcées », « clandestinité », « syncrétisme », « adaptations », créolisation en un mot, caractérisent aussi, à des degrés divers, les populations déportées à la Réunion.

La recherche identitaire à la Réunion reconstitue donc, à sa manière, dans des conditions qui héritent de situations d'oppression et de ségrégation, sous l'emprise d'une religion dominante et en empruntant au besoin au culte dominant et à d'autres cultes, dans un environnement républicain, une image originale de la réalité ancestrale.

Qui, paradoxalement, s'en distingue quand elle cherche à l'imiter.

Les pèlerinages que peuvent faire aujourd'hui à Madagascar les Réunionnais d'origine malgache à la recherche de leurs « racines », ou les cérémonies qu'ils peuvent célébrer aujourd'hui à la Réunion authentifiées par des « ritualistes » qu'ils font venir de Madagascar… ne sont-ils pas authentifiés, en réalité, par la « foi du souvenir » ?

Il serait aisé de montrer, en effet, que si l'on entend par authenticité la répétition d'un modèle intangible, cette authenticité est inaccessible. Et que si l'on a à l'esprit le « modèle malgache », pour autant qu'il y ait un modèle malgache, tout est pour le moins approximatif dans ce que l'on peut voir à la Réunion.

La leçon de la foi du souvenir, c'est le rappel que l'identité repose sans doute sur des données premières, probablement assimilées au cours de ce qu'on appelle la socialisation primaire, mais que son expression est toujours contextuelle, différentielle. Parce que l'identité traduit un rapport de force, elle est toujours affectée d'une représentation de l'estime de soi. Si l'on cultive sa différence, n'est-ce pas pour afficher sa supériorité, ou retourner l'injustice d'une stigmatisation et, pour conclure avec un « marrane » fameux : Spinoza, persévérer dans son être ?


Notes de lecture de La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, de Nathan Wachtel" (Seuil, 2001)

La condition marrane témoigne exemplairement des drames, angoisses, des ambiguïtés, mais aussi des mutations et des créations de l'Occident moderne. 13

Quant à la modernité dans le champ de l'histoire religieuse et intellectuelle, elle résulte du fait que, pour certains du moins de ces nouveaux-chrétiens, le clivage entre l'éducation chrétienne et l'héritage juif conduit, ou peut conduire, à une distanciation critique, à une remise en cause de l'une et de l'autre tradition. 14

Les explorations et conquêtes portugaises au XVe siècle sur les Côtes africaines (bien avant la découverte de l'Amérique), puis en Inde et en Insulinde dans la première moitié du XVIe, instaurent de nouveaux itinéraires maritimes à longue distance, où les nouveaux-chrétiens occupent rapidement des positions importantes. D'autre part, et en même temps, l'expansion turque vers les Balkans et la politique ottomane ébranlent les établissements jusqu'alors dominants des marchands vénitiens, florentins ou génois, qui perdent le contrôle du trafic (des épices, des soieries) avec le Proche-Orient : les émigrés juifs installés sur la côte dalmate, à Salonique ou à Constantinople, peuvent ainsi les remplacer dans le rôle d'intermédiaire entre la Méditerranée orientale et l'Occident. 19

La maîtrise des nouvelles techniques de crédit et de production leur permit de s'engager sur les voies que les grandes découvertes er les entreprises coloniales ouvraient large ment devant eux. - Soit, à titre d'illustration, l'exemple de la production et de la commercialisation d'un article inédit en Occident: le sucre de canne. La culture de la plante est en effet introduite, tout d'abord, dans l'île de Madère, qui dès la fin du xve siècle (avec 150 moulins) domine le marché européen du sucre. Un premier transfert a lieu, en 1493, vers l'île de Sao Tomé au large du golfe de Guinée, qui devient à son tour, au milieu du XVIe siècle, le principal producteur de sucre (importé Lisbonne en quantités croissantes, dans les décennies 1550-1560, puis transporté à Anvers). Et l'on sait à quel succès spectaculaire devait conduire un nouveau transfert, à partir des années 1540, de Sao Tomé au Brésil, qui connaît alors son premier essor économique. La culture de la canne et la fabrication du sucre exigent une technologie complexe, des capitaux abondants et des réseaux commerciaux étendus: aussi bien, à toutes les étapes successives de cet itinéraire de la canne à sucre, les nouveaux-chrétiens ont-ils joué un rôle prépondérant (tels Diogo Fernandes qui arrive au Brésil après avoir exercé ses activités à Madère, ou Felipe de Nis venu de Sâo Tomé). 20

En Amérique espagnole les deux principales phases de répression se situent au cours des années 1590 (à Mexico et à Lima} et des années 1630-1640 (dans les trois Tribunaux, avec les divers épisodes de la « Grande Complicité »), alors qu'au Brésil les poursuites contre les judaïsants apparaissent beaucoup plus limitées pendant cette période. De fait, il faut attendre l'extrême fin du XVIIe siècle pour que soit déclenchée au Brésil une répression d'ampleur équivalente à celle de l'Amérique espagnole. 251

Les procès des années 1640 à Mexico procurent un échantillon d'environ 250 personnes, qui relèvent toutes, en principe, de la catégorie des nouveaux-chrétiens judaïsants 20.

Les affaires des Portugais nouveaux-chrétiens comportent un négoce fondamental dans la constitution des empires coloniaux modernes, à savoir le trafic des esclaves africains. Or celui-ci est pratiquement contrôlé, à la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe, par les réseaux de la diaspora marrane. Il convient de rappeler, en effet, que pendant toute la durée de l'Union dynastique, de 1580 à 1640, tous les bénéficiaires d'asientos (contrats accordés par la Couronne pour le droit exclusif du transport d'un certain nombre d'esclaves noirs d'Amérique au Nouveau Monde) furent des hommes d'affaires portugais, généralement nouveaux-chrétiens. 24

C'est un autre grand chapitre de l'histoire coloniale de l'Amérique ibérique que celui du détournement de l'argent extrait de Potosi, acheminé clandestinement par voie de terre jusqu'à Buenos Aires, d'où il est exporté en direction du Brésil et surtout de l'Europe.

Or ce n'est pas un hasard non plus si la fortune de Curaçao est étroitement liée, à l'origine, au trafic des esclaves: précisément à l'asiento conclu en 1662 avec un groupe d'hommes d'affaires génois, qui ne purent à leur tour que passer des accords avec la Compagnie des Indes occidentales pour la fourniture et le transport des Noirs d' Amérique. On sait qu'une prospère communauté juive se développa à Curaçao, tout au long du XVI siècle, composée notamment de facteurs des marchands séfarades d'Amsterdam: quant à leurs correspondants en terre ferme, principalement à Coro, en face de l'île, ou à Maracaibo, c'étaient encore souvent des marchands nouveaux chrétiens (et qui dans la colonie espagnole ne pouvaient que le rester). 26

« Nation» était employé notamment, au cours des siècles précédents, pour distinguer selon leur origine les colonies marchandes installées dans tel grand port ou telle place de commerce (par exemple, à Bruges ou à Florence, les nations génoise, anglaise, allemande, etc.). Or, quand l'expression « nation portugaise» apparaît à Anvers, en 1511, lors de l'octroi de leurs droits e: privilèges aux marchands de cette mouvance, il se trouve que ceux-ci sont pour la plupart nouveaux-chrétiens, et souvent judaïsants.

Vieira: « [...] dans le langage populaire, pour la plupart des nations européennes, « Portugais » se confond avec « Juif ».
Mais l'on savait bien, en même temps, que tous les Portugais n'étaient pas de religion juive, et que tous les Juifs n'appartenaient pas à la « nation» portugaise. Quelles étaient donc les composantes du sentiment d'identité propre aux « gens de la Nation » ?
Il semble bien qu'eux-mêmes aient en somme intériorisé l'idéologie ibérique de la pureté de sang (en inversant ses termes, et en faisant de leur ascendance juive une raison d'orgueil), de sorte que la dimension ethnique finit par l'emporter sur la dimension proprement religieuse.
Ainsi, plutôt qu'à l'observance littérale des règles de la Halakhah (ensemble des lois religieuses juives), prééminence était accordée à la vérité cachée, à la fidélité secrète. En dépit des critères du judaïsme normatif des rabbins, les « gens de Nation » manifestaient donc une « affinité ethnique et sociale les crypto-juifs, et même avec les nouveaux-chrétiens dont l'identité juive avait été pratiquement effacée ». cf. Yosef KAPLAN, Op. cit., p. 35. De même: « [la Naçao] incluait aussi les nouveaux-chrétiens d'origine juive qui vivaient sur les "terres d'idolâtrie", qu'ils se considèrent ou non comme Juifs. » Il suffisait, suivant les mêmes statuts de la Santa Companhia de dotar orfons edonzelas pobres, « que soient véritablement établies leur croyance en l'unité du Seigneur du monde et leur connaissance de la vérité de sa Très Sainte Loi, qu'ils soient ou non circoncis, qu'ils vivent au sein du judaïsme ou en dehors 44 ». 28
il s'agit dès lors de conserver et perpétuer une mémoire dans sa dimension collective, conformément à l'exigence si profondément enracinée dans la tradition juive, qui s'exprime dans le commandement : zakhor, souviens-toi.
Le devoir de mémoire, associé au sentiment ibérique de la fierté du sang et de l'origine, suppose que soit entretenu le souvenir des ancêtres. Car les membres de la « Nation » partagent bien, au-delà de leur diversité, une foi commune : la foi du souvenir. 29

Les trop brefs résumés des « Relations de causes » envoyées à Madrid permettent cependant de suivre les principales étapes de ses tribulations. Une vie vagabonde, de longues années de prison, la mort enfin sur le bûcher, c'est le destin banal de bien des nouveaux chrétiens. L'itinéraire de Juan Vicente, pauvre hère incessamment ballotté de refuge en refuge, du Portugal aux immensités américaines, témoigne d'une mobilité presque chaotique.
Juan Vicente, né à Campomayor vers 1559, savetier, fils de Luis Fernandez, savetier également, appartient à un milieu que l'on peut dire populaire, mais il sait lire et écrire. Le 19 janvier 1582, jeune homme de 23 ans, il se rend à Evora pour se présenter devant le Tribunal de l'Inquisition 2. Pourquoi s'accuse-t-il spontanément d'avoir judaïsé? Repentir sincère? En fait, il reconnaîtra plus tard qu'il était mû par la crainte: les arrestations se multipliaient autour de lui.
Les aveux proférés en son dernier souffle ont pour seul objet de confirmer les accusations portées contre Juan Vicente: oui, son mari est juif, il ne mange jamais de lard, ni n'assiste à la messe 25.

La vocation de martyr est certes rare: parmi les centaines de marranes condamnés au bûcher par l'Inquisition, bien peu finalement (une demi-douzaine environ sur le contInent américain) consentirent à être brûlés vivants, c'est-à-dire à mourir en proclamant leur fidélité à la loi de Moïse. La mort de Francisco Maldonado de Silva lors de l'autodafe 1639, à Lima, eut une immense répercussion dans les milieux juifs de l'Ancien Monde. Menasseh ben Israël dans son célèbre ouvrage. Espérance dlsraël, publié en 1652 à Amsterdam. Celui-ci inscrit ces événements tragiques parmi les épreuves contemporaines du peuple juif, et les interprète comme autant de signes annonçant l'approche des temps messianiques 4. 52-53
Deux épisodes marquants : il s'agit, tout d'abord, de la circoncision que Maldonado pratique sur lui-même, puis de sa tentative de conversion de sa sœur Isabelle. Celle-ci, à la fois horrifiée et désespérée par l'aveu de son frère, ne peut s'empêcher de se confier à sa sœur « béate », puis de se confesser. C'est alors que son confesseur lui ordonne d'informer le commissaire de l'Inquisition. 56
Du moins permettent-ils d'esquisser certains traits spécifiques de ce que l'on peut appeler la pensée religieuse de Francisco Maldonado de Silva. Comment l'a-t-il élaborée, réduit pratiquement, à part l'enseignement que son père lui avait prodigué, à une méditation solitaire? 58
Ainsi, dès les premières lignes du texte, transparaît un fort sentiment de culpabilité, certes caractéristique de la religiosité marrane, mais qui atteint chez Maldonado une exceptionnelle acuité, jusqu'à remettre en cause son être même: ce qu'il refuse, c'est précisément ce qui fait le marranisme, la scission entre le masque des apparences et la foi secrète du for intérieur.
C'est bien le souvenir de leur père qui inspire Francisco Maldonado dans son prosélytisme auprès de sa sœur, ainsi que dans son œuvre d'expiation de leurs péchés communs.
La suite de la lettre « aux frères de la Synagogue de Rome » décrit les efforts de Maldonado pour obtenir le pardon.
Ce n'est donc pas seulement à son salut personnel qu'aspire Maldonado: le souvenir de son père s'inscrit dans une continuité et comporte une dimension historique, de sorte que ses prières et, bien plus, son sacrifice (« in holocaustum »), visent à une rédemption collective, celle du peuple juif:
La rédemption en question s'entend en deux sens: d'une part la vie éternelle en l'au-delà, d'autre part le rassemblement du peuple juif et son retour à la terre de ses ancêtres. 61
Le prisonnier de Lima débattait avec les théologiens de l'Inquisition: la Trinité, la venue du Messie, et la nature tant divine qu'humaine du Christ 41.
De tout ce qui est dit dans cette argumentation, on conclut en résumé que Dieu est seul et unique, et seule sa personne, suppôt de sa simple essence. De raisons sisa personne, suppôt de sa simple essence. De raisons si l'Écriture sacrée, il appert qu'il n'y a pas d'autre Dieu que lui, lequel est le vrai Dieu d'IsraëI 66.

La ville grouillait de Portugais. Beaucoup d'entre eux mariés mais la majorité étaient célibataires ; ils étaient devenus les maîtres du commerce…

Dans ce contexte, lors de l'autodafé du 23 janvier 1639, le condamné qui, plus encore que Francisco Maldonado da Silva attirait les regards de la foule, était sans doute celui que l'on surnommait le « Grand Capitaine », en raison du rôle qui lui était attribué de chef et guide. Spirituel des judaïsants de Lima. Car Manuel Bautista Perez est d'abord un homme d'affaires qui a bâti son immense fortune sur le trafic des esclaves. 80

Les activités commerciales de Bautista Perez portaient annuellement sur un total de 300 à 400 esclaves. 85
Au total, ce qui frappe dans ses aveux, c'est le manque de précision quant aux cérémonies et rites que célébraient tous ces judaïsants : ils se réunissent, parlent et se promènent beaucoup, mais nous n'apprenons pas grand-chose sur le contenu de leurs croyances ou le détail de leurs pratiques (à part le lieu commun très prosaïque sur la richesse que le Dieu d'Israël accorderait aux fidèles de sa loi). 93

Les seules descriptions relativement précises proviennent des deux domestiques, Juan Lucas et sa femme Maria de Quesada, qui signalent les habitudes alimentaires de Manuel Bautista Perez et de sa femme, doña Guiomar : celle-ci leur recommandait de n'acheter que la partie antérieure des animaux, pour éviter la landrecilla (la partie postérieure où se trouve le nerf sciatique) ; de même, pour la préparation de la viande, ils devaient la faire tremper dans de l'eau toute une nuit pour en vider le sang44. Mais il est vrai que ces coutumes font elles aussi partie des lieux communs sur les pratiques marranes…
L'on est donc amené à admettre, chez Manuel Bautista Perez,
Probable attachement à la loi de Moïse. Mais qu'en était-il exactement de ses croyances? L'on a vu que la partie religieuse de sa bibliothèque signale un intérêt pour les aspects de la théologie chrétienne que rejettent les judaïsants (l'Incarnation du Christ, la Vierge ou la Trinité).
En somme, le « Grand Capitaine» et ses amis parlent plus qu'ils ne pratiquent, et tout se passe pour eux comme si le rite principal consistait précisément en la parole, et dans le culte du souvenir. 97
En ce sens le crypto-judaisme de Manuel Bautista Perez, si crypto-judaïsme il y a, se fonderait plus sur le culte du souvenir que sur le croire proprement dit, préfigurant ainsi, à sa manière, une conscience juive quasi laïque. 101

« Souviens-toi de la mère des Maccabées! » Autour de LEONOR NUNEZ

Les pratiques judaisantes se dissimulaient généralement dans les recoins les plus secrets de la maison, d'où le rôle essentiel des femmes dans la transmission d'un héritage qui tendait à se réduire à une tradition de plus en plus domestique. Aussi bien les exemples ne manquent-ils pas, dans la documentation inquisitoriale, de matrones qualifiées de «dogmatistes ». et «rabbines», tout à la fois initiatrices, officiantes. 107

De toutes les péripéties, tribulations et errances que nous avons tenté de suivre, se dégage finalement une constante: au fil des migrations, des décès, des mariages, des naissances, des prisons et des bûchers, c'est en somme un même réseau familial, religieux, commercial, affectif qui, inlassablement, de Priego à Bordeaux ou Saint-Jean-de Luz puis à Mexico, se reconstitue. 115

Selon de nombreux témoignages, les nouveaux chrétiens judaïsants observaient une pratique semblable à celle que décrit Tomas, mais dans l'autre sens: avant de se rendre à l'église pour se confesser et communier, ils respectaient un jeûne afin de demander pardon au Dieu d'Israël; puis, au moment de recevoir la communion, exerçant une sorte de réserve mentale, en leur for intérieur, ils demandaient à nouveau à Dieu de les pardonner de recevoir le sacrement chrétien.

Les Inquisiteurs découvriront ce qui leur apparaîtra comme la preuve de sa scandaleuse duplicité : pendant sa détention Tomas s'était en effet soumis au rite de circoncision pratiqué sur lui par un compagnon de cellule. 119

De fait, si les représentations de l'au-delà chez les nouveaux chrétiens de Mexico témoignent d'une large diversité, les rites funéraires pratiqués par les judaïsants les plus fervents forment un ensemble de coutumes récurrentes, déjà attestées dans les milieux marranes de la péninsule Ibérique: la posture du mourant tourné la face vers le mur ; les repas des personnes en deuil, composés de poisson, d' œufs et d'olives, consommés sur des tables basses; et surtout la toilette des morts, ensuite revêtus d'une longue chemise, de chaussures et enveloppés dans un linceul replié à la manière d'une cape. 130

Descendons dans le monde souterrain des geôles inquisitoriales, et tentons de saisir quelques échos de la vie carcérale en suivant les traces de Leonor Nuñiez et de ses proches 78.

C'est donc dans les geôles tout un grouillement clandestin, qui cependant nele reste pas longtemps, car la pratique de l'espionnage, constitutive du système inquisitorial, fait que tout finit par se savoir.144

Se pose la question du crédit que l'on doit accorder à ce type de documentation ;
dans quelle mesure sont-ils fiables ?
Or il se trouve que si Gaspar de Alfar c'est-à-dire en nahuatl. Or il se trouve que si Gaspar de Altar ignore le nahuatl, les insquisiteurs lui ont attribué un compagnon de cellule. Luis Perez de Vargas. qui comprend cette langue. Le Tribunal procède ensuite à deux séries d'audiences, au cours desquelles les deux mouchards rendent compte, chacun de son côté, des communications entre Tomas Trevino de Sobre monte et Francisco Lopez Blandon. Nous disposons ainsi de deux séries de comptes rendus, qui sont en fait presque exacte ment semblables, mot pour mot, les dénonciations portées par les délateurs érant renforcées par leur co-témoignage; et c'est évidemment le seul Luis Perez de Vargas qui rapporte les conversations en nahuatl 83.

Les chamissos (gardiens) m'ont appelé pour que six chirurgiens (parmi eux il y avait un prêtre) vérifient si je suis circoncis. Quelle honte! L'un après l'autre, chacun l'a prise dans la main, l'a palpée, examinée, là où il y a les veines, et là où j'ai une fissure…
Le cas de Tomas Trevifio de Sobremonte n'avait rien d'exceptionnel : au cours des années 1640 le Tribunal de l'Inquisition de Mexico décida de soumettre la plupart des inculpés d'hérésie judaïsante à l' « inspection» de médecins pour vérifier s'ils étaient juifs. Les protocoles des procès enregistrent scrupuleusement les comptes rendus de ces examens, souvent accompagnés de descriptions anatomiques d'une étonnante précision, qui attestent la pratique effective, et très répandue dans les milieux judaïsants de Nouvelle-Espagne, d'une circoncision au moins symbolique. Sauf dans des cas exceptionnels {comme celui de Juan Pacheco de Leon, qui vient d'une juiverie d'Italie).

Les médecins requis par le Tribunal n'observent pas de circoncision complète, en effet, mais ils constatent très fréquemment une ou généralement deux entailles du prépuce, dans le sens longitudinal, provoquées par un instrument tranchant. Malgré les dénégations de l'accusé, qui attribue ces traces à des causes diverses (maladies anciennes, voire fréquentation de « femmes de mauvaise vie »), les médecins concluent alors positivement. Que les marques observées soient discrètes ne surprend guère: ce qui paraît remarquable, c'est le fait même que, cent cinquante ans après la conversion forcée, elles existent bel et bien. 154

La répression inquisitoriale de la « Grande Complicité» fut ponctuée en Nouvelle-Espagne par une série d'autodafés célébrés à Mexico en 1646, 1647, 1648, pour aboutir à son apogée avec l'autodafé du 11 avril 1649, au cours duquel furent condamnés 109 judaïsants. Sur ce total, 57 personnes étaient défuntes, et 47 furent brûlées en effigie (notamment Justa Mendez, Blanca Enriquez, ou encore Isabel Nunez, la sœur de Maria et Ana Gomez, qui était morte en prison). Parmi les 13 vivants condamnés au bûcher figuraient Leonor Nuñiez et ses proches: ses filles Ana et Maria, son fils Francisco Lopez Blandon et son gendre Tomas Trevifio de Sobremome. Les autres judaïsants, condamnés à l'abjuration et à diverses peines de prison, étaient finalement admis à réconciliation: entre autres, Luis Perez Roldan, Leonor Vaez, Simon Vaez Sevilla, son épouse Juana Enriquez et la plupart des fidèles de sa mouvance. 159

Comme dans le cas de bien des nouveaux-chrétiens l'itinéraire de Francisco Botello témoigne, pendant plus de quarante ans, d'une mobilité presque incessante: déplacements fréquents, dès l'enfance, sur les chemins du Portugal et de l'Espagne, grande aventure de la traversée de l'Atlantique, puis errances encore dans les immensités du Mexique.
Francisco Botello est arrêté le 1er décembre 1642, plus de quatre mois après les grands coups de filet qui avaient jeté dans les geôles de l'Inquisition plusieurs dizaines de judaïsants. Arrêtons-nous un moment pour présenter l'interlocuteur de Francisco Botello dans ces conversations, Juan Pacheco de Leon, alias Salomon Machorro, qui représente un cas très particulier.
L'éducation qu'a reçue Juan, son expérience d'une vie juive et libre à Livourne, font en effet que malgré son jeune âge il est reconnu, par les membres de cette communauté, comme un guide spirituel 18 . 169
Il voulut savoir comment on observe notre loi dans les juiveries, je lui ai tout expliqué, et il les faisait mieux que moi et sa grand-mère, qui aurait pu être un maître là-bas. 175

Remercie [les gardiens] très humblement, mais l'intention, dirige-la vers cet homme 48. [le Tout-Puissant] en mon âme et en mon cœur est imprimée la Loi, la vraie, celle que mes parents m'ont enseignée, que j'ai bue avec le lait maternel, celle en laquelle je crois, que je garde et observe. Tout le reste est mensonge. Et s'il m'arrive de dire autre chose, ce n'est qu'avec les lèvres, car [la Loi] est gravée en mon cœur. 179

Il reprend la plume le lundi 26 mars, quand commence la Semaine sainte, pour enregistrer ce que disent les prisonniers du « cachot aux deux fenêtres» (où Juan de Leon n'est plus seul: nous apprenons au passage qu'il s'y est vu adjoindre la compagnie de deux autres détenus: Francisco de Medina, le Borgne, et Duarte de Torres) 98. · A 3 heures de l'après-midi, les trois prisonniers sont postés « devant la fenêtre de leur cachot» ;« Restons là pour voir passer la procession de ces chiens noirs et galeux», propose Juan de Leon, « pour rire un peu » 99 , et ils échangent quolibets et plaisanteries. Même manège le lendemain mardi:
- A qui ressemble-t-il ? demande le Borgne à propos de l'image du Christ.
- A ces Indiens caciques ! répond Torres, et tous d'éclater de rire.
- Pas si fort, on peut nous entendre, fait observer le Borgne.
- Si je pouvais parler plus fort, je le ferais! réplique Leon, qu'est-ce que ça peut me faire? Ne suis-je pas prisonnier parce que je suis juif ? 193-4

« Le Vendredi saint, 30 mars de la présente année 46, après 11 heures du soir ce témoin entendit de nombreux coups, des cris et du vacarme […] ils étaient si nombreux à parler qu'il ne put comprendre, sinon par moments; ils donnaient des coups ensemble et criaient: « A mort! A mort! » Ils le répétaient souvent, et le tapage dura longtemps [...J ils frappaient de la vaisselle ou des objets en métal, avec des bâtons [...] Juan de Leon et ses compagnons frappaient eux aussi de nombreux coups contre les murs, et sur des choses qui résonnaient, comme des plats; ils firent grande fête, avec la bouche ils imitaient la trompette [. ..] Gonzalo Vaez ne manqua pas de participer à la fête en faisant tinter ses chaînes, en chantant et frappant contre la porte et il répétait : « A mort ! A mort ! A mort le traître qui nous tient ici! » Et dans le patio et tout le couloir on répétait : « A mort ! A mort 106 ! »

(« ces blasphèmes s'adressent à Jésus ») 195

Dénoncé de nouveau, Francisco « s'agenouillait, Je corps penché, tête baissée jusqu'au sol » : soit la posture que Juan de Leon lui avait enseignée en prison. José précise qu'alors Maria observait une attitude différente: « et sa femme, bien qu'ils priassent ensemble, ne s'humiliait pas jusqu'à terre comme ledit Francisco Botello. 207
Sa femme Maria, vieille chrétienne, contre qui les accusations ne portent pas :

En dépit des charges dénoncées par José, l'acte d'accusation contre Maria reste fondé sur des bases extrêmement fragiles. Est-ce la raison pour laquelle les Inquisiteurs décident de recourir à une procédure véritablement étrange? II s'agit en effet de faire examiner l'accusée par des médecins afin de vérifier si elle porte la marque d'une « circoncision». Aussi étonnant que cela puisse paraître, les Inquisiteurs se réfèrent à 1'« expérience» des procès instruits au cours des années 1640, qui auraient attesté une telle pratique chez certains judaïsants: (( En reconnaissance de la loi de Moïse, ils célébraient une cérémonie particulière: au lieu de la circoncision que ladite loi ordonne de pratiquer sur le prépuce des garçons, ils prélèvent aux filles lin morceau de chair sur l'épaule ou sur la partie supérieure de l'omoplate 156.
Aux protocoles du procès de Maria sont donc jointes les copies des confessions que firent (séparément) Clara, Ana, et Antonia Nuñiez, filles de Duarte de Leon Jaramillo, et qui décrivent avec force détails l'opération que leur père aurait pratiquée sur elles. Écoutons par exemple le récit d'Antonia Nunez:

Un matin, lui semble-t-il, après que ledit Duarte de Leon lui eut enseigné la Loi, il l'entraîna dans ledit magasin ; il ferma toutes les portes, et en présence de ses frères, Francisco de Leon et Simon de Leon, il la dénuda jusqu'à la ceinture; il lui dit qu'il allait faire une marque sur son épaule gauche, en signe qu'elle était juive; il lui banda les yeux avec une serviette en toile de Rouen, et lui lia les mains aux poignets avec un mouchoir; elle sentit qu'il lui coupait avec un couteau un morceau de chair de l'épaule gauche; puis il lui débanda les yeux, détacha les mains, et elle vit qu'il avait coupé à cet endroit un morceau de chair, grand comme un demi-real; elle saignait beaucoup et sentait une grande douleur; ledit Duarte de Leon lui versa une poudre, elle ne sait laquelle, puis mit une pièce d'étoffe et la rhabilla. Il prit ensuite le morceau de chair, le fit rôtir sur les charbons d'un brasero et le mangea en ledit Simon 157. 209-10

Dans l'état actuel de la documentation nous n'avons repéré que les deux cas exceptionnels de Duarte de Leon et de Francisco Botello : ils ne suffisent pas à démontrer que la pratique d'une « circoncision» féminine était répandue dans les milieux judaïsants de Nouvelle-Espagne. Mais admettons l'hypothèse d'un dérèglement de l'esprit chez Duarte de Leôn; supposons que les conditions de la clandestinité marrane, la coupure entre le masque trompeur et la personne authentique, l'obsession fait dériver vers des croyances et des pratiques délirantes.
Peut-on avancer la même hypothèse pour Francisco Botello? Il n'est pas invraisemblable que ce dernier ait eu quelque écho de ces croyances, puisque aussi bien tous deux appartiennent au même cercle de parents et alliés.
Francisco Botello, qui lors de sa première prison manifestait tant de regret de n'avoir pas épousé une observante de la loi de Moïse, aurait-il imposé cette manière de « conversion » à Maria de Zarate ? 211

Il ne fait pas de doute que ces querelles de Botello contre les gardiens ont pour but de lui permettre de respecter les règles alimentaires de la loi de Moïse et de jeûner à sa guise. 224
L'estrade de l'autodafé du 19 novembre 1659 :
L'attitude de BoteJlo est bien conforme à ce que nous savons du personnage: « en écoutant la sentence, il provoquait ceux qui se trouvaient alentour en faisant des signes de joie et de contentement 204 ».
Le même Diego Diaz, lorsqu'on lui présente un crucifix, « instrument de son salut », le repousse: « Enlevez cela, Père, ce est qu'un morceau de bois qui ne sauve personne206
« Francisco Botello, le Juif le plus endurci de tous ceux qui furent châtiés pendant tant de siècles par le Saint-Office, sans qu'on n'ait pu lui faire prononcer le nom de Jésus ni celui de la Très Sainte Vierge, se laissa brûler vivant 208. » 228

En entrant dans son cachot pour lui apporter son déjeuner, ils le trouvèrent revêtu d'une chemise propre, mise par-dessus ses vêtements à la manière d'un surplis. Ils lui demandèrent ce que cela signifiait, et il leur répondit que ceux qui observaient la loi de Moïse faisaient ainsi; que cette loi était la plus pure et la meilleure; et aujourd'hui[...] il leur a dit qu'il n'était pas chrétien, mais juif, qu'il ne croyait pas au Christ et autres irrévérences de ce genre38.

On peut supposer que cette chemise bizarrement revêtue pardessus les habits tient lieu, pour Fernando, non pas de surplis comme le dit l'alcaide, mais de châle de prière (tallet).
« Il dit qu'il ne voyait pas en quoi il avait commis un délit, qu'il est juif, observant de la loi de Moïse, comme sa mère er son père le lui ont enseigné. » 239

· « Il dit qu'il est circoncis parce que c'est mémoire d'Israël 49 » ; ou encore: « Il dit qu'il serait ce qu'il lui conviendrait d'être, soir catholique, soit juif, soit maure, soit anglais, et que celui qui était de Judée devait être précisément de Judée 50. » Ce dernier propos, sous son apparence provocante et évasive, suggère une définition de l'identité associant tout à la fois une conception relativiste et un facteur historique, voire généalogique. L'on est tenté de rapprocher ce relativisme de celui de Francisco Botello qui, on s'en souvient, énonçait des aphorismes analogues: « De qui je suis, je suis ; à qui j' appartiens j'appartiens. »
Dans les deux cas l'individu reçoit son identité du groupe où il est né, auquel le rattachent des liens de solidarité, avec en outre, dans celui de Fernando de Medina, une insistance plus explicite encore sur J'héritage reçu et le culte de la mémoire. Dans une autre réponse en effet, concernant la prière quotidienne du soir, Fernando la récite tout d'abord en hébreu, puis en donne une traduction en espagnol : celle-ci, malgré des aspects qui peuvent sembler fantaisistes, insiste tout particuJièrement sur le thème de la filiation, maintenue présente à l'esprit par la vénération cant des patriarches bibliques que du nom juif reçu à la naissance :
C'est la loi qui est établie entre nous, que nous désignons du nom que nous avons reçu de nos antiquités et du temps présent, celui qui perpétue notre maison, le nom naturel qui nous a été donné à notre naissance, que nous évoquons tous les jours et vénérons par-dessus tout 51. 242-3
Ce qui paraît très remarquable, dans la prière de Fernando, c'est une absence: rien de moins que celle de Dieu, qui nulle part n'est évoqué! La conscience de l'identité juive, dépouillée de sa dimension religieuse, n'implique plus que des obligations morales: exigence de justice et fidélité aux ancêtres.
S'il a de la vénération pour Jésus-Christ, c'est parce qu'il appartenait à la nation 52 . 243

Il dit que les hommes peuvent trouver leur salut dans toutes les lois et toutes les sectes, affirmant qu'il en était de même pour la loi caduque de Moïse, qu'il la considérait comme bonne, telle qu'on la lui avait enseignée, et pour y avoir été élevé. 246
Au-delà du relativisme religieux, la fidélité à l'identité juive, conçue comme filiation, héritage, appartenance à une communauté de destin. Ici encore l'on est tenté de rapprocher cet attachement des aphorismes de Francisco Botello : « être ce qu'on est, mourir en restant ce qu'on est ». Mais chez Fernando de Medina la conscience identitaire s'accompagne d'une prégnance encore plus forte de l'idée de« Nation », tandis que s'estompent les pratiques rituelles et le contenu proprement religieux du judaïsme. Dès lors que s'efface la croyance en Dieu, l'appartenance à la « Nation» se sécularise, et la foi se transforme en culte du souvenir érigé en devoir absolu. 247

Theresa réunit en sa personne, et exprime à sa manière, « rustique », les orientations les plus diverses (et opposées) de la religiosité marrane. : sa plus grande faute, en définitive, est d'avoir osé dire devant les Inquisiteurs, et sans doute cru (au moins quelque temps), que Moïse et Jésus étaient la même personne, fils de la Reine Esther elle-même assimilée à la Vierge Marie. 271

Chapitre VIII

Au début des années 1710, les familles Coutinho et Mendes da Silva se trouvèrent prises dans la vague de répression des nouveaux-chrétiens qui, depuis le début du siècle, allait s'amplifiant à Rio de Janeiro.

Brites elle-même lui avoue : «Si vous étiez comme moi, nous pourrions nous marier, mais je ne peux pas vous en dire plus ». « Il y a une cause particulière que je ne peux pas vous dire. »

Une autre fois, elle lui dit que le nom de juif signifiait être juste, que leur sang était plus pur, et où elle regrettait de ne pas être juive des quatre quartiers. 282

Joao Thomas de Castro, chargé d'un lourd héritage familial, suspect en tant que diminuto, a en effet été placé dan une cellule de surveillance, l'une de ces fameuses carceres de vigia où, à travers des ouvertures secrètes, les prisonniers étaient épiés pendant des journées entières 27.
A l'inverse des geôles de l'Inquisition espagnole, où les Gaspar de Alfar et autres mouchards guettaient les sons, les carceres de vigia nous mettent en présence de scènes fascinantes de voyeurisme, au cours desquelles les prisonniers apparaissent comme des pantins dérisoires, quotidiennement surveillés à leur insu. 284
il confesse avoir dit à Rodrigo Nunes (son compagnon de cellule) « qu'en sortant de prison, il partirait pour Livourne, afin d'être circoncis et de vivre dans la Loi de Moïse pour le salut de son âme 69».
Son plus grand secret Joâo Thomas dit à haute voix, devant les Inquisiteurs, la prière qu'il adresse à Dieu chaque matin, après avoir récité un psaume de David, et qu'il répète maintenant avant de monter sur le bûcher:
Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, Dieu d'Israël, Adonaï, Dieu de mon secours, accorde-moi le salut, pardonne-moi mes péchés à l'heure de ma mort 70.

La question du jeûne et l'identité religieuse crypto-judaïque.

Antonio da Silva, auteur de théâtre de marionnettes.
Mais la portée du rire dépasse largement les seuls mécanismes des séquences comiques. Soit l'épisode au cours duquel le véritable Saramago est convaincu par son double qu'il n'est pas lui-même108 : outre l'irrésistible hilarité que déclenche la scène, on ne peut manquer de poser, sur un autre plan la question (sur laquelle on reviendra) des incertitudes de l'identité et de l'altérité, et de l'altération de l'identité. Cependant, au fur et à mesure des péripéties, l'on passe peu à peu de la confusion cocasse au pesant cauchemar, jusqu'à ce que les véritables Saramnago et Amphytrion se retrouvent en prison…
A. prononce la fameuse tirade
« Si c'est être coupable que de ne pas être coupable, alors, je suis coupable. » 314
Dans ce monde de l'illusion trompeuse et du vain détour, la figure qui correspond à ces plis et replis, puis à la clôture de l'intrigue n'est autre que celle du labyrinthe, le monument même de Dédale, devenu prison pour son auteur… 317

Foi, mémoire, oubli

Et cependant, d'un portrait à l'autre, signalant comme un style propre et une identité commune.
Mais comment expliciter l'unité sous-jacente à des actualisations si différentes? On connaît la définition de Carl Gebhardt, selon laquelle « le marrane est catholique sans foi, juif sans savoir, et pourtant juif de vouloir 1». ;
Non seulement volonté, mais aussi reconstructions religieuses, alliances préférentiellement endogames, valorisation du secret.
Au fondement, en effet, le devoir du souvenir s'impose comme exigence première de perpétuer la mémoire des conversions forcées, du sacrifice des martyrs, et d'entretenir la fidélité à la foi des ancêtres. 321
Il est vrai qu'au fil des décennies, des siècles, le contenu proprement religieux de la tradition transmise au sein des familles nouvelles-chrétiennes s'appauvrit inéluctablement. Cependant, les deux manques relevés par Carl Gebhardt, à savoir l'absence de foi chrétienne et la méconnaissance du judaïsme, loin de ne produire que du vide, en fait se combinent positivement dans une activité intellectuelle et spirituelle de recomposition - de « bricolage » - tant des catégories de croyance que des pratiques rituelles.
Aussi bien les exemples ne manquent-ils pas d'interférences entre l'éducation chrétienne et ce qui reste de l'héritage juif, dans un vaste éventail d'hybridations, de mélanges et de combinaisons syncrétiques qui constituent une forme originale de métissage, propre au marranisme.
Le rejet du culte des saints, en milieu marrane, n'est pas aussi radical qu'on aurait pu le supposer: par analogie, ce sont des figures de l'Ancien Testament qui sont l'objet de formes de vénération inspirées du modèle chrétien. Tant au Brésil qu'en Nouvelle-Espagne, prières et neuvaines sont adressées à « saint Moïse» et à la Reine Esther, en combinaison parfois avec des saints de la tradition catholique. 322
Les prisonniers accusés d'hérésie judaïsante faisaient souvent état, devant les Inquisiteurs, de leurs doutes, hésitations… Mais l'on peut aussi admettre que, dans bien des cas, ils exprimaient sincèrement les affres d'une « conscience déchirée ». L'éducation chrétienne laissait des traces parfois indélébiles, et l'on se souvient qu'un Antonio Fernandez Cardado continuait à prier pour les âmes du Purgatoire.
- C'est un autre type d'ambiguïté qu'illustre une scène qui se déroule, à Mexico encore, chez Simon Vaez Sevilla. Il s'agit de la célébration de la Pâque, dans une cérémonie où le rôle cl' officiante est joué par la belle-mère du riche négociant, la « dogmatiste et rabbine » Blanca Enriquez. Les fidèles se réunissent dans une salle retirée de la maison; on a préparé clandestinement le pain azyme et l'officiante procède à sa distribution : les personnes présentes défilent devant elle, les unes après les autres ; elle brise à chaque fois un petit morceau de pain azyme et le dépose dans la bouche du fidèle, à la manière, et en expiation de la communion chrétienne 6.
La tension entre les deux religions, christianisme et judaïsme, se traduit également par la prise en compte des arguments polémiques qu'elles opposent l'une à l'autre, de sorte que leur neutralisation réciproque peut conduire, sinon nécessairement à l'incroyance . et au scepticisme, du moins à certaines formes de relativisme religieux. En ce sens, les nouveaux-chrétiens contribuent largement à l'émergence et à l'élaboration de la modernité en Occident.

Une quarantaine d'années plus tard, après la première vague de répression inquisitoriale, le fonds commun paraît se réduire aux composantes banales répertoriées par le Saint-Office (dont les édits de foi ont pu contribuer, paradoxalement, à la diffusion) : interdits alimentaires plus ou moins strictement respectés, bougie du vendredi soir, linge propre du Shabbat, rites funéraires particuliers, parfois célébration de la Pâque, et surtout pratique des jeûnes, principalement ceux du Grand Jour et de la Reine Esther. 327 Mais il est remarquable que l'on puisse relever, en Nouvelle-Espagne, cent cinquante ans après la conversion forcée, la pratique très répandue de la circoncision (même si celle-ci ne revêt la forme que d'une entaille symbolique) : plus de 80 % des « inspections» effectuées par les chirurgiens sur les prisonniers des années 1640 aboutissent à une conclusion positive24. 328

Dans la Nouvelle-Espagne des années 1630, ces réseaux fondés sur les relations, les complicités religieuses et les liens de parenté sont encore solidement constitués, comme en témoignent les groupes qui gravitent autour d'un notable aussi puissant que Simon Vaez Sevilla, ou de guides spirituels tels que Leonor Nuñez ou Tomas Tréviño de Sobremonte. Ces solidarités comportent également une dimension que l'on peut dire ethnique, avec la conscience d'appartenir à une communauté qui n'est autre que la Nação. Les statuts de pureté de sang contribuent évidemment à entretenir le sentiment d'une différence, parmi les nouveaux-chrétiens, mais non pas nécessairement dans un sens négatif : l'inversion du stigmate en orgueil quasi aristocratique des origines. Aussi peut-on dire que les réseaux marranes de l'Empire espagnol, organisés jusqu'alors autour de personnalités prestigieuses et largement ramifiés d'un continent à l'autre, sont désormais démantelés, et leurs liens fragmentés.
Les grandes vagues de répression des années 1630 au Pérou et en Nouvelle-Grenade, et des années 1640 en Nouvelle-Espagne, frappent en effet sévèrement les groupes de nouveaux-chrétiens judaïsants, dont les traces ensuite s'estompent rapidement.
De sorte qu'ils s'inscrivent dans un contexte où sur les persévérances de la mémoire commencent à l'emporter, inéluctablement, les effets de l'oubli.

En revanche, au Brésil, les conditions semblent mieux réunies pour une plus forte résistance de la mémoire marrane.
D'où cette autre donnée essentielle, à savoir le décalage de la conjoncture, d'un siècle environ, par rapport aux colonies espagnoles, puisque ce n'est qu'à l'extrême fin du XVIIe siècle que se déclenchent les vagues répétées des procès contre les judaïsants, et qu'elles se prolongent jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Quand on ne sait plus exactement comment se déroule telle cérémonie, on en parle, comme le faisaient Manuel Bautista Perez et ses proches, non seulement pour tenter d'en retrouver le souvenir, mais aussi et surtout parce que ce genre de parole tient lieu désormais de rituel.
Même quand s'est perdue la signification · de certaines coutumes, l'on peut fort bien les transmettre en tant que traditions familiales, bien qu'on ne sache plus très bien à quoi elles correspondent.
D'où de paradoxales fidélités: c'est ainsi que bien des familles chrétiennes, et qui se veulent telles, ont continué jus qu'à nos jours, plus particulièrement au Brésil, à observer les règles alimentaires, à allumer la bougie du vendredi soir, tout en étant désormais persuadées qu'il s'agit de coutumes parfaitement chrétiennes.

Même si, dans leur cas comme dans tant d'autres, la tradition est dans une certaine mesure réinventée, ils se rattachent au moins spirituellement, par la foi religieuse et la conscience de l'identité, aux ancêtres qu'ils se donnent, les Luis Comme si la foi du souvenir qui animait les judaïsants des temps passés, survolant les siècles, venait en quelque sorte se réincarner jusqu'à nos jours. 332

« L'existence de Juifs clandestins. en plein XXe siècle. dans un pays démocratique et républicain d'Europe, paraît, à première vue, invraisemblable... Pourtant, ils existent encore, au Portugal ! » -

Telle est l'ouverture de Os Cristãos-Novos em Portugal no século XX.
Samuel Schwarz publie son ouvrage, en 1925, il est conscient que sa découverte va faire sensation.
C'est bien le bref ouvrage de Samuel Schwarz qui fait date : il y avait dans la révélation quelque chose de romantique, et son récit se nimbait d'un halo qui suscitait l'émotion. Les circonstances de sa découverte sont à elles seules si extraordinaires, et riches de sens, qu'elles méritent d'être à nouveau contées 7.
Samuel Schwarz était un Juif polonais, ingénieur des mines, qui avait été envoyé dans le nord du Portugal, à la fin de la Première Guerre mondiale, pour y diriger des travaux de prospection. Au cours de ses activités, il rencontra en 1917 un habitant de Belmonte qui, pour obtenir un marché et écarter un concurrent le mit en garde contre ce dernier : « Il suffit que je vous dise qu'il est juif (judeu). » L'avertissement produisit évidemment u effet inverse et incita Samuel Schwarz (qui n'avait pas manqué en Pologne, d'acquérir une certaine expérience de l'antisémitisme) à tenter d'en savoir davantage.
Mais l'enquête s'avéra extrêmement difficile, car il apparut que les marranes de Bel monte ignoraient tout du monde extérieur: ils ne concevaient pas qu'un juif pût avoir l'aspect d'un ashkénaze polonais, et surtout ne cherchât pas à cacher son judaïsme, comme ils le faisaient eux-mêmes.
Schwarz se rendit bientôt compte que c'étaient les femmes […] qui présidaient les cérémonies religieuses 9. · Aussi bien ne gagna-t-il définitivement la confiance de la communauté qu'après une épreuve décisive auprès de ces dernières. , Samud Schwarz prononça évidemment le Shema: et il vit qu'au mot Adonaï les femmes se voilèrent aussitôt les yeux de leur main; quand il eut terminé, la « sacerdote » s'adressa avec autorité à ceux qui les entouraient: « Il est réellement juif, parce qu'il a prononcé le nom d'Adonaï 12. »
Développer parmi les marranes un mouvement de retour au judaïsme.
Le rapport de Lucien Wolf aboutit à la création du Portuguese Marrano Committee à Londres pour rassembler l'aide au prosélytisme juif parmi les marranes portugais.
Dans un premier temps, l'action prosélytique obtint des succès encourageants.
Mais les résultats atteints par l' « Œuvre de Rédemption» restèrent finalement bien éloignés des espoirs de ses fondateurs. Parmi les groupes marranes (qui pouvaient compter de quinze à vingt mille personnes 18 . l'immense majorité d'entre elles n'a aucunement adhéré au judaïsme officiel. Pourquoi cet échec ?
L'explication ne se réduit pas à la seule anecdote, à savoir les dissensions au sein de l'équipe réunie autour d'Arturo Carlos de Barros Basto.
En fait, c'est l'entreprise même de prosélytisme qui non seulement ne correspondait pas à la doctrine générale ment admise par le judaïsme officiel, mais encore se heurtait à la réalité même de la religiosité marrane, enracinée dans la clandestinité depuis des siècles. Samuel Schwarz n'avait pas manqué d'insister sur ce facteur essentiel: « Ce qui frappe le plus, quand on veut étudier la vie de ces Juifs, c'est le grand secret qui continue à entourer, aujourd'hui encore, leurs cérémonies et pratiques de religion juive, comme aux anciens temps de l'Inquisition 20. »
Il semble que la plupart des groupes recensés à l'époque de Samuel Schwarz, dont on relève quelques traces encore dans les années 1950, aient de nos jours pratiquement disparu 21.
C'est ce qu'explique le regret nostalgique de dona Emilia, la matrone de Belmonte dans le film de Frédéric Brenner : grâce à laquelle nous percevons un écho, jusqu'à nos jours, de ce que fut le monde marrane : « pour moi ces nouvelles prières ne sont pas comme les nôtres [...] la [religion] moderne, je n'y vais pas. Je pratique celle de mes parents [...] la mienne est la bonne, c'est celle que m'ont transmise mes parents 22. » 339

Ce qui distingue les familles en question des aunes familles brésiliennes, c'est la pratique de coutumes transmises depuis de nombreuses générations. 340
L'observation de ces règles détermine une éducation sévère des enfants, auxquels il est absolument interdit de consommer hors de la maison quoique ce soit (même de l'eau!). L'on n'est pas surpris non plus de retrouver la bougie allumée le vendredi soir: mais c'est en l'honneur « des anges », car on n'utilise pas non plus le terme de Shabbat; le samedi est néanmoins jour de repos.
« Quand je demandais à ma mère: "Pourquoi doit-on faire ça, ne pas faire ça?". Elle me répondait: : "On fait comme ça parce qu'on doit faire comme ça, à la fazenda, on faisait comme ça." C'était une évidence, elle n'admettait pas de questions.

La porte était ouverte, et je suis entrée. Et alors, voyez-vous, je n'ai Jamais eu une sensation pareille. Tout le monde sait comme il est bon de revenir à la maison, chez soi. Je me suis mise à pleurer, je ne me contrôlais plus, c'était comme une crise. Une dame blonde se trouvait là, elle m'a regardée, effrayée, je pleurais, je pleurais, je pleurais, je pleurais... Je suis revenue à la maison, me disais-je, quel bonheur! » 346

L'un des thèmes notables du discours de Paulo Valadares est bien celui de l'héritage du sang et de l'impérieuse obligation de l'endogamie.
« Mon père est né dans la ville de Trancoso, au Portugal, et ma mère dans le sertao du Sergipe. Ils étaient cousins. Malgré la distance, il y a toujours eu des relations, dans ma famille, entre ceux du Brésil et ceux du Portugal.
Il y a une plaisanterie qu'il avait l'habitude de faire: « Si ru passes devant une église, n'éternue pas, sinon on croira que tu fais le signe de croix! »
« Pour la nourriture, nous ne mangions pas de porc, pas de sang, pas de mélange de viande et de lait, rien de tout cela. La première chose: nous ne devions avoir aucun contact avec les voisins. Il nous était totalement interdit de manger ou de boire quoi que ce soit à l'extérieur de la maison. Absolument rien, même pas de l'eau. Mais il fallait aussi prendre garde à n'offenser personne, donner de bonnes raisons...

En réalité, la famille voulait qu'ils soient du même sang. C'est ce qui importe: le même sang. De là vient la différence entre ma famille er les autres : « Je veux notre sang. » C'est pourquoi les mariages n'ont pas lieu seulement entre cousins, il y en a également entre oncles et nièces si la différence d'âge n'est pas trop grande. Par notre sang, nous ne sommes pas comme les autres ; il y a nous, et il y a eux. Notre identité, ce n'est pas la religion, c'est le sang.

La coutume est pratiquée depuis longtemps maintenant, et nous nous rendons compte que les familles commencent à disparaître parce qu'elles sont moins fécondes, elles ont moins d'enfants.
Moi-même je suis resté célibataire parce que la cousine avec laquelle je devais me marier, selon l'apanha, en a épousé un autre. 354
J'ai un profond attachement pour l'Etat d'Israël et je crois en la venue du Messie.

Geraldo A., magistrat de haut rang, considère (ainsi que le faisait Isabel A.) le jour de sa conversion comme le plus beau jour de sa vie: il s'est alors mis en accord non seulement avec lui-même, mais encore avec ses ancêtres. Car loin de penser qu'accepter la conversion serait les trahir, il éprouve l'intime conviction d'avoir, lui aussi, accompli leurs vœux. « Je suis si heureux d'avoir fait ce que mes ancêtres auraient tant voulu pouvoir faire eux-mêmes! » 359

Pour les marranes, ce qui convient, ce n'est pas la conversion, c'est le "retour".

Odmar Pinheiro Braga, âgé de 48 ans.
« Nous sommes juifs de sang, de tradition, de culture. Sans nous convertir, jamais. Nous convertir, ce serait une négation de nous-mêmes, une négation de nos ancêtres. ;. Il y a cinq cents ans nous avons dû subir, de force, une première conversion. Pendant des siècles nos ancêtres ont souffert, sont morts sur les bûchers pour nous transmettre le judaïsme. Et maintenant que nous sommes libres nous devrions accepter une deuxième conversion? Non, ce serait nier notre conscience, nier la conscience de nos ancêtres, renier nos ancêtres qui sont morts en accomplissant la Torah. 363
Maintenant la vie marrane, la vie en double, la vie double, c'est fini, le temps du rachat venu.
Ce qui compte, c'est de vivre en Juif. Le plus important, le plus sacré pour moi, c'est de célébrer un beau Shabbat avec ma famille, dans ma famille. 365


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