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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3-21.2


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 21

La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(des "trente glorieuses" aux trente pleureuses)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...


Un idéalisme de la sensation. Politique de la jeunesse (1)

"Que transmettrons-nous à nos enfants ?" titrait Le Monde de l'éducation de septembre 1983. Comment se pose, dans les années quatre-vingt, le problème de la reproduction familiale ? Nous venons d'évoquer, à la faveur d'un montage qu'excuse, on l'espère, la nécessité d'abréger la péripétie du propos, l'"archaïsme", l'"embarras", l'"inutilité" de la différence des sexes dans une société principalement ordonnée à la transformation de la matière. S'il est constant que les sociétés humaines se reproduisent en dressant et poliçant cette repousse d'elles-mêmes que constituent les jeunes générations, au prix d'une éducation de leur exubérance, de la conversion de la sauvagerie naturelle en civilisation, c'est que toutes considèrent, en effet, que la jeunesse, promesse d'"éternité", ne détient pas naturellement la clé de son propre développement et que la coercition, "intimidation d'une liberté encore enveloppée dans la nature", comme dit Hegel en son langage, répond "à la nécessité d'être élevé qui existe chez les enfants comme le sentiment qui leur est propre de ne pas être satisfait de ce qu'ils sont" (Principes de la Philosophie du Droit, § 174-175). Que le surgeon humain doive être taillé, greffé, c'est le sens des images qui assimilent l'éducation à la domestication de la plante, l'initiation au sacrifice ou à la consécration des prémices. Comme l'âme du mil (vide supra : chapitre 5 : L'Âme du mil, sur l'agronomie traditionnelle), l'âme humaine aurait besoin d'être circoncise. Narcisse doit mourir pour naître homme. Etre Hyacinthe, c'est, indéfiniment, rester en retard de puberté (vide supra : chapitre 2.09 : Souveraineté de la distinction)...

Dans la société moderne, à l'inverse, il existe un faisceau de raisons qui, ainsi qu'on l'a noté à travers la thématique gombrowicienne (vide supra : chapitre 11 : Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie), font du jeune le modèle du vieux, de l'immaturité le modèle de la maturité : le vieux puisant chez le jeune la vérité de son être. Qu'est-ce donc qui fait du jeune, non plus simplement l'avenir, mais le dieu de la cité ? La mode du jeune n'est évidemment pas neuve. Elle s'est seulement généralisée. "La jeunesse doit tout critiquer". Cette vérité, diversement appréciée, qu'un président fit sienne après l'orage de 1968, est de toutes les époques. "Le maître a peur de l'écolier et le flatte ; l'écolier tient le maître et le pédagogue en mépris. D'une façon générale, les jeunes se donnent l'air de sages et disputent le premier rang à leurs aînés, tant en paroles qu'en actes, tandis que ceux-ci, complaisants pour les bouffonneries des jeunes, s'abaissent à leurs façons de peur de passer pour d'ennuyeux despotes." Ce constat désabusé n'émane pas du "Courrier des lecteurs" du Figaro, c'est celui de Platon dans la République (VIII, 563 a - 563 b).

La mode du jeune repose sur une propriété "technique" : le cerveau du vieux meurt avec ses neurones. Pure puissance et jouissance de la forme (vide supra : chapitre 8 : Sur l'innovation : L'invention est un jeu d'enfant), le génie puéril réside dans ce pouvoir de liaison qui crée des relations là où la raison n'en voit pas ou n'en veut pas. La néoténie est la "pâte" de la nouveauté et de l'apprentissage de la nouveauté. A l'époque de la Découverte, on laissait un jeune garçon, généralement un orphelin, chez les naturels pour servir de "truchement" à la prochaine expédition. C'est aux jeunes fils d'un daimyo japonais que les jésuites font visiter la cour du Portugal, afin qu'ils témoignent de sa richesse et de leur crédit. "L'âme à l'état originel, écrit Ibn Khaldun (déjà cité), est prête à recevoir n'importe quelle influence, bonne ou mauvaise. Comme le dit Mohammed, le Prophète : 'Tout enfant naît à l'état naturel. Ce sont ses parents qui font de lui, un Juif, un Chrétien ou un Mazdéen'". (Discours sur l'histoire universelle) Du fait de cette plasticité, le jeune détient la puissance de renouvellement de l'esprit ; il manque quelque chose au jeune s'il n'est pas formé ; il manque quelque chose au vieux parce qu'il a été formé. La jeunesse fixe et relance la nouveauté ; elle l'"attrape" et l'intègre dans le savoir de la société. Elle l'immobilise aussi et, devenue inutile vieillerie, elle pétrifie le savoir et freine l'évolution sociale. Quand on doit "reconvertir" une région de la mine à l'électronique, on ne mise pas sur les hommes de plus de quarante ans. "La compagnie japonaise Hitachi a envoyé récemment une lettre à ses employés de Hirwain, au Pays de Galles, incitant au départ volontaire ceux qui ont plus de... trente-cinq ans. Inquiète de l'âge moyen de son personnel qui atteint... quarante ans, Hitachi explique que les "vieux" sont plus souvent malades, qu'ils sont lents, qu'ils ont perdu de l'acuité visuelle et qu'ils résistent davantage aux changements. Voilà qui expliquerait, en partie du moins, les pertes régulières de cette usine de téléviseurs, selon la compagnie nippone. Hitachi propose donc une prime de départ de 1.800 livres aux salariés de plus de trente-cinq ans qui cèdent leur place à des adolescents de seize ans juste sortis des classes." (Le Monde du 12 décembre 1984) Le proverbe énonçant qu'"on n'apprend pas aux vieux singes à faire des grimaces" signifie peut-être aussi qu'ils ne peuvent plus en apprendre de nouvelles.


Affiche de Mai 68


Savoirs et dogmes

Les éducateurs ont coutume de dire qu'ils ne veulent pas de copies conformes ou des perroquets, mais des sujets inventifs. On sait, en réalité, ce qu'il en est : il faut les étonner, mais avec leurs propres tours. (C'est l'esprit de : "Si vous avez du talent, on vous reconnaîtra du génie. Si vous avez du génie, on ne vous reconnaîtra aucun talent.") Il y a une disposition de l'esprit adulte à conserver, à la fermeture, à l'ossification : "Les savants sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie et nuisibles dans la seconde". L'acceptation des théories nouvelles résulte souvent moins de leur force de conviction ou de leur valeur propre que de l'extinction, naturelle ou non, des partisans des anciennes. Il n'est pas inutile, pour comprendre la succession des modes intellectuelles, de les mettre en parallèle avec la succession des générations. L'usure et le déplacement d'intérêt enterrent généralement plus vite que la réfutation. Mais les mêmes cherchant indéfiniment à perpétuer les mêmes idées selon une sorte de loi de Mariotte de l'idéologie, le pouvoir ou la célébrité donnant, de surcroît, l'illusion qu'on peut faire exception à la fatalité du renouvellement générationnel, les idées neuves, celles des hommes nouveaux, ne seraient même pas entendues si la fougueuse jeunesse n'y prêtait foi et ne s'en faisait le porte-voix. La publicité, qui fait des vedettes intellectuelles des emblèmes générationnels, les désigne aussi comme les repoussoirs de la génération suivante. L'effet de savoir de ces "systèmes-à-la-mode", avec leur rôle de mise en forme du monde, de tri des apparences, de prêt-à-penser, de discrimination du bien et du mal, est celui d'idéologies : qui se succèdent, se remplacent, s'annulent et ne s'aditionnent jamais. Alors que l'histoire des sciences est l'histoire continue d'une totalisation ou d'un englobement de concepts qui échappent à la subjectivité de leurs auteurs (ceux-ci passent dans l'univers des choses : 1100 hectopascals, 200 joules, 80 décibels, n curies ou becquerels...) et qui sont idéalement valables pour tous les hommes, les idéologies sont tout entières prises dans l'expérience subjective d'une situation et d'un moment. C'est chaque fois et toujours la dernière et la bonne ; mais la génération suivante se donne pour première tâche d'en produire une, aux mêmes conditions, qui en soit l'exact démenti. La phrase de Hobbes : "La géométrie rassemble les hommes, la science sociale les divise", n'est pas seulement vraie des intérêts économiques et politiques, des cultures, des sexes, elle l'est aussi des générations.


"Je vous le cède en viager... occupé."
Illustrations de Trez pour La tribu des hommes verts : Académie mode d'emploi
(du Closel, 1989)


"Libre". "A mon maître."



La loi de Mariotte de l'idéologie

Dans un espace sans contrainte, un gaz occupe tout le volume disponible ; la loi de Boyle-Mariotte peut se formuler comme suit : "A température constante, le volume d’une masse gazeuse est inversement proportionnel à la pression" : P1 x V1 = P2 x V2. Inspirée par un slogan politique de l'entre-deux guerres (celui du cartel des gauches, après sa victoire de 1924 : "A nous les places, toutes les places et tout de suite"), l'expression triviale de cette loi pourrait être :

Toutes les places, et pour toujours

la propension à occuper tout l'espace disponible étant la chose du monde la mieux partagée.



Alors qu'on peut difficilement enterrer le chercheur, fût-il le plus obscur, qui met au point, par exemple, un vaccin ou un remède d'importance, il n'existe, en effet, en ces matières qui ignorent le progrès aucun critère qui permette de distinguer l'innovation. C'est un rapport de forces "politique" entre théories installées qui gouverne la règle de l'objectivité. C'est donc à juste titre que le notable ne manifestera qu'un mol intérêt, même quand elle est censée le concerner au premier chef, pour une nouveauté qui n'emporte aucune conséquence pratique. La question pertinente est : "Le dérangement (relatif) de cette prise de parole me sert-il ou me dessert-il ? L'importun(e) est-il(elle) soutenu(e) ? Combien de divisions ?..." Il serait d'ailleurs naïf de croire que les disciplines où l'objectivité est de rigueur fassent totalement exception au favoritisme commun des assis. Affranchi par la lecture de La double hélice, un "non-Watson" anonyme déclare anonymenent sous ce titre, dans Encounter du 31 novembre 1963, "n'étant qu'un médiocre algébriste, un scientifique compétent mais peu brillant", qu'ils sont ainsi "plus de quatre cents à la Royal Society, dont beaucoup trop doivent leur nomination à l'amitié ou à ce mécanisme subtil de la flatterie qui fait qu'un homme favorise ses imitateurs et ses collaborateurs mineurs".

Si la volonté de se survivre dans des héritiers est chose bien compréhensible, il est vain de prétendre, en ces matières, tracer des routes pour le futur et plus sage d'espérer un retour de faveur de la mode, avec les chapeaux des grand-mères, à l'enseigne du pittoresque ou du malentendu. Le seul fait de se succéder à soi-même dans des disciples qui disent à peu près la même chose démontre, s'il en était besoin, le caractère idéologique d'une charge. Ce n'est pas un hasard si, dans les activités de ce type, la polémique occupe une part essentielle. Chaque génération doit idéalement refaire le monde. Apparemment, le scénario est toujours le même. Mais, dans une société en constante évolution technique, la capacité du jeune à fixer la nouveauté assure plus sûrement la disqualification et l'expulsion du vieux que le régicide rituel. Car c'est aussi à une adaptation ou à une révolution du savoir et du savoir-faire qu'il s'agit de répondre et non plus seulement à une usure physique. Dans le scénario classique de renouvellementdu monde, il est question de restauration et de régénération. La jeunesse engrange le savoir social et lui redonne vie. Si les intrigues auxquelles nous venons de faire allusion peuvent bien se rapporter à ce schéma, le scénario moderne de renouvellement du monde, plus spontané que programmé, est à l'inverse : l'aîné y fait figure de monstre et le héros est un jeune contestant l'ordre ancien. Il s'agit de rompre avec l'autorité d'un écosystème dépassé.

Une loi élémentaire de l'économie cérébrale et morale : un temps pour la recherche, puis un temps pour l'administration

La souveraineté, même principicule, engendre des manières de cour. Elle se goûte et se donne à voir par ces marques qui distinguent l'homme ou la femme entourés de considération. Platon raillait les circonvolutions péripatétiques des auditeurs de Protagoras attentifs à ne pas perdre un éclat de la précieuse parole. (Protagoras, 315 a-b)


"Quant à moi, la vue de ce chœur me causa une joie extrême, par les merveilleuses précautions qu'on y prenait pour ne jamais gêner la marche de Protagoras en se trouvant par-devant lui ; mais au contraire, dès qu'il faisait demi-tour, et, avec lui ceux qui l'accompagnaient, c'était par une belle manœuvre, bien réglée, que ces infortunés auditeurs se séparaient sur un côté et sur l'autre, puis en exécutant leur évolution circulaire, prenaient chaque fois, avec la plus grande élégance, leur place à l'arrière."
(Protagoras, 315 b)


Les filières d'accès aux situations académiques ou universitaires – d'un confort certes relatif, mais enviables quand on ne sait rien faire d'autre – passent par d'identiques rituels. Tout ceci se fait, d'ailleurs, le plus naturellement du monde et sans penser à mal. A observer ainsi le mandarin, confortablement lové dans sa niche égologique, on pense inévitablement à l'apostrophe du critique chinois demandant la "différence entre le lettré (le mandarin), qui prospère dans un monde confiné et les poux au fond d'un pantalon".

Il est plus juste de reconnaître, c'est le propos de cette page, comme sa vertu ou sa propriété, le destin institutionnel que la chimie cérébrale assigne à l'âge. Quand la curiosité et l'innovation dénoncent le bourgeonnement neuronal – la gourme – l'instabilité noétique et l'inconstance engrammatique de l'exubérante jeunesse, il est impossible – physiquement impossible – de faire entrer du neuf dans la tête du vieux. Là se résume sa fonction.


Illustrations de Trez pour La tribu des hommes verts : Académie mode d'emploi
(du Closel, 1989)
Élections à l'Académie française : "Pour les élections pas de procuration".

Si l'on voulait que les institutions et leurs notables soient ouverts à l'innovation – mais cela ne se peut ni ne se doit – et ne se contentent plus de se reconnaître dans la progéria de leurs dauphins, il faudrait prendre en compte cette donnée première de l'économie cérébrale qui institue une opposition entre un temps d'appétit intellectuel et de goût polémique, d'une part, et un temps de satiété et d'apologétique, d'autre part. Un temps de recherche et un temps d'administration. Un spécialiste du vieillissement cérébral estime que, pour avoir quelque chance de se renouveler, il faut changer de domaine tous les dix ans. Encore cette hygiène mentale suppose-t-elle une curiosité dispose, alors qu'en période réfractaire, et celle-ci est généralement sans retour, la provocation du recommencement, loin de réveiller l'intérêt, ne produit qu'insupportable irritation. Quand on observe l'ouvrage du chercheur, on remarque souvent que sa capacité créatrice se développe sur cinq ou six années et qu'il passe le reste de sa carrière à gérer ce capital, c'est-à-dire, pour l'essentiel, à répéter bientôt, comme un vieil acteur à la mémoire rayée, des tirades défraîchies sur une scène qu'il croit reconnaître. Les tâches administratives de sa charge après quoi il fulmine sauvent en réalité le mandarin de la nécessité d'avoir à se renouveler. Il préside et préface et trouve là son véritable service. Le destin administratif évite au chercheur amorti le chemin du "cimetière des éléphants" (on désigne cyniquement par cette expression la partie sud d'une rue de Paris où des spécialistes atteints par la limite d'âge et ayant racheté leur liberté à leur organisme de tutelle vantent, avec une outrance qui fait rire les gamins – et un succès douteux – une nouveauté qui n'est plus de première fraîcheur). L'article 4 de leur code de déontologie fait "obligation aux médecins d'entretenir et de perfectionner leurs connaissances". Comment une obligation de cette sorte pourrait-elle concerner une carrière dévouée à l'idéologie ? Le médecin et philosophe La Mettrie constatait : "La médecine n'est le plus souvent qu'une science de remèdes dont les noms sont admirables, la philosophie n'est de même qu'une science de belles paroles ; c'est un double bonheur quand les uns guérissent et les autres signifient quelque chose". Si les méthodologies de ces deux disciplines sont aujourd'hui radicalement contraires, c'est que la philosophie, alors que la médecine s'est convertie au matérialisme de l'Homme-Machine (1748), ne saurait avoir d'autre destin que le savoir spécifique et sa rhétorique. Quand le scientifique a pour vocation – profane – d'inventer du déterminisme, l'idéologue a pour charge – religieuse – d'inventer de la liberté, activité dont les formes rituelles et institutionnelles ont la déréalisation de la nécessité pour idée. Perfectionner ses connaissances, cela suppose un savoir en progrès et un savant perfectible alors que le propre des idéologies est d'arrêter le temps et d'annuler la critique, d'entretenir, par la vertu de la langue de bois des dogmes et du centralisme démocratique des élections professionnelles, la fiction tranquille d'une compétence sans (véritables) opposants.

Sans la poussée de la jeunesse, les mêmes clergés, indifférents aux évolutions, les mêmes enseignements et les mêmes célébrations, dogme et rite de cette complaisance, se répéteraient indéfiniment. Et les sociétés humaines seraient aussi immuables que les sociétés animales, attendant la nouveauté d'une erreur de copie...


La Mésange bleue (Parus caeruleus), l'Académicien et le Pot au lait

L'intelligence de nos frères inférieurs est, en réalité, moins convenue. Même les linottes peuvent apprendre. La Mésange bleue offre un exemple classique à cet égard. Les mésanges, c'est connu, font leur pelote de graines pour l’hiver en utilisant leur mémoire. (Si l'on empêche le fourragement avec stockage du mésangeau, on bloque la croissance de formations neuronales spécifiquement engagées dans la mémoire spatiale qui autorise cette activité). Elles se signalent aussi par un sens aigu de l'observation et de l'innovation, comme le montre l'exemple suivant. En vertu d'un enchaînement de causes qui reste mystérieux à l'entendement continental, le sujet britannique trouve (trouvait) chaque matin au réveil une bouteille de lait à la porte de son cottage ou de son pavillon. (Voir ci-après, extraite des Inventions de W.H. Robinson, une illustration des effets de cette bouteille de lait sur le gouvernement du Royaume). Les Anglais aiment le lait (entre autres breuvages) et les Mésanges bleues aiment la crème. Une mésange ayant bon bec (et probablement juvénile – la nouveauté débecquetant le vieux, l'aventure n'est pas sa tasse de thé) s'avisa un jour, mettant à profit un défaut de conditionnement ou un accident de transport, on ne sait, que celui-ci lui donnait moyen de perforer l'opercule protecteur et de puiser à cette manne. Elle fut aussitôt imitée et la bonne nouvelle se répandit dans le Royaume en quelques semaines jusqu'aux marches du Biotope, obligeant les Laitiers à des capsules plus résistantes...

Mais le génie des Instituts est de mettre les jeunes Champollion "par-dessous les (vieux) Pardessus" (selon le mot de Champollion, recalé au Collège de France au bénéfice dudit Pardessus) et de toujours légitimement préférer les Campistrons et les Clapissons pour célébrer leur importance : la doctrine satisfaite de leurs notables, sans doute, mais aussi, à rebours du lieu commun ici servi, l'importance bien réelle de la moyenne dont ceux-ci font prospérer l'établissement. En effet, la fermeture à la nouveauté qu'une jeunesse éconduite leur impute n'est pas le principal office des Académies, des Conseils de Révision, des Jurys. Sans ces conservatoires qui fixent la marche de l'histoire et assurent la continuité de la reproduction sociale, le progrès ne pourrait rejaillir. Nécessaire récupération : vivant aux crochets de clochards, marginaux, déclassés, originaux, extravagants – en leur temps,
i.e. de précurseurs – de confortables ayatollahs, enturbannés de compétences, amalgament le neuf avec le vieux, l'inédit avec le convenu, le scandale passé avec la respectabilité présente. Dans des conférences et des colloques ou se côtoient rosettes, visons, cordons et palmes, mettant l'aventure créatrice à la portée des assis, ils incorporent le génie récessif de l'innovation à l'héritage de la culture. La recherche de la nouveauté (dont l'aiguillon tiendrait dans l'activité d'un récepteur à la dopamine commun aux volatiles curieux et aux blancs-becs impatients) n'est ni leur tracas ni leur apostolat. De même que la nature juvénile dispose bêtement à l'intelligence du neuf, à l'ouverture, à la critique et à l'invention, une loi presque aussi universelle, qui permet à l'âge de déployer ses talents et de tenir d'impatients béjaunes le bec dans l'eau sans avoir à leur disputer la crème, veut que les titres de la compétence augmentent en raison du vieillissement de la matière cérébrale. La félicité de l'âge – "Ce n'est pas l'amour de l'argent, comme on le prétend, qui nous anime, mais les honneurs qui nous reviennent" (Thucydide, II, 64); "Bouillie à lamper, manteau moelleux, peau d'agneau et jeunesse pour [nous] frotter le membre et les reins" (Aristophane, Guêpes, 737) ; "Loisir, au conseil de révision, de lorgner les parties des jeunes gens" (Id., ibid., 578) – c'est de servir en même temps de grands desseins et de petits agréments.


Milkman on Early Morning Round
Inventions de W.H. Robinson (1973)


Quand le récepteur détient la clé de la transmission

Le traditionnel "fossé" des générations s'approfondit parfois de la volonté des parents de transmettre un savoir que la réalité disqualifie. Techniquement et moralement dévalués, puisque leur raison est celle d'un écosystème qui n'a plus cours, certains en sont venus, à l'inverse, après avoir critiqué les mœurs nouvelles, à considérer que, la prospérité allant avec la liberté et la "permissivité", il n'était peut-être plus nécessaire de faire subir à ces "chers petits" les rigueurs de leur propre éducation. Nourrie par l'abondance ce fut la "crise" de mai 68 (100.000 chômeurs en France en 1968). Le fait qu'entre 1946 et 1975 le pouvoir d'achat des français ait été multiplié par quatre n'est évidemment pas étranger à cette évolution dans la transmission des valeurs. Dans le monde euphorique du plein emploi et de la consommation, toute éducation est crime, tout adulte rangé est un poète assassiné. L'obsolescence technique et morale de l'adulte donne du crédit à la spontanéité naturelle du jeune (le "spontanéisme" fut une appellation et une philosophie du mouvement contestataire). L'éducation doit être "non-directive" ou, tout simplement, disparaître : "We don't need no education !" La psychologie qui inspire cette conception libère l'éducation du souci éducatif. Le refus de la sélection inspire les slogans d'un monde facile qui n'est pas sans évoquer le paradis tel que les musulmans se le représentent. Alors que le "petit" fait l'ambition de l'adulte, justifie son travail et lui tire tout l'amour qu'il a dans le corps ; que la forme infantile lui enjoint de transmettre son expérience de la vie, c'est avec des sentiments qui vont de l'indifférence à la peur que l'adulte semble considérer le jeune. Il suffit que le récepteur couvre la voix de l'émetteur (le nombre d'étudiants fait plus que doubler entre 1960 et 1968 : les "baby-boomers" entrent en scène) pour qu'une révolution technique et démographique passe pour une révolution morale et politique.(La véritable révolution étant celle du travail de la femme et de son investissement dans l'économie, on l'a rappelé)


 

Pink Floyd, The Wall (1979)

Another Brick in the Wall (part 2)

We don't need no education
We don't need no thought control
No dark sarcasm in the classroom
Teachers leave them kids alone
Hey, Teacher, leave them kids alone !
All in all it's just another brick in the wall
All in all you're just another brick in the wall

We don't need no education
We don't need no thought control
No dark sarcasm in the classroom
Teachers leave the kids alone
Hey, Teacher, leave us kids alone !
All in all you're just another brick in the wall
All in all you're just another brick in the wall.

[
Une Brique de Plus dans le Mur (2ème partie)

Nous n'avons pas besoin d'éducation
Pas besoin de flicage de nos esprits
Assez de sarcasmes mortifiants dans les classes
Professeurs, foutez la paix aux mômes
Eh, Prof, fiche la paix aux mômes !
De toutes façons vous n'êtes qu'une brique de plus dans le mur
De toutes façons vous n'êtes qu'une brique de plus dans le mur.]


En réalité, ce jeune est le produit de données objectives subjectivement déclinées : le produit de l'adulte. La révolution sanitaire, Semmelweis et Pasteur, ont pratiquement fait disparaître les risques liés à la naissance et la contraception a mis l'enfant à disposition.Une enquête de l'UNICEF de 2008 rapporte que le risque vital de l'accouchement est 300 fois plus élevé dans un pays en voie de développement que dans un pays industrialisé. Aujourd'hui encore, une femme dans le monde meurt toutes les minutes en raison de complications liées à l'accouchement. Evelyne Sulllerot rappelait, dans les années 70 (Le fait féminin, 1976 - 1978 pour la publication), la disparition littéraire du "barbon" ou du veuf cherchant à contracter mariage après la mort en couches de son épouse, citant ce proverbe du sud-ouest de la France : "Femme grosse a déjà un pied dans la fosse" qui marquait la surmortalité féminine. Le contrôle des naissances n'est certainement pas une idée neuve. L'écologie des chasseurs-cueilleurs ou les contraintes liées à la transmission du patrimoine – vide supra : chapitre 13.2 Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction – y obligent. Un papyrus de la XVIIIe dynastie, le manuscrit Ebers, donne la recette d'un tampon contraceptif confectionné à base de gomme arabique (au-delà de son effet mécanique, la fermentation de cette substance est en mesure d'augmenter le pH vaginal et ainsi de "scotcher" les spermatozoïdes, empêchant leur migration vers les trompes – à l'inverse, pour neutraliser l'acidité de la glaire cervicale et favoriser la conception, une recette connue consiste à boire de l'eau de Vichy Célestins, alcaline). Mais parce qu'elle sert un besoin récurrent, à la fois économique, sociologique et psychologique, la mise au point et la banalisation de la "pilule", commandée et financée par une association féminine américaine (on l'a rappelé) a opéré une révolution qui ne consiste pas seulement en une révolution "des mœurs". La reproduction, ce choix irréfléchi, selon la formule attribuée à Aristote, nécessaire à la perpétuation des lignées et à l'entretien des parents, est devenue, à la faveur de la technique, une affaire personnelle maintenant que les systèmes de retraite pourvoient aux difficultés de l'âge (brisant avec la fatalité du 4-2-1 – un enfant pour deux parents et quatre grands-parents, quand malthusianisme va avec absence de système de retraite) et que les moyens de subsistance dépendent davantage de l'emploi salarié (et du "deuxième salaire") que du patrimoine. S'il est une évidence qui a disparu de la conscience d'aujourd'hui, c'est bien celle selon laquelle, dans les sociétés à héritage vertical au moins, une finalité de la reproduction est d'assurer ses vieux jours. Des femmes engagées dans la guerre de libération au Vietnam, rentrées au village et n'ayant pas trouvé de mari (en raison de leur âge) expliquent avoir eu un enfant (illégitime) pour les soutenir dans leur vieillesse. Le couple moderne est donc en mesure de maîtriser et de planifier cette aventure sans risque et sans nécessité que constitue la procréation socialement et médicalement assistée (hormonalement, le cas échéant, anesthésiquement – péridurale oblige – de plus en plus souvent : plus d'un accouchement sur deux, en France, avec péridurale ou rachianesthésie en 1995 et 73,7% en 2003.)

Cette reproduction biologique, alors que la recombinaison génétique engendre de la singularité, participe donc aussi de la photocopie. Avoir un enfant est un moyen de réussir son bonheur – de ne pas se rater – non plus en transmettant un nom ou des valeurs, mais bien en se reproduisant. On voit la singularité d'un tel dessein quand on observe, par contraste, la circulation des enfants dans les sociétés traditionnelles, où l'enfant l'est du lignage avant l'être du couple. L'enfant choisi est donc idéalement un enfant miroir et non une nécessité ou une fatalité (comme on le voit idéalement dans le projet d'homoparentalité, quand il est pris dans un planning sui generis). Il doit être parfait. La biotechnologie prépare ce qu'Habermas appellera l'"eugénisme libéral". Sans doute le désir de se reconnaître dans ses enfants est-il universel. Koça y fait sur la terre si n'a point d'zenfant ? On n'est point d'moun ! ("Qu'est-ce qu'on fait sur terre si on n'a pas d'enfants ? On n'appartient pas à l'humanité") dit une vieille créole. Mais l'absence de dette qui caractérise le moderne (vide supra : chapitre 9.1 La “culture des analgésiques” et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur) fige ou inverse cette relation qui a normalement la transmission pour fin.

Comment éduquer, comment corriger cette image de soi, si c'est la capacité d'invention du jeune qui est la clé de ce "progrès" en voie de disqualifier le parent ? Le président c'est bébé, édicte et proclame une firme de lait maternisé. Une publicité pour les couches l'affirme : Votre bébé assimile la nuit ce qu'il a appris le jour. C'est pourquoi Pampers a créé Babydry. Babydry, inspiré par les bébés, créé par Pampers. C'est la capacité d'absorption de la couche qui fait le polytechnicien. Le souci obsessionnel du QI de l'enfant (qui pousse certains parents à attribuer un QI de surdoué à leur rejeton en échec scolaire : s'il s'ennuie en classe ou s'il est insubordonné, c'est parce que c'est trop facile...) montre bien que l'enfant est en mesure de sanctifier ou de racheter ses géniteurs et que c'est la qualification intellectuelle qui est aujourd'hui en mesure de faire la différence sociale. S'autorisant de la psychanalyse infantile (dont la montée en puissance commence dans les années cinquante) l'"épanouissement" de l'enfant prendra force réglementaire avec la loi n° 2002-305 "relative à l'autorité parentale" – cet épanouissement, réalisation des ses "virtualités", signifiant, en réalité, sa capacité à absorber et à nourrir le "progrès", à innover. Nécessaire retournement : ce sont les enfants qui détiennent la vérité des parents (cf. la thématique gombrowiczienne visée plus haut) – qui, pourtant, veulent se reconnaître dans leurs enfants. La tyrannie domestique des "ados" tire vraisemblablement là un de ses principaux fondements. Pour marquer les évolutions, il suffira de rappeler ici le jugement de Pierre de Bérulle à propos de l'Incarnation : "Le Fils de Dieu ajoute humiliation sur humiliation en se faisant enfant et non seulement homme […] l'état d'enfance [étant] le plus vil et abject de la nature humaine après celui de la mort" (Opuscules de piété, 20)…


En 1976, un bébé américain sur deux porte une couche Pampers (to pamper = "câliner"). La couche jetable est inventée en 1956 par Vic Mills, ingénieur chimiste chez Procter et Gamble, qui expérimente une nouvelle pâte à papier. Pampers arrive en France en 1978. Le slogan "Même mouillés, ils sont secs" est lancé en 1987. Deux ans plus tard apparaissent les premières couches pour les filles et pour les garçons. Un distinguo qui disparaît en 1997 avec l'avènement d'une technologie unisexe. On n'arrête pas le progrès...


Quelques images d'une révolution technologique (1968-1986)




http://www.cine-resistances.fr/98/film/generation.htm


S'il est un fait qui distingue les sociétés que l'ethnologie étudie et les sociétés libérales, c'est bien la place qu'elles donnent, respectivement, au “jeune” et au “vieux”. Ce dernier mot étant euphémisé dans nos sociétés (c'est la “troisième jeunesse” : Seniors de demain : la troisième jeunesse, Troisième jeunesse : Premier Forum des 50 ans et plus annoncent des sites internet) et valorisé dans les sociétés traditionnelles. Les représentations du “jeune” posent la question du sens sociétal de cette “révolution” et de ses conséquences juridiques et anthropologiques. Ce renversement (qui n'est pas absolument nouveau, voir supra : République (VIII, 563 a - 563 b) change de nature avec l'avènement de la société technicienne. Alors que les doléances des aînés devant la démission des éducateurs font partie du classique “conflit des générations”, il s'agit d'expliquer ce qui rend cette antienne significative.

La “crise”, qui paraît avoir commencé avec les “événements” de mai 68, est une révolte contre les vieux engrenages,


(affiche de mai 68)

une mise en question – qui prépare la désindustrialisation des décennies à venir – de l'usine, de l'association clé-à-molette-capital qui condamne l'ouvrier à ”boulonner”, une révolution technologique :


(Général De Gaulle, affiche de mai 68)

Le paradoxe de cette "révolution", c'est que ses idéologues, les "gauchistes" (et les concepteurs de ces affiches), nourrissent leur mouvement de concepts issus du XIXe siècle (exprimés ici par les outils d'une industrie qui sera délocalisée, la clé anglaise, la chaîne de montage...), anticipant un futur qui se caractérisera, en réalité, par la dématérialisation du travail et le capitalisme financier. Cet "ouvriérisme" idéologique et sentimental, en retard d'une révolution technique, prépare, sans le savoir, une usine-bureau-d'études où l'ordinateur remplace la machine-outil et le “col blanc” le bleu de travail et la blouse grise. Où c'est l'intelligence technique qui, dans un monde-atelier, produira la plus-value. De fait, entre 1978 et 1985, la France perdra un tiers de ses emplois industriels.

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(Dôme de la Sorbonne, (affiche de mai 68)



(affiches de mai 68)

Ce qui s'exprime dans ces proclamations, ce n'est pas seulement l'espoir d'une vie meilleure, c'est donc aussi la fin de la ”chaîne” et de ses “cadences infernales”. Avec les lettres de l'oppression patronale, les ouvriers de chez BERLIET écrivent le slogan-anagramme de ce rêve : LIBERTÉ.


(18 mai 1968 à Lyon : une porte de l'usine Berliet)

Le jeune, drapeau de l'innovation
Une révolution technologique, dont le jeune est le vecteur et le symbole, est en marche. Si la jeunesse est le drapeau de cette “révolution”, c'est que son moment propre est la néoténie, la capacité à apprendre et que le progrès a précisément pour moteur ce renouvellement technique sans fin dont l'empirique loi de Moore, énoncée en 1965 (doublement de la capacité des micro-processeurs tous les dix-huit mois), est le symbole.

Dans un environnement concurrentiel animé par une course au profit dont nerf est la performance technique, c'est la capacité à innover et à s'adapter à l'innovation qui fait la différence. La virginité et la prolifération de ses connexions neuronales font du jeune l'agent de cette ingénierie sociale. (Quand, par opposition et proverbialement, c'est le conservatisme et l'ossification qui caractérisent le vieux… )

L'écologie de la réussite sociale met en vedette une dyade dont l'individu est le référent : le profit et l'invention qui nourrissent l'épopée d'aujourd'hui et dont le jeune est le héros. Ces deux données (invention et profit) se rencontrent dans la figure de l'ingénieur (l'inventeur) qui crée un empire à partir de rien. Howard Hugues, inventeur génial et fou et Bill Gates, supposé frappé du syndrome d'Asperger, pourraient symboliser cette aventure où l'innovation et l'ambition (ou la mégalomanie) font la différence. Dans la généralité des sociétés, ce profil humain représente l'asocial par excellence. Mais, quand des gamins pénètrent les ordinateurs du Pentagone où répandent des virus du type “I love you”, la société crie au “petit génie” – tout en condamnant . Celui “qui promet” porte, en réalité, l'espoir d'un avenir maîtrisé.

Il résulte de cette révolution productive et de sa nécessité un certain nombre de valeurs et de slogans que l'art sert ou met en évidence :
- Une réforme de l'éducation : une éducation non coercitive qui doit favoriser l'“épanouissement” : (cf.“We don't need no education…” - Pink Floyd : The Wall)
- Une révolution dans l'art : la “musique jeune”, par exemple, rompt avec les formes académiques ou populaires - adultes - de la création musicale.
- Une valorisation de la jeunesse qui se développe dans une relation spéculaire productrice d'“idoles” autolâtres (“Moi je copie sur eux ; eux copient sur moi” déclare le chanteur du groupe Téléphone - 1976-1986).
- Un radicalisme politique (“Réforme = Chloroforme” proclame une affiche de 68 ; “Élections : piège à cons” ; “Votez toujours, je ferai le reste”…) qui s'exprimera dans la constitution de groupes “révolutionnaires”, type “Action directe” (1979 -1987).





- La production d'une morale sans rivage qui assimile la différence et où la morale s'administre dans l'euphorie d'une musique éducatrice (une morale sans penser à bien)
- Une neutralisation des genres : le culte de l'immaturité (Gombrowicz) et du virtuel fait de l'"orientation"

le fondement de l'état civil, une sorte de troisième genre qui définit l'identité sexuelle sous les espèces du libre arbitre.


Le mode d'être du progrès technique, qui met la programmation de l'innovation au cœur de la reprogrammation sociale, renverse idéalement l'ordre des générations. Une propriété matérielle de l'économie cérébrale du jeune engage une révolution sociétale qui bouleverse largement l'ordre des valeurs. Le patronage de l'invention et du non advenu défiant, par définition, directive et prévision, le jeune – le libre, l'incréé, l'immatériel, l'immature, l'innovateur virtuel – est devenu la figure phare d'homo liberalis liberalis.



suite de la page 21.2 : 21.21

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire



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