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Chapitre 11
Du mythe au roman,
de la Patrie à la Filisterie :
léducation selon Witold Gombrowicz
III - 11
Tout homme, tant quil nenfreint pas les lois de la justice, demeure pleinement libre de suivre la route que lui montre son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital [
]. Le souverain se trouve entièrement débarrassé dune charge [
] pour laccomplissement convenable de laquelle il ny a aucune sagesse humaine ni connaissance qui puisse suffire :
la charge dêtre le surintendant de lindustrie des particuliers [
]
Adam Smith
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations
(1776)
Lauréat du Prix international de Littérature pour Cosmos, en 1967, proposé pour le Prix Nobel lannée de sa mort (1969), Witold Gombrowicz, penseur de limmaturité, fut considéré comme un prophète de la révolte juvénile de 1968 . Il récusait ce patronage. Mais, dans ses Entretiens, il expliquait : Ces déplacements en profondeur de la sphère de notre mythologie intime, ce bouleversement des goûts et des penchants qui caractérisent les temps actuels, et grâce auxquels la jeunesse a pris dernièrement le dessus et le fils le pas sur le père, je les ai ressentis dès leur premier balbutiement, dès la première guerre mondiale, je crois, alors quils étaient à peine perceptibles... Dans un âge plus avancé, la pression de la jeunesse sur moi saccentua outre mesure, mais je découvrais en même temps que je nen étais pas la seule victime. Il se passait quelque chose autour de moi, dans les gens, à propos de la jeunesse [
] peut-être de tels changements dans notre narcissisme importent-ils au développement de lhumanité (173-174).
cosmos.com.sapo.pt/links.htm
De la configuration psychique, de lintimité dun sujet polonais convaincu que le chambardement de la seconde guerre mondiale avait pour principal objet de le replonger [lui, Witold Gombrowicz] dans la jeunesse de sa vie en lenvoyant à Buenos-Aires (Ibid., 133) pourrait donc se déduire une théorie de léducation et du rapport entre les générations, une théorie de la différence des sexes et une cosmologie.
www.literatura.org/wg/wgea2.htm
Cest dans la mesure de cette collaboration dun idiolecte à la perception des évolutions culturelles que la présentation ci-après est proposée. Le fait que les achèvements élaborés par les rites et les psychodrames de la tradition comme seule alternative au chaos puissent trouver aujourdhui dautres réponses, et notamment des réponses qui sillustrent précisément comme retournement de la tradition, ne sera pas examiné ici. Il sera seulement exposé que le script de la mythologie intime gombrowicienne, comparé aux scénarios mythiques, folkloriques ou traditionnels de formation du monde (e. g. vide supra : chapitre 2 : Pourquoi le sang de la circoncision emporte la vie des rois), se noue sur les attendus narratifs les plus classiques et ne se singularise
que par lissue du drame.
Yvonne, princesse de Bourgogne,
ou : lintronisation par défaut
szinhaz.hu/lcsaba/yv.shtml
masendav.com/arhiiv/2005/09
La culture se spécifie par le sens donné à la pariade humaine : par les implications significatives, classificatoires, cosmologiques du mariage. Voici une théorie du mariage élaborée en 1935 par Witold Gombrowicz. La plupart des personnages du motif traditionnel figurent dans ce scénario moderne. Tuer le monstre, cétait souvent lépouser (quand le monstre se change en princesse), cest, ici, tuer la princesse pour éviter davoir à lépouser, ou pour échapper au sort fatal dêtre épousé par elle. Commençons par ces extraits du résumé que Gombrowicz donne dYvonne, princesse de Bourgogne en présentation de la publication de sa première pièce.
Acte I. Le prince Philippe se fiance à linappétissante Yvonne, car il se sent offensé dans sa dignité par laspect désastreux de la jeune fille...
Acte II. Il se trouve quYvonne tombe amoureuse du Prince. Surpris par cet amour, le Prince se sent tenu dy répondre humainement et virilement. Il souhaiterait laimer à son tour.
Acte III. La présence dYvonne à la cour fait naître détranges complications... Le silence, la sauvagerie, la passivité dYvonne mettent la famille royale dans une situation difficile. Ses disgrâces naturelles déclenchent de dangereuses associations didées, chacun y trouvant comme un reflet de ses propres imperfections ou de celles dautrui... La bêtise et le non-sens progressent de jour en jour. Chacun le sent ; le Prince le voit bien, lui aussi, mais il ne sait pas comment y remédier : il se sent lui-même absurde par rapport à Yvonne (souligné par W. G.). Dès lors, comment pourrait-il se défendre ? Il croit avoir trouvé une parade efficace : il embrasse publiquement une dame de la cour et se fiance à elle, après avoir rompu avec Yvonne. Mais une vraie rupture est impossible : le Prince sait quYvonne pense toujours à lui, quelle imaginera à sa manière le bonheur du jeune couple, Yvonne le tient. Il décide de la tuer (11-12).
Quest-ce qui distingue ce scénario du scénario classique de la victoire sur le monstre ? Que linitiation réussie précède le mariage alors que la confrontation avec le monstre sachève ici dans la pure et simple suppression du féminin. Et non dans une transformation intérieure du héros, préalable et condition du mariage. Philippe tue pour ne pas être englouti par lamour dYvonne. Subsister tel quel, ce sera limpératif catégorique cultivé par les uvres ultérieures de Gombrowicz : Préserver sa fraîcheur intime, Cultiver limmaturité et non adolescere (grandir) et laisser en souffrance la question dynastique : Comment hériter du trône ?
www.strawdog.org
Mais regardons en spectacle, vi formae, la pédagogie nouvelle.
Promenade de la cour au coucher du soleil, le jour de Fête nationale - jour de recréation symbolique du monde - histoire de fraterniser avec le peuple (14). Le Prince Philippe sécarte du groupe royal pour ramasser un journal. Son père croit quil a un rendez-vous :
- Ah, ah, ah ! Compris ! Il a un rendez-vous. Ce garçon, cest moi tout craché ! Eh bien, allons-nous en, ah, ah, ah !...
Le roi pense finement que le fils répète le père. En réalité, le Prince sintéresse à lhoroscope - divination avant la répétition du drame cosmologique ou consolation des esprits faibles ? - Il lit :
- Entre sept et neuf heures du soir... heures propices à de hardis desseins... à des entreprises denvergure... favorable aux intrigues amoureuses.
Entendant cette dernière phrase, Cyrille et Cyprien, deux garçons de la même classe dâge que Philippe (comme pour les chevaux de course, on sait qu ils sont de la même année à linitiale de leur prénom) voient clair et, comme de juste, des mignonnes apparaissent.
Cyprien : - Allons jouer notre rôle... Allons fonctionner fonctionnellement en fonction de notre jubilante animalité garçonnière (15).
Cyrille : - Tiens, celle-là nest pas mal. Regarde ses jambes.
Il jouent à se poser comme tels, à taquiner le féminin. Ils draguent. Ils se définissent. Mais le Prince, lui, qui na dabord pas compris ce dont il était question, fait le blasé :
- Toujours la même chose ? Ça ne finira jamais ?
Il ne veut pas. Le oui féminin ne le comble pas de plaisantes délices. Il y aurait donc, pour définir le masculin, une autre voie que ce sempiternel face à face avec le sexe féminin qui, chaque fois, confirme une fois de plus toujours la même chose- une blonde, brune, rousse... quelle importance ?- ce faux infini, pour parler comme quelquun.
Arrive Isabelle, une dame de la cour. À Philippe :
- Je vous trouve songeur, Monseigneur. Doù vient cette mélancolie dans votre voix ? Ne sentez-vous pas le bonheur de vivre ? Moi, je le sens si vivement... (16).
Et pourtant quelque chose travaille, tenaille Philippe. Ça bout là-dedans. Ladolescence, en effet, ça bouillonne. Le féminin superlatif entre alors en scène.
Voici Yvonne, encadrée de ses deux tantes qui, leur carrière de femme achevée (17) ont placé dans la féminité de leur nièce toutes leurs ambitions féminines (18). Lapparition dYvonne déclenche les invectives et les injures de Cyrille et de Cyprien : guenon, limace, chiffe molle, Mollichonne, engluée - engluante" ; écrasons ce funèbre crapaud. Mais Philippe a lidée dune farce autrement drôle. Voilà bien un travail de prince : comment le monde pourrait-il être sauvé, sil reste une seule femme qui ne trouve pas de sanctificateur ? Philippe forme en effet le projet héroïque dépouser Yvonne. Épouser Yvonne, cette tare physiologique au sang paresseux, cest épouser lannée (En hiver, cela donne des enflures en été des congestions, lautomne cest des engelures (sic), le printemps des fluxions - Aïe ! Les quatre saisons (19)), cest faire tourner lannée. En véritable philanthrope (21) Philippe découvre un port de reine offensée, un double, une réplique (20) en cet être devant qui Cyprien et Cyrille se présentent respectivement : Comte Pisse-froid et Baron La Colique (eod. loc.), dignitaires de titulatures dexcrétion. Philippe justifie ce choix devant le couple royal :
- Je suis assez riche pour me fiancer au pire des dénuements. Alors, seule une beauté aurait le droit de me plaire ? Et pourquoi pas un laideron ? Où est-ce écrit ? Y a-t-il une loi ? Quelle loi qui prétend masservir ? Je ne suis pas un robot, je suis un homme libre (23).
Voici laffirmation de la vraie, liberté : choisir la plus laide, car il ny a là aucune inclination, aucun instinct ; voici lémancipation de cette loi naturelle follement stupide, férocement vulgaire, absurdement inique. Philippe, jusqualors baron pas fameux (28) devient, par cet acte de regarder le négatif en face, un seigneur de la création : Etre prince aux yeux dautrui, ce nest rien... Moi, ce que je veux, cest être prince pour moi.
Quel affreux petit monstre, affreux, mais laction est belle ! constate la reine. À l'idée de pouvoir transcender la matière, le prince se sent léger : Allons, soyons légers !(eod. loc.) et réussit, en effet, les tours quil navait réussis. Il pose une plume en équilibre sur son doigt :
- Regarde ! Je le ratais toujours.
Il ne sest jamais senti aussi glorieux, aussi brillant. Brave old world !
Sans doute ne connaît-on sa propre supériorité que le jour où on a déniché quelquun de très inférieur. Avec une conscience sûre des origines, Gombrowicz sait que le bouc émissaire est une chèvre :
- Pourquoi, Mademoiselle, servez-vous toujours de bouc... enfin de chèvre émissaire? Cest devenu un usage ? (29)
Franciszek Starowiezski
Gombrowicz - Slub/The Marriage - Polish Theatre, 1975
Passivité faite femme, ankylose par excès dankylose (32), mollusque, limace, etc..., Yvonne est cette matière de la création, cette ténébreuse concrétion, dirait Jakob Boehme, cette lie de lévaporation dirait Plotin, qui doit être périodiquement sanctifiée pour empêcher que le monde ne soit englouti par les larves infernales de son espèce. Car le Christ sest bien fait ver de terre, selon la forte expression de Bossuet, mais cela na pas suffit à racheter cette limace dYvonne :
- Crois-tu que le Christ est mort pour toi sur la croix ?
- Oui, concède-telle, mais avec un tel mépris (31), piquée, mais non crevée par le sacrifice divin.
Mais la situation se retourne. Notre héros, devenu tel pour avoir formé le projet de regarder le monstre dans les yeux, perd soudain sa superbe, comme ces hypnotiseurs hypnotisés par leur victime et avalés par elle : Yvonne regarde fixement le Prince (32).
Cyrille : - Ça alors, mais elle te dévore des yeux ! Goulûment ! Avec passion ma parole ! Cest à toi quelle sen prend. A toi ! Elle te cherche ! Prends garde, sa faiblesse est du genre passionné, libidineux !
Le Prince : - Elle est, elle..., cest une dévergondée ! Cest du dévergondage ! Une forme particulière de dévergondage ! Tu oses te coller à moi, mollusque ! Chauffe le tison à blanc, Cyrille, on va la faire tourner en broche... Je vais lui trancher la gorge dun cur léger (33). Le fait est quYvonne, fonctionnant fonctionnellement en fonction de son destin est tout simplement amoureuse du Prince :
- Cest elle qui me.., ce nest pas moi qui la... (34)
Le monstre va-t-il dévorer Philippe le Téméraire ? Le monde va-t-il être anéanti ? (Cela peut déclencher une explosion générale (42)). Non, car un autre héros se déclare : Innocent - il faut lêtre - relève le défi. Il est amoureux d Yvonne.
Le Prince : - Vous êtes courageux, vous êtes vraiment un homme. Etre amoureux delle... mais cest sublime ! Vous avez sauvé le monde de la destruction (38) Las ! cest au prince quYvonne en a et à lui seul. Et il est déjà pris, soumis, subjugué. Car être aimé, nest-ce pas ? cest ne plus sappartenir :
- Et si je suis aimé delle, alors... je suis son bien-aimé. Je suis en elle. Elle ma en elle. Comment la mépriser si elle maime ? Je ne peux pas être méprisant ici si je suis bien-aimé là-bas ! Et moi qui croyais être ici tout ce temps-là, moi-même, ici, en moi-même... et puis clac ! elle ma attrapé... Et je me trouve en elle comme dans un piège (40). Voici donc le Prince dans les pattes sinon dans la gueule du monstre. Sans autre choix que celui... daimer Yvonne. Voici donc ce quaimer voudrait dire : être fasciné, happé, englouti par la facticité féminine. Il arrive que des laides, si on les approche de trop près, vous montent à la tête plus que les jolies (41). Quand le Prince et Yvonne partent se promener en amoureux, le chambellan, Tirésias du protocole, pronostique :
- Oh, là, là ! Je mefforce de ne pas pénétrer trop avant ce mystère. Le sexe opposé compromet toujours ! Une femme réellement désagréable, surtout si elle est jeune et que sa disgrâce est assez désespérée, assez virulente... oh, là, là ! Et si lhomme qui lapproche est jeune, plein de confiance, denthousiasme... oh, là, là ! Il va se trouver soudain confronté avec des choses... oh, là, là ! de bien hideuses choses !...
Précisons cette essence dYvonne, qui ne ressent rien du frisson sacré (46) qui saisit toute matière à la vue de la majesté de Sa Majesté, père du Prince. Le roi, précisément, vient de comprendre : le mutisme dYvonne, aussi exaspérant que mystérieux, lui impose un rapprochement qui fait la lumière dans son esprit. À la reine :
- Je ne peux pas regarder cette fille sans me rappeler immédiatement quelque chose qui te concerne. Jaurais préféré me taire... cest un peu gênant... Moi, quand je regarde cette Mollichonne, comme elle remue, comme elle grouille... comme elle mastique en elle-même... je pense tout de suite à toi... à un certain débraillé qui tes propre.
La reine : - Elle te rappelle mon quoi ?... Mon... débraillé ?
Le roi : - Exactement ! Ton débraillage, ton déballage, ton dégoulinage... Ce à quoi tu penses à linstant même. Dis-moi ce que cest ! Allez, tu le sais, dis-le moi ! Tu verras que cest à la même chose quon pense tous les deux. Dis-le moi à loreille !
La reine : - Ignace, de quoi parles-tu ?
- Ah, ah ! Madame a aussi ses petits secrets !
Et il sort brusquement (50-51).
Le péché intime de la reine nest pas ce à quoi lon pense, ou plutôt si : la reine écrit des poèmes. Le roi aura trouvé son cahier sous le matelas. Le rite secret de la féminité, cest la littérature féminine, ce déballage, ce flux honteux, nerf honteux de la féminité, stupre rose, glu sentimentale qui emprisonne le héros au piège de ses épanchements. Maudites soient mes envolées, mes extases, mes rêveries !..., mes aveux (52).
Dans une scène ultérieure, le roi et le chambellan, cachés derrière un canapé, surprendront la reine en pleine action graphomaniaque. Tirant de son décolleté un petit cahier et lisant :
-... Nul ne connaît les mystères que recèle mon sein (où ses uvres sont celées), Nul ne connaît mon sein... ah, mon Dieu !... (67). Elle lit un de ses poèmes :
Je veux de la souplesse
Que le printemps cesse
Me flatte et me caresse
... Je ne veux pas la royauté mais la souplesse
Je veux simplement onduler sous la caresse.
Dire que cest moi qui ai écrit ça ! Cest à moi, cest moi à jamais ! Ah ! je vois clair, à présent, cest tout simplement monstrueux ! Malheur ! Ignace aura lu cela ! Oui, je la vois la ressemblance... Yvonne toute molle et gluante... et mes poèmes ! Yvonne, horrible reflet de mes rêves rimés. Lespionne..., elle me trahit ! Cest moi, cest à moi ! Comme elle me ressemble ! Elle ma percé à jour, pillée, exhibée publiquement ! Et tous ceux qui la regardent sécrient : Mais cest Marguerite tout craché ! Et ils connaissent le fond de mon être comme sils avaient lu mes poèmes (68).
Ainsi donc, ce que toute femme recèle en ses intérieurs, Yvonne le donne à voir. Concrétion du sentiment féminin, littérature féminine ou féminin sans dehors, Yvonne, cest la féminité retournée comme un doigt de gant, dévaginée, conformément à létymologie.
- Assez ! Elle doit périr ! Marguerite, tu dois la supprimer ! A luvre flacon meurtrier ! Elle doit être rayée de la surface de la terre, que disparaisse avec elle lodieuse ressemblance.
Le monstre que ladolescent (ou le prince) doit vaincre nest donc pas un fantasme produit dans la dépendance maternelle, mais lessence même de la féminité, reconnue et incarnée par la première femme du royaume. Cest donc à la première femme du royaume et non au prince quil incombe de supprimer cette extraversion trop visible et trop vraie de la féminité. Une auto-censure en réalité. Lave-toi, souillon, tu as lair dun épouvantail (72) dira lAuguste époux faisant reproche de ses vers à la Reine. Le Prince peut bien faire faux-bond, et, en effet, il déclare à Yvonne que, désormais, il est fiancé à Isabelle, cest le Palais, roi, reine, chambellan, qui se chargera de crever cet abcès. Et dans les formes les plus protocolaires, sil vous plaît. Cest létiquette qui fera disparaître lodieuse ressemblance.
Le chambellan suggère la tenue dun banquet solennel :
- Plus il y a de monde, plus elle saffole... Hier, je lai regardée, comme ça, de haut. Je lai toisée... eh bien, elle a manqué de sétrangler avec une pomme de terre, une simple pomme de terre ! Sire, si on servait des perches !... Mais avec dureté, de haut ! Il rit... Cest un poisson difficile..., plein darêtes... Facile de sétrangler avec des perches, à un banquet solennel devant tant dinconnus !... (65).
Cest donc au cours dune garden party donnée en son honneur quYvonne va rendre lâme - si lon ose dire - la reine ayant répudié ce quon a coutume dappeler dun nom répugnant, poésie et fait vu de distinction comme on fait vu de chasteté (79). Distinction, cest-à-dire tenue, structure, par opposition à poésie qui est épanchement (la reine proclame sa préférence pour les vieilles dames au plein sens du mot (80), ménopausées, à linspiration tarie). En présence des dignitaires les plus stylés de la cour, ces vieux professionnels de larrogance (Ils ont le chic pour intimider, ils vous paralyseraient nimporte qui (72)), dans le rappel des hiérarchies qui font lordre du royaume :
- Chambellan, veille à ce quon respecte les préséances : à chacun selon sa dignité, et que le dessus morde le dessous, et le dessous morde le dessus ! Je veux dire que le supérieur tire de linférieur un orgueil mérité, que linférieur tire du supérieur la noble émulation qui fécondera son zèle ! (78).
Sous le regard menaçant du roi - devant toutes les splendeurs et les ressources de la Forme, dans le canal de la règle - la féminité rentre dans le rang. Yvonne, étranglée par une arête de perche, une arête dans le gosier de celle qui avale toutes les formes (le Prince regardant Yvonne dormir : Nous sommes là-bas... A lintérieur delle. Comme elle travaille dur en elle-même, comme nous nous y embourbons. Elle fait de nous ce qui lui plaît... Drôles dobjets que nous devenons là -bas, en elle ! Elle jouit de nous à son gré... (75-76)), cest la victoire de la forme sur lengloutissement universel.
Certes, avec cette victoire du nerf sur la limace, lordre règne à nouveau. Mais léducation du Prince - son royaume nest pas de ce monde - reste à faire : la reine, lui caressant les cheveux :
- Maman est près de toi, mon petit. (81)
Dans ses Entretiens (1968 : 58-59), Gombrowicz explique, contre les critiques qui pensent quYvonne serait la Pologne ou la liberté : Yvonne est davantage issue de la biologie que de la sociologie... elle est issue de cette région en moi où massaillait lanarchie illimitée de la forme, de la forme humaine, de son dérèglement et de son dévergondage. Cétait donc toujours en moi... et moi jétais dedans. L'essence de la féminité, c'est l'strus et son piège est le sentiment, voilà la morale d'Yvonne. Cette poisse, cet imbroglio du monde, théorie de la connaissance dun prince non initié, alors quYvonne avait, à certains égards, la gravité dun canular adolescent, va faire lobjet de luvre la plus philosophiquement achevée de Gombrowicz, Cosmos.
Marges de Cosmos
À propos de Cosmos, Gombrowicz écrit dans son Journal, en 1962 : Quest-ce quun roman policier ? Un essai dorganiser le chaos. Cest pourquoi mon Cosmos, que jaime appeler un roman sur la formation de la réalité, sera une sorte de roman policier. Mais de quel imbroglio est-il question ? Si linterprétation des signes révèle lombilic de la représentation, Cosmos est une cosmologie. Cest ce qui fait lintérêt de la réalité et ce qui la rend pensable qui est ici en cause, dans une expérience de la conscience (Il y a dans la conscience quelque chose qui en fait un piège pour elle-même peut - on lire dans le Journal, en 1963) ou recherche policière du sens.
Cosmos est lhistoire débile de deux grands dadais échoués dans une pension de famille, dans une petite ville du Sud de la Pologne. Le narrateur, rejeté par sa famille, là-bas à Varsovie (11) aurait été recalé à un examen. Il cherche un endroit calme pour étudier. De Fuchs, son alter ego, on sait quil est la tête de Turc dun chef de bureau. Il occupe ses vacances à la mise au point dune martingale pour la roulette, martingale quil sait être une sottise, une duperie, mais à laquelle il consacre pourtant toute son énergie parce quil navait rien de mieux à faire (25). Cosmos est lintérêt du monde interprété par ces deux niais. Deux vides, et nous au milieu(59).
Un monde : un monde, un monde, pour parler comme Leibniz (ce qui nest pas véritablement un être, nest pas non plus véritablement un être) à qui Gombrowicz se réfère implicitement, un ensemble infini de combinaisons, de réalités, de mondes dans ces réalités... dont la conscience ninterprète quune part infime, grosse elle-même dune infinité de petites perceptions. Mais au lieu que ce foisonnement baroque des mondes et des pensées soit comme une marque de linfini positif, limplication de lun et du Tout, dans la monadologie gombrowicienne, lenveloppement de linfini, cest limpossibilité pour la monade de signifier le monde, linvestissement du sujet percevant par ses propres projections sur lunivers physique. Dans la Monadologie tout est conspirant et lextériorité monadique des substances, autre nom de linfinité, établit lirréductibilité, la vérité ou lunité de chacune delles. Dans Cosmos, un détective devient conspirant, poussé au crime par les indices quil découvre dans le fourmillement des signes du monde. Il ny a pas de monde. La formation de la réalité tourne court faute de principe dindividuation ou de sujet transcendantal.
Mais cette histoire sans consistance nest pas seulement un monstre enfanté dans le sommeil de la raison perceptive (cette histoire vaguement anormale comme le produit dune fausse couche (25 )), un projecteur braqué sur le vide ou lennui de deux paumés. Quand le fantasme semble prendre corps, quand le narrateur sinsère lui-même dans une série dindices ou dévénements (dont on ne sait sils sont réels ou imaginaires), quand la conjecture policière rencontre la trame objective de la réalité, il apparaît bientôt que cest le style intérieur, défini par les lois de la perception mentale et des intérêts psychiques qui a produit le style du monde et informé la série événementielle qui constitue la trame policière. Cosmos est un roman sur limpossibilité dorganiser le chaos, sauf à faire de la réalité objective une pure et simple projection de la subjectivité. Un roman sur limpossibilité dune cosmologie. Les traces et les signes inventés par le détective-archéologue-conspirateur émergent en fait des lignes de force de ses propres obsessions. Lénigme de la formation de la réalité est celle dune subjectivité traquée par les signes de sa propre histoire - chacun dans son jus (125) -dune subjectivité sans monde.
Que faut-il donc pour quun monde soit monde et sujet un sujet ? Un thème majeur de Cosmos consiste en une sorte dexploration des fonctions de la bouche, évoquant un processus de décomposition de lacte de parole, ce nud originel de la signification, de lidentité et de lintersubjectivité. Je me suis moi-même, dit Augustin dans ses Confessions, grâce à lentendement que vous mavez donné, mon Dieu, entraîné à pratiquer les sons contenus dans ma mémoire... Et [...] pliant ma bouche à ces signes, jai pu donner une expression à mon désir. Alors, jai pu échanger avec mes proches ces signes courants de nos désirs ; jai ainsi plongé dans les profondeurs orageuses des relations humaines. La genèse de la symbolisation sexpose comme lacte de conjoindre une forme linguistique (intersubjective) et un contenu psychique. Pour quun signe informe un sens communicable, il faut que le sujet renonce à lintériorité, se sépare du vécu émotionnel, fasse une place vide entre lui et le monde, lieu de la substitution significative. Symboliser, quand la production sonore signifie, cest prendre sa distance avec un monde symbolisé par le contact fusionnel avec la mère. Pliant ma bouche à ces signes... Cosmos est une histoire de signes, de bouches et de pendaisons. Lenquête policière est marquée par la fascination des deux détectives pour la bouche torve dune domestique, bouche supposée contenir lexplication de mystérieuses pendaisons : un moineau, un poulet, un bout de bois pendus.
cosmos.com.sapo.pt/sinopse.htm
Bouche suspecte et torve : origine et propreté douteuse du sens ; pendaisons : gorge serrée, raison nouée, identité étranglée. Entre bouches et pendaisons, une cosmologie : idiolectes et rites privés (du maître de maison), religion (un curé apparaît à la fin du roman), théorie de la perception. Rendre raison de lorigine, ce serait faire rendre gorge à la bouche dombre.
Lépilogue du roman occupe les deux tiers de la dernière page. Un déluge emporte cette création cosmologique comme un fétu de paille. Pour faire place à une seconde création ? Non pas ; la réalité, la même réalité, poisseuse comme un mastic, continue de persécuter le narrateur. Le roman du monde est à refaire. Voici sa dernière phrase : En conclusion, frissons, rhume, fièvre [...] Aujourdhui, à déjeuner, on a mangé de la poule au riz. La glaise originelle colle aux mains du démiurge comme un plat de poule au riz.
LHistoire (lhistoire)
Gombrowicz affirme ne pas croire à une philosophie non érotique non sans avoir concédé quil est difficile dimaginer que la Logique de Hegel ou la Critique de la Raison Pure aient pu être conçues sans une suspension fonctionnelle de lintérêt en cause. Cosmos est luvre dans laquelle Gombrowicz a poussé le plus loin la recherche philosophique et l'on voit en effet sa théorie du monde - limpossibilité de toute théorie du monde - engagée dans la défense dune identité sexuelle. Quelle objectivité, quelle physique, quelle chimie possible dans le dévergondage de la forme ? Lobjectivité demande un sujet. Pas de monde : pas dhistoire. Une histoire dont le scénario recoupe celui du drame familial - de même que le réel nest quune spécification ou un faire-valoir du fantasme. La passion qui travaille le théâtre de Gombrowicz, et spécifiquement sa pièce intitulée lHistoire, cest que le drame royal, le drame familial et lhistoire (cette opérette) ne font quun.
www.chenzhengda.com/designer/mieczyslaw.htm
LHistoire (lhistoire) commence le 28 juin 1914 dans le salon des Gombrowicz. Gombrowicz saccuse davoir assassiné larchiduc dAutriche à Sarajevo. La tragédie mondiale a son origine dans la tare existentielle du héros :
Dans votre poubelle / Sur vos ordures, cest là quest ma place.../ Il se peut que je sois un sale dégénéré / Mais je nai que faire de vos histoires...(105-106). ... Le monde, pour lui / Nest quune aventure aléatoire, une trame / sans chaîne.../ Il vit à laveuglette / Comme une taupe aveugle ! Tout comme lamibe tend vers la lumière / Sa pensée / Tend vers la vérité... (97).
Lindividu nest pas immergé dans lhistoire, cest lui, au contraire, qui enveloppe le monde. Lhistoire mondiale est commandée par un drame privé. Gombrowicz est chargé dune mission universelle. Acte I : Gombrowicz et Nicolas II ; acte II : Gombrowicz et Guillaume II. Le plan de la pièce prévoyait aussi la collaboration dHitler et de Staline. Dans le système gombrowicien le monde na pas de réalité propre (Jai remarqué depuis longtemps / Que le monde suit mes humeurs. (114)) et le héros peut être tel sans sortir de sa gangue familiale. Retournement significatif du scénario classique où tirer le monstre au jour, cest tirer lénigme au clair, le sauveur de lhumanité, ou de la création, est caractérisé par lobscurité : Il vit à laveuglette, comme une taupe aveugle, comme une amibe. Mais cest une même relation à la mère que ces images semblent qualifier. Cette mère à propos de laquelle Gombrowicz déclare, dans ses Entretiens : Il y avait en moi quelque chose dobscur qui pour rien au monde nacceptait de soffrir à la lumière du jour... Lamour ma été refusé une fois pour toutes, dès le départ, mais est-ce que je nai pas su lui trouver une forme, une expression propres, ou bien parce que je ne lavais pas en moi ? Je lignore. Ny était-il pas, ou lai-je étouffé ? Et peut-être est-ce ma mère qui me la tué (36-37). Une note ajoutée à la description de sa mère, figurant dans un des projets de lHistoire, précise : Meurtre de la mère (Jelenski, 1977 : 30).
Le maître-mot de la philosophie de Gombrowicz est immaturité. Dans le premier acte de lHistoire, Gombrowicz passe devant le Conseil de famille - qui fait également office de Conseil de révision - son Examen de Maturité, léquivalent, en Pologne, du Baccalauréat. Mais ce va-nu-pieds (cest dans cet appareil quil se présente devant le jury) est rebelle aux formes de la tradition. Il oppose, rappel de ses conceptions sur la réforme de lenseignement, développées une première fois dans Ferdydurke, les valeurs dimmaturité de fraîcheur, dinfériorité aux culculteries de lenseignement traditionnel, à lenculculement des jeunes par les adultes. Non quil récuse le rapport maître-élève : il le retourne. Inversant le sens de lhomosexualité pédagogique telle que la culture grecque archaïque a pu en former le concept (celle-ci était une préparation au mariage et non une scotomisation de la différence sexuelle - Champion, 1989, op. cit., chapitre IV : Activité et passivité), cet homme jeune qui na pas eu de jeunesse recouvre sa fraîcheur intime au contact des jeunes prostitués du barrios de Buenos-Aires.
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Je me souviens comme dun sentiment de honte ou détonnement de ces : Sois une grande personne quon maccolait, et qui ne rencontraient en moi aucune adhésion ; moi, jeune, jaimais la jeunesse comme si javais déjà été vieux... (Entretiens : 174). Vous savez par mon journal combien il me fut pénible de rompre avec la jeunesse. Cette rupture se produisit très tardivement ; jusquà 40 ans je conservais lair jeune. Jappartiens à cette race de gens qui nont jamais connu lâge moyen (Ibid., 173). Le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale et la fuite de lauteur en Argentine (Si, dans Transatlantique, je me suis posé en déserteur, cest que, moralement, jétais déserteur (Ibid., 117) sexplique, selon toute nécessité, par la volonté cosmique de rendre à lindividu Gombrowicz une jeunesse dont sa mère lavait spolié : Je me sentais porté à croire, parfois, que ce chambardement du monde navait dautre fin que de me porter en Argentine et de me replonger dans la jeunesse de ma vie, quen son temps je navais pu éprouver ni mettre à profit. Cest à cette seule fin quil y avait eu la guerre et lArgentine et Buenos Aires (Ibid., 133).
Affiche de Leszek Zebrowski pour Ferdiduke, 1995
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Lhomosexualité de Gombrowicz, qui trouve sa théorie dans un refus de la forme et son origine dans lobsession dune mère pour la santé de son fils, débouche sur une esthétique de la subversion, esthétique dont un prostitué de Transatlantique donne la clé : à la Patrie il faut substituer la Filisterie. Renversement de la tradition (tradere), ce sont les fils qui détiennent la vérité des pères. Ladulte est cousu ou doublé denfant. Mais au lieu que ce manque à être universel trouve son objet dans la filiation (dans la procréation), dans la transmission dune information génétique et dune formation culturelle, cest, au contraire, en remontant le cours de sa propre histoire, puisant chez le jeune une vérité quil ne détient pas, que ladulte peut retrouver le sens vrai de léducation et de la hiérarchie :
Le cadet crée laîné / Linférieur crée le supérieur / Le soldat maintient lhomme dans lEmpereur (LHistoire : 22).
La position dernière de Gombrowicz est plus nuancée. Elle débouche sur une réévaluation et non sur une disqualification de la forme et sur un rééquilibrage des rapports entre les générations, à lopposé de ce quil considérait comme une démission de ladulte devant le jeune. Nous terminerons sur cette question et ce constat, à la rubrique Bilan des Entretiens, où sexposent le rapport de lauteur et de son uvre et le rôle spécifique de lécrivain dans la transmission de la forme : Est-ce que [ma] littérature ma servi à résoudre mes problèmes, mes difficultés personnelles ? Quoi donc ? Jai presque honte. Mes attentats contre la forme, où mont-ils menés ? À la forme, justement (225).
(Une version résumée de ce chapitre a été publiée dans FRANCE UNIVERSITE en ligne : http://imac.uparis2.fr/fuel/gombro/educagombro.html en 1998 et dans Glanes, entre classicisme et modernité, Travaux et Documents n° 13, P. Uhl éd., Saint-Denis, 2000.)
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