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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations 1- Le souverain juge
2
- “Pourquoi le sang de la circoncision...”

3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures

19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 1

Le souverain juge :

une figure paradoxale de la séparation du juridique et du politique
dans la royauté sacrée africaine

EN ANNEXE :

Qu'est-ce que l'anthropologie politique ?

(Fiche pédagogique n° 16)

I - 1

Une figure d’autorité : cette formule invite à penser ce qui, dans l’autorité en cause, figure l’autorité. Figura, c’est la forme et c’est, par excellence, le visage. Que l’autorité de justice ait forme et visage marque le caractère symbolique de son exercice. Si l’on interroge, par exemple, l’étymologie du pictogramme (ou du “figurogramme”) chinois “prince”, on observe une association significative (puisqu’elle résume l’autorité) de la bouche, d’un couvre-chef orné de cornes, et de la main. Je vais tenter ici de présenter quelques traits qui manifestent cette nature symbolique de l’autorité de justice, à laquelle la justice moderne entend sans doute faire exception.

Porte-flèche Luba

Le paradoxe annoncé est aussi celui, au milieu de nos évidences institutionnelles, de la chefferie dans les sociétés traditionnelles : alors que nous identifions trivialement le pouvoir au pouvoir d’accaparer et au cumul (des signes, des fonctions et des biens), le chef traditionnel apparaît bien souvent, pour peu qu’on essaie d’entrer dans l’intelligence des figures et des représentations, investi d’un pouvoir symbolique dont il ne possède pas la maîtrise. C’est dans ce même esprit, me semble-t-il, qu’un adage français énonçait : “La royauté est la dignité et non la propriété du roi”. La royauté sacrée offrirait donc une solution originale à la question de la séparation des pouvoirs et de l’autorité de justice dans la mesure où celle-ci s’exerce par le canal d’un personnage investi d’une autorité dont il ne détient pas la clé, issu lui-même d’une “élection” résultant d’un partage de prérogatives entre un clan dynastique affecté au pouvoir et des clans territoriaux faiseurs de rois. Et que ce monarque, souvent signalé dans les relations de voyageurs comme exerçant un empire absolu sur la vie de sujets qui mordent la poussière devant lui, est parfois lui-même mis à mort au terme d’un règne qui lui est par avance compté. L’analyse des constitutions de ces royaumes, telles que les mythes d’origine et les modes de dévolution dynastique peuvent en illustrer les principes, fait apparaître une autorité qu’on pourrait résumer par cette apostrophe des notables à leur souverain : “Nous ne sommes rien sans toi. Tu n’es rien sans nous !” L’autorité de justice du roi - qui n’est pas dissociable de son autorité politique et religieuse - participe de la fonction médiatrice dans laquelle il est investi. Le souverain juge, le roi sacré, est, par essence, un médiateur, terme, s’il en est, approprié à l’acte de juger. Mediare, c’est, étymologiquement, s’interposer ; mais c’est aussi, selon une acception théologique, mettre en communication. Le chef tient la magie du pouvoir de cette double médiation.

Je rappellerai ici, au préalable, que la conception traditionnelle ne fait pas d’opposition entre le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses :

“Lorsqu’un roi irréprochable et craignant les dieux fait régner la bonne justice, peut-on lire dans l’Odyssée (XIX, 109 et s.), la terre noire est fertile en orges, les arbres sont chargés de fruits, les brebis mettent bas régulièrement, la mer abonde en poissons. Tout prospère quand la conduite est bonne et le peuple est heureux.”

À l’inverse - c’est le drame d’Œdipe-Roi - qu’un seul homme soit dans le péché et tout périclite. Et quand cet homme n’est autre que le souverain, il y a là matière à crise institutionnelle...

Réactualisation théâtrale des attendus politiques et religieux de la charge, le rite d’investiture du souverain donne à voir, précisément, la double nature de cette médiation qui le dispose à cette justice droite qu’on attend de lui. L’unicité du roi tient d’abord à son indépendance politique, indépendance qui lui permet d’exercer un arbitrage fédérateur. On peut se représenter en effet la royauté sacrée comme une fédération de clans instituée à la faveur d’un contrat aux termes duquel les clans se dessaisissent, ou font dépôt, au profit d’un généreux “étranger”, de leurs pouvoirs et de leurs prérogatives propres. À l’“anarchie ordonnée”, selon la forte expression d’Evans-Pritchard, de l’organisation segmentaire se substitue, pour le bénéfice de tous, une organisation dont le roi devient le centre. La position du chef, explique Middleton (1978 : 384), le destine à la “vérité”. “L’homme ordinaire n’a qu’une vue partiale et partielle de la société, liée au processus de segmentation lignagère et aux particularités locales, les chefs [...], eux, sont impliqués dans la perpétuation des clans qui composent la totalité sociale, ils possèdent une vision globale de la société.” Moyeu des contradictions interclaniques, le roi ne peut faire tourner la structure que s’il est au centre. Et c’est ce que l’intronisation rend visible.

Il ne peut y avoir qu’un roi et celui-ci doit être le roi de tous. La réalisation de cette unicité et de cette universalité s’appuie sur une double série de procédures : celles qui visent à définir l’impartialité politique du roi (médiation judiciaire) et celles qui visent à définir son unicité rituelle (médiation religieuse).

Quelques exemples
Chez les Bushong du Zaïre, une devise royale proclame : “Tous les animaux chassent en bande. Le léopard chasse seul.” Le jour du couronnement, un dignitaire s’adresse à l’élu : “Toi seul, tu es roi. Que tes parents s’en aillent ! Tu étais du clan de ta mère, maintenant tu es ton clan à toi. Tue ton frère ! Tue ta mère !” Celle-ci doit alors épouser plusieurs hommes “afin que le père du roi ne soit qu’un mari parmi d’autres” (Vansina, 1964 : 111). Chez les Sukuma du Tanganyka, on demande au chef lors de la cérémonie d’investiture : “Pourrais-tu tuer ton père ?” le chef répond : “Je le pourrais” ; “Ta mère ? Ton frère aîné ? Ta sœur ? ” À chaque question, le chef répond : “Je le pourrais” (Cory, 1951 : 25). Au Bénin, selon Dapper “un des premiers soins du roi est de pourvoir à la sûreté de sa personne [...] en se défaisant de ses frères. Et comme il n’est pas permis de mettre la main sur les princes de sang, on dit que le roi les contraint à se pendre eux-mêmes et qu’après cela il les fait enterrer avec beaucoup de pompe” (1686 : 312, 313). Au Baguirmi, selon le voyageur allemand Nachtigal (1880 : 328), les frères du souverain étaient éborgnés… Il s’agit donc ici de détacher le souverain des intérêts de son clan. On insiste d’ailleurs parfois sur le changement de caractère du prince devenu souverain, ayant acquis par là une objectivité et une rectitude qui tranchent avec les fidélités partisanes du candidat au trône. La souveraineté sacrée s’exerce d’ailleurs généralement dans un hiératisme qui interdit au roi tout engagement dans les luttes internes du royaume. Nécessairement, quand le roi, au centre du royaume, est conçu, à l’instar des royautés indiennes, comme un pivot cosmique.

On voit à cette image par quelle “mécanique” le centre peut devenir le moyeu, puis l’axe qui met en communication le plan horizontal et le plan vertical. Chez les Samo du Burkina, le corps du chef sacré est représenté comme un canal à cet effet. Maître de la pluie, il a pour rôle d’“ouvrir la route” à celle-ci. Quand la pluie fait défaut, c’est que “les ordures couvrent en masse le trou de la pluie” et cela est dû à la “mauvaise qualité de sa tête” (Héritier, 1973 : 129, 136). Il est celui qui garantit la paix villageoise et inter-villageoise, le “bien commun”, “la pluie, la concorde, l’absence de malheurs”. Or, cette capacité de sa tête procède du mariage de ce personnage issu d’un lignage ayant vocation à la maîtrise de la pluie et d’une femme issue d’un lignage ayant vocation à la maîtrise de la terre, mariage qui figure explicitement la fonction (dessin du dessein) : au moment de l’investiture, on étend sa future épouse en travers de ses jambes. Médium : intermédiaire et moyen, son élection, la structure et les interdits de sa charge le définissent comme l’instrument d’une communication réglée entre la terre et le ciel, entre les divisions claniques. Cette fonction lui impose le respect des règles strictes qui commandent les déplacements qui lui sont permis, ou plutôt qui semblent lui interdire pratiquement tout déplacement. Il “n’est pas maître de ses mouvements : il ne peut quitter son village ou ne peut passer plus d’une nuit à l’extérieur ; il lui est toujours interdit de courir et dans quelques villages, à certaines occasions, sa marche précautionneuse est si lente qu’il met plusieurs heures à accomplir un trajet de quelques minutes”. Il ne peut frapper le sol ni marcher pieds nus. Pôle vertical sur la terre horizontale, ses mouvements horizontaux sont codifiés tout comme les mouvements verticaux qui affectent la position de sa tête, point névralgique de la communication : il ne peut s’asseoir n’importe où, n’importe comment, ni monter sur un toit...

Le fait que le personnage en cause soit un enfant marque d’évidence, si l’on compare le jugement qui peut émaner de sa bouche à l’expertise légale qui, chez nous, fonde la décision de justice, l’origine symbolique du droit dans la société traditionnelle. Mais que dit-on par cette expression : “origine symbolique du droit” ?

En conclusion de leur Systèmes politiques africains, Meyer-Fortes et Evans-Pritchard se demandent comment les systèmes symboliques qui font la matière de leur livre peuvent être des systèmes politiques, ce qui revient peut-être à dresser un constat d’échec relatif de l’entreprise si son objet était de lire le pouvoir derrière ses justifications ou à travers le théâtre de son exercice, but affiché des “anthropologies politiques” classiques. Interpréter le religieux comme un masque ou une conscience obscure du pouvoir, ce serait méconnaître la nature et du politique et du symbolique. Le concept du politique, dans son épure et son évidence, suppose une pratique sans reste et sans dette de l’homme au monde et de l’homme en société telle qu’elle se réalise idéalement dans la société libérale. Dans cette conception “républicaine” de la royauté sacrée, la sujétion, puis la mort programmée du roi sont davantage qu’une arriération : une incompréhensible aberration. Comment, pour parler familièrement, à quoi bon être chef si l’on n’est même pas capable, au bout du compte, de sauver sa peau ? Il me semble que la justice et la figure du juge dans la société traditionnelle doivent êtres comprises selon une conception du monde où le réel ne se réduit pas à la sphère des intérêts matériels, au “politique”, mais où l’homme est un tributaire, le dépositaire, le fidéicommis ou l’usufruitier de valeurs qui ne constituent pas son bien propre. Où la capacité à dire le droit s’exprime dans une fonction dont le titulaire est soumis à des astreintes qui en font, lui, le souverain absolu, un instrument du droit. À cet égard, le juge traditionnel, assisté de ses notables experts en contrats, fait office de source vivante du droit. Chez les Banyoro de l’Ouganda, tous les contrats non soldés sont rompus quand meurt le roi. Les dettes annulées, les acomptes perdus, les compensations matrimoniales caduques…

Sans doute, juge-t-on universellement “au nom de” (au nom du roi, au nom du peuple...). Mais la souveraineté ici examinée ne procède pas d’une délégation, technique ou constitutionnelle. Elle représente l’essence même du droit, le principe organisateur des relations des hommes entre eux et des hommes avec les puissances. À l’apothéose du sujet et à l’universalité des intérêts privés qui définissent l’économie politique des Lumières, détachée de la morale et de la théologie dans sa volonté de comprendre les phénomènes économiques à l’instar des phénomènes physiques, et qui fonde l’État moderne avec son idéal d’un droit sans État, répond ici une régulation qui s’efforce d’épouser et de maîtriser, avec “une prudence surhumaine”, le cours des cycles naturels. Recteur des actions droites, régisseur des flux, le roi l’est dans la mesure où il est le garant de cette règle qui commande, en vertu de l’étymologie d’ailleurs, conformité et régularité, observance et périodicité, conduites humaines et cours des choses (la racine indo-européenne *yewos, nous l'avons rappelé en introduction, donnant yos : “prospérité” en sanskrit, et ius : “droit” en latin)

“Les hommes aux sentences droites, peut-on lire dans les Travaux et les Jours (v. 230 et s.) d’Hésiode, la faim ne les tourmente pas, ni le désastre ; ils jouissent des fruits qu’ils ont récoltés. Pour eux, la terre porte des vivres abondants. Sur leurs montagnes, le chêne est chargé de glands à son sommet et d’abeilles en son cœur ; leurs brebis laineuses traînent de lourdes toisons ; leurs femmes mettent au monde des enfants semblables à leurs parents ; ils s’épanouissent dans la prospérité.” L’expression “semblable à leurs parents” sanctionne ici la régularité morale par la conformité anatomique, la monstruosité étant conséquence d’irrégularité. La fonction du juge, et le sens de l’ordalie, par exemple, étant précisément de mettre en œuvre la justice grâce au verdict des éléments (e. g. : Le Tanguin, poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi) et d’assurer par là le retour à l’ordre.

Pour conclure cette brève illustration, j’évoquerai un scénario [thème du prochain chapitre] qui concerne la mise du mort roi quand celle-ci est corrélée avec l’avènement d’une nouvelle classe d’âge, scénario où s’exprime spectaculairement la réalité des symboles. Il existe, en effet, une relation, souvent attestée, entre la périodicité du règne et la périodicité initiatique quand la constitution énonce qu’il ne peut y avoir qu’une initiation par règne. Quelle énigmatique raison peut bien lier la mise à mort du roi et l’initiation des jeunes gens ? Figure, c’est au sens propre que l’est ici le roi. Modèle physique, au prix de sa vie, modèle passif de cette justice au sens large sans doute, puisqu’elle a pour premier principe la conformité de l’homme à l’ordre des choses.

(Communication présentée au congrès mondial de l’Association Française d’Anthropologie du Droit sous le haut Patronage du Conseil de l’Europe et la Présidence de M. Robert Badinter le 24 novembre 1994 à l’École Nationale de la Magistrature à Paris : “Le juge : approches anthropologiques d’une figure d’autorité”. )


EN COURS…

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