|
Chapitre 15
Le juge, de quel droit ?
le conflit du politique et du juridique : quand la chronique judiciaire
révèle une donnée archéologique du droit
(Communication présentée au congrès mondial de lAssociation Française dAnthropologie du Droit sous le haut Patronage du Conseil de lEurope et la Présidence de M. Robert Badinter, le 25 novembre 1994 à lÉcole Nationale de la Magistrature à Paris : Le juge : approches anthropologiques dune figure dautorité.)
IV - 15
À la Réunion, département français, la classe politique est locale, comme il se doit, et le personnel judiciaire national. Situation commune. Mais, du fait dune histoire marquée par léconomie de plantation, la servitude, lengagisme et, depuis la départementalisation (votée en 1946, celle-ci commence à produire ses effets dans les années soixante), par la multiplication par cent du nombre des métropolitains, cette donnée ordinaire de ladministration de la justice fait question. Quand le président du Conseil Général, sénateur, est incarcéré pendant linstruction dune affaire de marché public - sétant rendu à la justice après être parti marron, alors que le maire dune des principales villes de lîle, fils du président de linfluent Parti Communiste Réunionnais, est, lui, toujours en fuite - quand un maire est, lui aussi, incarcéré avant jugement pour les besoins de linstruction et de nombreux élus mis en examen, cest aussi la culture politique locale qui est inculpée.
Sans doute, depuis que jai proposé ce sujet de communication au comité scientifique du Colloque, en décembre 1993, lexception de la Réunion, dont un hebdomadaire avait alors comparé la situation à celle de la Sicile, est-elle devenue beaucoup moins exceptionnelle. Cest dailleurs lenquête, au siège parisien dune entreprise métropolitaine, dun petit juge, comme on dit, affecté à la Réunion, qui a permis la mise en examen de responsables dune entreprise désignée, par un autre petit juge (devenu grand), comme le plus grand corrupteur de France et dont lactivité est précisément le marché public. Ce nest donc pas du dysfonctionnement des marchés publics quil sera traité ici, mais de la mise en cause, telle que la révèle la chronique judiciaire, de la justice lorsquelle sen prend aux élus.
Corruption et ingérence ? justice de classe ? justice coloniale ? lapplication de la loi à la Réunion met en évidence une opposition entre une légitimité locale représentée par des politiques et une justice une administrée par des fonctionnaires de passage. On retiendra de cette controverse, quelle que puisse être la part de calcul dans les arguments déployés, ce qui perce dun problématique universel du droit qui lie la capacité à dire le droit à lappartenance territoriale et qui trouve dans cette exception de magistrats venus du froid pour emprisonner les élus un déni exemplaire. Zistis makro zoreil déor. La récurrence des expressions qualifiant lextranéité de la justice et des juges ne doit pas seulement être comprise, en effet, comme une tentative pour dédouaner le droit commun par le politique si elle révèle aussi une donnée de larchéologie du droit où se nouent les attendus de la reproduction de lidentité, de la religion et du politique.
Dire que les juges devraient être des juges du cru, et non de passage, signifie que la légitimité à dire le droit sautorise, non pas seulement dune spécialisation et dune technique, mais bien, dabord, dune appartenance à un territoire donné. Nous sommes sur la planète Code Pénal déclarait, avant sa mutation pour la métropole, un juge mis en vedette par les affaires réunionnaises, paraissant répondre à largument ici développé en territorialisant le droit à telle extrémité quil en annule toute exception territoriale et toute juridiction des limites. Puisquil sagit ici didentifier les anthropologiques à luvre dans la justice, on peut tenter de présenter quelques données qui paraissent établir la permanence ou la rémanence dun droit naturel que les idéaux du droit ont relégué dans le champ du non signifiant ou de linsignifiant. Il nest pas entendu par là un particularisme lié à une histoire propre, mais bien la souveraineté dun naturel sur son territoire.
Sans doute, dire le droit est-il une mission attachée à lunité et à lindivisibilité du territoire de la République et que nentament pas la reconnaissance de spécificités (domaine des droits spéciaux pour les DOM) ou le pluralisme des jurisprudences régionales. Une étude ethnologique des pratiques notariales peut ainsi mettre en évidence, par exemple, la force des usages dans les pratiques successorales. À la Réunion, par excellence, la pluralité des coutumes que le juge mesure à la légalité nen divise pas lunité dapplication. Ce que vise le propos nest pas la spécificité que lunité de la loi républicaine couvre de son manteau protecteur, mais celle qui entend sy soustraire. Peut-être faut-il commencer par considérer, avec humilité, que lhomme, animal politique disait Aristote, est un mammifère territorial et quil nest pas difficile de repérer, dans les proclamations ou les protestations didentité, des expressions, des attitudes, des gestes qui, eux aussi, sans doute de manière archaïque, disent un droit, disent ce droit. La question nest pas de savoir si ce droit est légitime et sil mérite même le nom de droit. Elle se limite à savoir sil y a là un donné anthropologique. Il semble que le droit et lanthropologie procèdent ici à linverse : le droit se consacrant par privilège aux codes les plus achevés et les plus compréhensifs de lingénierie sociale alors que lanthropologie porte un regard, parfois exclusif, sur les limites, sur lorigine, sur les langages les moins élaborés. On peut pourtant, par une apparence de paradoxe, au moins pour ce qui concerne les textes écrits avant que le droit ne devienne une science séparée, montrer que le juridique et lanthropologique, tel quil en est ici traité, ne sont pas dissociables.
Le caractère chinois qui signifie habiter sanalyse étymologiquement : un homme qui est maître là où il vit, ce qui se marque par la représentation dun autel et de la flamme du sacrifice. La qualité banalement sacrée du sol de la patrie - lamour sacré de la patrie - montre lactivité dune religion naturelle de lhabiter que linstitution religieuse ritualise. À la Réunion, par exemple, il peut paraître opportun dédifier un temple privé pour échapper à lexpropriation. La prise de possession du sol se légitime par lautel avant de sarticuler dans le droit. Le grand différend qui oppose, en Inde, les fondamentalistes hindous aux musulmans a pour objet la reconstruction des temples sur les ruines desquels des mosquées ont été édifiées. La cathédrale de Pondichéry mériterait, pour les mêmes raisons les honneurs de la reconstruction : c'est sous la pression des jésuites que le temple qui la jouxtait a été détruit, sous prétexte qu'il gênait la défense de la ville, alors que débutait le siège de Pondichéry de 1748. (Quand "la femme de Dupleix, commente Maindron, fidèle à ses origines lusitaniennes, obtenait de la faiblesse infatuée de son mari la permission de ruiner [...] le grand temple de Vishnou Péroumale." - Maindron, I, p. 129. Les circonstances et les enjeux de cette destruction sont exposés au chapitre "Rues de Pondichéry, le contact des religions".)
La cathédrale de Pondichéry (crépuscule)
Dans lEtat de lUttar Pradesh, le gouvernement a fait voter une loi qui interdit toute nouvelle construction religieuse, disposition qui vise principalement la minorité musulmane et ses écoles coraniques. Lidéologie de lhindutwa (le pays hindou) énonce que tout Indien descend dun hindou, quil soit musulman, chrétien, bouddhiste ou jaïn. LInde abrite donc deux types de culture. La culture indic, qui définit les cultures et religions nées sur le sol indien, cest la seule qui soit véritablement indienne : les religions importées, elles, séjournent en Inde. La destruction, en 1992, de la mosquée d'Ayodia, construite sur un temple dédié à Rama procède de cette doctrine.
Autre exemple significatif, celui de la mosquée de Cordoue. Les conquérants arabes mirent en uvre, dans les villes qui sétaient rendues sans résistance, un partage des églises entre musulmans et chrétiens. Une moitié de l'église Saint Vincent fut ainsi occupée par les musulmans. Mais quand Abd al-Rahman 1er s'installe à Cordoue pour faire de la ville sa capitale, il s'approprie l'autre moitié et fait construire une mosquée. Quand Ferdinand III reconquiert la ville, en 1236, celle-ci est rendue au culte chrétien. On aménage des chapelles à l'intérieur de la mosquée jusqu'à ce que l'évêque Manrique décide, en 1523, d'ériger une église au centre même du sanctuaire musulman... Dans le même esprit, Shah Abbas (1588-1629) autorisa les maçons chrétiens d'Alep qui avaient édifié palais et mosquées à construire leur église à condition que celle-ci épouse les formes d'une mosquée et que son clocher soit discret. À un lecteur du Monde qui sétonnait que les pays occidentaux acceptent et parfois subventionnent la construction de mosquées sur leur sol alors que lArabie Saoudite interdit lédification de toute église sur le sien, un musulman répondit par ce théologème : LArabie Saoudite est une mosquée.
Le minaret de la mosquée de Cordoue, conservé, est englobé par le clocher de la cathédrale
Les plus grands livres de lhumanité sont des manuels de boucherie. Je pense, avec cette proposition paradoxale, au Lévitique ou aux manuels des liturgistes védiques, entre autres, rappelant par une telle assertion que la civilisation se marque par linterdit ou la codification de lacte de donner la mort, que cet acte concerne premièrement les animaux dont lhomme fait sa nourriture et que la religion et le droit sont un. Le rituel juif et le rituel musulman comportent un tel objet et lOccident a connu des procès danimaux qui montrent que la séparation radicale que nous opérons aujourdhui, avec la bonne foi de lévidence, entre conscience et insensibilité est rien moins quévidente. De la même façon, on peut poser que le droit moderne se constitue sur une dénonciation dévidences anthropologiques (si lon considère son exception statistique dans la généralité des cultures) de ce type.
Nous sommes prêts aujourdhui à reconnaître dautres droits. Mais il sagira de droits - minoritaires, même quand ils sont moralement majorés - de minorités. Nous sommes prêts à accepter lexistence dautres formes dhumanité. À distance. Et tout est pour le mieux quand lethnologue fait salon ou, davantage, quand lautre homme débat à la télévision. Mais quadvient-il quand cet homme lointain est produit par notre propre culture ? Quand la propagation planétaire de la civilisation saccompagne de la résurgence de la barbarie dans nos murs ? Quand lextrême-droite, par exemple, réclame la préférence nationale, un droit commandé par lappartenance au sol ? Ce quon veut rendre manifeste par cet exemple, cest que lévolution de nos évidences morales, qui va de pair avec celle de nos évidences juridiques, nentraîne pas une transformation automatique de notre patrimoine génétique et que, pour reprendre un mot de Julien Benda, la rançon dune éducation rationaliste cest de nous rendre étrangère à peu près toute lespèce humaine.
Autrement dit quil existe un universel de territorialité que notre droit met sans doute en échec au bénéfice dautres voies dappropriation du sol, mais qui nen continue pas moins dexister sous le vernis de la convention et qui se découvre et se proclame en situation de crise. La morale, dailleurs, soumission, par connaissance intuitive, à la loi du plus faible, nous commande et de jeter lanathème sur le compatriote qui entend faire jouer un droit au sol contre limmigré et - la question a été débattue à propos du vote en Nouvelle-Calédonie - de faire exception à légalité formelle des hommes qui fait notre loi. En 1855, le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie expliquait : Lorsquune puissance maritime se rend souveraine dune terre non encore occupée par une nation civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette prise de possession annule tous les contrats antérieurs [...] En conséquence, les chefs et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances nont jamais eu, ni ne peuvent avoir le droit de disposer de tout ou partie du sol occupé par eux en commun ou comme propriété particulière. Pour corriger linjustice de la dépossession des Canaques, la pertinence dune injustice correctrice faisant exception à lapplication du principe Un homme, une voix (supposé ne pas permettre la restitution de la souveraineté au premier occupant), a été, on sen souvient, discutée. Avec cette conséquence paradoxale que les socialistes, auteurs de cette proposition dun vote séparé, se sont alors vu accuser davoir réinventé lapartheid. Faire une différence selon la couleur de la peau, lorigine ethnique ou le droit assez discutable du premier occupant, pouvait-on lire dans Le Monde du 19 décembre 1984, est inacceptable, même si ce racisme fonctionne pour une fois au profit de ceux qui ont la peau la plus foncée. Que réclament, en effet, ceux qui se veulent les indigènes de nos métropoles, sinon une impossible reterritorialisation de la démocratie dont la morale veut faire profiter les indigènes de Nouvelle-Calédonie ? Ces deux exceptions, dinspiration contraire, au formalisme démocratique révèlent la démocratie comme une entreprise dexpropriation.
Lidée ici soumise à la critique est la suivante : que lexception à la capacité à dire le droit se mesure à lappartenance territoriale (exception qui fait de cet universel une exception au droit) ne peut prospérer que dans une dérogation cultivée et réglementée à un donné coextensif à la nature humaine. Et cest en ce sens, peut-être, que lanthropologie (dans sa vocation à comprendre la diversité des sociétés humaines) et le droit moderne sont ici liés comme leau et le feu. Constat qui vérifie la formule de Lévi-Strauss : Pour se donner à toutes les sociétés, il faut se refuser au moins à une, la sienne. Avec cette réserve, sans doute, que ce refus, parfois ce sacerdoce, nest objectivement que de méthode, la distance nécessaire à la mise en perspective de ses propres évidences.
La pertinence analytique de cette mise en perspective de la légalité par la résistance dune hypothétique nature humaine se signale, croyons-nous, par sa capacité à évaluer une donnée constitutive dune passion qui a aussi le droit au sol pour système : lantisémitisme. La reconquête de la souveraineté élémentaire de naturels sur leur territoire ne résume pas seulement, en effet, lhistoire de la décolonisation, elle nourrit lantisémitisme moderne et son tragique achèvement. Parlons donc de ce droit assez discutable du premier occupant dont il vient dêtre question. Quand Léon Poliakov écrit, par exemple, que Monsieur Lévy a autant de chances que sa concierge, Madame Dupont, de descendre de Vercingétorix (cité dans le Nouvel Observateur du 22 septembre 1983), il met certes en évidence le peu de consistance historique des mythes de souveraineté. Mais il en démontre en même temps la vérité, puisque la rationalité de son argument attise précisément une conviction qui préexiste à tout argument et qui est au principe même de lantisémitisme : ce ne sont pas des quartiers de noblesse dont il est en réalité question dans cette généalogie imaginaire de la souveraineté, mais du fait premier que Madame Dupont, qui sestime chez elle, se trouve en position de service, voire de servitude, par rapport à Monsieur Lévy, quelle estime chez elle. Cet exemple, qui fait Madame Dupont bien dérisoire, réunit les conditions de la tragédie qui la fait criminelle. On sait le rôle des concierges dans la dénonciation des Juifs. Monsieur Dupont, dailleurs, (Edouard Frédéric-Dupont), député des loges, justement, sest fait réélire aux législatives de 1986 sur la liste Le Pen à Paris. La distinction que lantisémite Drumont opère, dans la France juive devant lopinion, entre la Possession et la Propriété (infra, chapitre 15) repose évidemment sur ce droit du premier occupant que le droit met en échec et qui est supposé rendre sa souveraineté au légitime propriétaire : - Je possède parce que je suis légitimement propriétaire. Voilà la formule de la justice. - Je suis propriétaire parce que je possède, même illégitimement. Voilà la formule de la friponnerie. Toute la question se résout donc, vis-à-vis du capital possédé par les Juifs, dans lorigine légitime ou non de cette possession. Un dessin de Caran dAche, qui fut un des militants les plus constants de la caricature antisémite, intitulé Pourquoi on a fait la révolution, entend illustrer la situation du paysan avant 1789 et après. Avant : labourant son champ avec le fardeau dun aristocrate juché sur les épaules ; Après : labourant son champ avec le fardeau de trois personnages, dont un banquier, sur le dos.
On pourrait compléter ce développement par une citation de J.M. Le Pen : Le peuple de France a compris que les grands prêtres de la religion de 89 sont devenus des marchands du temple et que leur commerce a fait deux les nouveaux accapareurs, les nouveaux profiteurs de la Révolution [...] Les Français savent [il est des sous-entendus lourds dimprécations] quelles sont les bastilles à conquérir et les privilèges à abolir (Le Figaro du 27 décembre 1988). Le caractère archaïque de ces revendications se vérifie dans son délire.
Sous le régime nazi, un juif rencontre à la terrasse d'un café un ami en train de lire Der Stürmer [journal antisémite qui parut de 1923 à 1945].
Comment peux-tu lire ce journal bourré d'insanités, lui demande-t-il ?
Quand je lis un journal ordinaire, explique l'ami, je ne vois que catastrophes. Dans ce journal au contraire, j'apprends que nous tenons la banque, la presse, le commerce..., que nous dominons le monde. N'est-ce pas plus réjouissant ?...
À quelles conditions le politique et le juridique peuvent-ils saccorder sous la question qui nous occupe ? Dans les configurations issues de la colonisation où, comme à la Réunion, léconomie de plantation a déplacé des populations dites de couleur sous le contrôle dentrepreneurs se représentant comme blancs, la loi du nombre oblige à une représentation en conséquence. Représentation à laquelle la capacité à dire le droit ne saurait a priori faire exception. Pour expliquer léchec des partis de droite aux élections cantonales de mars 1994, le député-maire de Saint-Denis, socialiste, explique (en réponse à des lecteurs choqués par sa déclaration que leurs candidats ne correspondaient pas à la réalité réunionnaise qui est une réalité métisse et colorée) que le RPR local a commis une erreur de marketing en présentant huit candidats blancs sur les huit cantons de Saint-Denis. Ce choix, qui nest pas le fait du hasard, révèle une forme de myopie politique, une vision décalée par rapport à la réalité. La société réunionnaise est bien entendu blanche, mais aussi métisse et colorée. Dans une démocratie représentative, il est opportun que chacun se retrouve dans la représentation politique. En 1989, le même sétait félicité dêtre le premier maire cafre de la plus grande ville française de loutre-mer (Le Quotidien du 6 avril 1994).
La question est de savoir si la justesse de cette représentation, évaluée au mélanographe - ici instrument de marketing politique - ou tout simplement à la sensibilité identitaire, doit avoir pour effet une exception au cadre réglementaire républicain. À lévêque qui souligne la contradiction quil y a à réclamer légalité des droits en vertu de lappartenance à la République et fustiger en même temps des juges venus dailleurs, refusant légalité dans le fonctionnement du Droit et de la Justice (Église à la Réunion, avril 1994), un prêtre allié au Parti Communiste Réunionnais répond sous un Rebelle ?... Pas assez, hélas ! : Des gens qui méconnaissent notre histoire, qui ne comprennent pas notre langue, qui ignorent totalement conditions de vie et mentalité ne peuvent pas rendre une justice qui soit vraiment humaine. Nous rejoignons là la fameuse sentence Summum jus, summa injuria autrement dit : tout le droit et rien que le droit, ça peut engendrer les pires injustices (Le Quotidien du 6 avril 1994). Comble de justice, comble dinjustice : où est la difficulté en réalité ? Suffit-il de juges parlant créole, licenciés en histoire et ayant quelque teinture de folklore réunionnais ? Dévidence, non. Car le défaut ici dénoncé nest pas celui dune connaissance adéquate du terrain, mais dune appartenance à cette communauté organique dont procéderait la continuité sans rupture du peuple, de ses institutions et de ses représentants. Voilà pour le fond. Mais comment ce divorce sexprime-t-il dans les faits ? Les affaires mettent en scène des élus mis en examen ou condamnés pour infraction aux lois sur les marchés publics et la question, au-delà dune histoire de la dépossession et de la sujétion que ravive la mise en cause des élus est celle des privilèges de leur charge. Que peut, que doit lélu ? Quand les mis en examen ou les condamnés sont réélus alors que leur faute est avérée au regard de la loi républicaine, cela ne signifie pas seulement que lélecteur a choisi son représentant contre les représentants dune justice lointaine. Cela signifie peut-être aussi quune autre représentation du pouvoir est à luvre où la fonction et les prérogatives du chef sont différemment entendues.
Que dit le juge cité tout à lheure, après avoir répété quil nétait pas venu à la Réunion pour courir après lélu ? Eh bien, il tient à dire que là où il y a corruption, il ny a pas jeu économique libéral qui est le moteur du progrès de nos sociétés depuis deux siècles. Lutter contre la corruption, cest lutter pour le progrès, puisque celle-ci biaise la règle du jeu économique et démocratique (LEnjeu économique, n° 68, décembre 1993). Même si la plupart de nos gouvernants sortent de lEcole Nationale dAdministration et partagent une même culture politique qui fait de ladministration des choses et des hommes lobjet principal de leur spécialisation, il est pourtant évident que la représentation démocratique ne sépuise pas dans cette capacité réputée technocratique. Au-delà des partages politiques, les élus se signalent à lélecteur par une écoute, une capacité à traduire et à anticiper, à résoudre dont on peut certes apprendre les recettes à Sciences Po, mais qui a certainement pour modèle un processus qui doit peu à lidée démocratique. On opposera, sans doute, que cette donnée primitive, la réglementation des charges publiques a précisément pour objet den contrôler lirrationnel et les dérives. Mais cette dernière configuration où lélu est une sorte dauxiliaire technique de ceux qui lont mandaté ne constitue-t-elle pas, précisément, une exception dans le gouvernement des hommes là, et seulement là, où il y a jeu économique libéral ?
Une anthropologie des formes du pouvoir est-elle en mesure dapporter ici des éléments dinformation ? Dans un court article qui devait inspirer les théories de lethnologue Pierre Clastres, Robert Lowie décrit chez les indigènes américains deux figures de la chefferie, dont celle du chef pacificateur et justicier, ne possédant rien en propre, ou presque, car sa fonction est de redistribuer, et dont le seul privilège est la polygamie. (Les puritains qui ont exterminé ces indigènes nautorisent plus de tels privilèges puisquil y a là, on le sait, à linverse, une espèce dempêchement). Faisant face à ce titular chief, il existe un strong chief, selon une dualité qui nest pas sans évoquer lopposition du leader et du dominant dans la psychologie des groupes. Or, qui lhomme politique trouve-t-il sur sa route dans les affaires ? Un autre magistrat, bien que celui-ci se défende de faire autre chose quappliquer la loi que les politiques ont votée et qui se voit à la fois opposer par le politique son absence de mandat du peuple souverain et soupçonner du désir coupable de se voir à la télévision (griefs exprimés par un industriel italien de la télévision entré en politique). De vouloir faire le politique à la place du politique, en somme. Largent public, cest sacré ! déclarait récemment un ministre, rappelant le dirigeant moderne à sa religion. Cet intégrisme de la dépense publique fait limpasse sur une donnée fondamentale de la représentation politique dans laquelle, à lencontre du principe de la séparation des pouvoirs, le politique et le juge ne font quun. Il nest peut-être pas indifférent, en effet, pour nourrir le débat, de considérer les moyens rituels et institutionnels que les sociétés humaines ont mis en uvre pour régenter leurs chefs et résoudre la tension du pouvoir et de la justice.
(Communication présentée au congrès mondial de lAssociation Française dAnthropologie du Droit sous le haut Patronage du Conseil de lEurope et la Présidence de M. Robert Badinter le 25 novembre 1994 à lÉcole Nationale de la Magistrature à Paris : Le juge : approches anthropologiques dune figure dautorité.)
|
|
|