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Chapitre 6
Il faut se battre pour la constitution
comme pour le mur de la ville:
sur le contrat démocratique
II - 6
Il est banal de dire quil nexiste plus de société traditionnelle. Tous les voyageurs ont fait lexpérience de la boîte de conserves ou du transistor découverts dans les endroits les plus reculés. Il est, par exemple, assez inattendu dentendre, dans une localité perdue dans les sables du Tchad, à loccasion dune panne automobile, un éloge de la chicorée Leroux et, sur la fréquence de Radio-France Internationale qui avait convaincu lhôte des mérites universels de cette racine, un épisode en direct du Jeu des 1.000 francs (cette émission née avec la Vième République), enregistré à trois lieues de votre propre village (par-deça), puis, sans transition (comme on dit au Journal télévisé), en direct de Bangui, un discours en lhonneur de lempereur Bokassa prononcé par un chasseur déléphants qui devait entrer à lAcadémie Française... Le monde est petit. Le monde est même de plus en plus petit. Mais on peut dire aussi, à linverse, et bien que les artefacts de la modernité soient partout, quil nexiste que des sociétés traditionnelles, cest-à-dire des communautés fermées sur leur vérité, leur territoire, leurs particularismes et que la nature de lhomme nest pas louverture et le partage, mais bien lexclusivisme, sinon lintolérance. Que la modernité nest quune façade ou une fiction.
Il existe pourtant, subsidiairement peut-être, formellement sans doute, des groupements dhommes qui, pour des raisons diverses, essaient de vivre en modernes : de vivre ensemble. Le problème est que nous sommes condamnés à vivre ensemble. À faire coïncider en nous-mêmes lisolat de la tradition et lagglomérat de la modernité. Le village planétaire est une mégalopole surpeuplée. La modernité, cest, en même temps que la circulation des biens et des usages, la multiplication des hommes, lurbanisation du monde, la suppression des distances, la limitation des ressources, les migrations de la pauvreté, linterpénétration des cultures... Mais la proximité physique, alors que la question Mais qui est mon prochain ? devrait être vide de sens puisquil ny a plus de lointain, ne fait pas immédiatement la proximité morale. Il sen faut. On pourrait même penser, à linverse, que la proximité exacerbe les oppositions, comme sil existait une distance minimale de coexistence entre les hommes. À moins dune règle commune.
Il faut se battre pour la constitution comme pour le mur de la ville. On retiendra donc ici de cette maxime dHéraclite dEphèse que la loi constitue une protection physique aussi matérielle que le mur de la ville. La démocratie est probablement née, dans le mouvement de la colonisation grecque, de la nécessité, pour vivre ensemble, de trouver un langage commun. Un tel commerce ne peut prospérer que dans la suspension ou la neutralisation des logiques partisanes, des justices privées et des passions religieuses, ces ennemis intérieurs de la cité que la constitution tient en respect. Dans lapprentissage du politique, qui crée et entretient lespace public. Loin dillustrer une simple substitution dune méthode de gouvernement à une autre, linvention de lhomme démocratique suppose une transformation des rapports de lhomme et du monde. Ce double caractère, stratégique et sociologique à la fois, significatif du recours à légalité, létude de Jean Mas sur le rôle du Code Napoléon dans la formation et la sauvegarde de la république mauricienne en manifeste exemplairement les enjeux (Mas, 1993). La démocratie est fille de nécessité. Elle organise la coexistence pacifique autre nom de la guerre froide entre des groupes, des religions, des classes, des partis condamnés à vivre ensemble. Comme la modernité quelle annonce ou sanctionne, artefact ou fiction qui permet à la société dexister, elle est le fruit dune rupture et répond à un rapport au monde inédit. La solution démocratique - ou limpératif démocratique - se découvre dans la crise. Peut-être nest-il pas inopportun de tenter de situer linvention de la politique pour reprendre le titre français dun essai sur lAntiquité dans la longue durée des institutions humaines et de remarquer, quà lorigine comme aujourdhui, il y a discorde et guerre, recherche et invention de nouveaux modes de vie et de nouveaux modes dêtre.
Reconstitution de Smyrne au VIIIème siècle (in Forrest, 1966)
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Le mouvement de la colonisation grecque a son origine dans la quête de nouvelles ressources. Le monde grec était un monde plein. Pression démographique et pauvreté du sol semblent se conjuguer pour pousser à laventure. Voilà bien le vrai paysan attique, ironise Ménandre, ça se bat contre des cailloux qui ne produisent que des pousses de thym et de sauge ; ça nattire que la Douleur sans jamais rien récolter de bon ! (Le Dyscolos, III, 9). Plus amer encore, du même : Y a-t-il, en effet, rien de plus malheureux quun père, quun autre père qui a davantage denfants ? Le nécessaire et nécessairement choyé fils épiclère (fils unique) ne protégeant dailleurs pas le patrimoine de la dissipation, comme le Strepsiade des Nuées dAristophane en fait lépreuve, implorant lhéritier quil a eu dun mariage hypergamique en ces termes (inversion comique de cette obsession malthusienne qui prétend corriger la fatalité de la descendance en opposant lunicité de la paternité physiologique à la dissipation économique de la filiation) : Je suis ton père unique ! Cest la pauvreté qui aurait justifié la pratique de lexposition. Aristote expliquait lhomosexualité par la nécessité, lévitement des femmes permettant de limiter les naissances. (Pol. II, X, 9) Les Grecs, écrira Polybe, nélèvent quun ou deux enfants, afin de leur laisser une fortune conséquente (XXXVI, 17). Les traités hippocratiques témoignent de ce souci constant de limiter les naissances et des moyens pour y parvenir. Mais la ressource politique et l'art de vivre n'accommodent pas toujours l'absence de ressources, contrairement au chromo (rétrospectif) de Strabon qui écrit qu'avec une bonne administration, même les pays misérables et les repaires de brigands deviennent policés, citant en exemple les Grecs qui, dans un pays de montagnes et de pierres, ont mené une vie heureuse grâce à lintelligence quils avaient de lorganisation politique, des techniques, et généralement de tout ce qui constitue lart de vivre (II,5,26)... Des navigations dUlysse dont lil repère les terres noires fertiles en orges ou en blés (les noirs sillons portent le blé et lorge quand le roi est juste, Od. XIX, 111) à la mission de Néarque, amiral dAlexandre, de retour de conquête par le golfe Persique, qui devait examiner les rivages, les mouillages, les îlots, senquérir des cités maritimes, des terres fertiles (Arrien, VIII, 32), aux confins géographiques et historiques du monde grec et dans limaginaire, il y a lexploration des ressources, autre nom de la quête fabuleuse.
La colonie était un regroupement dindividus originaires de différentes cités ou de membres dune même collectivité partis après avoir interrogé loracle et mis leur expédition sous la protection divine. Lurbanisme des villes nouvelles et les plans doccupation des terres obéissent à un programme continental : les colons emportaient avec eux leur mode dappropriation et dexploitation du terroir et nentendaient réaliser aucune révolution dans ces laboratoires, sinon réunir les conditions nécessaires à lexistence de chacun. Ces conditions cest là une donnée de conséquence requièrent la propriété individuelle. Selon nous, dira Aristote, la propriété ne doit pas être commune comme certains lont dit [...] et aucun citoyen ne doit manquer de moyen de subsistance (Politique, 1330 a 23). Bien plutôt, la possession individuelle, rien moins quévidente dans les sociétés traditionnelles, paraîtra aux réformateurs le moyen denrayer les crises politiques par lexportation des pauvres et leur établissement dans les clérouquies. Tous ceux que le manque de ressources destine à suivre en armes les meneurs qui convoitent les biens des possédants constituent une sorte de mal intérieur de la cité. Pour sen débarrasser sous un prétexte honorable, on procède, comme on dit, à une colonisation, forme de déportation la plus bienveillante qui soit (Lois, 735 e - 736 a). Le territoire occupé était divisé en lots : chaque colon recevant un cléros. La géométrie du parcellaire paraît exprimer cette république dégaux que Lycurgue, selon Plutarque, voyait dans légalité des récoltes moissonnées, la Laconie tout entière ressemblant à un domaine partagé entre de nombreux frères (Vie de Lycurgue, 8, 4). Forts de lexpérience acquise, les colons voulaient marquer leur liberté sur le sol. Le métreur quAristophane met en scène dans lutopie des Oiseaux est lartisan caricatural de cette trame orthogonale, signature grecque par excellence révélée par les fouilles archéologiques. Terroir et ville sont tirés au cordeau de cette représentation qui associe lindividu à son carré de terre (à son carreau, dirait-on à la Réunion).
Bien que plaçant toutes leurs actions sous linvocation des dieux et se représentant la géométrie comme étant dessence divine - étrangers par là à ce que nous appelons lesprit scientifique - les Grecs se signalent par une singulière indépendance vis-à-vis des intermédiaires rituels et autres mandataires des génies du sol, premiers occupants ou conservateurs obligés que sont les souverains archaïques dans leurs attributions religieuses. Lindépendance politique du démos est peut-être annoncée dans ce mode individuel dappropriation et dadministration religieuse de la terre et de sa fécondité. La multiplicité des cultes de héros agrestes identifiés par des traces funéraires et entretenus par les exploitants, linstallation de colons paraissant peupler des terres vierges ou dont les indigènes sont repoussés sans autre forme de procès, ce faire-valoir direct, alors que la relation à la terre est universellement tributaire, paraît être un levain de la démocratie. Dans un même serment, les éphèbes invoqueront le Foyer Commun, les divinités du sol, les Bornes de la Patrie, Les Blés, les Orges, les Vignes, les Oliviers et les Figuiers. La figure dHésiode avec sa critique des nobles dorophages, dévoreurs de présents (Travaux, v. 39 et 264) bornant son horizon au travail des champs et à la peine, en appelant à une justice supérieure au-delà des sentences intéressées des puissants, individualiste et industrieux (Travaille pour toi, ta femme et tes enfants, naie jamais à mendier ton pain à un voisin), ennemi de la guerre et ami de la concurrence (Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur, cette lutte-là est bonne), est emblématique de cette indépendance frondeuse que la crise économique va précipiter en révolutions. Les dieux et les héros n'échappent pas à la caricature et, nous le rappellerons (infra : chapitre 7), cette irrévérence envers tous les pouvoirs va constituer un trait diacritique de la démocratie. Lémancipation rituelle est la condition de lémancipation politique. Elle prépare la voie à la conception isonomique de lhomme où laristocratie, qui constitue la classe dominante dans nombre de cités et dont la marque distinctive est à la fois la propriété de la terre et ladministration de la justice, ne représente plus quune concurrence profane pour la possession du sol.
La royauté perpétuelle est insupportable entre égaux remarque Aristote. Cest dire que le souverain est dune autre nature, de par sa fonction sinon son origine. Investi dune charge qui le met en contact avec le divin, il est responsable des cycles cosmiques et des cycles de la fécondité. Il est le roi-prêtre dont dépend le cours des choses et le rite, alors que linfraction ou la faute dérèglent les cycles, comme on le voit dans dipe-Roi, est le protocole qui met en phase la régularité sociale et la régularité cosmique. Quelques traits semblent associer le souverain archaïque au comput astronomique (Odyssée, XIX, 178 ; Plutarque, Agis, 11, 4 ; vide supra : chapitre 2) et la liturgie rappelle sa fonction centrale dans la définition et la pédagogie des genres. La royauté perpétuelle est insupportable entre égaux : cest dire aussi que légalité met le souverain sous contrôle. Dans la cité homérique, le roi ne peut rien sans son Conseil et la royauté deviendra une simple magistrature, exceptionnellement viagère et héréditaire, parfois annuelle, ouverte aux différentes familles nobles de la cité. À Athènes, le roi nest quun des neuf archontes, spécialisé dans les relations avec les dieux. Cest de cette spécialisation que la justice aux sentences oraculaires, dont Hésiode fait la satire, tire son autorité. La justice noxale est aussi la prérogative des grandes familles. Le droit criminel est réglé par le principe de la responsabilité collective et de la réparation du dommage par dommage égal. La communauté de sang est diminuée par le crime et cest la communauté du meurtrier qui en est collectivement comptable. La perpétuation du lignage réclame un retour à léquilibre rompu, de même que la mémoire du mort une vengeance propre à apaiser son âme. La cité saffirme, précisément, comme Gustave Glotz la montré dans sa thèse sur la solidarité de la famille dans le droit criminel (Glotz, 1904), quand le droit de vengeance narme plus que les parents les plus proches et quand se découvre le principe de la responsabilité personnelle. La religion fit sortir la thémis de la famille et linstalla dans la cité (Ibid. : 602). La souillure attachée au meurtre devient un attentat contre lordre social et non plus seulement une offense à un petit groupe de particuliers. Il est significatif que les rois des tribus à Athènes, aient conservé le privilège de juger les inculpations de meurtre intentées aux animaux et aux objets inanimés, la pensée grecque caractérisant ainsi, a contrario, le champ du politique, désormais soustrait au monopole des spécialistes rituels.
La démocratie, remarque encore Aristote, ne peut exister que dans les grandes villes, car ce régime fait prédominer une classe sans réalité dans les sociétés agricoles et pastorales, la classe des travailleurs manuels et des marchands. Le développement du commerce, concomitant à lélargissement du monde grec, et linvention de la monnaie frappée permettent, en effet, la constitution de fortunes mobiliaires qui échappent à la répartition traditionnelle des hiérarchies. Une nouvelle classe sociale tire son existence du commerce maritime et terrestre - largent fait lhomme (Alcée, fr. 49) - tandis que la chrématistique exacerbe lopposition entre le propriétaire foncier au domaine protégé de laliénation par le retrait lignager et le tenancier (lhectémore rémunéré par le sixième de la récolte) ou le petit exploitant frappé par la crise agricole, endetté, exproprié, asservi ou vendu en esclavage. Les cités sont déchirées par des luttes où les haines de partis se superposent aux haines de sang. Le parti populaire, mené par des éléments appartenant à la classe des marchands, tente de renverser le pouvoir oligarchique. Révolutions et contre-révolutions se succèdent. Le patricien Théognis de Mégare se déchaîne contre ces vilains qui naguère étrangers à tout droit et à toute loi, usaient sur leurs flancs des peaux de chèvres et pâturaient hors de murs comme des cerfs, contre les marchands qui commandent et rêve décraser du talon cette populace (53 s., 677 s., 847, cité par Glotz, 1928 : 123). Ailleurs, les nobles sont massacrés ou bannis, leurs biens confisqués. Apparaît la tyrannie qui, selon Thucydide (I, 13), a pour cause essentielle laccroissement de la richesse : à la faveur de ces luttes civiles, le tyran, se portant à la tête de la masse populaire, prend le pouvoir. Glotz remarque que la liste des tyrans coïncide pour ainsi dire avec la carte des grands ports (Ibid. : 129). Parfois, pour mettre fin à une guerre civile suicidaire, les cités font appel à un arbitre, souvent étranger, quelles investissent temporairement de la puissance publique. Cette procédure, quAristote dénomme tyrannie élective, aboutit à ruiner le pouvoir de laristocratie : couper tous les épis qui dépassent des autres, cest le conseil de Thrasybule à Périandre (Hérodote, V, 92, 6). Le terme tyran na pas demblée, en effet, le sens reçu. Il signifie dabord chef ou guide du peuple. Le tyran peut être un démagogue qui joue de la lutte des classes et prend la tête des révoltes populaires. Souvent issu de laristocratie, il use parfois dun prestige personnel pour incarner, contre laristocratie, une nouvelle légitimité. Le peuple dont il se fait le héraut est celui des hoplites mais aussi, sans doute, celui des villes et des faubourgs où se regroupent les principaux corps de métier et les commerces. Le tyran entreprend de grands travaux, favorise lentreprise et le commerce maritime. Porté par lémergence de nouvelles activités qui échappent progressivement au pouvoir traditionnel, il précipite la désagrégation de lancienne société et accélère une évolution qui le chasse du pouvoir. Bien que la démocratie grecque ait été des plus soupçonneuses (elle instituera une magistrature qui ne durait quun jour, inventera lostracisme et tiendra en suspicion les bienfaits des hommes publics - Vie de Périclès, 22, 2), il est manifeste que celle-ci procède des mêmes forces que la tyrannie.
À Athènes, Solon, noble sans patrimoine enrichi par le commerce maritime, est choisi comme archonte en 594 avec des pouvoirs qui lui permettent de réformer les institutions. Inscrites sur des piliers de bois à pivot (Plutarque, Vie de Solon, 25, 1), les lois soloniennes étaient portées à la connaissance de tous. La promulgation et la publicité de la loi marquent une révolution dans lhistoire du droit, désormais soustrait au monopole de familles tirant leur ascendant politique de relations privilégiées avec le divin. Les premières lois écrites furent vraisemblablement celles qui visaient à enrayer le principe de la responsabilité de sang (Glotz, 1904 : 244 s.). Mise au centre, la loi relève du domaine public. Elle est ouverte à largumentation et à linterprétation. La rhétorique, la raison politique se constituent sur cette publicité que Fénelon ramasse en une formule : En Grèce, tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole. La première mesure de Solon est de libérer les hommes et les terres. En réformant les lois sur lhéritage (faisant obligation de partager le patrimoine et ouvrant la possibilité dacquisition de la terre noble par les roturiers) et en limitant le pouvoir patriarcal, il engage une réforme que la constitution de Clisthène parachèvera en substituant aux tribus gentilices des tribus territoriales composées tiers pour tiers dhabitants de la ville, de la côte et de lintérieur. À lorigine de la démocratie, il y a la nécessité de mettre un terme à une opposition mortelle pour la cité et la médiation de Solon sappuie sur une position moyenne entre deux partis ennemis. Je me suis tenu debout, couvrant de mon solide bouclier les deux partis tour à tour et je nai permis ni à lun ni à lautre de vaincre injustement. Je me suis interposé entre eux comme une pierre de bornage entre deux champs contestés. Jai rédigé des lois égales pour le pauvre et pour le riche, fixant à légard de chacun une justice droite. Si un autre que moi avait pris laiguillon, un homme avide et pervers, il naurait pu retenir le peuple et si javais voulu faire alors ce que souhaitaient les ennemis du peuple, la cité serait devenue veuve de beaucoup dhommes. Cest pourquoi, déployant toute ma vigueur, je me suis tourné de tous côtés, comme un loup assailli par une meute de chiens.
Un passage du code de Gortyne en Crète, vers 450 av J.C
(écriture boustrophédon : à limage du buf qui trace le sillon, alternativement de gauche à droite et de droite à gauche.)
La démocratie originelle apparaît comme un juste milieu entre les prétentions de laristocratie et celles du peuple. Si lon sen rapporte à la Vie de Solon de Plutarque, que nous venons de citer, on aperçoit que tout, si lon peut dire, est intermédiaire dans cette existence de sage et que tout la destine à la médiation démocratique. Un patrimoine amoindri par les générosités et les dons de son père (2, 1) : il ne partage donc pas les intérêts des riches. Lexercice de la profession commerciale (En ce temps-là, le commerce navait rien de honteux, aussi, dès sa jeunesse, se lança-t-il dans le commerce (2, 1) : sa fortune ne doit pas à une position héritée, mais à une activité neuve. Une expérience pratique de légalité : le négoce engendre des contrats et rapproche des hommes divers. Cest une expérience politique du contrat que Solon veut faire partager aux partenaires ennemis de la lutte des classes. Les hommes, répond-il à Anacharsis qui lui oppose linefficacité des lois qui arrêtent les faibles et sont bafouées par les puissants, observent les conventions quand aucune des deux parties contractantes na intérêt à les violer (5, 4). Et le premier mot de lui qui se répandit dans le public fut celui-ci : légalité ne produit pas de guerre (14, 4). Solon, juste, sage, inspiré par lintérêt commun Il ne partageait pas linjustice des riches ; il nétait pas non plus soumis aux mêmes nécessités que les pauvres (14, 1) doit donc faire la preuve de lefficacité, de la vérité, de la supériorité de légalité.
Une clepsydre, instrument de mesure du temps de parole, reconstituée.
Le temps de parole autorisé est ici de six minutes.
(in : Forrest : 1966)
Mais comment, quand les haines sont inexpiables ? Solon aurait eu recours à la ruse et à lambiguïté ; moyen de faire expérimenter les bénéfices de légalité par une anticipation de ses effets. Ruse : Cependant, Phanias de Lesbos rapporte que Solon, pour sauver sa patrie employa spontanément la ruse à légard des deux partis, promettant secrètement aux pauvres le partage des terres et aux riches la confirmation de leurs créances (14, 2). Ambiguïté : Ce mot - légalité ne produit pas de guerre - plut à la fois aux riches et aux pauvres, les uns pensant obtenir légalité à cause de leur rang et de la considération dont ils jouissaient et les autres à cause de leur nombre. Aussi les deux partis, formant de grandes espérances, leurs chefs pressèrent-ils Solon daccepter la tyrannie et lengagèrent-ils à gouverner plus hardiment une ville dont il serait le maître (14, 4). La ruse de légalité, cest de contenter chacun après avoir mécontenté tous : Il ne satisfit aucun des deux partis (16, 1) ; Toutefois, les Athéniens ne tardèrent pas à reconnaître lutilité des mesures prises (16, 5). Parmi ces lois faites pour cent ans il y avait celle-ci : Si un homme avait été frappé, lésé ou violenté, il était permis à qui le pouvait et le voulait dassigner et de poursuivre le coupable. Le législateur, avec raison, avait voulu par là accoutumer les citoyens à ressentir et à partager, comme étant les parties dun seul corps, les maux les uns des autres (18, 6).
Mais Solon accommodait les lois aux choses plutôt que les choses aux lois (24, 2). Cest à propos de sa gestion économique que Plutarque fait cette remarque. Tirant de pratiques empiriques des règles dorganisation : La ville se remplissait détrangers qui ne cessaient daffluer de toutes parts en Attique pour y jouir de la sécurité, mais la plus grande partie du sol était infertile et médiocre et les marchands qui faisaient le commerce maritime nimportaient habituellement rien pour ceux qui navaient rien à leur donner en échange. Voyant cela, Solon tourna ses concitoyens vers lartisanat et fit une loi qui dispensait un fils de nourrir son père quand celui-ci ne lui aurait pas fait apprendre un métier (22, 1). Il entoura les métiers dune grande considération et chargea le Conseil de lAréopage dexaminer doù chacun tirait ses moyens dexistence et de punir les oisifs (22, 3). La beauté de la loi, [qui] fait régner partout lordre et lharmonie, se soutient dune nouvelle donne économique où la valeur déchange et la monnaie de compte tiennent une part essentielle. À Sardes, sur les rives du Pactole, dans la deuxième moitié du septième siècle, Ardys, fils de Gygès, avait fait frapper à son sceau des pièces délectrum (or blanc à 27 % dargent). Grâce à cet anneau de Gygès qui imprime son pouvoir dégalisation à son possesseur en lui permettant de se rendre invisible, ce nest plus la naissance, cest léchange qui fait lhomme.
À Athènes, remarque lobservateur désabusé de la République des Athéniens, rien ne distingue extérieurement les hommes et, conséquence extrême de cette indifférenciation, le système exige quon soit les esclaves des esclaves. Ce patricien anonyme, adversaire de la démocratie, souligne la relation de nécessité existant entre la structure sociale dAthènes et ses institutions politiques. Ce nest pas par absence de discernement, explique-t-il, quon donne le droit de parole à tous, indistinctement, à Athènes, cest au contraire une excellente mesure (I, 6). Si lon considère, en effet, que tous les Athéniens sont devenus des marins (I, 19), que ce sont les pilotes, les chefs de nage, les vigies de la proue, les constructeurs de navires qui font la puissance de la cité, (davantage que les hoplites, les nobles et les honnêtes gens), il paraît juste que les pauvres et le peuple lemportent sur les nobles et les riches... que tout le monde participe aux magistratures par tirage au sort ou par élection et que la parole soit accordée à tout citoyen qui la demande (II, 2). Personnellement, conclut-il, jexcuse le peuple dêtre démocrate, car chacun est excusable de rechercher son intérêt. La primauté dAthènes dans le contrôle des échanges et dans la maîtrise de la mer coïncidera, de fait, avec la forme la plus achevée de la démocratie. À linverse, les Trente, qui mirent fin au régime démocratique, firent détruire les arsenaux maritimes. Avant de devenir une question décole savoir linfluence de la marine sur les murs (par exemple : Lois, 706a et s.) loption maritime révèle une option stratégique et économique qui engage la forme des institutions. Voulant doter la cité dune marine puissante, commente Plutarque, Thémistocle suivait une politique opposée à celle des anciens rois dAthènes. On dit en effet que ceux-ci, sévertuant à détourner les citoyens de la mer et à les habituer à vivre, non de la navigation, mais de lagriculture, avaient répandu le récit selon lequel Athéna, disputant le pays à Poséidon avait montré lolivier sacré aux juges et remporté ainsi la victoire. Thémistocle donna par là de la force au peuple contre les nobles et les remplit daudace, en faisant passer le pouvoir aux mains des matelots, des chefs de rameurs et des pilotes. Cest pour cela aussi que la tribune quon avait construite à la Pnyx en lorientant vers la mer fut par la suite retournée vers la terre par les Trente, qui pensaient que lempire maritime engendrait la démocratie et que loligarchie inspirait moins daversion aux cultivateurs (Vie de Thémistocle, 19, 3-6). (Lédition Flacelière, Chambry, Juneaux du texte de Plutarque note : Des fouilles exécutées à la Pnyx en 1930-1931 ont montré, en effet, quun déplacement et un changement dorientation de la tribune ont dû être effectués vers lépoque des Trente de telle façon que lorateur, qui, au Vème siècle, regardait vers le Sud (i. e. dans la direction de la mer) fût tourné ensuite vers le nord-est [...] Les Trente firent démolir les chantiers et arsenaux maritimes dAthènes (1961 : 226)).
Linvention politique est fille de nécessité. Du laboratoire de la colonie à la réforme constitutionnelle, la pensée grecque a conçu et mis en uvre, dans un monde agité de révolutions, de conflits, de mutations économiques, de crises morales et intellectuelles des lois propres à faire régner lordre et lharmonie. Athènes, cette république davocats (selon les termes du procès instruit par la philologie prussienne), a inventé le droit constitutionnel et considérait, par la bouche de Socrate-Diotime, que la conception des constitutions était luvre dhommes divins. La démocratie est la réponse grecque à la désacralisation du cosmos et de lespace social, à linstauration de nouvelles pratiques économiques. La science politique grecque ne fait pas seulement partie du patrimoine de lhumanité comme le Taj-Mahal, Lascaux ou Borobudur, la statuaire dIfé ou dAngkor, la Bhagavad Gîtâ ou Genji Monogatari, témoins de la fulgurance humaine dans lhistoire sans conscience de la matière et de la vie, si elle nous livre aussi des témoignages et des clés pour le présent.
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La colonisation grecque est une migration de la pauvreté, une expansion démographique. Les analyses et les commentaires dont nous avons fait état, ceux-là mêmes de la science politique grecque, létablissent. Lexacerbation des conflits politiques ici rappelés, de même, trouve son explication dans la crise économique et dans la multiplication des indigents au point que lopposition des riches et des pauvres, des deux cités dans la cité, dira Platon (République, 422 e), exclusives lune de lautre et vivant à lintérieur des mêmes murs, semble épuiser la théorie politique : La prédominance de lune ou lautre [classe], remarque Aristote, décide de la forme de gouvernement, au point quil semble à lopinion commune quil ny ait que deux formes de gouvernement : la démocratie et loligarchie. Replacées dans la longue durée, la pression démographique la fatalité démographique et la colonisation grecque prennent un autre sens si on les comprend dans lhistoire du peuplement. Nest-il pas significatif, alors que le nombre dhommes vivant aujourdhui sur la planète a été multiplié plus de mille fois depuis la révolution néolithique, que linvention de la science politique soit liée à linsuffisance des terres pour nourrir les hommes, aux migrations de la subsistance et à létablissement de nouveaux modes de production ?
Alors que la question démographique constitue lépreuve majeure de la civilisation, la génétique des populations, qui permet de reconstituer les grands courants de la diffusion de lhomme moderne sur la planète et, plus précisément pour le sujet qui nous occupe, lhistoire et les modalités de la diffusion de lagriculture du Moyen-Orient vers lEurope, peut ici être mise à profit pour la compréhension de la longue durée et la recherche des déterminismes sociaux. Les cartes génétiques font ainsi apparaître des gradients exprimant une expansion des populations néolithiques vers les zones habitées par des chasseurs-cueilleurs, cest-à-dire du croissant fertile vers lEurope où étaient arrivées, plusieurs dizaines de milliers dannées auparavant, des populations mésolithiques. Le recours à la domestication a probablement été imposé aux hommes par le tarissement des ressources ou par des modifications climatiques. Cette contrainte est paradoxalement à lorigine de la première révolution démographique. Le métier de chasseur nest point favorable à la population, notait Rousseau dans lEssai. La densité de population des paysans néolithiques était vraisemblablement dix à cinquante fois supérieure à celle des derniers chasseurs. Ce qui sexplique aisément par le fait que lagriculture a permis à lhomme de se sédentariser et de saffranchir ainsi du contrôle des naissances quimposent les déplacements fréquents. Comme ceux daujourdhui, qui espacent les grossesses par le recours à lallaitement prolongé et des règles dévitement sexuel jusquà ce que lenfant soit en âge de se déplacer, les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire devaient maintenir leur population à un niveau à peu près constant. Laccroissement démographique, charge et servitude pour la recherche et lexploitation des ressources naturelles, devient une supériorité dans la production organisée de nourriture. Lexpansion des agriculteurs, qui sest poursuivie jusquau siècle dernier par les migrations européennes, a dû commencer dès que les premières concentrations urbaines ont fait apparaître un seuil alimentaire justifiant lémigration dune partie de la population vers des régions vierges dexploitation. Létablissement des colonies dans le cours du premier millénaire dont il a été question ici a été précédé par dautres vagues (bien quil nexiste que peu dindices archéologiques dailleurs discutés de la continuité de ce peuplement). La génétique historique, qui confirme la thèse de lexpansion démique (Sokal, Oden, Wilson, 1991), et non pas culturelle de lagriculture : lexpansion des agriculteurs et non la conversion des chasseurs, nous permet dembrasser dun seul regard le peuplement de la planète. Une seule humanité, une seule histoire. Une seule terre.
Ces considérations, sans doute éloignées des discussions historiques, juridiques ou philosophiques dont relèvent les événements rapportés dans ces pages, ont pour objet de mettre en évidence la signification anthropique de données perçues comme relevant dune aveugle nécessité. La question de lorganisation sociale se pose peut-être en dautres termes, avec une autre force, dans la longue durée. On a parfois comparé lAcadémie de Platon à Sciences Po et sans doute est-ce la première fois que la technique politique fit lobjet dune réflexion systématique et dun enseignement. Que nous apprend la science politique des Grecs ? Outre lenseignement de ses uvres, dont la plus étonnante est probablement la réforme de Clisthène, cette utopie réalisée, elle nous expose les conditions minimales du contrat social. Létude de Jean Mas sur le Code Napoléon à Maurice montre, dans cette idée, comment la loi, instituant le partage de lespace privé et de lespace public et neutralisant cet espace commun, peut être, comme le mur de la ville lest contre lenvahisseur, une protection matérielle contre le déchaînement des violences intérieures. Une telle neutralisation nest possible que parce que la loi, commune à des populations déplacées ou déportées qui tentent à la fois de ressaisir une identité déniée et de vivre ensemble sous une Constitution qui reconnaît la multi-communalité comme un fait premier, est elle-même neutre. Cest par le silence, écrit le Doyen Carbonnier (1981 : 331, cité par Mas, 1993 : 40) que le Code exprime son idéologie... Il ne dit rien de lEglise et cela suffit pour établir la laïcité du droit civil, ce qui était en 1804 une innovation sans précédent. Cette laïcisation de lespace social, bien que le Code ne réponde à aucune des questions fondamentales que nous nous posons et ne satisfasse la religion daucun des contractants est propédeutique à la formation dune conscience civique. Inhibition, au sens éthologique du mot, des servitudes de la territorialité exaltées par la religion, elle doit permettre aux hommes, cohabitants de la ville planétaire, de coexister. La constitution met en quelque sorte le mur de la ville en chaque citoyen en lui montrant la nécessité de tempérer ce sectarisme, religieux ou communautaire, vital entre soi et mortel en société qui, jusqualors, organisait lespace social. Car la constitution est la nourriture des hommes, dit Platon (Ménéxène, 238 c ; sur la phraséologie du Ménéxène, vide infra : chapitre 16 : Droit au sol et mythes d'autochtonie). Mammifère territorial avant dêtre lanimal politique caractérisé par Aristote, lhomme moderne doit apprendre à vivre en citoyen du monde concept dû aux Stoïciens dailleurs. Le silence des passions privées que deviennent aussitôt les passions religieuses dans un monde plein, multiple et métissé simpose dans lespace sacré de lentente civile, quand la religion se déplace de la communauté à la société. Que le droit moderne, édifié sur une une désacralisation du cosmos, une déterritorialisation du droit et sur linvention dun espace public ait permis la constitution de lempire des signes monétaires et, partant, une reterritorialisation du lien social par largent ainsi quun saccage des ressources de la planète ne doit pas nous masquer le fait quil constitue pourtant, formellement sans doute, par sa neutralité unificatrice quand lcuménisme religieux est particularisant, un outil approprié à la mitoyenneté daujourdhui. Pour que naisse cette conscience commune dont la communication entre les hommes présuppose la réalité.
Il a été fait allusion ici à lhistoire du peuplement de la planète par homo sapiens. Un résultat spectaculaire de la recherche sur ce sujet est le recouvrement des cartes génétiques et des cartes linguistiques exprimant lexpansion humaine. Létude de la distance génétique et de la distance linguistique entre les populations dispersées sur le globe permet, en effet, de reconstituer larbre de la différenciation des hommes et des langues, et lidée chimérique de retrouver la langue-mère, que le célèbre article 2 des statuts de la Société Linguistique de Paris, fondée en 1866, invalidait légitimement en refusant toute communication concernant soit lorigine des langues soit la création dune langue universelle, est justiciable aujourdhui dune approche positive. Des systématiciens ont proposé le beau nom de Nostratique pour désigner cette langue originelle, bien évidemment hypothétique. Constatons que lutopie de la conscience planétaire nappelle, après tout, quà la réunification de la famille humaine. Et que la multiplicité et la multiplication des conflits ethniques, tribaux, raciaux, religieux ou communalistes, qui montrent à lenvi lirréalisme de cette espérance, en démontrent superfétatoirement la nécessité.
(Repris et développé de : Droit et Anthropologie de la complexité, ouvr. collectif, Économica, 1996, Paris.)
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