|
Chapitre 18
Plan du chapitre :
A) Le territoire de la langue : les deux natures
Communication présentée au colloque international Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.
B) La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
Communication présentée à la Journée de lAntiquité, Université de la Réunion, 27 avril 2005.
C) Deux vérités ne peuvent être contraires" (Galilée) (en cours)
D) Foi d'animal : vérité du bestiaire dans la fable et le conte
Communication présentée aux Journées de la Recherche du CRLHOI, séance du 11 février 2006.
A)
Le territoire de la langue :
les deux natures
IV - 18.1
Aujourdhui on célèbre partout le savoir.
Qui sait si, un jour, on ne créera pas des Universités pour rétablir lancienne ignorance ?
Lichtenberg (1742-1799)
Je voudrais dabord proposer de prendre à la lettre lexpression le territoire de la langue qui constituait lun des thèmes de lappel à communications du colloque, cherchant à savoir si lapproche positive - neuropsychologique - des fonctions cérébrales est susceptible dapporter des informations utiles à la discussion proposée. Lopposition et la complémentarité des deux natures de lhomme, on dira ici lopposition de lenracinement et de la communication, nourrit un débat aussi vieux que la philosophie et lon examinera, mobilisant et extrapolant quelques acquis de la connaissance objective - et il nest pas besoin de rappeler devant un public aussi cultivé que la connaissance scientifique est par principe réductrice : cest ce qui fonde sa certitude (dailleurs provisoire) - sil est possible de mettre en avant des données expérimentales pour servir à la compréhension des discussions passionnelles qui nourrissent la guerre des langues. Car on peut dire juste et avoir tort quand, les sciences humaines partageant avec les sciences expérimentales, quelle que soit leur distance, une même administration de lanalyse et de la preuve, la progression des prémisses à la conclusion nest pas fondée en nécessité.
Puisquil sera question de langue, dhypothèses sur la langue et de lapproche expérimentale qui les soutient, je me permettrai dinvoquer en préambule lautorité de Noam Chomsky qui, en vertu de ce que jappellerai loptimisme scientifique - et de sérieux indices macroscopiques - pose que linvestigation neurologique sera un jour en mesure doffrir une assise positive à la théorie linguistique. Voici ce quil développe dans un entretien au Monde daté du mois dernier (1er septembre 1998). Nous imputons au cerveau des propriétés computationnelles abstraites, qui permettent dexpliquer une foule de choses. Mais que voulons-nous dire au juste quand nous parlons de ces propriétés, aussi longtemps que nous navons pas identifié les structures cellulaires dans lesquelles elles pourraient sinscrire physiquement ? Cest un très vieux problème. Il sest déjà posé dans lhistoire de la chimie. Quand Kekule [von Kekule est linventeur de la molécule de benzène représentée dans le chapitre 12.3 sur la chimie du rire et infra ; les circonstances de cette découverte constituent un exemple de la collaboration, dont il sera ici question, des différents outils cérébraux dans lactivité de lesprit] a proposé un diagramme des structures des molécules organiques, il y a cent ans, on sest demandé de quoi il parlait. Jusquaux années 1920, les constructions abstraites des chimistes ont été plus souvent considérées comme un artifice décriture que comme un reflet de la réalité. Puis, dans les années 1920, la physique a connu une révolution théorique considérable, qui lui a permis denglober les bases de la chimie, laquelle est alors devenue limage dune réalité nouvellement découverte [...]. Une telle pétition pose évidemment question. Mais quoi quil en soit, pertinente ou impertinente, il est nécessaire que cet antagonisme, quelle avive, de lidéalisme (qui soppose ici à toute approche matérielle des fonctions cérébrales), et du réalisme (autre nom de la curiosité intellectuelle), correspondant à deux rôles ou deux spécialisations sociales soit entretenu, en vertu, dailleurs, de la différence dapproche du réel dont il sera question ici. La protestation de culture, le refus du réductionnisme, voire le refus de comprendre ne sont pas moins légitimes que lindiscrétion analytique et les hypothèses naturalistes qui soutiennent la recherche expérimentale. Et lon peut souscrire - successivement - à ces exigences contraires.
Kekule aurait eu la vision de ses édifices moléculaires dans un état de rêverie où il apercevait les atomes mobiles sassocier selon leurs affinités, lanneau benzénique se refermant comme un serpent qui se mord la queue :
Nous savons donc par deux communications faites par Paul Broca en 1861 et 1865 devant la Société danthropologie de Paris cela ne date pas daujourdhui que cest dans le lobe frontal de lhémisphère gauche de notre cerveau que se trouve localisée la faculté du langage articulé. Les moyens dont disposait Broca pour fonder ces observations (la chirurgie post mortem) sont évidemment aujourdhui considérablement décuplés par ceux des techniques dimagerie cérébrale. La différence capitale étant que, depuis que Berger a mis au point, en 1929, lEEG on peut rentrer dans la boîte noire, si je puis dire, quand elle est en activité.
H. Berger, Archiv. für Psychiatrie, 87, 257, 1929. Les techniques danalyse neurofonctionnelle permettent aujourdhui de mettre en évidence les modifications hémodynamiques liées à lactivité cérébrale, soit en suivant un traceur radioactif (tomographie par émission de positons, TEP), soit en utilisant la résonance magnétique de latome dhydrogène (IRMf). Il est ainsi possible de déterminer les spécialisations spatiales du cortex - dont lactivité électrique peut être enregistrée en temps réel par électroencéphalographie et magnétoencéphalographie. À ces deux familles doutils, les uns permettant de mesurer les variations hémodynamiques de lactivité cérébrale et de localiser les sites concernés, les autres den exprimer et den mesurer la variation - lidéal étant dajouter la résolution spatiale à la résolution temporelle - la neurochirurgie, qui utilise la stimulation électrique directe pour tester les activités cérébrales, et en préserver lintégralité dans la résection dune tumeur par exemple, ajoute une troisième voie dobservation du cerveau in vivo.
Cest ainsi que les travaux dune équipe américaine, publiés dans Nature du 10 juillet de lannée dernière, ont pu mettre en évidence le fait que la langue maternelle mobilisait, dans laire de Broca, de zones spécifiques par rapport aux langues secondes. (Il sagit de la comparaison de deux groupes denfants, lun étant constitué de bilingues précoces, lautre de bilingues tardifs - je ferai de cette observation, je le précise, un usage plus métaphorique que scientifique.)
Je propose de prendre cette approche neuro-cognitive du statut de la langue et cette observation touchant la langue maternelle comme fil directeur pour considérer les discussions dont les langues font lobjet en rapport avec le droit. Je crois que cet éclairage non nova sed nove : il sagira simplement de chercher des fondements objectifs à cette idée banale que langue de communication et idiome identitaire sont deux peut permettre de mieux situer les enjeux identitaires et politiques, les enjeux anthropologiques du sujet. Je prendrai lexpression langue maternelle pour ce quelle vaut, avec son imprécision sémantique qui lautorise à focaliser la charge symbolique du sentiment linguistique, de lappartenance et de lidentité. Comme telle, cette expression ne fait pas partie du vocabulaire de la linguistique. Et jen arrêterai là avec les prétéritions et les précautions oratoires.
*
Lexposition à deux langues maternelles nétant pas la norme, la conviction intime, partagée par la plupart, dentretenir des relations particulières avec la langue première se trouve en quelque sorte physiquement démontrée par lexpérience à laquelle je viens de faire référence. Nous savons tous la charge émotionnelle de cette langue première : que les mots de lamour, les mots de la colère, les mots de lidentité, les mots du cur en somme, sont ceux de la langue maternelle. Nous trouvons donc là confirmation que notre intimité, notre identité est tissée, physiquement engrammée, avec notre environnement culturel premier.
Je vais préciser ceci par deux exemples, deux vignettes cliniques où la valeur thérapeutique de la langue maternelle apparaît avec une particulière évidence. Il sagit de deux observations rapportées par le professeur Claude Miollan de luniversité de Nice, lors dun séminaire que notre laboratoire avait organisé à luniversité de la Réunion en 1996.
1ère observation
Un homme denviron 45 ans [consulte]. Son couple est en train de se décomposer, il venait davoir plusieurs accidents de travail. Il exprimait un malaise général quil ne pouvait attribuer à rien de précis.
Ce monsieur expliqua assez vite quil était originaire de lAlsace. [...] Il venait consulter à Marseille où il travaillait depuis plusieurs années. En Alsace, on parlait, au temps de son enfance lalsacien. Il avait dailleurs gardé un fort accent. [...] Les séances de psychothérapie commencèrent. Très vite, elles devinrent ennuyeuses. Il énonçait des banalités, il commentait les actes de sa vie quotidienne. Il ne manifestait aucune gêne à parler, mais également, nexprimait aucun affect particulier.
Un jour où il avait du mal à trouver le mot exact pour exprimer sa pensée, je lui suggérai [cest Claude Miollan qui parle] de me le dire en alsacien. Il fut un peu étonné, hésita un moment, sinterrogeant pour savoir si je connaissais cette langue, puis finit par sexprimer dans la langue de son enfance. Et là, sous leffet de cette langue retrouvée, réentendue, il se mit à pleurer. Une fois apaisé, il mexpliqua que les expressions alsaciennes quil venait de prononcer étaient celles que sa mère utilisait couramment. Sensuivirent plusieurs séances où il évoqua les relations avec sa mère, relations difficiles et frustrantes. Il prit par la suite lhabitude de parler alsacien chaque fois quil éprouvait une difficulté à sexprimer. Chaque fois, il retrouvait à cette occasion des épisodes de son enfance quil navait pas surmontés. Il crut longtemps que je comprenais lalsacien.
2ème observation
Il sagit dun couple mixte qui vient davoir un enfant depuis quelques semaines. La mère est norvégienne, le père est français. Vivant en France, les parents ont décidé de parler uniquement le français à leur enfant. Cette mère exprime un malaise, elle se sent triste, elle narrive pas à percevoir profondément son enfant. Lenfant paraît également triste et apathique. Cest dans ce contexte qua lieu la consultation psychologique. Très vite la mère exprimera quelle se sent loin de son pays. Sa propre mère na pas pu venir voir lenfant, alors quelle attendait dêtre aidée, conseillée pour soccuper de son enfant dans les premiers jours. Elle ajoute quelle a peu de relations à Marseille et quelle ne connaît aucune norvégienne avec qui elle pourrait parler sa langue. Elle me dit [cest toujours Claude Miollan qui parle] quelle pense beaucoup à ce qui se passerait si sa mère était là, comment elle sadresserait à son enfant, quelles chansons elle lui fredonnerait. Je lui demande alors en quelle langue elle imagine ces conversations : En norvégien, bien sûr, sa mère ne parlant pas dautre langue. Je lui demande alors de sadresser à son enfant en norvégien. Elle hésite un peu, se rappelant quavec son mari ils ont fait le choix de parler en français, puis elle se décide. Lenfant, qui jusque-là dormait dans son berceau posé à côté du fauteuil de la mère se réveille, la regarde et sinstaure un dialogue entre la mère parlant le norvégien et le bébé gazouillant. La scène était très émouvante. Cette mère a pu exprimer par la suite que le simple fait de réutiliser sa langue maternelle lavait rassurée, quelle sétait sentie du coup dans une relation plus protectrice, plus maternante avec son bébé. (Miollan, 1996 : 129-134)
On ne pourrait donc véritablement materner que dans sa langue maternelle, condition de la continuité identitaire dans la chaîne généalogique. La transmission de lidentité se révèle ici dabord transmission dun héritage. Ce quà Madagascar une collègue mexposait récemment en me rapportant que la directrice de lécole française où était scolarisé son petit garçon lui demandait aussi de sadresser à lui en français à la maison. Elle répondit quelle ne pouvait même pas concevoir lidée dappeler son garçon mon petit chéri, mon lapin ou autre formule hypocoristique idiolectale empruntée au français. Je ne peux lappeler que beloha (grosse tête), expression familière pour désigner le petit enfant (je remarquerai ici, puisquil sera question plus loin de lecture pictographique, que cette particularité de lenfant est à lorigine du caractère chinois correspondant). Pour moi il sera toujours beloha, grosse tête
Cette hypothétique cartographie cérébrale de lidentité (ce nest ici quune figure), on voudrait dautant plus que limagerie cérébrale nous la mette sous les yeux que nous sommes tous intimement, émotionnellement convaincus, au-delà de toute preuve et indépendamment dailleurs de toute expression matérielle, de sa réalité... Sil peut exister une pathologie liée à loccultation de la langue maternelle, cest bien quil y a une donnée identitaire dans la langue dont on ne peut faire abstraction sans dommage. Et ceci donne évidemment matière au traitement politique et juridique du sujet. Qui se signale, dabord, comme tout ce qui touche à la terre et à lidentité, par le caractère passionnel de ses thèses. Un trait récurrent des protestations didentité, en effet, dans ses derniers retranchements comme dans ses premières preuves, cest le caractère sacré de ses réquisitions. À loccasion dun film réalisé pour la commémoration de linsurrection malgache de 1947 [je ferai donc ici plusieurs fois référence au terrain malgache], un des fondateurs du MDRM (Mouvement de la Rénovation Malgache), dont lobjet était laccession à lindépendance, raconte la réunion fondatrice de son parti : les pères fondateurs ayant mis une parcelle de terre, de la terre malgache dans un verre deau et fait circuler le verre, en guise de fidélité à la terre des ancêtres avec le sentiment daccomplir une cérémonie presque religieuse. Cest selon une même nécessité que ce nationaliste énonce quun peuple qui conserve sa langue ne peut perdre son identité... Cette qualification qui vient naturellement à lesprit dès quil est question du sol natal et de la langue natale, lamour sacré de la patrie, le frisson sacré des exaltations nationales, la dévotion à la langue maternelle
révèlent-ils un donné anthropologique imprescriptible, pour user dun mot qui appartient aujourdhui, précisément, au vocabulaire rituel du droit des peuples - ou bien un folklore suranné ? Cest toute la question.
Lhistoire politique des langues régionales est bien évidemment lhistoire dun reflux progressif devant lexpansion des langues dominantes ; celui des minorités régionales devant la centralisation et le jacobinisme ; celui qui consomme lexpansion des nations européennes sur les autres continents ; mais aussi, moins évidemment, peut-être, mais nécessairement, lhistoire dune minoration juridique de la femme, de la mère, du lieu de naissance, de lorigine. À simplement considérer, dans lhistoire de la linguistique, les avatars de lexpression langue maternelle, on voit par exemple un tournant seffectuer à la fin du XVIème siècle quand seffondre le mythe des origines de la langue en vertu duquel la mère et son enfant formaient une sorte de témoin archéologique de la langue originelle - dont létude aurait permis de remonter jusquà la langue pré-babélienne. [La notion de langue maternelle semble absente de la conception latine ; lexpression apparaît pour la première fois au XIIème siècle maternaliter étant opposé à litteraliter avec une acception dailleurs imprécise ; mettre en roman signifiait traduire du latin en langue romane et romancier : auteur écrivant en langue romane ; Villon, écrit Boileau, sut le premier [...]/ Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers, Art poétique, I]. Ce sont les vestiges de ce verbe perdu, véritables fossiles vivants de lévolution linguistique de lhumanité qui se seraient exprimés dans le langage enfantin dont la mère, qui le comprend naturellement, aurait été le médium privilégié. Cette réserve mythique dautorité du sol et de la langue maternelle disparaît dès lors quon découvre que la langue nest pas innée, mais apprise. Que lontogenèse ne répète pas la phylogenèse des langues ; que lécoute du couple mère-enfant nest pas susceptible dêtre interprétée par une sorte de loi de Haeckel de lembryologie linguistique.
Si lacquisition de la langue résulte, non pas dune redécouverte mais dun apprentissage, soit dune création, leffort des savants va tendre désormais à concevoir une langue parfaite, qui nest plus originelle et de nature adamique, mais bien artificielle et post-lapsaire, achevant le plan de la Création. Moyen de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, à laide de ces semences de vérités déposées en nous tels des outils ajustés à cette fin... La Grammaire de Port-Royal (1660) et toutes les recherches tendant à la constitution de la langue parfaite (ou à la recherche des règles universelles de la pensée, antérieures à toutes les langues dira Du Marsais) ont pour propre à la fois une minoration des langues naturelles et une exaltation du futur. Le mythe des Lumières et du Progrès est en marche. Le paradis est désormais devant et non plus derrière nous. Cette révolution épistémologique est une révolution dans la représentation du temps mais aussi de lespace. Le cosmos change de statut. Et si la linguistique se met à codifier la création de lAcadémie française date de 1635 cest quil en va de la capacité de lhomme à se rendre, précisément, le maître de la création. Les langues régionales, langues domestiques, idiomes sans écriture, parlers des femmes et des paysans idoles de la place du marché, disait Bacon des langues naturelles font obstacle à cette communication quest le progrès. Obstacles dont le chemin de fer, comme la montré pour la France lhistorien américain Eugen Webern dans sa Fin des terroirs, aura finalement raison. Linstitution du français est cette histoire de lunification territoriale par la langue.
Cette révolution va se répéter une deuxième fois, on le sait, non plus à lencontre des parlers régionaux et à léchelle des nations européennes, mais dans lentreprise, dune tout autre ampleur mais dun même esprit, de colonisation et darraisonnement du monde. Le reste de la planète constituant pour lOccident une sorte de conservatoire du passé en attente de progrès, comme pouvait lêtre la nature non civilisée des mondes ruraux. Apporter la bonne parole, cest arracher les peuples primitifs à léternel retour du même, enkystés dans la circularité dun temps qui neutralise lhistoire, pour les ouvrir au risque et à laventure du futur. Je nai rien à ajouter à cette histoire qui est, de fait, le martyrologe des langues régionales. Et je vais prendre un autre abord, en reprenant le dossier de la neuropsychologie des fonctions cérébrales entrouvert tout à lheure, et poser la question : Y a-t-il donc des langues dont le destin est de commander ?
Quil y ait une langue supérieure à toutes les autres, Court de Gébelin en est convaincu qui écrit en 1776 à propos de la langue latine lapologie qui suit :
Parlée par les Vainqueurs des Nations anciennes, elle participa à toutes leurs révolutions, et porta sans cesse leur empreinte. Mâle et nerveuse, tandis quils ne soccupèrent que de combats et de carnage, elle tonna dans les camps, et fit trembler les peuples les plus fiers, les Monarques les plus despotes. Abondante et majestueuse, lorsque, las des combats, ils voulurent lutter en science et en grâce avec les Grecs, elle devint la Langue savante de lEurope, et fit disparoitre, par son éclat, les idiomes des Sauvages, qui sen disputaient la possession. Après avoir enchaîné tous ces Peuples par son éloquence et par ses loix, elle en devint la Langue religieuse, lorsque Rome chrétienne eut attiré les Peuples de lOccident dans le sein du Christianisme.
Ainsi la Langue Latine, tout-à-la-fois Langue des Combats, de la Politique, de lÉloquence et de la Religion devint, dans tout lOccident, la langue de quiconque voulut penser ; tout fut soumis à son Empire, et il fallut ou savoir cette langue, ou passer pour barbare. (Court de Gébelin, 1776, cité dans Langue française, n° 54)
"C'est une langue de commandement pour les capitaines, une langue de décrétale pour les administrateurs, une langue juridique pour les usuriers, c'est une langue lapidaire pour ce peuple romain, dur comme la pierre ; elle devint la langue prédestinée du matérialisme."
Henrich Heine, De l'Allemagne, 1835 (2ième partie)
Laune de cette supériorité dune langue sur les autres réside en cette capacité à saisir le réel et lautre dans ce réel. Faute de temps, je vais le démontrer par un anachronisme : le jugement du chimiste Boyle (quand on apprend la chimie dans la langue anglaise, précisément, on donne son nom à ce quon appelle la loi de Mariotte en français, voilà un conflit de langues dominantes...) sur sa langue maternelle, lirlandais : [... ] Le savoir réel, écrit Boyle, ma donné une telle aversion et un tel mépris pour létude vaine des mots, que non seulement jai visité divers pays sans daigner en étudier la langue, mais encore je nai jamais pu me résoudre à apprendre la langue du royaume [dIrlande] où je suis né et où jai été élevé pendant des années. Lerreur de Boyle, comme lerreur de Descartes dailleurs, cest de partager cette utopie rationaliste, redoutablement efficace puisquelle supporte lexpansion européenne, en vertu de laquelle toute lactivité humaine serait passible dune approche analytique traduisible et transmissible en une seule langue. Contre cet intégrisme de la langue universelle qui est celle du dominant, létude de la spécialisation hémisphérique, de notre boîte noire, nous convainc, preuves matérielles à lappui (!), que nous avons en réalité deux grands modes daccès au réel. Pour évaluer la signification et la portée et de cette mystique de la raison et de cette mystique contraire de la langue maternelle et pour les soustraire à la fois aux minorations et aux majorations dont elles peuvent faire lobjet, il nest donc pas inutile de les situer dans linventaire analytique des fonctions cérébrales ouvert par Broca et que, depuis un demi-siècle, je lai rappelé, les neurosciences ont enrichi dune connaissance expérimentale significative.
Comme lexpose notre collègue Jean-Louis Juan de Mendoza, venu lan passé dans notre laboratoire danthropologie pour animer des recherches en psychologie cognitive, létude de la spécialisation hémisphérique met en évidence deux modes de traitement de linformation (Juan de Mendoza, 1995 : 54).
Les recherches sur la spécialisation hémisphérique permettent dinférer (au-delà de la dichotomanie à laquelle leur vulgarisation a pu donner lieu et bien que la réalité apparaisse toujours plus complexe à mesure que les moyens dinvestigation saffinent) lactivité de logiciels aux fonctions spécifiques c'est ce qui nous importe ici. Elles vérifient pour lessentiel, quoi quil en soit la plasticité neuronale et des variations individuelles, la théorie modulaire de lactivité cérébrale confortée par les études de patients au cerveau partagé qui ont valu à leur auteur lattribution du prix Nobel de médecine en 1981. Un point ces travaux est accessible dans le manuel de Gazzaniga, Ivry, Mangun (1998) Cognitive Neuroscience. The Biology of the Mind, l'un des rédacteurs comptant parmi les pionniers dans les recherches sur la spécialisation hémisphérique. La relation, par une neurobiologiste frappée d'un AVC (Jill Bolte Taylor, 2006, My Stroke of Insight, a Brain Scientist's Personal Journey. USA Penguin ; tr.fr. Voyage au-delà de mon cerveau, Une neuro-anatomiste victime d'un accident cérébral raconte ses incroyables découvertes, J. C. Lattès, 2008) alors que "les neurobiologistes se contentent souvent de décrire sur un plan purement intellectuel l'asymétrie fonctionnelle de nos deux hémisphères cérébraux sans s'arrêter aux traits de caractères qui résultent de leur spécificité (p. 172) donne en effet l'équivalent d'une expérience intérieure de cette opposition. L'auteur explique que, lorsque "le centre du langage et l'aire associative pour l'orientation de [son] hémisphère gauche ont cessé de fonctionner, elle ne percevait plus les limites de son corps, avait perdu la notion de temps et ne pensait plus que par images. « La petite voix dans votre tête, qui vous rappelle qui vous êtes et où vous habitez se tait » (p. 104). Sur l'épreuve de cette inactivation accidentelle des aires en cause, l'auteur entend corroborer la réalité des expériences de "méditation", de "fusion" et de transcendance.
L'utilisation "littéraire", ou dans le langage courant (qu'on peut relever dès le début du siècle, en relation avec les travaux de Broca), de concepts tels que celui de "dominance cérébrale" ou de "cerveau dominant" exprime vraisemblablement une intuition "macroscopique" constitutive de notre représentation du monde et principielle de l'histoire de la philosophie occidentale. Le succès public de ces travaux tient bien sûr à la spectaculaire économie démonstrative qui les rend immédiatement accessibles. Ainsi, la réalité d'oppositions aussi cardinales que celle de la logique et de l'émotion (animus / anima façon Claudel), du verbal et du spatial, du local et du global, de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Sud... serait en quelque sorte visible dans la séparation des hémisphères cérébraux...
La mise en évidence expérimentale de neurones spécialisés du cortex visuel ou auditif (dans la perception des fréquences par exemple, ainsi en va -t-il de la perception des basses et des hautes fréquences spatiales associée soit à l'analyse soit à l'appréhension globale des figures) suffit en l'occurrence pour soutenir l'idée de fonctions ou de "logiciels" cérébraux assignés à des tâches spécialisées. La latéralisation, quoi qu'il en soit de la symbolique partitive de la "droite" et de la "gauche", paraissant être une réponse adaptative générale de l'organisation cérébrale (cette latéralisation n'étant d'ailleurs pas le propre de l'homme).
Le mode gauche [on peut mettre lexpression entre guillemets pour signifier le raccourci et la simplification de données beaucoup plus complexes] est ainsi analytique-successif ; il reconnaît linformation dans ses éléments diacritiques et analyse successivement les relations existant entre ces éléments, tandis que le mode droit traiterait linformation sans décomposition préalable en la saisissant dans sa globalité, de manière holistique (cest ainsi que la perception dun visage se fait de façon globale, sans décomposition des parties). Ce nest pas parce quil est un spécialiste du langage que lhémisphère gauche est efficace pour la compréhension et la production linguistique, mais parce que son mode de traitement, analytique-successif, est approprié aux particularités physiques du matériel verbal, qui se présente comme une chaîne déléments discrets et individualisables (phonèmes, mots, phrases), qui se succèdent dans le temps (langage parlé) ou dans lespace (langage écrit) et dont les rapports doivent être analysés pour en extraire le sens. Il apparaît en revanche que lhémisphère droit est impliqué dans lexpression et la reconnaissance de lémotion : il est ainsi possible didentifier dans lhémisphère droit des régions spécialisées dans la compréhension ou dans lexpression des émotions, par le canal vocal (la prosodie étymologiquement, le chant du langage et le chant), musical ou gestuel (mimique). Lhémisphère droit est aussi plus actif pendant le sommeil paradoxal et pourrait être responsable du rêve... Cette spécialisation hémisphérique révèle une sorte de partage des rôles et des outils, partage qui ne se réduit pas à la division des hémisphères, bien entendu. Des expériences ont permis de montrer que le même matériel visuel est traité simultanément et en parallèle par les deux hémisphères cérébraux. Le sujet a ainsi à sa disposition deux représentations différentes dun même objet et, selon le type de réponse qui lui est demandé, cest le produit de lun ou de lautre hémisphère qui sera utilisé : traitement hémisphérique gauche en cas de réponse nécessitant un étiquetage verbal, traitement de lhémisphère droit dans une tâche de reconnaissance directe dune forme, sans dénomination verbale (52-53). Le déchiffrement de lécriture idéographique se spécifie ici par la mise en uvre des deux hémisphères, lun affecté à linterprétation des pictogrammes (des formes), lautre à linterprétation des signes grammaticaux. Lunité cérébrale unité quil ne faut évidemment pas perdre de vue gouvernerait en réalité des moyens adaptatifs différenciés.
Jindiquerai ici, faute de temps, la voie simplifiée dune connaissance expérimentale de ces recherches. Ce sont les travaux dun professeur de dessin qui a parfaitement compris le parti pédagogique qui pouvait en être tiré. Dans une publication traduite en français sous le titre Dessiner grâce au cerveau droit [the right side] (Edwards, 1979) cet auteur expose une méthode, que jai expérimentée de concert avec mes enfants, qui permet de libérer la capacité que nous avons à photocopier les formes, et donc à les reproduire, grâce par hypothèse : linterprétation de cette méthode qui marche ne fait pas lunanimité à notre hémisphère droit, dès lors que nous savons mettre notre hémisphère gauche en veilleuse. Si le mode gauche, en effet, apparaît analytique et temporel : fondamentalement substitutif, usant de la médiation des signes que nous mettons entre le monde et nous qui nous permettent de créer un monde hors du monde et de soulever le monde le mode droit serait, lui, participatif, il instaurerait une relation immédiate, intemporelle et globale, une présence de la chose. Le mode gauche serait moyen pour lhomme de posséder le monde ; le mode droit dy participer. Il suffirait donc de se livrer au crédit ontique de la chose pour être en mesure den reproduire la forme au lieu den dessiner le concept... La signification évolutive de la latéralisation apparaît vraisemblablement dans le constat que lhémisphère qui contrôle le langage est aussi celui qui contrôle habituellement la main prévalente. Loutil et la double articulation (qui spécifie le langage humain, quil soit sonore ou gestuel : les mêmes sites cérébraux sont activés par la parole et par le langage des signes utilisés par les sourds), se révèlent associés dans une mise à distance du monde. La signification de la technique le silence articulé de lalgorithme selon la formule, déjà citée, de Kojève fait apparaître la raison dans sa fonction dinstrumentalisation du réel, la suspension (ou la lésion) de lhémisphère droit libérant dailleurs sa capacité à tout rationaliser, à ratiociner
Lanthropologie est souvent sollicitée pour expliquer les bizarreries et les exceptions supposées aux canons de lhumanité. On me téléphona un jour pour me demander sil existait des peuples sans musique
Je fis à mon interlocuteur cette réponse rousseauiste sans le savoir que, la prosodie étant une propriété de la langue, labsence de musique signifierait lincapacité à parler. Lintuition archéologique de Rousseau, dans lEssai sur lorigine des langues, consiste en effet à entendre dans les langues modernes, cent fois mêlées et refondues, ce quelles gardent encore de ces différences originelles entre le besoin et le sentiment qui cohabitent dans les formes dégradées que nous pratiquons. De poser que ces deux instances, aujourdhui confondues, étaient originellement séparées. De comprendre la langue de la raison comme une modalité de laction appelée par le besoin et, à lopposé, le chant et la musique comme lexpression première de lémotion humaine. Lhomme du besoin et lhomme du sentiment sexpriment donc pour Rousseau avec des médias différents. C'est que la raison est un outil (elle vise la compréhension et la transformation du monde matériel), tandis que le sentiment exprime et communique des manières d'être propres à l'espèce. Lexpression des émotions, quand bien même emprunte-t-elle ses moyens aux organes des sens, révèle ainsi un monde qui est entièrement à part du monde matériel. La voix, la musique ne sauraient se réduire à leurs propriétés physiques : elles sont de nature immatérielle (en ce quelles sont dune autre nature que la nature matérielle). Laffirmation passionnée de cette radicale spécificité justifie le combat de Rousseau contre les théories qui confondent les réalisations physiques et la visée expressive qui les traverse, contre le rationalisme et le physicisme de Rameau (le Descartes de la musique salué par dAlembert quand il présente sa Démonstration du principe de lharmonie devant lAcadémie des Sciences, en 1750). Cette conviction fonde sa thèse dune langue originelle, reconstruite en creux : en raison de ce que la langue rationnelle ne peut signifier. Une langue qui ne serait que chant, une pure inflexion démotions délivrée des articulations du besoin. Lorigine de la musique, cest donc la voix, cest le chant. La musique parle par la mélodie qui nest autre que limitation des inflexions de la voix. Éveiller ou représenter les passions, cest mobiliser ou cest imiter les flexions de la voix. La musique nest que laccent et lharmonie de la poésie. Cest bien ce que nous appelions tout à lheure prosodie (le chant de la langue) que vise Rousseau ici et que lécriture est impuissante à traduire. Lécriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui laltère ; elle nen change pas les mots, mais le génie ; elle substitue lexactitude à lexpression. Lon rend ses sentiments quand on parle et ses idées quand on écrit [
] On écrit les voix et non pas les sons [
] En disant tout comme on lécrirait, on ne fait plus que lire en parlant. Pourquoi par exemple navons-nous pas de point vocatif ? Le point interrogeant que nous avons était beaucoup moins nécessaire car, par la seule construction, on voit si lon interroge ou si lon ninterroge pas [
] Mais comment distinguer par écrit un homme quon nomme dun homme quon appelle ?(Ch. VII) Si lon croit suppléer à laccent par les accents, on se trompe : on ninvente les accents que quand laccent est déjà perdu. Il serait fort aisé de faire avec les seules consonnes une langue fort claire par écrit, mais quon ne saurait parler. Lalgèbre a quelque chose de cette langue-là. Dans celles quon charge de consonnes inutiles, lécriture semble même avoir précédé la parole, et qui ne croirait la polonaise dans ce cas-là ? Si cela était, le polonais devrait être la plus froide de toutes les langues. Nos langues valent mieux écrites que parlées, à linverse : Juger des Orientaux par leurs livres, cest vouloir peindre un homme sur son cadavre (Ch. XI). Ainsi : une langue qui na que des articulations et des voix na donc que la moitié de sa richesse ; elle rend des idées, il est vrai, mais pour rendre des sentiments, des images, il lui faut encore un rythme et des sons, cest-à-dire une mélodie : voilà ce quavait la langue grecque, et ce qui manque à la nôtre (Ch. XII).
La connaissance expérimentale conforte, me semble-t-il, un certain nombre didées de lEssai. Linterprétation de lanalyse (des institutions harmoniques en lespèce, qui rendent la musique plus bruyante à loreille et moins douce au cur) en termes dutilité (de réponse au besoin) et, si lon veut, lanticipation de lidée dune modularité cérébrale répondant à des objets distincts. On sait en effet que la musique et la prosodie sont traitées par le cerveau droit (Benton et Joynt, 1960 ; Bradshaw et Mattingly, 1995), (les sites concernés étant toutefois différents et l'onde électrique produite par la ligne sémantique et la ligne harmonique de valence inverse), alors que le langage articulé est administré dans des aires cérébrales gauches. La psychologie cognitive confirmerait aussi la conviction rousseauiste de lantériorité ontogénétique - sinon phylogénétique - de la prosodie sur la syntaxe dans lapprentissage de la langue maternelle (de Boysson-Bardies, 1996). Sans doute, en revanche, Rousseau aurait-il été surpris dapprendre que la composition requiert des outils analytiques tels que, lorsquon fait écouter une phrase musicale à un amateur et à un professionnel, ce dernier lentend avec son cerveau gauche tandis que le premier lentend avec son cerveau droit, révélant une distribution et une intégration complexe de lorganisation cérébrale dans lexpression musicale, quon retrouve dailleurs dans la plupart des activités humaines (Zatorre, 1984 ; Sergent, 1992 ; Bradshaw, 1995) - quil composait avec les mêmes outils que son illustre adversaire, Jean-Philippe Rameau (Lettre de Rousseau à Malesherbes, 25 septembre 1761 :
ce Rameau qui continue à me tarabuster vilainement et qui me cherche lhonneur dune réponse directe quassurément je ne lui ferai pas). Et quune langue qui ne serait que mélodie, quand bien même celle-ci précèderait lharmonie et la finesse des inflexions le calcul des intervalles dans la composition, ne véhiculerait aucun mot, car cest précisément le découpage - et Rousseau perçoit en effet la consonne comme cet élément de rupture -, la constitution déléments discrets dans la continuité sonore, qui permet de parler
Si donc lon veut bien prendre en compte ce donné programmé dans les deux fonctions générales de notre organisation mentale et, sinon physiquement inscrites dans la division hémisphérique, du moins dans la réalité modulaire de lorganisation cérébrale, le fait quune logique de limplantation et une logique de louverture gouvernent les deux modes majeurs de notre relation au réel, alors peut-être, peut-on aborder de manière plus sûre et plus sereine les questions ici posées. Depuis quil a été montré que lactivité analytique était physiquement différenciée de lactivité émotionnelle (voire que leur engrammage, le numérique et l'analogique - ou le mimétique - étaient distincts), que notre cerveau gauche et notre cerveau droit navaient pas la même fonction, nobéissaient pas à la même logique et ne répondaient pas aux mêmes intérêts, il serait possible de préciser ce que lhistoire, la science politique, la philosophie, la psychologie ou léthologie humaine nous désignent aussi comme un donné indépassable : lenracinement de lindividu dans un territoire, dans une langue, une culture et une subjectivité qui mobilisent précisément lémotion. Ce nest pas seulement dire que lexpression de ces valeurs est émotionnelle, passionnelle, comme on ne peut manquer de le remarquer : elles sont lémotion même. L'émotion spécifie ici le mode d'être générationnel et collectif. Il n'y a que l'humanité, la forme semblable (ou ce qui l'évoque) qui émeuve. Etre ému, c'est aimer ou haïr, c'est sortir de ses limites, se souder et se solidariser, avec ou contre. Cest à travers la langue maternelle, la famille, le terroir que se construit cette appartenance si souvent contraire au cohabiter d'aujourd'hui et dont il importe d'évaluer la nature pour en comprendre les débordements. Cest dans la langue maternelle que se disent les affects et que se transmettent les attaches. La langue maternelle est enfance, terre, ancestralité, identité. Il nest donc plus possible - sil la jamais été - dignorer ce donné anthropologique de lenracinement, constitutif dhumanité.
Maintenant pourquoi y a-t-il des langues qui paraissent nées pour commander ? Lhistoire des colonisations est évidemment un conflit doutils. Toutes les langues sont bien sûr maternelles, mais certaines se sont spécialisées dans la maîtrise des objets. Cest par le refus de leur propre enfance, comme le montre emblématiquement la citation faite tout à lheure du chimiste irlandais Boyle, que les langues dominantes se sont donné les moyens de coloniser lespace. En se spécialisant dans une activité de cerveau gauche. Mais cela, toutes les langues en sont capables. Les Origines de la pensée européenne, de Richard Broxton Onians, montrent par exemple que les mots de la langue reposent sur des conceptions primitives héritées de la pensée grecque. Cest pourtant sur des bases de cet ordre que sédifient les représentations scientifiques qui culminent dans le langage logico-mathématique et qui donnent accès au contrôle de la matière et à la maîtrise des hommes.
Je travaille actuellement sur le terrain malgache, je lai dit, et jenseigne aussi à luniversité dAntananarivo. Un thème majeur de mes interventions devant les étudiants a été, à leur demande, dessayer de répondre aux questions que se posent tous les pays qui ont été soumis à la colonisation et qui sont aujourdhui confrontés à la pénétration technologique et économique des pays développés :
Comment les impératifs du développement peuvent-ils être harmonisés avec les valeurs de la culture malgache ?
Est-il possible de fonder le développement sur les valeurs de la tradition ?
A cette interrogation qui exprime la conscience douloureuse de lirruption des valeurs de la modernité à Madagascar, irruption qui a été, et qui reste largement, lexpérience dune dépossession, dune impuissance et dune humiliation, je me suis efforcé de répondre en proposant cette approche simple et déterminante - parce quelle repose sur des bases expérimentales - que je résume ici, de cette difficile question qui oppose, dans dâpres et interminables discussions, les apôtres du progrès et les défenseurs de la tradition.
Ayant avancé une mission pour être présent à Antananarivo pour la commémoration de linsurrection de 1947, jai pu observer comme était vive, bien quoccultée par lhistoire officielle parce quelle a aussi été loccasion et le révélateur de luttes civiles, la blessure de cette révolte brutalement réprimée par la puissance coloniale. Loin davoir été un accès de fièvre politique ou le résultat dune provocation organisée par le pouvoir, cette insurrection dont la répression a fait, selon les chiffres officiels, 89 000 victimes, a révélé le profond sentiment dattachement des Malgaches pour la terre des ancêtres (on dit quà Madagascar rien ne peut se faire sans eux), fondement mystique de la lutte pour la reconnaissance. Jai donc essayé dexpliquer que, bien que leur logique soit contradictoire et quils soient souvent affrontés, le devoir de transmission culturelle dicté par les attendus de la souveraineté nétait pas incompatible avec les impératifs dun apprentissage autorisant un transfert de technologie, dès lors quils concernent deux activités cérébrales distinctes. Or, le conflit de la territorialité - du droit dêtre maître chez soi - et de la médiation - de la transmission et de la maîtrise technique - qui sexprime dans lhistoire des colonisations est fondamentalement un conflit doutils. On ne peut opposer des talismans aux balles, comme ont pu croire pouvoir le faire certains insurgés de 1947. Ce quon peut résumer dune formule : Pour protéger le cerveau droit, il faut armer le cerveau gauche. Car les outils de la maîtrise territoriale sont dabord cérébraux avant dêtre matériels. La technique résultant de lapplication séculaire de lanalyse du réel alors que la magie est participation. La réponse à la question : Peut-on fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition ? ne peut donc être que négative, lhistoire de la science et de la technique faisant dailleurs apparaître, dans les civilisations où elles se sont développées, comme le procès de Galilée le montre emblématiquement, linéluctable conflit de la science et de la tradition. Tout simplement parce que leurs objets, leurs protocoles et leurs outils sont radicalement différents.
Le fait que les étrangers soient à la fois les barbares envahisseurs et les vecteurs (involontaires) du progrès mêle en une même invasion ces deux réalités. Fonder sur les impératifs de la souveraineté territoriale le rejet de la science et de la technique, cest les confondre, jeter le bébé avec leau du bain et, finalement, espérer apprendre la physique ou la biologie moléculaire ou apprendre à les neutraliser dans la pensée de Kim Il Sung. La justesse de la riposte politique nentraîne pas automatiquement la justesse de la réplique technique. Cest se tromper dinstrument que de le croire. La richesse de Madagascar, cest évidemment sa jeunesse. Car cest elle qui est en mesure dopérer le transfert ou léchange de technologie auquel aucun pays ne peut aujourdhui échapper, sauf à devenir une colonie économique. Si lon ne peut fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition, en revanche, il importe de préserver de la tradition ce qui fait lidentité, que la culture analytique na pas vocation à assumer toutes les cultures étant dailleurs aujourdhui confrontées à la communication planétaire.
Lidentité, cest précisément ce qui sexprime dans la spécificité des langues. Ce qui fait le caractère unique de la langue de Shakespeare, par exemple, et que ne peut traduire langlais quon parle dans les aéroports (le globish) qui est ajusté, lui, à la mécanique des échanges, cest ce moment historique où labstraction des sentiments est exprimée dans la matière des choses : Quil ny ait pas une aspérité où accrocher un doute, Comme un poison minéral, cette pensée me ronge les entrailles, Vos petits-enfants vous henniront dans les oreilles etc. Et cest là justement la différence entre une langue qui vous enracine dans la chair dune histoire commune et un simple outil de communication, taillé à la mesure des marchandises comme peut lêtre lidiome des incoterms. Lopposition du local et du global, de la territorialité et de la communication, de lindépassable régionalisme et de linévitable mondialisation relève, certes, de deux visions contraires de lhistoire. Mais aussi dune différence doutils cérébraux : entre les moyens que mettent en uvre respectivement notre cerveau droit et notre cerveau gauche pour appréhender le réel et qui exprime notre double nature dordinateurs conscients et biodégradables...
Être un bon musulman
dans lespace
(Le Figaro du 6 octobre 2007)
Le cheikh Muszaphar Shukor quittera le centre de tir de Baïkonour, au Kazakhstan, pour l'ISS, le 10 octobre prochain.
Crédits photo : Metzel/AP
"Avant denvoyer un astronaute la semaine prochaine à bord de la Station spatiale internationale, la Malaisie publie le premier guide destiné aux musulmans dans l'espace.
Comment se tourner vers la Mecque cinq fois par jour quand on se trouve dans lespace ? Avant denvoyer un astronaute à bord de la Station spatiale internationale (ISS) la semaine prochaine, la Malaisie a pris soin de répondre à cette question. Le pays où lislam est religion dEtat depuis le XVe siècle est ainsi devenu le premier pays au monde à publier un guide destiné aux musulmans dans lespace, selon le quotidien malaisien, The Star.
Ce petit livret de 18 pages intitulé «Directives pour pratiquer les rites islamiques à bord de l'ISS» est la conclusion dune conférence organisée en avril 2006 pour évoquer les problèmes vécus au quotidien par les musulmans dans lespace.
Il explique notamment à l'astronaute musulman comment pratiquer ses ablutions, déterminer la direction de La Mecque, ainsi que les heures de prière et comment jeûner dans l'espace. Lastronaute bénéficie de quelques «dérogations» : il peut ainsi prier «selon ses capacités» à trouver La Mecque ou encore décider de reporter son jeûne en période de ramadan.
Ce guide devrait être traduit en anglais, en russe, en arabe et peut-être dans d'autres langues, selon le ministre malaisien des Affaires religieuses, Abdullah Md Zin.
Le 10 octobre, le cheikh Muszaphar Shukor, chirurgien orthopédiste et professeur à l'université de Kuala Lumpur, quittera le centre de tir de Baïkonour, au Kazakhstan, pour l'ISS. Il a dores et déjà annoncé quil espérait pouvoir observer son premier ramadan en orbite.
Sil lit consciencieusement ce livre, cet astronaute de 34 ans ne devrait ainsi pas rencontrer les mêmes difficultés que le prince saoudien Sultan bin Salman, premier musulman à se rendre dans lespace. À son retour, en juin 1985, ce dernier avait raconté avoir été incapable de localiser la direction de La Mecque."
La langue, la culture, la religion, ces propriétés de lhabiter, définissent donc des isolats. Mais tout homme possède aussi un bagage analytique qui fait, par exemple, le théorème de Pythagore accessible à tous, quelle que soit la culture. Quand la langue maternelle, véhicule privilégié de laffect enracine dans un lieu historiquement et culturellement assigné, la langue analytique, abstraite, est un outil. Cest bien entendu la langue de la technique et de la transmission de la technique, de la communication. À lopposé, précisément, de cette logique territoriale qui définit lappartenance au groupe. Gérer lidentité, gérer la langue maternelle, cest donc assumer, dans un monde saisi par luniversel, cette ontogenèse émotionnelle qui assigne chacun de nous à un local déterminé. Cest donc faire la part sauf à vivre en hémiplégiques du rituel et du rationnel, du rituel et du matériel. Ainsi la mise en uvre de langues universelles ne disqualifie-t-elle pas les appartenances. LUniversal Network Language (UNL), la (future) langue universelle du Web, petite-fille de Port-Royal qui est au sens ce que le standard HTML (HyperText Markup Language) est à la forme et qui vise à mettre au point un idiome débarrassé des ambiguïtés et des complexités des langues naturelles, peut être prise ici comme une illustration de cette logique relationnelle. Identifiant les fonctions courantes des grammaires et des algorithmes fondamentaux de la signification en traversant la barrière des langues, elle appréhende lhumanité dans son unité. Mais la possibilité de créer des pages Web écrites directement en UNL ne modifie pas la revendication identitaire. Où, à linverse du caractère planétaire de la Toile, cest le singulier et cest linfime qui paraissent faire sens : Petit pays, je taime beaucoup / Petit, petit, je l'aime beaucoup chante Césaria Evora de son île natale, dans une célèbre et nostalgique morna, blues cap-verdien.
L'enfance de l'art
La "crise de l'art" exprime, à sa manière, cette complémentarité (qui se révèle, ici, une contradiction).
L'adoration du Veau d'or, par Nicolas Poussin
"Tu ne feras point d'image taillée, ni rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre" (Exode, 20, 4)
Ce qui distingue immédiatement l'objet d'art, c'est qu'il n'existe pas naturellement. Il représente le pouvoir créateur de l'homme. Le producteur d'images se nomme, en arabe, musawwir. Dans le Coran, ce terme qualifie la capacité génératrice de Dieu : être musawwir signifie se poser comme l'égal de Dieu. Au moment du jugement, dit l'islam, Dieu demandera aux créateurs d'images d'insuffler la vie à leurs imitations. Il n'y a qu'un Dieu et les auteurs d'"images taillées" sont ainsi voués à l'Enfer. Quand Mahomet entre victorieux à La Mecque il détruit les statues qui se trouvent dans la Ka'ba. Le monothéisme prospère contre le fétichisme, contre le pouvoir de l'homme d'imiter la vie. L'interdit de l'image manifeste indirectement le génie de l'artiste : donner la vie.
Toute création humaine n'est évidemment pas uvre d'art. Les créations de l'homme peuvent être classées en deux catégories : techniques et artistiques. Cette séparation recoupe l'opposition commentée dans cette page. L'uvre d'art est destinée non pas à l'utilité, à la transformation de la matière, à servir, mais à être contemplée, goûtée. Par comparaison à l'outil, étrangère à l'intérêt matériel, elle est "in-outil[e]", inutile. Elle répond à la satisfaction désintéressée d'un sentiment spécifique qu'on dénomme le sentiment esthétique. "La satisfaction qui détermine le jugement de goût est désintéressée" écrit Kant dans la Critique de la Faculté de Juger (§ 2).
Un paradoxe de l'uvre d'art, en effet, c'est que sa perception mobilise les organes des sens et que, alors même que les sens ont une fonction utilitaire, le plaisir esthétique fasse jouer les sens de manière désintéressée. Le propre du "jugement des sens", notamment du goût, c'est de dire : "C'est bon !" or, avec l'uvre d'art, on est en présence d'un jugement de goût qui ne dit pas : "C'est bon !", mais : "C'est beau !". L'expression "C'est bon !" conclut une dégustation que j'apprécie, grâce à mes papilles gustatives ; l'expression "C'est beau !" conclut une expérience des sens qui ne sanctionne pas la destruction d'un objet, mais qui le confirme dans son indépendance et son unicité. Le jugement esthétique, l'écoute ou la contemplation d'une uvre d'art s'éprouvent par les sens dans la distance et non dans la consommation. L'objet d'art semble avoir une autonomie et une réalité propres qui incitent le spectateur à la contemplation. "La distance est l'âme du beau", dit Simone Weil. L'uvre d'art est "libre".
Un second paradoxe du jugement esthétique, c'est qu'il ne repose sur aucun raisonnement alors qu'il paraît se formuler comme la sanction d'un raisonnement dont on trouve les articulations après coup. Il est définitif, péremptoire, il est inaccessible à la discussion. "Le jugement de goût ne peut être déterminé par des preuves", écrit Kant (Critique de la Faculté de Juger, § 33). Il n'existe, en effet, pas de norme pour dire que telle uvre d'art est belle. Quand de telles normes existent, elles engendrent "académisme" ou "art pompier". L'application de "procédés" cause, en effet, répétition et ennui, comme s'il s'agissait d'une reproduction telle qu'une machine pourrait la réaliser d'objets techniques alors que l'uvre d'art interpelle : elle est autonome à la manière d'une personne. Elle s'impose. On dit qu'elle a une "âme". L'uvre d'art est unique.
Désintéressée, libre, unique, l'uvre d'art paraît dotée des attributs du vivant : à ce titre, l'artiste est bien musawwir. Et l'enfance de l'art révèle la finalité universelle de l'art : créer des fétiches et des idoles.
Ce n'est pas un hasard si l'histoire de l'esthétique a pour principal objet l'imitation. Oui, bien sûr, l'artiste imite la création. Mais en concurrent du Créateur. La copie, ce "songe présenté par la main de l'homme à des yeux éveillés" (Sophiste, 267 a) cause une impression de tromperie dès l'habileté de l'imitation constatée. Kant donne ainsi l'exemple de qui sait imiter les chants d'oiseau. Prouesse vaine, art d'amuser, imitation de la nature camouflée dans la nature leurre, happeau qui peut bien tromper l'animal et dont la véritable performance est utilitaire. L'artiste, à la différence de celui qui contrefait, crée en paraissant imiter. En réalité, comme le remarque Plotin, "les arts n'imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d'où est issu l'objet naturel". (Énnéades, V, De la beauté intelligible, 8) Le fétichisme (infra) est donc au principe de la magie artistique. Art de créer que récuse l'iconoclaste : Les dieux de bois ou de pierre, morts comme les morts qu'ils représentent, "ne trompent pas les milans, les souris et les araignées", note Tertullien dans son Apologétique (ch. 12) ; on les met d'ailleurs à la réforme quand ils sont usagés, tels les dieux morts d'Amy Carmichael (voir : "Le grand Pan est-il mort ?" )...
Il y a entre l'objet d'art et l'objet technique un partage qui recoupe largement le partage auquel il a été fait référence dans cette page, selon l'utilitaire et le symbolique, l'ontique et l'analytique, les deux "logiciels cérébraux" qui gèrent notre rapport au réel. Le rapport de ces deux outils cérébraux est significatif de l'identité d'une culture.
L'uvre d'art exprime la sensibilité d'une époque. C'est une évidence. La statuaire grecque, l'impressionnisme, l'art moderne sont inséparables des valeurs et des conditions culturelles et sociales de leur production qu'ils révèlent et transcendent. Dans la préface des Contemplations, Victor Hugo écrit : "Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis. La destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent "moi". Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi". L'artiste parle en termes d'absolu, mais il exprime son temps, même si les uvres d'art peuvent être comprises, à tout le moins appréciées, au-delà des frontières géographiques et temporelles.
Toutes ces antinomies, imitation et création, mobilisation des organes des sens et désintéressement, jugement mais jugement sans dispositif, expression de la culture d'une époque et universalité, pointent vers une réalité qui met en évidence la spécificité de l'art : la capacité de l'homme à posséder le réel, à créer, non seulement par des moyens techniques, mais aussi par des moyens analogiques. Ces moyens analogiques sont ceux qui lui donnent les organes des sens, non pas selon une finalité organique, consommatrice, mais distanciée : poétique, selon l'acception étymologique de ce mot (poiésis, faire par imitation, par opposition à praxis, faire par substitution). L'artefact artistique, par comparaison avec l'artefact technique n'est pas conceptuel, il est aux sens ce que le concept est à l'esprit. C'est une "idée" des sens. Une création vivante, autonome.
Selon la hiérarchie qu'entretiennent la technique et la croyance dans une société donnée, on observera des variations dans le statut et la place de l'uvre d'art. Dans une société "fétichiste", l'imitation fabrique l'idole. L'uvre est une idole. L'imitation est la création (réussie) d'une divinité quand les adeptes du monothéisme brisent les statues. A l'opposé, dans une société où la technique est omniprésente, comme les sociétés industrielles, l'imitation est largement dévaluée. L'art moderne a, de fait, abandonné l'idée d'imiter le réel (si l'on excepte des courants réactifs tels l'hyperréalisme).
Dans le ready-made à la Marcel Duchamp, le fait d'exposer dans une galerie d'art un objet banal oblige à un autre regard sur cet objet. "Que Richard Mutt ait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, justifiera Duchamp, cela n'a aucune importance, il l'a choisie. Il a pris un article ordinaire de la vie, il l'a placé de manière à ce que sa signification d'usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet."
Fontaine, par Richard Mutt (Marcel Duchamp), 1917
Dans le mesure où ce qui caractérise l'art, en effet, c'est d'abord la réflexivité, il y a là uvre d'art même si la capacité à créer est réduite au simple regard. L'art dit conceptuel (l'objet d'art n'est pas considéré pour sa forme, mais pour ce qu'il signifie), de même : c'est l'idée qui est "artistique". L'acte de la création artistique, dans sa dérision, est une mise à distance à la fois de l'art les artistes n'ont plus à imiter la réalité (la technique, la photographie par exemple, le fait beaucoup mieux) et de la réalité.
La trahison des images, René Magritte, 1928
La proclamation de Magritte écrite sur un tableau qui représente une pipe : "Ceci n'est pas une pipe " marque la fin d'une époque (quand le peintre avait pour objet de créer l'illusion de la réalité). On peut être en mesure de dessiner une pipe et marquer que l'imitation ne satisfait plus l'acte artistique. Pour expliquer ce qu'il a voulu représenter dans cette uvre, Magritte a déclaré "La fameuse pipe, me l'a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, n'est-ce pas, elle n'est qu'une représentation. Donc si j'avais écrit sous mon tableau "ceci est une pipe", j'aurais menti !" Le peintre ne croit plus à l'imitation. Il a renoncé à concurrencer la nature et à se faire l'égal de Dieu. C'est la fin du pouvoir analogique de l'art qui a pu engendrer le Golem et Pygmalion.
Que peint l'art dit abstrait ? Non pas des "sujets", mais des concepts. Ce qu'exprime Klee quand il explique que "la nature naturante importe davantage [à l'artiste] que la nature naturée" et que son objet est de "remonter du Modèle à la Matrice" (Théorie de l'art moderne, 1920, pp. 28-29). Plus précisément, des formes : les lignes, les taches, les couleurs dont les êtres et les objets sont faits, des potentialités. Ou bien des visions (c'est l'art "psychédélique"), ou bien le système de vision lui-même. Les couleurs sont des choses, disait Kandinski. Ce sont les propriétés physiques des couleurs la théorie vibratoire de la couleur et des formes qui intéressent les pionniers de l'art abstrait. C'est le support cortical de la perception et de la représentation. L'art moderne se mesure ainsi aux conditions de possibilité de la figuration, explorant expérimentalement la sensibilité des aires visuelles spécialisées. La prégnance des formes géométriques et des coordonnées cartésiennes peut ainsi s'expliquer par sa capacité à solliciter les cellules corticales spécialisées dans la perception des lignes d'orientation, conformément au destin d'un art qui exprime un monde dominé par la technique. Qui peint des significations possibles. Le jugement de Lévi-Strauss sur l'art abstrait est juste ( "[La peinture non figurative] est une école de peinture académique, où chaque artiste s'évertue à représenter la manière dont il exécuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait" - La Pensée sauvage, 1962 : 43) à ceci près que cette virtualité, cet ars reservatus, énonce le réel social tel qu'il est : sans croyance et sans illusion. C'est le degré zéro du fétichisme. L'art moderne est à la technique ce que le fétiche est à la transe. En réalité, le peintre moderne, quand il ne représente pas les outils cérébraux de la représentation, peint des concepts (un arbre vu par Mondrian est un concept d'arbre - infra). Il exprime l'être au monde de l'homme la sensibilité de ce vivant qui "habite en poète", selon le mot de Holderlin avec son "cerveau gauche".
Composition de Pietr Mondrian
Mondrian, Le Pommier en fleur, 78 x 106, 1912, Haags Gementemuseum, La Haye
Afrique de l'Ouest
"Leur idole est une espèce de calebasse, environ de la grandeur d'une pinte; elle est creusée en-dedans ; ils y adaptent un bâton, y font une fente qui ressemble à une bouche et y mettent ensuite des petites pierres, ce qui produit un certain bruit quand ils chantent ou qu'ils dansent. Ils la nomment tammaraka, et chaque homme a la sienne [...]
Voir : chapitre 8.13
La rupture culturelle avec les rythmes vitaux la modernité démontre la supériorité matérielle de la médiation de ce langage qui culmine dans le silence articulé de lalgorithme (Kojève) et dans la technique sur lexpression. Cette désaffection de lhomme occidental de la nature et de sa propre nature, qui fonde un optimisme technique et un pessimisme de la forme humaine, un monde construit en dépit et dans le dépit de la sensation, ne révolutionne pas seulement lart du sentir, autrement dénommé esthétique, elle marque la fin dun privilège : celui de la capacité de la forme humaine et de son savoir spécifique à signifier valablement le réel et à organiser lespace social.
L'uvre d'art exprime l'idéal d'une civilisation donnée : Praxitèle, Versailles, Vermer
Incarne et personnifie devrait-on dire : car c'est l'homme qui est le plus souvent représenté (les termes de l'architecture sont anthropomorphiques, le palais est une forme de l'habitus de tel homme, à telle époque). "Si le buf savait peindre, disait Xénophane, il peindrait son dieu sous la forme d'un buf". C'est une maîtrise du réel à la mesure de l'homme sensible. Elle personnalise, en effet, la sensibilité du temps. C'est la représentation émotionnelle de l'équilibre cognitif entre l'utilitaire et le symbolique qu'une société a mis en uvre pour exister et pour dire sa place dans l'univers.
Ce poignard est fonctionnel. C'est une arme.
Mais celui qui l'a façonné, en interprétant partie des contraintes de l'utilité (la prise en main, l'attache) dans le registre animal,
a créé un outil qui est aussi un objet d'art.
Qui permet à l'homme, venu au monde nudus et inermis, de s'adapter à la nature et d'y dire sa place ;
de maîtriser le réel et de communier avec la création.
L = 30 cm (collection part.)
La valeur de l'art tient donc à la faculté d'imiter qui caractérise l'homme par rapport aux autres espèces. C'est sa capacité à imiter qui paraît fonder son pouvoir de création jusqu'à prétendre se faire l'égal de la divinité (cf. l'interdit de la figuration dans les monothéismes). Quand la maîtrise scientifique et technique du réel assure cette fonction, l'exercice désintéressé des sens cesse d'être sensitif pour devenir "abstrait". C'est l'art moderne.
En ces temps dits de post-modernité, de reflux des utopies globales, où la revendication du local trouve une oreille constitutionnelle attentive auprès de lEtat jacobin (la France devrait prochainement ratifier la charte européennes des langues régionales), la notion de pays (250 pays viennent ainsi dêtre recensés par la DATAR - Délégation à laménagement du territoire et à laction régionale) redonne peut-être une dignité juridique officielle à la revendication identitaire tout en constituant une réponse à la mondialisation et à la normalisation des échanges. Il y a un regard nouveau du public, dit un responsable de région cité dans le Monde du 16 octobre, qui craint une uniformisation de la société. Les langues régionales sont des territoires de liberté pour se ressourcer. Sil ny a plus dantagonisme entre la pluralité des cultures régionales et lunité nationale (cest le premier ministre qui le dit - ce 29 septembre, devant les parlementaires socialistes), cest probablement parce quon réalise que même si cette histoire est une histoire conflictuelle, il y a un donné anthropologique dans le fait - quand bien même sommes-nous capables de nous transporter dans linstant aux antipodes grâce à la communication moderne - de naître à lidentité dans le cocon dun réseau de familiarité qui nous fait tributaires dun territoire, dune langue, dun groupe donné, de l'intimité. En italien, dit Andrea Camillieri, je n'arrive pas à dire tout ce que je veux. C'est un peu la langue des notaires. Pour reprendre Pirandello, le dialecte exprime le sentiment, là où la langue exprime le concept. Où lon voit quune langue internationale ne peut, par nature, répondre à cette ontogenèse et que le particularisme peut être, non pas seulement une défense, mais une préparation à la mondialisation.
Il paraît quon ne connaît en moyenne quune quarantaine de personnes : au-delà, quand la disproportion entre connaître et être connu fait basculer dans le vedettariat, les statistiques vous font basculer aussi assez rapidement dans la névrose ou la paranoïa. Une enquête de lINSEE a montré quune majorité de français venaient finir leurs jours dans leur village natal. Cest parce quils y ont une maison familiale dira-t-on. Mais cest aussi ce que font les aborigènes dAustralie, qui sont nomades et ne possèdent que quelques outils. Quand ils pressentent la fin, ils se rapprochent de lendroit où ils sont nés. Dans une de ses nouvelles, le prix Nobel Isaac Bashevis Singer rapporte que les juifs du shtetel, qui ensevelissaient leurs morts à même la terre, mettaient dans la main du défunt un tesson de poterie pour lui permettre de creuser un tunnel jusquà la Ville sainte. Le dernier voyage, lultime retour vérifient lenracinement et le ressourcement de lidentité. Où est ton tombeau ? demande-t-on à Madagascar pour identifier quelquun. Le mundus des Latins était cette fosse circulaire dans laquelle les fondateurs dune cité jetaient un peu de la terre du pays natal avec cette invocation : Là où est la terre de mes pères, là est ma patrie", fosse fermée par une pierre qui faisait fonction dombilic et qui, trois jours par an, ouvrait le passage aux morts. L'inventeur de l'empreinte dans le monde animal, Konrad Lorenz, prenant sa retraite et regagnant la maison familiale en Autriche, déclare que c'est son environnement premier qui constitue l'empreinte la plus forte chez l'homme. Tous les aborigènes du monde, tous les hommes vrais en vertu du credo idiolectal de cette expression universelle semblent avoir leur lieu de naissance et la terre de leurs pères pour carrière...
Dessin de Tim
Mais lévidence se complique si nous posons la question de cette manière : Sommes-nous sûrs dêtre bien du pays ? De quel pays sommes-nous ? Nos ancêtres ont beaucoup voyagé et cela doit nous inviter à quelque circonspection. Lexemple de lhomme de Cheddar, squelette vieux de 9000 ans, dont on a pu retrouver un descendant direct, sans quil y ait une aspérité où accrocher le moindre doute, établi à quelques centaines de mètres de la grotte où son ancêtre a été découvert (vide supra : chapitre 16 : Droit au sol et mythes d'autochtonie), est tout à fait exceptionnel. Où étions-nous il y a neuf mille ans ? Dieu seul le sait. Où sommes-nous maintenant ? Dans un monde en passe de réunifier la famille humaine. Et tel est bien le défi et la chance de la cité daujourdhui : mettre en communauté des hommes dont la dispersion historique et géographique paraît avoir solidifié les différences mais qui apparaissent, dans cette contraction de lespace et du temps, fondamentalement identiques. À la fois dans leur besoin de communication et dans leur besoin de spécificité.
*
Si je tente, maintenant, de renouer les fils du canevas que j'ai ébauché, je remarquerai simplement quil y a dans toute langue un pôle officiel, administratif, objectif, juridique (cest ce que dit la Constitution quand elle stipule que la langue française est la langue de la République) et un pôle privé, subjectif, spécifique. Cette tension répond aux deux expressions fondamentales de la culture, et je proposerai en résumé (et en simplifiant grossièrement le motif) la formulation suivante : que le cerveau gauche est jacobin, tandis que le cerveau droit est régionaliste. Nous devons composer avec ces deux logiques nécessaires. À la fois concurrentes et complémentaires. Toute la question étant de savoir quelle place relative il est sage de ménager à lune et à lautre. Il y a de lutopie à croire à la raison universelle, mais il y a aussi, comme le remarquait Francis Bacon [nous lavons déjà noté], de la superstition à ne pas croire à la superstition. En pensant pouvoir supprimer dun trait de plume ou dune pose de vertu outragée ce donné constitutif de la nature humaine et les drames daujourdhui nous démontrent à quelles tragiques et criminelles dérives le sentiment dappartenance peut conduire on quitte le domaine de lobjectivité. Et lon se prive des moyens danalyse de cette réalité qui, précisément, fait problème.
Car en-deça des formes policées qui sexpriment dans la conscience verte, les parcs naturels, les réserves les verts étant une manière de jacobins du régionalisme : écolos des villes contre écolos des champs en-deça du libre-service de la croyance que la généralisation des échanges ouvre dans les supermarchés en mettant, à la manière de Lucien de Samosate, toutes les religions à l'encan, en-deçà de ces témoins le plus souvent inoffensifs de lirrépressible besoin, contre toute raison, de senraciner et de croire, perdurent de bien plus redoutables croyances. Encore une fois, pour comprendre les drames de lappartenance, du droit au sol, de lépuration ethnique, il faut comprendre que les crimes contre lhumanité sont des crimes de lhumanité.
(Communication présentée au colloque international Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.)
Plan du chapitre :
A) Le territoire de la langue : les deux natures
Communication présentée au colloque international Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.
B) La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
Communication présentée à la Journée de lAntiquité, Université de la Réunion, 27 avril 2005.
C) Deux vérités ne peuvent être contraires" (Galilée) (en cours)
D) Foi d'animal : vérité du bestiaire dans la fable et le conte
Communication présentée aux Journées de la Recherche du CRLHOI, séance du 11 février 2006.
|
|
|