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Chapitre 21
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(des "trente glorieuses" aux trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences – Politique de la jeunesse...
Écologie du "jeune"
His Majesty the Baby (expression utilisée par Freud en 1914), devenue "l'ado", a en effet besoin d'images et de modèles. La démission ou l'incapacité parentales n'y changent rien, elles laissent le champ libre à deux types d'identification :
- sur le modèle "gourou", constitué par des aînés en rupture de ban. Ils ont une théorie générale du monde qu'ils ont besoin de faire reconnaître ;
- sur le modèle "idole", constitué par des jeunes qui renvoient à d'autres jeunes leur propre image (c'est le "Moi, je copie sur eux et eux copient sur moi" cité).
Pour entraîner le jeune, le discours séducteur doit présenter un certain nombre de caractéristiques qui répondent à la forme et aux dispositions mentales de l'adolescence :
- Il y faut une critique du "vieux" (banalement, "mes vieux = mes parents). Le vieux, cette figure de carnaval, symbolise ici l'absurde et insupportable contrainte qui contrarie le dessein de "jouir sans entraves". Avec sa raideur d'épouvantail, sa taille gigantesque, sa vareuse et son képi, son élocution de boîte à musique, le général de Gaulle était une idéale baderne pour la jeunesse de 1968. On n'imagine guère une séduction pédagogique qui ferait l'apologie de la génération des parents. La valeur absolue de la nouveauté, c'est d'être nouvelle et de constituer, par cela seul, une critique de la tradition. La polémique annonce le fracas de la destruction.
- Il y faut de la certitude absolue – qui autorise une discrimination immédiate du bien et du mal. Un pape qui doute, un maître à penser qui se poserait des questions – à moins de faire spécialité (certitude) de ces incertitudes – perdrait rapidement ses troupes. La jeunesse a besoin de vérités. Fanatisme, conviction "à mort", terrorisme intellectuel, répondent à la puissance de la forme. La jeunesse a besoin de la victoire de l'idée sur le réel. C'est la religion, vérité de la pseudo-spéciation, qui nourrit généralement ce besoin d'idéalisation et de fanatisme.(Dans la société matérialiste, il est souvent comblé par des religions exotiques, les religions autochtones étant par trop familiales, folkloriques ou contaminées de raison.)
- Il y faut de l'émotion. En tant que simplification du réel, et à condition d'être acceptable comme mentionné ci-dessus, toute théorie, mise en ordre du désordre du monde a déjà une valeur d'appel. Mais le pouvoir d'entraînement, d'emballement ou d'exaltation d'une théorie tient à la force de ses images. L'adolescence, temps de confusion organique et psychique, est dévoreuse de manichéen. Cette période de formation est faite de réceptivité (sensibilité) et de frénésie (violence). Pour assumer la métamorphose dont son corps est l'objet, l'adolescent a besoin d'images et d'émotions fortes, de celles qui suscitent les enthousiasmes. Il entre dans le monde adulte par le sentiment ; il le juge généralement cruel, égoïste, pervers. Il lui applique la loi de son propre développement. L'impossibilité ou l'absence de procédures d'intégration des jeunes dans la société moderne précipite la formation de sociétés adolescentes parallèles souvent caractérisées par un mélange insolite de sensibilité et de violence. Dans un article consacré aux "gangs de jeunes à Chicago" (Le Monde du 28 février 1985), un responsable d'un centre d'assistance explique que le "gang est une unité sociale répondant à des besoins qui ne sont pas assurés par les institutions". La radicalisation de cette opposition dans un certain nihilisme adolescent s'accorde avec le cynisme du monde des adultes. Engagé dans la théorie politique, ce nihilisme n'est pas étranger au terrorisme des "brigades révolutionnaires".
L'assassinat d'Aldo Moro, prototype du "vieux" (bien qu'ayant été une exception d'honnêteté dans le monde politique italien – mais son parti passait pour représentatif de la compromission politique) est exemplaire de ce mélange d'idéalisme et de barbarie. Les mémoires d'un terroriste repenti Io, l'infame, de P. Peci, rapportent ce propos : "Si j'étais né cinquante ans plus tôt, en 1903 et non en 1953, sans doute aurais-je été fasciste" (Patrizio Peci, Giordano Bruno Guerri, Arnoldo Mondadori, 1983).
C'est le hasard d'une rencontre qui a déterminé son engagement dans les Brigades Rouges. A peu de choses près, tous les fanatismes se valent ; celui-ci, mais un autre aurait fait l'affaire. C'est une question de circonstances. Une enquête sur les milieux terroristes italiens (Padovani, 1982) caractérise ces militants ainsi : mépris de l'autre, cynisme adolescent et fétichisme de la violence. La valeur d'entraînement de la théorie se mesure ici à la quantité de violence qu'elle est capable de rationaliser. En donnant l'illusion de peser sur l'histoire en exécutant des "coupables" – le critère de "moralité" et le critère de "réalité" ne faisant qu'un – le meurtre politique peut donner du crédit à une vision du monde totalement coupée du monde. Peci constate qu'il est aussi facile de tuer que de bastonner un professeur. La principale fonction de ce sectarisme sanglant semble bien être de donner un sentiment d'existence à ses obédients. Dans le vertige des mots qui caractérise les revendications des crimes terroristes de cette sorte, la prolixité, comme la jouissance meurtrière, semble vouloir prouver la réalité d'une prise sans effet sur le réel. L'ivresse de l'anesthésie devient le système de perception d'insolites adolescents professionnels. Les Oeuvres choisies d'Enver Hodja voisinant avec un numéro de Fluide glacial, un Que sais-je? sur le terrorisme et des livres sur les armes de poing, des dizaines de fausses cartes d'identité et de permis de conduire, le Who's Who de la Belgique francophone... mais aussi des explosifs, un colt 45, des cartes d'état-major... et encore du Cristal Color pour se teindre les cheveux, des billets de banque... Cet étrange bric-à-brac, où le matériel du professionnel côtoyait celui du potache, a été découvert, la semaine dernière, par les enquêteurs belges dans une des "planques" des Cellules communistes combattantes (CCC)." (Le Monde du 23 janvier 1986)
On a dit, pour expliquer le peu de prise des doctrines terroristes sur la jeunesse des universités : en France, c'est parce qu'il y a Lacan. L'intention de la remarque n'est sans doute pas dénuée d'ironie, mais le compliment, s'il est fondé, n'est pas peu, s'agissant de fournir un exutoire à l'idéalisme et à la violence de la jeunesse. “Si je ne l'avais pas rencontré, pourra dire un ex Mao candidat à la présidence de la République, je serais devenu terroriste. Je me serais engagé dans les Brigades rouges"... Qu'un prophétisme ait pouvoir de prévenir des crimes quand un autre, pourtant cousin (selon la critique spécialisée) aurait pouvoir de les multiplier : certains "gauchistes" – et des Khmers Rouges, anciens étudiants du Quartier Latin – se réclamant d'Althusser, philosophe dont la critique de l'humanisme était le maître-mot : on voit la fonction de l'irréalité dans la représentation adolescente et le rôle de garde-fou de l'humanisme (de cette nature éducatrice) que cette enquête tâche à reconnaître.
La prise d'individualité de l'adolescent va de pair avec cette dénonciation de l'injustice du monde. C'est à travers cette protestation qui le fait participer naturellement à la spécialisation morale qu'il se réalise. Le besoin adolescent d'idéalisme ne souffre aucune explication. Il se reconnaît même à cela. Il est une forme exacerbée du principe d'antinomie des deux connaissances. Si l'on faisait un recueil des réflexions dont les étudiants affligent les marges des livres de leurs bibliothèques, on obtiendrait une liste d'exécutions et de proscriptions visant les auteurs rabaissant l'idéal et tout spécialement ceux qui prétendraient expliquer l'enthousiasme adolescent. Les "profs sympas", au contraire des "vieux cons", sont ceux qui professent ou partagent des théories révolutionnaires non installées – des théories adolescentes, en somme. Pour mettre fin à un chahut de lycéens au fond de son véhicule, un conducteur d'autobus se lève de son siège et crie : "Arrêtez ça! Ca va pas rigoler. Je suis pas professeur, moi !" Dans l'esprit de la R.A.T.P., l'Education Nationale est passée avec armes et bagages du côté de la chienlit scolaire. Constater que l'éducation moderne produit des adolescents invivables est un lieu commun. Certes, Spock II est venu s'inscrire en faux contre l'emblématique Spock I : Comment soigner et éduquer votre enfant, vingt-deux millions d'exmplaires vendus aux U.S.A. et traduit en vingt-huit langues. Paris-Match du 16 février 1974 explique cette parjuration de l'auteur de la "Bible éducative" moderne par le fait qu'il serait lui-même affligé d'enfants et de petits-enfants élevés ses propres dogmes.
La douleur des initiations traditionnelles visait à rabattre un peu de la sauvagerie naturelle des jeunes et à les convaicre d'attendre leur tour. Il semble que ce soit les parents qui aient désormais à faire les frais de la jeunesse. Goethe formulait ainsi une sorte de loi de Haeckel de la culture : "Bien que le monde dans son ensemble progresse, la jeunesse doit pourtant recommencer chaque fois à zéro et reparcourir comme individu les époques de la civilisation mondiale". Répétition désormais inutile, puisqu'une jeunesse tout armée sortirait du ventre de la société moderne.
Renaud Laigle raconté par son père
légende : "Végétarien à 13 ans par amour des animaux", "témoin de Jéhovah à 14 ans" ... militant d'Action directe."
Politique de la jeunesse (2)
"Nous avons une tendance naturelle à l'imitation ainsi qu'à la mélodie et au rythme." (Aristote, Poétique)
L'homme a l'imitation dans la peau et c'est ce qui lui permet d'assimiler la culture. Un moyen d'adoption des modèles consiste à se confier aux rythmes du corps. Il ne s'agit plus de se mettre sous l'aile d'un géronte en rupture avec ses pairs, mais de laisser faire la magie des humeurs corporelles. Ce n'est pas dire que les systèmes de discrimination du bien et du mal soient sans effet sur le corps, l'esthétique de leurs rites n'a pas d'autre objet ; ici, l'information, apparemment absente mais non moins formatrice, rentre "par le corps" et non "par l'entendement". Le message linguistique que ce mode de communication peut véhiculer n'est rien sans cette information spécifique. Il y a une évidente disproportion entre le message linguistique et le "massage" corporel. Sans le secours du second, le premier serait d'une grande banalité, au lieu qu'il lui emprunte la force de sa séduction. Dans ce type de message, ce n'est pas le contenu qui importe, mais la communication ; le contenu est dans la communication. Il faut prendre sur soi pour ne pas passer dans la communication: incitation à la communication, matrice de communication, la musique est une forme privilégiée de l'existence collective.
Changer le rythme musical, c'est changer la constitution.
Que nous signifie le corps ? Des besoins que la société nous apprend à structurer et à satisfaire. C'est la rencontre du besoin et du modèle, à la faveur de l'appétit d'imitation de la jeunesse – qui n'est rassasié qu'à la disparition de la jeunesse (le stockage de l'information en mémoire correspondrait à une dégénérescence sélective des synapses nerveuses), que s'engendre l'homme social. Un trait majeur des sociétés modernes, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, réside dans le fait que la jeunesse produit ses propres modèles. Les rassemblements de jeunes, provoqués par des "idoles", qui comptent parmi les mouvements de masse les plus importants de ces sociétés, sont aussi des fêtes de reconnaissance.
Le caractère chinois signifiant "plaisant, agréable" représente étymologiquement un instrument de musique fixé sur un socle de bois. Pourquoi la musique fait-elle plaisir ? Une réponse à cette question doit nécessairement prendre en compte la profondeur spécifique – irréductible – du temps humain. Mais, pour en rester au propos élémentaire du tempo musical, on peut noter (par raccourci) que des expériences ont montré une neutralisation du plaisir musical par une substance qui inhibe l'action des endorphines, ces "morphines" naturellement sécrétées par le cerveau pour enrayer la douleur. L'injection de naloxone, substance antagoniste des endorphines, annulerait l'effet esthétique habituellement ressenti à l'écoute d'une musique aimée. Si l'on rapproche cette expérience de l'action spectaculaire de certaines musiques, capables d'induire transes et insensibilisation à la douleur, le test de la naloxone pourrait indiquer que l'appétance musicale primaire n'est pas sans rapport avec cette aptitude du rythme à bercer la douleur, aptitude dont l'euphorie rythmique serait une conséquence banale et profane.
L'hypnose, l'ivresse musicale procèdent d'abord d'un investissement ou envahissement du corps par le rythme. Au coeur de toute palpitation, il y a Dionysos, dieu de la transe vitale (vide supra : chapitre 7.7 : Aristophane et le Carnaval). L'évolution de la musique occidentale depuis la fin de la première guerre mondiale fait apparaître un divorce croissant entre la musique populaire et la musique savante, divorce qui n'avait jamais été aussi radical, ni aussi long. La musique savante anticipait des formes nouvelles, mais, depuis qu'elle s'est libérée de l'harmonie, son invention n'est plus accessible qu'à un nombre limité de professionnels et d'amateurs. Si l'on excepte le genre dit "musette", qui sert de repoussoir à l'identité du jeune, et la "variété", on ne trouve plus guère que l'opéra, tari depuis la fin du XIX° siècle, pour déchaîner des enthousiasmes publics – d'ailleurs de bonne compagnie et fort peu juvéniles. Le succès de la musique de jazz, ou marquée par le jazz, dans les pays industrialisés répond à l'adoption par le jeune d'une nouveauté qui vient combler un besoin non satisfait par des systèmes musicaux fondés sur le "dépassement" de la forme spécifique.
"Depuis la Renaissance, on a fait la part trop belle à l'intuition et au bon goût." (Pierre Boulez)
Dans la musique d'un peuple passe la sève montante de sa jeunesse. La fonction sociale de la musique est une valeur constamment affirmée de la culture grecque. (Par exemple : Aristote, Politique, 1341 b.) "La gymnastique pour le corps, la musique pour l'âme" dit Platon (Rép. 376 e).Une telle musique possède une fonction de formation et de réassurance de l'identité. Elle est modèle, secours, référence. La musique savante, elle, on l'a rappelé, est d'abord une affaire de spécialistes. La décision qui est au principe de la musique sérielle (1924) relève-t-elle du mouvement d'intégration de la dissonance dans l'harmonie qui caractérise l'évolution de la musique occidentale à partir de Guillaume de Machaut (1300-1377) ? En adoptant un arrangement égalitaire des sons, en affranchissant l'oreille humaine de l'harmonie, cette technique opère un saut qualitatif sans commune mesure avec les révolutions musicales antérieures qui procédaient d'une extension d'un langage de référence. Quand l'accord parfait, par exemple, répète, confirme et conclut par un état de repos une coïncidence naturelle déjà perçue par l'oreille, quand la loi de formation des complexes sonores a pour principe les sons naturellement engendrés par un son de base, la musique sérielle travaille la matière sonore comme si les sons n'avaient aucune affinité spécifique avec l'oreille humaine. On a pu comparer l'abolition de ce privilège de la résonance naturelle à l'abolition de la relation parents-enfants. (Contrairement à ce que voudrait la théorie, il n'est nullement assuré que ces systèmes égalitaires n'obéissent pas à des lois de dépendance). Retenons que la valeur de tension, propre aux complexes harmoniques, qui soutient la dynamique musicale traditionnelle et lui confère un privilège d'expression du sentiment fait défaut à ces systèmes, si l'on en juge par la désaffection soutenue du goût public.
"L'ère proprement harmonique de la nusique occidentale est close." (idem)
Il y a dans ce constat de la fin d'une civilisation une illustration a contrario d'une fonction de la musique : le musicien est un enchanteur qui fournit le corps d'émotions et nourrit un besoin d'imitation de la psyché humaine. Y a-t-il dans la musique de jazz quelque chose qui la prédispose à l'universalité ? Comment cette musique, d'abord cantonnée aux bordels de la Nouvelle-Orléans, a-t-elle pu devenir la musique de ralliement d'une jeunesse planétaire ? On peut faire valoir l'expansion de la civilisation nord-américaine et sa valeur de nouveauté. Mais on peut aussi se demander quel est le type de séduction propre de cette musique. Toute musique passe par le filtre (philtre) du corps. Comparé à d'autres rythmes, le jazz se signale simplement par une caractéristique qui lui vaut son nom : le balancement. Le swing désigne la régularité d'un balancement et, par suite, l'euphorie créée par cette régularité, éventuellement approfondie de syncope. Le terme "jazz" est emprunté à l'argot sexuel. James Brown, "inventeur" de la "soûl music" (qui est à l'origine du "funk" et du "disco") explique ainsi son génie : "Une seule phrase mélodique et tous les instruments de l'orchestre utilisés comme des instruments de percussion". Toute la signification musicale veut n'être ici qu'un rythme, ce martèlement sonore – ce rythme s'apprécie avec la puissance du son – qui fait si mal à la tête des vieux. Alors que ce son assourdissant devrait faire mal, sous l'effet du rythme et de la possession, le corps de l'amateur secrète un antidote à la douleur et l'ivresse de ce mal entêtant lui fait du bien. Dès les premières mesures, d'ailleurs, le réflexe conditionné semble lui donner l'euphorie du second souffle. Il suffit d'observer, à travers une vitre, par exemple, la mine réjouie de badauds arrêtés dans la rue devant un orchestre de jazz pour s'étonner, n'en partageant pas l'effet, de l'extrême facilité de la contagion rythmique. "Ni maudit ni déclassé, ni nègre ni pauvre, Benny Goodman a mis un noeud papillon au jazz" écrit le Monde du 17 juin 1986, relatant le décès du musicien. Ce "Blanc noir" (le Monde du 15-16 juin 1986) à qui l'on prête le mot suivant : "Messieurs de l'orchestre, reprenons la répétition, mais seulement les musiciens" (i.e. section rythmique exclue) a-t-il été jazz ?
La gravité fatale des répétitions
Les armes du style – cette expression est un pléonasme si le style est bien la griffe nerveuse de l'humeur dans la matière sonore et lexicale. Le simple rythme de la parole, avec sa respiration et sa ligne mélodique, est déjà une forme et une empreinte, comme le développe la théorie claudelienne du vers. Un reportage sur Porto-Rico ("Un peuple, une musique", A 2, le 28 août 1983) montre Prophète Aaron parlant aux fidèles dans son église. Alors qu'il ne fait que raconter, sans emphase aucune, les premiers temps de la congrégation, une vieille femme, au premier rang de l'assistance, se berce au rythme de sa phrase, révélant un balancement que les autres fidèles ne font qu'entendre, et manifestant qu'entendre, comme voir, c'est aussi faire. Même la forme vide démontrerait une efficience du rythme préexistant à toute intention sémantique (Paul Valéry). Et bien que la page soit imprononçable, le seul fait que sa lecture soit successive et que les idées et les intentions s'y communiquent par des compositions de mots la livre aux lois élémentaires du rythme. Pourquoi la redite est-elle proscrite du beau style et même bannie de l'écriture ordinaire ? Précisément parce qu'elle est significative. "Si j'avais écrit une bonne phrase, note Wittgenstein, et que par hasard elle consistât en deux lignes qui riment, ce serait alors une faute." La redite, la rime incontrôlée, c'est signifier pour ne rien dire. Le mot répété ou le son répété vous sonnent dans la tête parce que vous venez de l'entendre. Vous avez produit un sens qui vous a échappé. C'est en vertu du même principe que la redite est exploitée et condamnée (sur la dérive de l'éloquence et la séduction littéraire du discours captieux : vide supra : chapitre 16 : Note sur le Ménéxène). Le rythme est le secret de la persuasion. Vous n'avez pas le temps de vous dire que vous avez déjà entendu ce que vous venez d'entendre que déjà, si l'orateur est compétent – un privilège de la parole est l'impossibilité de faire marche arrière, l'orateur vous impose son souffle et son rythme – vous êtes emporté par d'autres figures de style qui se développent elles-mêmes, les unes par rapport aux autres, selon la loi de l'attente comblée et de l'attente déçue. La symétrie est la forme exhortative et publicitaire de la vérité : "Fabulon, c'est fabuleux".
Flatter, c'est aussi flatter la mémoire et circonvenir le corps. Pour exemple de cette faconde, nous prendrons un texte écrit, et non pas prononcé, où il apparaît que les armes du style (du style "pompier", en l'espèce) sont des matrices émotionnelles. Il s'agit du portrait que Pierre Gaxotte (de l'Académie) brosse de Danton dans sa Révolution Française. "Avocat très endetté, dévoré de besoins, esclave d'un tempérament tyrannique, il se jeta dans la Révolution comme un moissonneur dans un champ : c'est le Mirabeau de la canaille. L'audace sur le front, la débauche sur les lèvres et la férocité sur le visage. Traînant derrière lui une clientèle d'individus tarés, il s'est répandu dans tous les complots, mêlé à toutes les agitations. Effronté, vénal, sans scrupules, il touche de l'Angleterre, du duc d'Orléans, de la Cour. Les uns l'achètent pour qu'il pousse au désordre, les autres pour qu'il les contienne. Il fait de la démagogie par métier, sans y croire. A la tribune il est pour la guerre à outrance, en secret pour la paix bâclée. Dans un ministère de commis illuminés, il représente un type moderne de politicien roublard, sceptique et jouisseur. Il a des camarades pour toutes les places, des fournisseurs pour tous les marchés, des décrets pour toutes les affaires. Il rafle les fonds secrets. Il est à l'aise dans le chaos. Il y trouve tout ce qu'il aime : des émotions, de l'argent, des attitudes". Point n'est besoin d'analyse pour constater que les mêmes jugements, les mêmes idées, les mêmes mots auraient une force bien moindre s'ils n'étaient pris dans des constructions rhétoriques qui logent la passion qui a inspiré ce portrait dans le corps de celui qui lit ces lignes. Variations sur le principe de symétrie, les figures rythmiques administrent les preuves en communiquant les émotions : des conclusions sans appel seraient péremptoires si elles n'étaient prouvées par des accusations ternaires et rédhibitoires, des oppositions mettant en évidence le double jeu criminel, des montées dialectiques dans l'abjection... Chanter le message, c'est le rendre plus engageant, comme le montre la technique publicitaire. Entrer dans un supermarché, c'est aussi entrer dans un bain de musique qui veut signifier la gaieté et la fête. Ici, le massage s'accompagne d'un message qui se veut explétif.
Libération
A la faveur de la jeunesse, le jazz sort du ghetto pour devenir, comme le chante un interprète français aux "racines crépues" (Le Monde du 5 septembre 1985), "Sa majesté le jazz". Dans la société traditionnelle, la musique est réservée aux temps forts de la vie collective. Dans la société industrielle, différée par l'enregistrement, elle est un accompagnement permanent (le silence y signifie tristesse et ennui ; on a noté le désenchantement de cette civilisation qui chante sans discontinuer, où l'incitation à l'ouverture, à la jouissance, à la consommation est le principal "surintendant de l'industrie des particuliers"). Disqualifié par la Débâcle, le musette et la collaboration, le modèle parental est décidément irrecevable. Le jazz, c'est la libération. "Nous, les jeunes qui n'avions pas l'âge d'être zazous, se rappelle Jean-Christophe Averty [...] nous avons goulûment sauté sur tout ce qui présentait dans les mains des Américains. Seize ans, à n'importe quelle époque, c'est un des bons moments de la vie. Quand Glenn Miller a été annoncé à l'Olympia, en septembre 1944, ça a été une grande ruée, comme une seconde certitude que Paris était libéré". "Quand j'ai su que les alliés allaient rentrer dans Paris, je suis allé les attendre comme tant d'autres Porte d'Orléans. Derrière Leclerc et sa 2ème DB, il y avait les Américains. Chaque régiment avait sa fanfare, et c'était quelque chose dans l'allégresse ambiante. Les jours suivants, je courais sur l'avenue d'Alésia à la recherche de soldats noirs. Dès que j'en avisais un, j'essayais de l'embarquer chez moi et, si j'y parvenais, je l'asseyais devant mon piano. Ça a donné des moments cocasses." (Libération du 6 juin 1984) Au cours d'une séquence de l'émission "Les Enfants du Rock" intitulée "Rock à Nice" (A 2, le 16 février 1984), un homme qui a "failli" être le batteur des "Chats Sauvages" rapporte qu'en 1955, les jeunes écoutaient encore la musique de leurs parents. Puis, il y a eu les microsillons, les Teppaz (tourne-disques) et les scooters. Tous les ingrédients de la liberté : "On pouvait sortir en s'affranchissant des horaires des bus". De l'héroïne des Tricheurs (1958), sa logeuse déclare: "Dès qu'elle est réveillée, elle écoute de la musique de nègres". Au cours d'une partie, quelqu'un demande un disque ; protestation d'un autre : "Non, remets le même. Ça soûle!" "Il a raison, approuve un troisième. C'est une hypnose". Au héros trop bon genre qui déclare aimer les Platters il est rétorqué : "Tu dates !"
Le tourne-disque Teppaz
Synonyme de liberté, "Présence", tourne-disque valise pesant moins de six kilos, est adopté par 500.000 jeunes. Le modèle à piles est commercialisé en 1959. Le Teppaz prospère jusqu'en 1968. En 1962, l'inventeur reçoit un Oscar pour l'exportation. Le transistor prendra la relève.
"Tout musicien qui n'a pas ressenti la nécessité du langage dodécaphonique est inutile puisque son œuvre se place en-deçà des nécessités de son époque." (Pierre Boulez)
Une qualité du jazz, c'est d'être une musique qui danse et qui se danse. Son succès se développe précisément à mesure de la désaffection des jeunes pour les musiques indigènes (la civilisation vient d'ailleurs), le contre-modèle est le style "musette" et l'accordéon de papa. A mesure aussi que se prise une esthétique qui se désintéresse de la sensation (la représentation charnelle du corps a systématiquement disparu de la peinture). Une musique contre le corps, une esthétique contre la sensation ; a l'opposé : le jazz, réservoir d'euphorie, moyen de ralliement et de reconnaissance de la jeunesse, personnification et théorie de son rapport au monde, est une religion de la jeunesse que la culture du transistor et du microsillon met à la disposition de tous.
Une phrase relevée dans Le Monde du 18 juin 1985 constate que "la jeunesse veut être ouverture". Veut être ? c'est sa guise et sa fatalité. Les adultes s'extasient sur l'ouverture de la jeunesse, autrement dit sur la jeunesse de la jeunesse et les jeunes s'indignent de la fermeture des adultes ("Adultes, vos passions vous aveuglent" – déclaration du président d'un mouvement de jeunes, reproduite sur la page de couverture de la Vie Catholique du 13 juillet 1985), autrement dit du caractère adulte des adultes. Cette réceptivité de la jeunesse est la condition de fixation de certains traits d'humanité. Par le biais d'un processus de banalisation de la différence, c'est la description de ces mécanismes de fixation, jouant ici dans des conditions idéales de liberté, que nous avons en vue. Représenter comment, dans la cité moderne, le jazz répond à la nature du jeune peut contribuer à définir la disposition de la jeunesse, mais aussi à caractériser la tradition dont elle entend se distinguer.
"Aucune musique ne me semble avoir à ce point la complexion de la chair vivante." (Michel Leiris)
"Le jazz, avec sa pauvre et unique syncope et son inséparable mesure à quatre temps." (Pierre Boulez)
Le rythme n'est pas pure et simple régularité : comme telle, la régularité rythmique est une mécanique sans profondeur. "Le rythme, disait Pablo Casals, c'est le retard", autre chose que le rythme, le temps mesuré par le drame. C'est la pulsion vitale qui donne au rythme sa profondeur et qui le rend contagieux. Alors qu'un organisme démoralisé est sans ressort, déprimé, la passion vitale imprime un rythme qui anticipe le temps et qui lui donne du ressort. Sur fond de "swing", ce balancement animé et contagieux, le rythme syncopé qui fait rebondir le corps d'un temps sur l'autre lui communique – par opposition à la dépression du déprimé – de la foi et de l'avenir. Cette valeur dynamique est aussi une valeur expressive, un "feeling". L'affinité du jazz et de la forme corporelle se marque encore dans sa convenance ou sa fidélité à la voix humaine. "Si tu ne peux pas le chanter, ne le joue pas" était une règle de la transmission orale de la musique noire. Les instruments mélodiques, dont les solos "racontent une histoire", font entendre cette voix dans leur timbre propre et cet évident caractère d'imitation apparaît, parfois de manière parodique, dans des distorsions instrumentales qui font partie intégrante du genre (vibrato, glissando, étranglements...). Davantage qu'un moyen d'extension de l'expression mélodique, la physique propre de l'instrument paraît servir la voix humaine ou en constituer un développement. Cette comparaison se fait d'elle-même quand le solo suit l'interprétation vocale et la "commente". Comme la voix, l'instrument a le "blues", et s'il lui manque la parole, c'est qu'il se réserve pour exprimer et amplifier l'émotion du chant : quand il imite la voix, c'est la plainte, le gémissement, le sanglot, ces valeurs que la parole ne peut articuler. L'expressionnisme instrumental du jazz sert une parole inarticulée qui ne serait qu'émotion (cf. l'interprétation de Jean-Jacques Rousseau de l'origine des langues : vide supra : chapitre 18.1 Le territoire de la langue). Ce va-et-vient de la voix et de l'instrument – le chant peut n'être qu'onomatopées et la voix, à son tour, imiter l'instrument, être l'instrument : c'est le scat – circonscrit un registre sentimental à la fois premier et universel.
 suite de la page 21.21 : 21.22
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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Éléments d'Anthropologie du Droit
