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Morale et handicap :
la reconnaissance de la forme humaine
(Communication présentée au colloque Handicap, cognition et prise en charge individuelle...
La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001.)
IV - 14
"Quoi qu'il en soit, quelque part et de quelque figure naisse un homme,
c'est-à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne faut point douter qu'il ne tire son origine d'Adam,
comme du père de tous les hommes."
Augustin,
La cité de Dieu, 16, 8
Lidée de cette communication part du constat que les discussions sur le handicap me paraissent méconnaître ce que signifie linfirmité dans les sociétés traditionnelles. Bien entendu, notre représentation du handicap est autre. La signification de linfirmité dans la société traditionnelle, qui engage une discrimination, nous semble incompréhensible et elle nous choque. La question est de savoir si cette représentation discriminatoire, étrangère à nos évidences morales, a véritablement disparu. Sil y avait une frontière infranchissable entre ces deux conceptions du handicap, ma communication naurait pas lieu dêtre dans un colloque où lon réfléchit aux moyens daméliorer la prise en charge des personnes handicapées. Elle relèverait dune sorte darchéologie des représentations. Mais on peut penser, aussi, que notre perception nefface pas, mais se superpose à la perception traditionnelle. Pour en décider, il faut, me semble-t-il, tenter dentrer dans cette logique archaïque et ce sont donc les représentations du handicap et leur évolution récente qui vont mintéresser. Lintérêt dévoquer ces représentations ici repose sur lidée que cette conception (occultée) de linfirmité constitue un des freins à laction sociale, aujourdhui.
Lobjet de la communication je me résume est donc de comprendre :
- comment linfirmité fait sens dans la généralité des sociétés traditionnelles dont je vais essayer de me faire linterprète ;
- et comment elle peut continuer à faire sens aujourdhui, en vertu de ces mêmes valeurs, quand bien même les canons de léthique moderne seraient à linverse de ce quon observe dans ces sociétés.
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Je vais commencer par un exemple personnel qui ramasse, me semble-t-il, ce qui est en jeu dans la représentation de lexception. Pourquoi les jumeaux (je me trouve être lheureux père de jumeaux ) la gémellité nétant évidemment pas une anomalie pour nous sont-ils lobjet dévaluations aussi contradictoires, dans nombre de sociétés africaines par exemple : tantôt connotés de façon positive et tantôt de façon négative ?
Je rappellerai en préambule, à propos des jumeaux, puisque mon propos est de relativiser nos croyances, que si laîné dun couple gémellaire est pour nous le premier né, cette représentation n'est pas universelle. Ce peut être le puîné, parce que considéré comme le premier conçu, sa préséance étant notamment démontrée, selon un propos recueilli sur le terrain malgache, par le fait que cest lui qui a construit la maison (il sort avec le placenta). La presse belge s'interrogeait, voici quelques mois, sur cette question qui est tout sauf byzantine quand il s'agit de désigner l'héritier du trône de Belgique en vertu du principe de primogéniture (la loi salique ayant de surcroît été abrogée). La princesse Mathilde serait en effet enceinte de jumeaux. L'idée l'évidence selon laquelle le prétendant légitime serait le premier né s'est trouvée contestée en vertu d'un adage médical ancien qui énonce que le premier enfant conçu naît en second...
Depuis les années 1970, les naissances gémellaires ont augmenté de 80 % en France (Population et sociétés, 360 (2) 2009). Concernant autrefois 0,9 % des naissances, elles représentent aujourd'hui 1,6 naissance sur cent. Cet accroissement a deux causes. D'évidence, le développement des traitements pour lutter contre la stérilité (les stimulations hormonales et les implantations multiples, par FIV ou ICSI, représentent les deux tiers des naissances gémellaires), mais aussi le recul de l'âge de la maternité (passé en France de 27 ans à 30 ans), les probabilités de grossesse gémellaire augmentant avec l'âge, en relation avec l'élévation du taux d'hormone de croissance folliclaire (FSH), responsable de l'ovulation.
Dans certaines populations dAfrique, donc, le père des jumeaux est cadeauté quand il arrive au marché : on lui met dans les mains quelques fruits ou quelque petit présent, parce quon pense quil entretient une relation privilégiée avec les puissances de la fécondité quon espère se concilier par ces dons. En effet, avoir deux quand on attend un, cest une bénédiction. Quai-je donc fait à Dieu, sexclame la mère des jumeaux, pour mériter cette faveur ?
Ailleurs, à linverse, la gémellité est un signe de malédiction et il arrive quun des deux enfants soit sacrifié. Certains enfants malgaches adoptés aujourdhui à la Réunion sont des jumeaux abandonnés par leurs parents et recueillis par des institutions religieuses. Dans la région de Mananjary, sur la côte Est, où il existe un Centre dAccueil et de Transit des Jumeaux Abandonnés (CATJA), créé en 1998, on exposait autrefois lun des deux jumeaux à la sortie du parc à bufs. (Voir documents infra : Les jumeaux maudits de Mananjary ; un film malgache de 1996, Quand les étoiles rencontrent la mer, de Raymond Rajoanarivelo, illustre cette pratique ancienne qui sexerce aux dépens dun enfant né un jour déclipse.)
Derrière cette apparente contradiction sexprime une logique profonde, révélée par cette remarque dun paysan montrant à lethnologue sa chienne qui venait de mettre bas : Tu vois : elle na eu quun chiot. Elle est yowo ! À son interlocuteur, qui sétonnait dentendre ce mot qui signifie tabou et qu'on applique, dans cette société où les jumeaux sont inauspicieux, à une mère de jumeaux ce paysan du Danube (ce paysan du Logone) expliqua : Mais ne vois-tu pas que cest la même chose ? En effet, la femelle humaine est normalement unipare et la femelle du chien normalement multipare.
C'est la femelle du tamarin, ou celle du ouistiti, qui met bas, régulièrement, deux petits. Empoté comme une poule qui n'a qu'un poussin, dit le proverbe : la poule, elle, en effet, qui est programmée pour driver une nombreuse marmaille, exécute une sténotypie disproportionnée quand elle n'a qu'un petit...
Cest lirrégularité qui fait problème. Et le sens le plus exact du mot yowo, traduit par interdit, tabou, est en réalité irrégulier. (On peut faire le même type de remarque sur la traduction de certains termes bibliques quand, par exemple, le mot hébreu tebhel est traduit par perversion quand il signifie confusion, mélange voir Douglas, 1981). Jajouterai quà Madagascar, là où la gemellité est fady ("tabou"), les jumeaux sont parfois désignés par lexpression kamban' amboa (jumeaux de chien).
Que signifie donc la régularité ? Elle signifie lassurance de la re-production. De la reproduction du même. Je suis donc père de jumeaux de jumeaux mixtes, puisquils sont garçon et fille. Lors du passage estival de la petite famille dans la campagne charentaise, une grand-mère, sextasiant sur la grâce des jumeaux ajouta aussitôt : Moi aussi, jai eu des jumeaux, garçon et fille. Mais ne vous inquiétez pas ! Ma fille a eu six enfants ! Voilà bien le trouble que provoque lirrégularité, même quand elle constitue un plus : elle porte un risque darrêt de la fécondité. Et cest une idée commune, en effet, que la fille dun couple gémellaire risque dêtre stérile
(Je nignore pas que la biochronologie hormonale embryonnaire peut aussi être requise en lespèce.)
Des observations anciennes sur la gestation gemellaire chez la vache relèvent que, lorsque les ftus sont de sexe différent, la femelle présente parfois une masculinisation des organes sexuels et peut se révéler stérile. (C'est la mule des campagnes). Dans un article publié en 1917, l'embryologiste Frank R. Lillie émettait l'hypothèse que les hormones sexuelles produites par le ftus mâle exercent, à la faveur d'anastomoses vasculaires entre les deux ftus, un effet masculinisant. (The free-martin, a study of the action of sex hormones in fetal life of cattle, J. Exp. Zool., vol 23, pp. 371-452.) Cette hypothèse générique, formulée à partir de l'observation animale chez les mammifères unipares chez qui la gemellité n'est pas exceptionnelle, a récemment fait l'objet d'investigation chez l'homme : Virpi Lummaa, Jenni E. Pettay, and Andrew F. Russell, Male twins reduce fitness of female co-twins in humans. PNAS 2007 104:10915-10920).
Cette idée, simple et fondamentale, est en effet constitutive de la représentation du monde des sociétés traditionnelles, qui sont fondées sur la reproduction des cycles naturels et notamment du cycle agricole. (Voir, concernant l'institution de la royauté sacrée : chapitre 2 : Pourquoi le sang de la circoncision...) Cest parce que les choses adviennent de la même manière quon est fondé à attendre la reproduction de ce qui est déjà advenu. Attentives à la régularité naturelle, les communautés agricoles se représentent dailleurs la régularité sociale et la régularité des cycles germinatifs sous un même concept. Lexception y est désordre et menace de subversion généralisée des re-productions. Lordre physique et lordre moral sont une seule et même chose. Kalos kagathos. Dans cette conception où le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses ne sont pas distingués, linfirmité est perçue comme un signe du courroux des dieux. Dans la langue dHomère, teras (qui donnera tératologie) veut dire signe et le latin monstrum se rattache à moneo, avertir. Les monstres sont pour Tite-Live le fait dune nature qui aurait confondu et brouillé les germes (XXXI, 12, 8) et le prodige, daprès Festus (122, 8) est ce qui montre le futur et qui avertit de la volonté des dieux.
Chez les Bambara, en Afrique de lOuest pour conclure ces exemples lointains on considère que le corps de lalbinos est doué de pouvoirs spéciaux. À qui possède son crâne échoit une nombreuse famille et la prospérité [
] Cette valeur attribuée à lalbinos en fait une victime de choix pour les sacrifices [
] Son nyama est tel quil peut être sacrifié sans prière, lacte même constituant une invocation efficace (Dieterlen, 1951 : 88). Cest son exception même qui définit son statut religieux. On trouve sur linternet des documents et des témoignages qui montrent que les albinos font toujours lobjet dune ségrégation sévère en Afrique. Avec dailleurs une ambivalence caractéristique laspect négatif lemportant en vertu de la logique que jai relevée. Le chanteur malien Salif Keita, lui-même frappé d'albinisme, a créé en 1990 une fondation, SOS Albinos, qui a pour objet de combattre cette discrimination. (Voir documents infra : "Nouveau meurtre d'albinos en Tanzanie".)
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La révolution de la modernité a consisté, bien entendu, à opposer à cette logique des apparences, associée à une représentation cosmologique de la forme humaine, une morale fondée sur la reconnaissance de la personne. La révolution morale a déplacé la moralité de la signification de la forme physique (la formule grecque kalos kagathos, qui associe le beau et le vrai, signifiant que la régularité est la vertu) à lappartenance à la communauté humaine du seul fait de la naissance. Cette séparation radicale de lhomme et de la nature, le missionnaire la signifie dans la société traditionnelle en prenant linfirme sous sa protection. Lélection de linfirmité manifestant ici légalité et lindifférence de toutes les formes. Ma question est évidemment celle de la permanence des anciennes représentations sous la morale daujourdhui. Ce sont donc, comme je lai annoncé, les représentations du handicap et leur évolution dans notre propre environnement qui vont mintéresser.
Le constat simpose, je vais le montrer de quelques exemples, que nos évidences morales sont relativement récentes, quelles sont loin dêtre partagées par tous et quelles relèvent parfois davantage de linjonction que de la conviction.
Peut-être nest-il pas inutile de rappeler pour commencer que, jusquen 1980, on ne pouvait être intégré à la fonction publique en France si lon mesurait moins dun mètre quarante. Même si la représentation médicale du handicap et si les magistères religieux ont profondément modifié lapproche, les stigmatisations nont pas disparu. Un article du Monde paru le 10 janvier 1980 rapporte, sous le titre Un village du Gard face aux handicapés, les infirmes insupportables, la teneur dune lettre que le maire de Vestric-et-Candiac venait dadresser aux parents dune handicapée belge, pensionnaire dune institution de la Ligue nationale belge daide aux paralysés cérébraux installée dans le château de Vestric. Je renvoie ces propos au silence de ma communication écrite (vide infra), pour souligner que cette représentation populaire du handicap peut se révéler vivace là où lon sy attend le moins, dans ce quil est convenu dappeler la haute société et là où règne le politiquement correct. Deux exemples.
La famille royale britannique je ne parlerai pas ici des gaffes dont le duc dÉdimbourg est coutumier, un peu partout où il passe en visite officielle et dont le Daily Express du 15 octobre 1987 a dressé un relevé méthodique sur la carte du globe compte parmi ses membres une cousine germaine de la reine, handicapée mentale, dont le Burkes Peerage ignore tout simplement lexistence (ce qui signifie quon a oublié de la déclarer au Gotha britannique). Un fils du comte de Strathmore, frère de la reine-mère, a ainsi eu deux filles qui ont vécu recluses au Royal Earlswood Hospital, près de Londres, ignorées de tous jusquà ce quun tabloïd révèle leur existence. Lune delles est décédée en 1986 à lâge de soixante-dix ans. Elle a été inhumée dans le cimetière voisin de lhôpital et sa tombe est marquée dune simple croix fournie par ladministration. Le directeur de lhôpital déclare que les deux femmes nont pas reçu de visite depuis les années soixante. Laffaire est dautant plus significative que la reine mère en personne patronne la principale organisation charitable britannique consacrée
aux handicapés mentaux. Comment a-t-elle pu ignorer le sort de ses deux nièces ? Le secrétaire général de lorganisation explique : Il y a dans tout cela les vestiges de lère victorienne ; il était alors plus ou moins admis de passer sous silence lexistence denfants que lon disait anormaux.
Une dépêche de lAFP doctobre 1993, intitulée : Grave faux-pas dans la campagne conservatrice au Canada, donne une autre illustration de cette permanence des représentations. Létat-major du premier ministre conservateur Kim Campbell sest efforcé [
] de minimiser les effets négatifs de lénorme gaffe commise avec la diffusion des spots télévisés exploitant un handicap physique du chef libéral Jean Chrétien. Déjà largement devancés dans les sondages par les Libéraux à un peu plus dune semaine des élections générales, les Tories pourraient encore perdre du terrain dans lopinion publique à la suite de ce faux-pas. Mme Campbell, manifestement embarrassée a présenté ses excuses à M. Chrétien. Lun des deux spots télévisés comportait plusieurs gros plans de M. Chrétien dont séquelle dune maladie infantile le côté gauche du visage est partiellement paralysé. Est-ce cela un Premier ministre ?, demandait une voix off avant de suggérer que si le chef libéral ne répondait pas aux questions, cest quil ne les comprenait pas. Lautre spot insistait lui aussi lourdement sur le handicap physique de M. Chrétien, photos à lappui, et se terminait sur le commentaire dune femme affirmant quelle serait très gênée sil [M. Chrétien] devait devenir Premier ministre du Canada. Ce très gêné, énoncé par une voix féminine, renvoie implicitement aux fantasmes évoqués plus haut quant aux effets du handicap sur la gestation et sur la reproduction
"Bobonne, Bobonne ! Tu me feras un monstre comme ça, ne le regarde pas tant !"
Honoré Daumier, le Charivari (8 novembre 1836)
Au fond, lamélioration de la condition des handicapés doit commencer, me semble-t-il, par ce constat de relative impuissance qui nous contraint dautant à leffort : pas plus que les règles morales ne changent la nature humaine, les dispositions légales et administratives qui visent à améliorer leur sort népuisent nos devoirs envers les handicapés.
Je ferai état ici du mémoire de Maîtrise dune étudiante camerounaise, installée à la Réunion, sur la situation des handicapés, qui nous interpelle sur ce dernier point. À la Réunion, constate cette étudiante, on voit des panneaux destinés aux handicapés partout, mais on ne voit de handicapés nulle part
Ce qui constitue, en effet, une différence singulière avec les villes africaines où, dans les grandes villes au moins, les infirmes se rapprochent des centres et des supermarchés où les notables, les expatriés et les touristes font leurs courses pour les assaillir dune manche insistante. Ils sont visibles et se dissimulent si peu quils font de lexhibition de leur différence un moyen dapitoiement. Paradoxalement, selon cette étudiante africaine, la situation des handicapés serait plus favorable en Afrique que dans les pays occidentaux
Cest un jugement qui vaut dêtre médité. Ce qui la frappée cest, je pense, essentiellement lenfermement dont les handicapés font lobjet chez nous, où ils sont souvent plus ou moins tenus cachés (cf. le jugement de lépicière de Vestric-et-Candiac et la situation victorienne), alors quen Afrique, et je lai noté aussi à Madagascar, même si on se moque de linfirme, on néprouve aucune gêne à se dire son parent. Cette jeune camerounaise étant une citadine, et non une villageoise, je ne pense pas quelle ait véritablement connu la situation de linfirme dans les villages. Mais au village même, cette situation est plus nuancée quon pourrait limaginer. Certes, le handicapé est stigmatisé pour les raisons que jai développées, mais les raisons qui le stigmatisent constituent aussi sa défense : il a lil et on le craint. Ces raisons nexistent plus dans notre représentation et le laissent en quelque sorte sans défense
La question est de savoir ce que veulent dire ces contre-exemples et quelle portée il convient de leur donner. Au fond, nous sommes dans une situation de mutation morale ou de mutation anthropologique dont on pourrait résumer la signification par la nature et lévolution récente du cirque. Le cirque est un cercle, un cosmos en petit (un microcosme) où se concentrent l'expression de la surhumanité (l'homme le plus fort du monde, l'équilibriste qui se joue des lois de la pesanteur, le jongleur...) et de la sous-humanité (les attractions de la différence). C'est le lieu de rencontre et dexhibition, à lusage de lhomme ordinaire, des limites de lhumanité. On sait quil ny a pas si longtemps on exhibait dans les cirques à titre de curiosités, tel Elephant man, dont david Lynch raconte lhistoire dans un film célèbre, certains types dinfirmité : la femme à barbe a longtemps fait recette, mais aussi les surs ou les frères siamois, le Geek, lhomme sauvage dévoreur de chair crue, etc. Dans les années 1840, Phineas Taylor Barnum, entrepreneur de spectacles, fonde les premiers cirques itinérants. Son Grand Congress of Nations (1884) illustre lentrée de l'homme exotique dans ce théâtre des curiosités. La supériorité de la norme s'y déploie de conserve avec la supériorité de lhomme blanc. Il y a une fonction anthropologique du cirque dans cette exhibition de lexception et de la différence : on vient s'y rincer l'il et se conforter dans sa normalité et sa supériorité. Il y avait : car cette configuration a changé. En octobre 1995, cest presque aujourdhui, le Conseil dÉtat a interdit une exhibition de lancer de nains, spectacle qui par son objet même, porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Il a aussi considéré quil était du pouvoir de police des maires dinterdire des manifestations qui comportent une telle atteinte, car la dignité humaine, entendue strictement, est une composante de lordre public. Lordre public a donc changé. Quand Elephant man, montré comme une bête, entonne le psaume dIsaïe Le Seigneur est mon berger
(Isaïe 33, Le Seigneur, juste juge), il est manifeste que lhumanité tient à la capacité dénonciation et à la conscience de la transcendance à l'appartenance à la famille humaine et non à la forme physique. (Le drame d'Elephant man est prototypique de ces patients atteints de dysplasie tissulaire, du syndrome de Protée ou de la maladie de Recklinghausen.)
Parle et je te baptise !, cétait linvite du cardinal de Polignac au primate du Jardin des Plantes. Cest cela la révolution morale.
Un film précurseur de Tod Browning (qui a été contorsionniste dans un cirque), Freaks (1932), représente ce renversement moral dans les coulisses mêmes du cirque, lieu délection des exceptions, en mettant en scène une histoire où sont engagés les deux extrêmes de lhumanité et en exposant la monstruosité du surhomme et lhumanité de linfirme.
Le renversement anthropologique
Tod Browning au milieu de ses acteurs
www.olgabaclanova.com/freaks_show_gallery.htm.
La morale de lhistoire que Browning met en scène tient moins dans le prodige quun bonimenteur présente à ladmiration des chalands, au début du film : on apprend que la trapéziste a été transformée en poule,
que dans le renversement anthropologique qui consiste faire du laid le juge du beau et le critérium du vrai. La Vénus du cirque, trapéziste, a donc décidé avec son alter ego, Monsieur Muscle, de semparer de la fortune du nain en lui jouant une comédie de mariage.
Kalos kai kakos, Kalos kai aiskhros
www.olgabaclanova.com/freaks_show_gallery.htm.
Le plateau du banquet de mariage constitue le moment de plus haute tension du film. Réunis autour de la table des noces, tous les monstres (freaks) du cirque font circuler un calice dans lequel ils boivent à tour de rôle. Cest au tour de l'oiseau de paradis du cirque. Un nain juché sur la table lui présente le calice. Le spectateur imagine quelle va boire au calice dans le but de réaliser son dessein criminel. Mais non : elle se retire de la table avec un mouvement de dégoût en sexclamant : Vous êtes des monstres !
Cétait un jeu ! Au calice de la communion, elle répond en versant du poison dans le verre du nain, son fiancé. À la fin du film, une dissociation sest opérée entre lapparence physique et sa signification morale : les estropiés sont les messagers de la vérité, Anges (étymologiquement) et Furies à la fois. Quand, dans un déchaînement des éléments naturels, ils font justice, cest la noirceur morale de cette Vénus toute lisse et toute blanche, qui se joue des éléments en planant dans les airs, qui devient évidente elle va trouver sa véritable place dans léchelle des êtres sous la forme dune poule
En réalité, un processus didentification sopère dans le film dès quon entre dans les coulisses du cirque et dans la familiarité de ces êtres contraints à vivre de ce qui les stigmatise. On apprend leurs sentiments, leurs rites et lon voit la vie ordinaire de ces êtres extraordinaires. Ils ont une mère : Ce sont mes enfants !, répond la vieille dame qui les promène en forêt à lexclamation horrifiée : Des monstres ! de ceux qui les rencontrent. Ils ont une personnalité qui les arrache à leur apparence corporelle. (La gêne évidente, pour le spectateur d'aujourd'hui, tient aux rôles que, dans les limites du cirque, le scénario assigne inévitablement à ces hommes stigmatisés pour leur différence et exhibés comme "curiosités", avec les "classiques" de l'homme-tronc ou du mariage des surs siamoises, etc.)
Le problème est donc celui, au-delà de la signification prédictive de lirrégularité exposée plus haut, de la nature de ce phénomène psycho-cognitif qui engage, dans linstant, une reconnaissance sur le mode de la dénégation et qui se résout dans un mouvement de répulsion physique tel que la trapéziste de Freaks ne peut plus feindre. Le patron dun hôpital parisien, annonçant avoir accouché dix-huit mille femmes dans son service, déclarait lors dune émission de télévision (22 novembre 1982) : Je puis le dire avec lexpérience de ma déjà longue carrière [
] des gens normaux, ordonnés, tuent leur enfant lorsquils saperçoivent quil est anormal. Ces réactions, moins exceptionnelles quon pourrait le penser si lon en croit cet observateur privilégié, sont-elles révélatrices de cette permanence dune représentation naturaliste et conservatrice de la forme humaine ?
Un point névralgique du mécanisme considéré réside sans doute emblématique dans la référence que je viens de citer dans un processus primaire de reconnaissance de soi (de la reconnaissance de soi dans son propre enfant). Notre perception de l'humain anticipe une forme archétypale. Lorsque la discordance entre l'attente perceptive et la perception est importante, il en résulte une réaction première de rejet. Quand la langue dit que la laideur ou la difformité sont repoussantes ou répugnantes (I-E *peug : frapper) et sont donc par nature agissantes et agressives, elle leur prête une action dont le simple spectateur est supposé devoir se défendre. L'"attraction" n'en est une que si le spectateur a moyen, dans ce hors monde qu'est le cercle du cirque, de se "repaître" de la différence. La répulsion préjuge donc une attirance première, une identité reconnue qui met limage de soi en question : qui soulève le cur parce quelle est supposée subvertir de manière réflexe la contenance élémentaire. La rubrique des faits divers des journaux relate souvent de ces histoires sordides où ce sont des handicapés en réalité qui sont victimes dagressions, victimes, le plus souvent, de déclassés qui refont sur eux leur propre reclassement social.
Vous êtes sans ignorer [sic] puisque vous lavez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent dune émotion de la mère en état de grossesse et même pendant lallaitement. Ce propos, que je citais tout à lheure, se place dans ce registre de la croyance où cest la reproduction de lidentité, du même dans la forme humaine, qui est engagée dans le simple spectacle de la difformité le comble de la laideur étant significativement supposé, dans la langue populaire, faire tourner une couvée de singe
La morale achoppe ici sur cette donnée cognitive première en vertu de laquelle classer, cest exclure. Cest parce que lexception fait exception quelle constitue une menace pour lordre. Les règles sont une protection contre le désordre envahissant
Les règles diététiques, telles quexposées dans le Lévitique, par exemple, sont essentiellement des règles cognitives appliquées aux usages : nest bon à manger que ce qui est bon à penser. Mais ce classement ne sépuise pas dans un simple processus intellectuel. Le fait que la religion en formalise la nécessité (ce qui est yowo dans lexemple de luniparité ; Soyez saints, car je suis saint, dans le Lévitique à propos des catégories
), lopposition du pur et de limpur, loin de justifier une classification après-coup, signent peut-être ce fait quil existerait un classement précédant tout classement, une forme primitive dappréhension du semblable.
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Pour prévenir lexclusion et pouvoir y opposer des réponses, pour éduquer la perception de la différence, laction morale et matérielle en faveur des handicapés requiert en premier lieu, me semble-t-il, la considération des antécédents anthropologiques ici présentés.
Alors, les voies daction, connues et reconnues, en seront peut-être davantage légitimées. Lapproche pédagogique et scientifique dabord. Un Camerounais ayant créé une association de défense des albinos explique : Deux êtres noirs de peau donnant naissance à un enfant blanc : il est impossible [pour qui ne possède pas lexplication scientifique] denvisager cela rationnellement. Sagissant de lalbinisme, il est rassurant de savoir que lapproche scientifique permet non seulement dexpliquer, mais aussi douvrir un espoir thérapeutique. Lalbinisme est une affection héréditaire (transmise selon le mode récessif autosomique) qui se caractérise par le défaut de synthèse de mélanine. Lisolement et la possibilité (théorique) de clonage du gène de la tyrosinase laissent espérer un traitement.
Mais si cest aussi lordre intime, limage de soi, qui est affectée par cette différence, laction pédagogique pour une meilleure reconnaissance des handicapés ne doit donc pas se limiter à la divulgation des causes matérielles, génétiques, embryologiques
qui sont à lorigine des malformations exonérer le handicap de toute signification symbolique , elle doit aussi prendre en compte le fait que les constituants de lidentité sont engagés dans cette confrontation avec la différence. Comment la différence peut-elle cesser dêtre une différence ? Pour annuler ce mouvement de rétraction devant la difformité, compte tenu des servitudes de la forme humaine dont je viens de faire état, il faut évidemment tendre à assimiler la différence dans lenvironnement social. Au lieu de parquer les handicapés dans des ghettos, de les garder chez soi, il savère en effet que leur intégration, certes préparée et encadrée, dans le public scolaire, par exemple, les fait apparaître comme une expression naturelle de la diversité. Lexpérience, dans des classes du Nord de la France, où des enfants handicapés ont été pris en charge par leurs camarades, va dans ce sens. Il y a une concrescence de la diversité le fait de grandir ensemble qui rend la différence naturelle
À loccasion de son 150ième anniversaire, la Croix-Rouge a placardé sur les murs de Paris le slogan suivant : Depuis 150 ans, la Croix-Rouge rend les hommes plus humains. Jexprimerai ce paradoxe en guise de conclusion : pour rendre les hommes plus humains, il faut, me semble-t-il, dabord sattacher à comprendre en fonction de quelle servitude linhumanité de lhomme peut prospérer et les rendre, en quelque sorte, moins humains
Note :Vous êtes sans ignorer [sic], écrit donc Monsieur le Maire, puisque vous lavez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent dune émotion de la mère en état de grossesse et même pendant lallaitement. Le journaliste qui rapporte le propos demande si la simple vue dun handicapé ferait donc tourner les sangs, gâter le lait ? Je ne suis pas médecin
peut-être, répond ladjoint au maire. Sil se trouve en effet dans le village en cause des habitants qui, selon les termes du directeur de linstitution veulent faire le bien pour lamour du bien, que ne dit-on pas pour chasser les estropiés ! Un arrêté municipal prévient que la présence de ces malades sur les voies et places publiques du village ne manquerait pas de susciter des réactions diverses. Ladjoint au maire rapporte que des campeurs, cet été, sont venus se plaindre. On les comprend, en vacances, ce nest pas drôle. Il ajoute : Si vous les voyiez, cet été, tous alignés devant le château, ce nest pas un spectacle pour notre gamine. Un pêcheur raconte : Lautre jour, jai freiné pour les laisser passer. Il y avait trois handicapés en petite voiture, et cétait des handicapés qui les poussaient, vous imaginez la scène. Une jeune fille du village sinquiète pour ces étrangers qui nont quà retourner chez eux. La dame de lalimentation partage cette opinion : Javais une sur handicapée, nous préférions la garder à la maison que la montrer à tout le village. Enfin, ces êtres ne sont pas seulement une injure au bon goût et à lesthétique (pas drôle, vous imaginez la scène), un embarras pour la bonne éducation des enfants (pas un spectacle pour notre gamine), un risque pour la reproduction de lespèce (danger pour les femmes enceintes), ils créent aussi des complications sanitaires : le maire explique que les canalisations de la station dépuration deau sont encrassées par leur piscine et la pénicilline qui se dépose au fond. Il nest pas jusquau curé que ces estropiés dérangent et qui na pas voulu que les voiturettes encombrent son église pour la messe de Noël. Il na accepté que trois handicapés sur des chaises, comme tout le monde.
Ce dérangement des catégories semble dailleurs sêtre propagé jusque dans latelier de composition de la rue des Italiens puisque ce curieux article du journal exigeant quest Le Monde (rédigé de surcroît par un journaliste promis à un grand destin) ne comporte pas moins de sept coquilles typographiques et se termine par une phrase en queue de poisson
[Communication présentée au colloque Handicap, cognition et prise en charge individuelle : Des aspects de la recherche au respect de la personne sous le titre : Comprendre la signification de linfirmité dans les sociétés traditionnelles, préalable obligé à la prise en charge du handicap dans les sociétés modernes ? Université de Provence, université de Mons-Hainaut, La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001, organisé par lAssociation des jeunes chercheurs en Sciences de la cognition (Accion Électre).]
Documents :
Les jumeaux maudits de Mananjary
LE MONDE | version électronique le 05.09.08 | 14h25 Mis à jour le 05.09.08 | 17h17
MANANJARY (MADAGASCAR)
Dina et Diari, 5 mois, entrelacent leurs doigts délicats. Allongés sur le dos, côte à côte, au centre d'un vieux lit à barreaux à la peinture écaillée, ces deux frères jumeaux fixent les visiteurs de leurs grands yeux noirs et brillants. Ils ont été recueillis par le Centre d'accueil et de transit des jumeaux abandonnés (Catja), à Mananjary, ville froide et humide de la côte sud-est de Madagascar, à 450 kilomètres de la capitale, Antananarivo. Il y a un siècle, leur crâne aurait été fracassé sous les sabots des zébus. Aujourd'hui encore, Dina et Diari sont jumeaux, donc maudits.
Ainsi le veut l'implacable coutume des Antambahoaka. Cette ethnie, l'une des dix-huit de Madagascar, compterait 22 000 âmes - chiffre approximatif, car aucune statistique ethnique n'est autorisée - sur 18 millions d'habitants. "On fait ainsi parce que nos parents l'ont toujours fait, et nous devons nous y soumettre", admet une habitante de Mananjary.
Connus pour le "fady kambana", ou "tabou des jumeaux", les membres de l'ethnie Antambahoaka sont tenus à l'écart par les autres castes. "Il ne faut pas leur parler de cette histoire, assure Georges-Antoine Rajaonarivelo, 67 ans, un ancien habitant de Mananjary, membre d'une autre ethnie. La malédiction frappe uniquement leurs jumeaux. Ceux d'une autre ethnie, élevés à Mananjary, ne seront pas condamnés à y vivre en parias."
Les origines de la malédiction se perdent dans la nuit des temps. A son arrivée à l'embouchure du fleuve Sakaleona, au nord de Mananjary, le premier Antambahoaka aurait choisi son épouse parmi les femmes de la région. Enceinte de jumeaux, elle décéda en couches. Le malheur frappa sa deuxième, puis sa troisième épouse. Le chef du clan jura alors que sa descendance n'élèverait jamais de jumeaux.
Au XIXe siècle, un astrologue persuada Ranavalona Ire (1828-1861), l'autoritaire reine de la Grande Ile, que les enfants nés sous le signe des gémeaux, signe puissant mais violent, étaient voués à une destinée exceptionnelle. Craignant sa déchéance, la souveraine imposa aux parents de les tuer ou de les déposer à la porte d'une étable. S'ils échappaient au piétinement des zébus, les nouveau-nés pouvaient vivre. Enfin, une légende, plus proche des soucis alimentaires quotidiens, raconte la difficulté d'un chef de clan à nourrir ses jumeaux lors d'une disette.
Aucune pluie diluvienne, aucun raz-de-marée de l'océan Indien, n'a jamais lavé les terres de Mananjary de la malédiction. Une mère se souvient de l'immense tristesse dans sa famille au moment du départ des jumeaux pour une adoption internationale : "Comme si nous vivions un funèbre départ mortuaire." Devant son désarroi, son mari fit sur- le- champ le serment de passer outre le tabou pour sa descendance.
Aujourd'hui, cette femme ne sait pas où vivent ses enfants. Elle admet que "la tristesse et la nostalgie provoquent des perturbations en elle". Une voisine se souvient de son accouchement : "Elle s'appliquait à tourner la tête en fermant les yeux pour ne surtout pas garder un seul souvenir des enfants emportés." D'autres femmes acceptent la malédiction et privilégient le respect des coutumes : "On ne doit pas se séparer des autres."
A Mananjary, dans le quartier Andovosira, le "palais" du mpanjaka, le chef de clan, ne paie pas de mine. Derrière un garage automobile, rien ne distingue cette case d'une autre, hormis les quatre oiseaux en métal fixés dos à dos sur le toit. Derrière cette façade sur pilotis, les coutumes préservées par le chef traditionnel ont plus de poids que n'importe quelle directive internationale. Accompagné de son épouse, un homme âgé à la peau tannée, en short et bras de chemise, sort, s'avance pour vous serrer la main, puis disparaît par la porte de son "palais". Impossible de lui arracher un mot sur les jumeaux. Une spécialiste reconnaît : "Ces chefs sont de petits dieux."
L'index pointé vers le ciel, un vieil habitant de Mananjary assure qu'"il n'y a que les chiens pour avoir des portées multiples. Et ici, sur la côte, être traité de chien, c'est la pire des insultes !" La coutume insinue aussi qu'un homme engendre un enfant à la fois. Si deux naissent en même temps, l'épouse lui aura été infidèle.
A l'école de service social d'Antananarivo, Gracy Fernandes, professeur de sciences sociales et auteur d'un rapport sur l'abandon des jumeaux à Mananjary, explique la mécanique et les méandres des coutumes. "Il ne faut pas chercher une logique basée sur la rationalité, analyse-t-elle, mais sur l'expérience, vraie ou supposée, de la malédiction." Du bout des doigts, la sociologue déroule une carte de Mananjary. Elle localise, quartier par quartier, les dix tranobe, les "palais" où vivent les raiamandreny, les chefs coutumiers, et les mpanjaka, les chefs de clan.
Pour que les chefs Antambahoaka n'aient jamais à croiser les petits damnés, un orphelinat a été bâti au-delà des eaux saumâtres du canal des Pangalanes. C'était en 1987. Auguste Simintramana, un chrétien étranger à ce territoire, prit l'initiative de fonder le Catja, l'un des deux orphelinats de la ville. On lui attribua un curieux terrain couvert de plantes grasses. Un sage de Mananjary, du haut de son 4x4, se souvient de l'odeur pestilentielle que cette "forêt" de népenthes exhalait à l'époque. Au fond de leur urne, ces plantes carnivores digéraient lentement les cadavres d'insectes et d'oisillons.
Aujourd'hui, une distance demeure entre les pensionnaires et la ville. Loin des bâtisses coloniales aux façades vermoulues, trois bâtiments propres, construits de plain-pied, abritent les quatre-vingt-cinq résidents, dont vingt jumeaux. La pouponnière du Catja est une pièce simple et chaleureuse. Au centre, quatre jumeaux de 10 mois, garçons et filles, tournicotent sur une mélodie égrenée par une berceuse électrique. Quelques peluches élimées sont posées aux coins des lits. La directrice, Julie Rasoarimanana - la veuve d'Auguste Simintramana -, ne s'inquiète pas pour l'avenir de Dina et Diari : "Ils seront rapidement adoptés, mais pas dans une famille Antambahoaka."
Peu à peu, les abandons reculent, sans vraiment disparaître. Faute de statistiques fiables, Gracy Fernandes avance un taux d'accouchement gémellaire de 1,15 % à Mananjary, alors que la moyenne nationale est de 2,8 %. "Les naissances de jumeaux sont probablement sous-déclarées dans le district de Mananjary", explique Valérie Delaunay de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) à Antananarivo. Les parents de jumeaux qui passent outre la coutume acceptent de vivre "à distance respectueuse" des dix tranobe. Ils parlent d'une "cohabitation codée" avec les chefs de clan. "Ils sont vraiment courageux d'élever leurs enfants sur place", reconnaît un ancien, admiratif.
A la périphérie de la vibrionnante Antananarivo, le nouveau siège de l'Unicef capte la lumière de toutes ses façades aux vitres bleutées. En mêlant le français et l'anglais, Casimira Benge, responsable de la protection de l'enfance, admet que "la question des jumeaux est très délicate. L'Unicef ne peut pas en parler explicitement, ils ne doivent pas être stigmatisés."
Ce tabou a entraîné un flux régulier d'adoptions par des couples occidentaux. Au Catja, sur 420 enfants adoptés dans le monde, 300 l'ont été par des couples français entre 1987 et 2006. A cette date, les adoptions internationales ont été suspendues, le temps d'adapter la procédure malgache à la convention de La Haye. Depuis février, adopter des enfants malgaches est à nouveau possible. Des efforts ont été faits pour régulariser la procédure. Les experts du Comité des droits de l'homme, basé à Genève, les ont tout de même épinglées en mars 2007 en montrant "l'existence de juridictions coutumières violant les normes juridiques internationales" et des "abus contre les enfants jumeaux".
Le quotidien L'Express de Madagascar annonçait en décembre 2007 un projet de législation en faveur des jumeaux de Mananjary et une campagne de sensibilisation de la population locale. "Le droit coutumier entrave la mise en oeuvre de la convention des droits des enfants. Il contredit les principes des textes", admettait en avril la directrice de la réforme législative au ministère de la justice, Laurette Randrianantenaina. Jointe par téléphone, la magistrate semble peu désireuse de répondre aux questions et coupe court à la conversation en déclarant que la réforme législative n'est plus d'actualité.
A Mananjary, la vie continue. Deux jumeaux de 13 ans, cités dans le rapport de la sociologue Gracy Fernandes, interpellent ainsi le président de la République, Marc Ravalomanana : "On (vous) demande de nous aider (...). Les petits jumeaux sont des êtres humains comme vous."
Linda Caille
LE MONDE | AFP le 21.10.08 | 13h23
Nouveau meurtre d'albinos en Tanzanie
Une fillette albinos a été tuée dimanche en Tanzanie où les personnes atteintes d'albinisme sont victimes d'une recrudescence de crimes rituels, des sorciers leur attribuant des pouvoirs magiques, a-t-on appris de source officielle mardi.
La victime, âgée d'une dizaine d'années, a été tuée dimanche soir dans son village de Shilela (ouest), a rapporté à l'AFP un élu local Joseph Manyara précisant que ses meurtriers avaient emporté un de ses bras.
Selon l'association tanzanienne des albinos (TAS), au moins 26 d'entre eux ont été tués dans le pays depuis le début de l'année.
Cet assassinat est intervenu quelques heures après un nouvel appel du président tanzanien Jakaya Kikwete à intensifier la répression contre ces meurtres.
"Il est parfaitement stupide pour certains de croire que les albinos ont des pouvoirs magiques et que certaines parties de leur corps peuvent rendre riche", a-t-il déclaré à l'issue d'un rassemblement à l'appel de l'association tanzanienne des albinos.
"La population doit être éduquée pour comprendre la nature de l'albinisme et qu'elle ne peut prospérer qu'à travers le dur labeur et non en vendant des morceaux de corps d'albinos", a-t-il ajouté.
Le 2 avril, M. Kikwete avait déjà annoncé une série de mesures destinées à protéger les albinos des attaques perpétrées ou commanditées par des sorciers qui utilisent des parties de leur corps pour attirer la chance.
Dans le cadre de ces mesures, la police avait été appelée à redoubler d'efforts pour retrouver les sorciers soupçonnés de ces crimes tandis que les albinos avaient reçu l'instruction de s'enregistrer auprès des autorités afin qu'elles puissent assurer leur sécurité.
M. Kikwete a précisé que 47 personnes soupçonnées d'être impliquées dans ces meurtres avaient été arrêtées en Tanzanie lors des douze derniers mois.
Le président de la TAS, Ernest Kimaya, avait estimé dimanche que la réponse des pouvoirs publics était encore trop lente.
"Nous attendons toujours de voir des inculpations alors que le rythme des meurtres d'albinos est en augmentation", avait-il déclaré.
Cette vague de criminalité touche également le Burundi voisin où deux albinos ont été récemment tués par des trafiquants qui font commerce de leurs organes en Tanzanie. Les autorités de la province de Ruyigi, frontalière de la Tanzanie, ont décidé de regrouper les 45 albinos recensés dans la province pour assurer leur protection.
L'albinisme est une absence totale de pigmentation dans la peau, le système pileux et l'iris des yeux due à des facteurs génétiques.
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LE MONDE | 22.12.08 | 16h05
Au Burundi, la traque des albinos
ENVOYÉ SPÉCIAL BUJUMBARA
Cette nuit-là, les machettes étaient aiguisées. "Sept bandits ont fait irruption dans la maison, raconte Nicodème Gahimbare, procureur de Ruyigi, province située à l'est du Burundi. Trois ont menacé la famille avec des kalachnikovs, pendant que les quatre autres découpaient l'albinos, qui était toujours vivant. Ils ont commencé par les bras puis ont tranché les jambes et enfin la tête. L'un d'entre eux recueillait le sang dans un bidon... Puis, ils sont repartis en laissant dans la pièce ce qui restait du corps." Depuis septembre, les albinos du Burundi sont victimes d'une traque effroyable, sordide et insensée. Cinq meurtres, plus abominables les uns que les autres, ont déjà été commis. Hommes ou femmes, garçons ou fillettes, les albinos sont devenus bien malgré eux les cibles d'un marché fort lucratif.
On ne compte plus les légendes africaines qui entourent les albinos, victimes d'une maladie génétique qui se caractérise par une absence de pigmentation de la peau, des poils, des cheveux et des yeux. Mi-hommes, mi-dieux, selon les régions, leur "blancheur" pourrait apporter toutes sortes de pouvoirs, bénéfiques ou maléfiques. Au Cameroun, au Mali et dans d'autres pays du continent, on attribue à ces "enfants blancs" nés de parents noirs des forces surnaturelles. "Ici, dans la région des Grands Lacs, nous sommes considérés comme les enfants du soleil, de la chance, explique avec un air de dégoût Cassim Kazungu, président de l'Association des albinos du Burundi. Alors, certains sorciers, principalement originaires de Tanzanie, racontent que s'ils mélangent nos os et notre sang à certaines potions magiques, ils seront capables de confectionner des gris-gris pour obtenir de l'or, de la chance ou une éternelle jeunesse. On nous assassine pour des histoires de sorcellerie..."
C'est principalement sur les bords du lac Victoria que seraient nées ces légendes. Autour du plus grand lac africain, on raconte, par exemple, que verser du sang d'albinos sur une mine d'or pourrait suffire à faire jaillir des pépites, sans même avoir à creuser la terre. Chez les pêcheurs, on soutient que le fait d'appâter les eaux du lac avec un bras ou une jambe découpée sur un corps d'albinos permettrait d'attraper de gros poissons, le ventre gorgé d'or...
En attendant, c'est l'appât du gain qui nourrit ces massacres humains. "L'un des bandits qui a été arrêté après un meurtre a dit qu'on lui avait promis 1 million de franc burundais (650 euros), explique Cassim Kazungu. La peau des albinos vaut une fortune et nous sommes dans un pays où les gens ont faim... Il faudrait que le gouvernement prenne des mesures très sévères à l'encontre des tueurs." Deux hommes ont déjà été condamnés à la peine capitale, mais celle-ci est en passe d'être abolie, ce qui accroît l'angoisse des albinos.
Sur les rives du lac Tanganyika, où l'espérance de vie est de 43 ans, où l'indice de développement humain (IDH) classe le pays à la 169e place mondiale (sur 177), la guerre civile, qui a opposé les ethnies hutu et tutsi entre 1993 et 2006, a fait près de 300 000 morts. La tension ethnique est aujourd'hui retombée et, jour après jour, la paix avance. Jeudi 4 décembre, un accord de cessez-le-feu, conclu avec tous les autres mouvements rebelles en 2006, a été signé entre le gouvernement et le FNL (Forces nationales de libération), le dernier groupe en activité. Mais les massacres ethniques ont laissé des séquelles psychologiques irréversibles, inquantifiables, et une économie en lambeaux. Le soir, dans certains quartiers de Bujumbura, la capitale, on raconte qu'il suffit de "10 000 francs "bou"" (6,50 euros) pour acheter la vie d'un homme...
C'est en Tanzanie, pays de 40 millions d'habitants qui borde le Burundi à l'est, que les premiers meurtres ont été commis. Depuis le début de l'année, il y en aurait déjà eu une trentaine, alimentant des réseaux dirigés par certains notables. Le Parlement européen a adopté, le 3 septembre, une résolution condamnant "vigoureusement" l'assassinat d'albinos dans ce pays.
Les autorités tanzaniennes ont pris des mesures de protection, comme l'instauration d'un recensement et la mise en place d'un service d'escorte pour les enfants se rendant à l'école. Le gouvernement a surtout annoncé que des sanctions très sévères, allant jusqu'à la peine de mort, seraient prises contre toute personne mêlée à ces crimes rituels. Quelques trafiquants et une cinquantaine de sorciers auraient été arrêtés dans la foulée.
L'apparition de cette traque sur le sol burundais pourrait résulter des mesures prises en Tanzanie. Les frontières sont poreuses, surtout lorsque les trafics génèrent des sommes colossales... "Le gouvernement tanzanien a agi rapidement en faisant du meurtre des albinos un crime puni de la peine capitale, a déclaré Olalekan Ajia, responsable de l'Unicef au Burundi, le 19 novembre. Du coup, les sorciers et autres charlatans sont partis pour le Burundi." Le retour de 100 000 réfugiés burundais vivant dans des camps le long de la frontière tanzanienne est une autre hypothèse avancée.
Jusque-là épargné, le Burundi, qui recense près de 150 albinos sur une population de 8 millions d'habitants, déplore donc aujourd'hui 5 meurtres et un disparu. Début décembre, un homme en tenue militaire armé d'une machette a tenté une agression. Il a été arrêté par le père de l'albinos, qui a été sérieusement blessé lors de l'altercation. Roué de coups par les gens du village, l'agresseur est décédé le lendemain.
Les albinos du Burundi vivent la peur au ventre. "Je ne sors plus de chez moi car, même si la capitale est pour l'instant épargnée, je me sens en insécurité, lâche Pascal, 28 ans, un habitant de Bujumbura. Mais je suis bien obligé d'aller faire mes courses... Sur le trottoir, les gens disent en me regardant : "Regardez, le beau paquet d'argent qui déambule !" D'autres stoppent leur voiture à ma hauteur et me menacent : "Tu vaux l'équivalent de trois camionnettes, on va te vendre en morceaux..." Nous vivons un véritable cauchemar." Quelques ruelles plus loin, Nathalie, 25 ans, n'est guère plus sereine. "La situation est très difficile et j'ai peur, dit-elle. Mais je suis surtout très inquiète pour ceux qui vivent à l'extérieur de la capitale." Rien n'arrête les tueurs. Pour découper les membres d'une adolescente de 16 ans, tuée quelques jours plus tôt, certains sont allés jusqu'à déterrer deux fois son cadavre...
Lorsque les premiers meurtres ont été commis, dans la région de Ruyigi, à mi-chemin entre Bujumbura et la frontière tanzanienne, Nicodème Gahimbare, procureur de la province, a parcouru la région pour proposer aux albinos de les héberger chez lui. L'homme a pris des risques pour assurer leur protection. Il a payé de sa poche, aussi. "Il fallait vraiment faire quelque chose pour ces gens, dit-il. Les atrocités des attaques se propageaient à travers les villages, et ils vivaient de plus en plus dans l'angoisse... Dans une même famille, je me souviens qu'il y en avait quatre ! Plus loin, un curé a accepté que je lui en confie quelques-uns... Pendant une semaine, j'en ai hébergé huit. Très vite, on a atteint la vingtaine ! Il en arrivait presque tous les jours des villages alentour..."
Le gouvernement s'est alors penché sur leur sort. Les ONG, les pouvoirs publics et la communauté internationale se sont mobilisés. L'ambassade de France a été l'une des premières à réagir en envoyant des vivres et des matelas dans la maison. L'Union européenne a fait parvenir à Ruyigi des vêtements et des chapeaux pour protéger leur peau, sur laquelle se forment des croûtes après des expositions prolongées au soleil. "Ils vivaient dans des conditions d'hygiène déplorables, confie un Français qui a fait quelques visites à Ruyigi dans un but humanitaire. La maison, qui n'avait ni eau ni électricité, possédait seulement 3 chambres. J'y ai compté 34 albinos..."
Début décembre, une nouvelle demeure a été trouvée. Elle n'est toujours pas raccordée à l'eau et à l'électricité, mais elle est plus spacieuse puisqu'elle compte 10 chambres. On y trouve 39 "enfants du soleil", âgés de 6 mois à 62 ans, auxquels il faut ajouter 6 accompagnateurs (parents, frères ou soeurs). Le loyer est pris en charge par le gouvernement et non plus par l'Association des albinos, "dont les comptes sont totalement vides", indique le président.
L'Etat s'est engagé à prendre à sa charge les 8 policiers, contre 4 auparavant, qui assurent la sécurité de la maison. "On pensait que la situation durerait quelques mois, mais elle perdure, déplore Nicodème Gahimbare. Un jeune albinos est retourné dans son village, mais il s'est fait attaquer dans sa propre maison. Ceux qui sont sous notre protection ont tellement peur de rentrer qu'ils ne veulent plus repartir..."
Le gouvernement burundais, avec l'appui de la communauté internationale, vient de lancer plusieurs campagnes de sensibilisation à travers le pays. Mais s'il faudra du temps pour enseigner la tolérance, il en faudra encore plus pour faire taire les croyances. "Autrefois, on disait qu'un albinos qui naissait de parents noirs portait forcément malheur, car il était l'enfant d'une mère volage, lâche Cassim Kazungu. Il était rejeté et vivait comme un marginal, un laissé-pour-compte. Maintenant, on fait croire aux gens que nous portons chance. Alors, on nous massacre !"
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