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Chapitre 20
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
La valeur missionnaire de l'exogamie (vide infra) se comprend dans la "tenue" du parent qui sort du groupe et non, évidemment, dans sa conversion. Et c'est dans la tenue des femmes du groupe que s'exprime, dans le langage de la dominance précédemment convoqué, sa loi interne et externe. "De l'abandon du devoir procède l'impureté des femmes ; de l'impureté des femmes procède la confusion des castes ; de la confusion des castes procède le chaos" dit la Bhagavad-Gita (1, 41). Alors que, dans sa diversité, l'espèce humaine est une, comme le notait Kant en 1775, les cultures apparaissent comme des systèmes de pseudo-spéciation. Opérant à la manière des mécanismes d'"isolement reproductif" (Mayr, 1942), elles opposent à la rencontre, et notamment à la rencontre sexuelle, des barrières "naturelles" qui s'analysent en fait comme la solidification de traits historiques ou sociaux. Dans le processus réflexif de la culture, la prise de conscience s'appuie sur une fermeture de l'identité. Le trait de culture devient trait de nature.
"Les noirs et les blancs ne sont pas des espèces humaines différentes (elles appartiennent probablement à la même souche), mais ce sont des races différentes car chacune se perpétue elle-même dans chaque zone et elles donnent naissance entre elles à des enfants qui sont nécessairement des hybrides ou des mélanges (mulâtres). Par contre, les gens à cheveux blonds et bruns ne constituent pas des races différentes de blancs car un homme blond peut obtenir des enfants blonds d'une femme brune, même si chacune de ces déviations se maintient au cours de générations prolongées dans n'importe quelle transplantation ou dans toutes les transplantations." (Emmanuel Kant, cité par Dobzhansky (1977 : 322), qui estime que Kant "avait une idée plus claire de la distinction entre la variabilité individuelle et la variabilité des populations que de nombreux auteurs d'aujourd'hui.")
A fortiori, la survalorisation de l'identité physique retranche-t-elle du genre humain tout fauteur de dissemblance pour en faire, éventuellement, un repoussoir de l'identité, c'est-à-dire à lui reconnaître l'humanité sous l'espèce du mal. Dans un film, on décrit un tel refus d'humanité par la phrase suivante : "Le fascisme entretient une haine zoologique à l'égard des autres peuples." En présentation des communications d'un colloque sur le racisme, Léon Poliakov écrit, faisant référence à Gunnar Myrdal: "II est peu d'Américains qui n'aient frémi d'indignation, en 1944, à l'idée qu'un Noir puisse partager le lit d'une femme blanche". (Poliakov, 1980 : 7) A quelques nuances près, le propos pourrait être généralisé. Or, il suffit de se promener aujourd'hui dans les quartiers des mégalopoles modernes où se rencontre la jeunesse industrielle, pour constater qu'en l'espace de deux générations, le couple hétérogène, dit "couple mixte", est devenu d'une parfaite banalité. Comment expliquer que ce qui était "monstrueux" ait pu devenir, en un laps de temps aussi court, presque insignifiant ?
Les faits exposés dans ces pages appuient la remarque selon laquelle dans l'absence ou l'obsolescence des dispositifs de pseudo-spéciation, la reconnaissance se fait naturellement. Pour témoigner des barrages opposés à la "confusion des races", on peut citer en préambule l'étymologie des mots "hybride" et "mulâtre". Le terme "hybride" (hybris) connote de monstruosité le croisement des espèces et la stérilité des hybrides a pu être interprétée comme la sanction naturelle d'une transgression : seuls les croisements intraspécifiques donnant naissance à des individus féconds. L'exemple classique de la stérilité de l'hybride est celui de la mule (Aristote, Histoire des animaux, VI, 24 ; Pline, VIII, 69) dont est issu le terme"mulâtre". (Le terme "chabin", étymologiquement supposé identifier le fruit du croisement entre le bélier et la chèvre ou le bouc et la brebis, désigne, aux Antilles, des métis aux yeux clairs. L'imaginaire créole y attache des valeurs plutôt négatives.)
La sémantique d'Othello
Il est une interprétation d'Othello. Mais il en est aussi une autre, si l'on considère le mouvement de la pièce : les valeurs produites par les situations et par les mots. Othello représente un mariage selon la loi naturelle qui se révèle un mariage contre-nature. Othello démontre quel destin funeste sanctionne, dans la meilleure des hypothèses, le mariage excentré, quand il est contracté sous l'empire de la passion, ses protagonistes seraient-ils des parangons d'honneur et de vertu. L'angélique, la blanche, la blonde Desdémone a suivi l'appel de sa nature, mais cet appel l'a portée trop loin. L'inclination lui a fait choisir le plus noble : un homme de sang royal et de grande bravoure, mais cet homme l'étrangle de ses mains, elle, l'innocence incarnée. Qu'est-ce donc qui transfigure ainsi la noblesse d'Othello en barbare folie?
Certes, un ragot habilement inoculé dans son esprit, comme un poison, par le sinistre Iago. Mais Iago n'est qu'un révélateur, au sens chimique du mot. Cette sauvagerie, il suffit de suivre les images développées au long du drame, pour comprendre qu'elle est contenue dans l'étrangeté même d'Othello, dans son caractère d'étranger absolu que constitue l'homme noir à l'époque de Shakespeare. En sorte que la pièce se lit comme la mise en adéquation, par l'entremise de la noirceur morale de Iago, d'un physique de "barbare errant" et d'une sauvagerie native que Desdémone n'a point vu. Cette noblesse d'Othello, avancée au début du drame, se décompose, à l'épreuve des faits, en une folie meutrière. Iago est un médiateur, il rend manifeste ce qui était déjà là et que le sens commun savait. La "morbidité" (III, 3, 232) du choix de Desdémone, en ce mariage excentrique et scabreux, se vérifie contre elle-même: "Qui a fait cela ?" demande la suivante à sa maîtresse qui expire Personne, c'est moi-même". Egal à lui-même, le noir Othello couvre et étouffe la blanche innocence : "Son nom qui était aussi pur que le visage de Diane, maintenant souillé, est aussi noir que ma propre face." (III, 3, 386)
Si cette lecture a un sens, on peut s'étonner que la tradition, à quelques notables exceptions, ait pu entretenir cette image sans nuances de noblesse foudroyée. Et, certes, la droiture et la douleur d'Othello sont prodigieuses, mais sa naïveté et sa "noire fureur" ne le sont pas moins. Le caractère "oriental" du personnage peut bien exagérer les effets du poison de la jalousie, ce monstre "qui s'engendre lui-même" (III, 4, 161), la psychologie des humeurs n'épuise nullement le sens du drame. La critique et la mise en scène se sont d'abord employées à blanchir Othello pour blanchir Desdémone d'un choix excentrique. Le traducteur de la pièce chez Aubier-Montaigne conclut une discussion sur ce point en ces termes: "Nous lui préférons un teint plus clair, mais il faut en prendre notre parti : Othello, pour le poète, était un nègre." (1970: 31) Fait, au demeurant, sans grande importance à ses yeux pour l'intelligence de la pièce : "Commençons par nous débarrasser d'une question qui me paraît secondaire, mais qui tracasse la plupart des critiques américains et même certains critiques anglais, à commencer par Coleridge : "Evidemment, écrit celui-ci, Desdémone voyait le visage d'Othello dans son âme, mais, constitués comme nous le sommes, et comme le public anglais l'était sûrement au début du XVIIe siècle, il serait monstrueux de penser que cette jeune et belle vénitienne se soit éprise d'un véritable nègre. Cela prouverait chez elle un manque du sens de l'harmonie, de l'équilibre, que Shakespeare ne paraît aucunement avoir envisagé". Le critique-traducteur note que "si les comédiens, aujourd' hui, pour obéir aux préventions courantes, jouent Othello avec un visage simplement bronzé, cette habitude ne remonte pas à plus de cent ans, et c'est Edmund Kean qui l'introduisit. La tradition, qui se réclamait de Burbage, était encore à la fin du XVIII° siècle de barbouiller de noir le visage du More. C'est sauf erreur Ducis qui, ayant donné en 1792 une adaptation française d'Othello substitua le premier au nègre des Anglais un Africain basané : "J'ai pensé que le teint jaune et cuivré, pouvant d'ailleurs convenir aussi à un Africain, aurait l'avantage de ne point révolter l'oeil du public et surtout celui des femmes".
Charles W. Cope. Othello Relating His Adventures, 1853.
The engraving is from Charles Knight's two-volume Imperial Edition of The Works of Shakespeare (London : Virtue and Company, 1873-76).
A Londres, dans les années 1760, le rôle d'Othello était tenu par un ancien esclave noir, Ignatius Sancho (Walwin, 1973 :71). Mais un certain nombre de critiques anglais du XVIIIe se déclaraient choqués par l'amour de Desdémone. Dans l'article "Si l'on peut supposer une femme blanche amoureuse d'un Noir" (Le Pour et le Contre, XIV, 1738, pp. 66-67), Prévost rapporte qu'un certain Rymer accuse sans façon l'auteur d'avoir manqué de jugement dans le choix qu'il a fait d'un Nègre pour son Héros. Il n'y a personne, dit-il, qui ne traite de supposition monstrueuse, l'amour d'une jolie femme, pour un objet moins capable de l'attendrir que de l'épouvanter; et loin de s'intérresser au succès d'un si étrange mariage, on ne peut se défendre d'autant d'horreur que de dégoût". En 1785, J.F. Butini écrit, en préface à sa version d'Othello : "Je m'arrêterai à peine sur quelques changements indispensables dans la pièce de Shakespeare ; on sent assez qu'il fallait ôter à Othello sa figure basanée, adoucir le dénouement..." (En associant ces deux traits, il révèle d'ailleurs l'économie de la pièce). Malgré les intentions, l'enthousiasme révolutionnaire n'aura pas raison des préventions. Le citoyen Flins, dans une adresse au citoyen Talma qui venait de créer le rôle explique: "Je ne doute pas qu'il y a cinq ans les hommes de la cour se fussent moqués tout haut d'Hédelmone, qui, jeune et belle, est amoureuse d'un More : mais les hommes du 10 août, dont la philanthropie a combattu pour donner aux mulâtres les droits de citoyen, n'exerceront point au théâtre l'aristocratie de la couleur; et ils trouveront fort bon qu'une femme blanche aime un homme dont la couleur diffère un peu de la sienne, lorsque cet homme est beau, jeune et passionné". L'argument ne convainquit point Talma qui continua de jouer Othello sans masque. "Mettez à sa place un nègre aux cheveux crépus et tout devient faux et contre nature. Desdémone n'est plus qu'une espèce de monstre aux goûts dépravés Tout en ne partageant pas les préjugés créoles, on ne peut s'empêcher d'être choqué à l'idée d'une jeune patricienne de Venise éprise d'un homme dont les jeunes filles de nos contrées ne peuvent voir les pareils sans effroi." (Général Louis Faidherbe, Les Berbères et les Arabes, B.S.G., 4e série, 7, 1854, pp. 91-92.)
Exorciser la noirceur d'Othello, c'est préserver la pureté de Desdémone, celle-ci s'enflammant pour une manière de blanc grimé. Mais c'est aussi amputer le drame de son ressort symbolique. Sacrifier Shakespeare à la vraisemblance. Historiquement parlant, Schlegel a probablement vu plus juste en faisant d'Othello la tragédie du barbare mal assimilé. Et Hugo saisit d'instinct l'opposition directrice : "Qu'est-ce qu'Othello? C'est la nuit. Immense figure fatale. La nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l'aurore. L'Africain adore la blanche... Il a le rayonnement de vingt victoires, il est plein d'astres cet Othello ; mais il est noir. Aussi, comme jaloux, le héros est vite monstre ! Le noir devient nègre. Comme la nuit a vite fait signe à la mort." Othello est, en effet, une tragédie de la nuit : clandestinité, dissimulation, fourberie, intrigue, poison de la calomnie, bile noire de la jalousie, subversion infernale de la lumière et de la pureté... Nombre de scènes se déroulent de nuit et dans la complicité de la nuit, et c'est le mariage subreptice et illégal d'Othello et de Desdémone qui noue et qui nourrit le drame.
Charles Kemble en Othello (1827)
Othello, The Moor of Venice [Ira Aldridge, 1807-1867] by James Northcote, 1826. © Manchester City Galleries.
Pietro Calvi's marble and bronze (1868), Ira Aldridge as Othello,
is unveiled as an actual portrait of the internationally famous black American Shakespearian actor.
[Voir iconographie dans : Sanders, 1984
The Duke (Doge) of Venice (1609)
Abd el-Ouahed ben Messaoud ben Mohammed Anoun, Moorish, Ambassador to Queen Elizabeth (1600-1)
Edmund Kean (1814, 1832-3)
Paul Robeson (1930)
Frederick Valk (1942)
Laurence Olivier (1964)
Some 'Negro' Othellos
Johnston Forbes-Robertson (1901)
Godfrey Tearle (1948-9)
Some 'Arab' Othellos ]
La première scène d'Othello est une affaire d'honneur familial. Iago tire Brabantio d'un sommeil confiant pour lui annoncer, en termes particulièrement choisis, que sa fille a été séduite et enlevée :
"Réveillez-vous ! Holà, Brabantio ! Au voleur, au voleur, au voleur. Veillez donc un peu sur votre maison, sur votre fille, sur vos sacs d'écus [...]
Palsambleu! Monsieur, on vous a dépouillé ; par décence enfilez une robe de chambre. On vous a déchiré le cur, vous avez perdu la moitié de votre âme. Oui, en ce moment, à l'instant même, un vieux bélier noir est en train de couvrir votre blanche brebis. Levez-vous, levez-vous ! que la cloche réveille les bourgeois qui ronflent sinon le diable vous fera grand-père. Allons, levez-vous!
[...]Vous verrez votre fille couverte par un étalon de Barbarie ; voulez-vous des petits-enfants qui vous hennissent aux oreilles, voulez-vous des coursiers pour cousins et des genêts pour germains ?
[...] Je suis homme à vous prévenir, Monsieur, que votre fille et le More sont en ce moment en train de faire la bête à deux dos.
[...] Votre précieuse fille, à cette heure équivoque et engourdie de la nuit, n'ayant pour toute garde [...] qu'un gondolier qui se loue à n'importe qui se laisse convoyer aux brutales étreintes d'un More lubrique [...] abdiquant son devoir, sa beauté, son esprit, sa fortune, elle s'abandonne aux mains d'un inconnu sans feu ni lieu [...]
Si elle est dans sa chambre ou dans votre maison, déchaînez contre moi la justice de la République."
Le père ne peut que constater son infortune :
"Le malheur n'est que trop vrai : elle est partie, et le restant de ma vie méprisée ne sera qu'amertume [...] Ah, trahison du sang ! Ô pères, ne jugez pas de l' âme de vos filles d'après leurs mines. N'y a-t-il point des charmes pour dévoyer la jeunesse et la chasteté ? Roderigo, n'as-tu rien lu de pareil ? "
A Othello:
"Sale voleur ! Où as-tu recelé ma fille ? Oui, damné que tu es, tu l'as ensorcelée, car j'en appelle à tous les êtres de bon sens, si elle n'était liée par des chaînes magiques, comment une vierge si frêle, si belle, si heureuse, ayant l'horreur du mariage jusqu'à fuir les riches et séduisants galants de ce pays aurait-elle jamais, bravant la risée générale, couru de chez son père vers le torse de suie d'un être comme toi, fait pour effrayer et non pour séduire ? Que l'univers me juge s'il ne tombe point sous le sens que tu as pratiqué d'ignobles sortilèges." "Une vierge timide dont l'âme était si chaste et réservée qu'elle rougissait de faire un geste ! Et qu'en dépit de la nature, de l'âge, de son pays, de son honneur en dépit de tout elle s'éprenne de ce qui lui faisait peur à voir ? Non, seul un jugement bancal et vicieux peut soutenir que la perfection puisse à ce point faillir contre toutes les lois de la nature. L'explication réside nécessairement dans d'infernaux et subtils maléfices. Je soutiens de nouveau que c'est à l'aide de mixtures qui travaillent le sang ou d'un philtre... qu'il l'a subjuguée."
Qui est Othello ? Un bras mercenaire de la cité. Certes, distingué par sa bravoure et sa loyauté, mais aussitôt marqué d'animalité bien que chrétien dès qu'il est mesuré à la civilisation : un "barbare errant" (I, 3, 360), aux "grosses babouines" (I, 1, 16), au "torse enfumé", un "être fait pour effrayer". L'alliance matrimoniale est une affaire d'égaux et il y a si peu d'égalité entre un noble vénitien et un More, fût-il de sang royal, que leur alliance est supposée tirer l'humanité vers le règne animal (selon Iago) : "Vos petits-enfants vous henniront aux oreilles..." L'accouplement d'Othello et de Desdémone est bestialité. Mais comment Desdémone a-t-elle pu trahir ainsi un père, une famille, une patrie, dévoyer ce que son père appelle "la nature", bafouer sa propre réputation et se couvrir de ridicule ? ("Qui a pu arracher votre fille à elle-même et elle à vous ?") Quelle est donc cette humeur, ce poison qui travaille et mord le sang des filles ? Il faut, bien sûr, pour expliquer l'inclination de Desdémone, faire état de la renommée de bravoure d'Othello, de son parage et des services qu'il a rendus à la cité (I,2,l8). C'est d'ailleurs alors même qu'on le cherche parce qu'on le juge indispensable à la protection de l'île de Chypre contre l'Ottoman que le père offensé vient présenter sa plainte devant le Doge... Mais l'argument de Desdémone est autre. Et d'une universelle pertinence : il tire du devoir d'obéissance le droit à l'émancipation ; il expose la "loi naturelle" de l'exogamie : "Mon noble père, je vois ici un devoir partagé : c'est à vous que je dois la vie et l'éducation. Ma vie et mon éducation m'enseignent toutes deux à vous vénérer. Vous êtes le maître de mon respect, et jusque-là je suis votre fille. Mais voici mon époux, et ce même respect que ma mère vous montra en vous préférant à son père, je réclame le droit de le marquer aussi et tout autant à l'égard du More, mon époux". (I, 3, 180) Argument imparable, si l'on en juge par la réponse du père : "Dieu soit avec vous, j'ai terminé. Passons, s'il plaît à votre grâce [il s'adresse au doge] aux affaires de l'Etat". Mais, s'il se résout à l'inéluctable et à l'accompli : "More, viens ici, je te donne de tout cur ce que, de tout cur, j'aurais défendu contre toi", on apprend, au dernier acte, alors que Desdémone vient d'expirer, que le mariage de sa fille lui fut mortel : "La douleur a suffi pour trancher le fil fatigué de sa vie" (V, 2, 206). Le déshonneur tue le vieillard et sa mort sanctionne une faute dont le drame ne fait que tirer les conséquences.
Bien que la raison d'Etat soit en passe d'en valider l'exception, le mariage de Desdémone n'est pas un mariage politique. Desdémone n'est pas une princesse Si-Kiun : elle regarde la barbarie avec les yeux de l'amour ("Elle avait des yeux et m'a choisi" - III, 3, l89). Qu'est-ce donc que l'amour qui soustrait légitimement les filles au "gouvernement de leurs pères" contre l'agrément de leurs pères ? Desdémone, cette "vierge timide" qui "rougissait de faire un geste", le donne à entendre quand le devoir de garnison oblige Othello à quitter Venise sur le champ. Elle refuse la proposition d'attendre le More chez son père et explique ainsi le souhait de son "ingénuité" : "Je suis épris du More, c'est pour vivre avec lui. Ma véhémente ardeur à dédaigner la Fortune le proclame à l'univers entier. Mon cur est soumis à mon seigneur jusqu'en ses plaisirs extrêmes. C'est dans l'âme d'Othello que j'ai vu son visage et c'est à sa gloire et à ses dons valeureux que j'ai voué mon coeur et mon destin. Aussi, chers seigneurs ... si je reste en arrière, les rites qu'exige mon amour me sont ravis (The rites for which I love him are bereft me). Laissez-moi partir avec lui". Précisant la nature de ces "rites", Othello tient à rassurer le Conseil : il n'est pas homme à abdiquer le devoir pour d'excessifs plaisirs : "Donnez-lui votre aveu. Si je vous le demande, ce n'est pas, ciel, pour flatter le palais de mon appétit ni pour assouvir ma soif de jouissance les excès de la jeunesse me sont d'ailleurs passés. Et Dieu garde vos curs bienveillants de penser que l'avoir avec moi me fasse négliger votre grande et grave mission : non, le jour où les jeux ailés de Cupidon émousseront de lascive torpeur mes facultés de penser et d'agir, le jour où mes plaisirs corrompront et souilleront mon devoir, que les ménagères fassent un chaudron de mon casque, et que les plus noirs malheurs anéantissent ma réputation".
Iago, avec sa noire justice, est, nous l'avons dit, le révélateur d'Othello. Amenant au jour les funestes effets de l'intrusion barbare dans le conubium de la cité. Il veut se venger d'une promotion qui lui a été refusée, mais il règle aussi un compte d'honneur avec Othello : "Je hais le More et le bruit court qu'entre mes draps il a tenu ma place" (I, 3, 390). "Je soupçonne fort ce vigoureux gaillard d'avoir enfourché ma monture et, comme un poison minéral, cette pensée me ronge les entrailles... Rien ne peut ni ne doit apaiser mon âme que nous ne soyons quittes, épouse pour épouse."( II, 1, 301 ) Cette dernière raison compte tenu de la noblesse de caractère reconnue à Othello, par Iago lui-même d'ailleurs (II, 1, 294) l'imputation est probablement fantaisiste, mais c'est la rumeur collective et c'est l'opinion qui est le véritable acteur du drame fait en réalité le lien entre la vengeance privée et la vengeance collective. Le rapt de Desdémone et son mariage clandestin sont un défi aux partis et aux hommes de Venise. Au doge qui l'invite à se consoler de la perte de sa fille : "S'il rit, celui qu'on a volé reprend quelque chose à son voleur, Brabantio répond par référence à la souveraineté territoriale: "Alors laissons le Turc nous rafler Chypre; nous n'aurons rien perdu tant que nous en rirons." (111,3,208)
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Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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