|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[voir : Les Compagnies des Indes et la question de l'esclavage : (Ce développement comporte deux pages HTML) Débordant les limites historiques qui ont vu l'activité des compagnies de commerce et des compagnies des Indes en particulier, cette page, dont l'objet (pédagogique) est d'introduire une discussion sur l'esclavage, présente, à partir de l'exemple de Bourbon, quelques données sur les structures économiques et sociales de la servitude. Religion et droit civil, l'expansion de l'islam et la traite orientale "Elius Gallus les avait trouvé commerçants ; Traite orientale et traite atlantique diffèrent notablement. Elles peuvent être comparées quand elles visent l'exploitation à grande échelle de productions agricoles : l'exploitation du palmier-dattier à Oman, la culture de la girofle à Zanzibar et à Pemba (introduite de l'île Bourbon au début du XIXe siècle) ou, plus anciennement, l'assèchement des marais de basse Mésopotamie pour la culture de la canne, au IXe siècle, quand les Zendj révoltés mirent en échec le pouvoir abbasside pendant plus d'une décennie (Alexandre Popovic, La révolte des esclaves en Iraq au IIIe/IXe siècle, Paris : Geuthner, 1976). La différence la plus évidente tient au fait que la population servile en Orient ne constituait pas un groupe homogène, ni socialement ni "racialement" elle comprenait, par exemple, des chrétiens dont le nombre est évalué à plus d'un million entre 1500 et 1800. Enfin, la question de la postérité et de la mémoire de la population esclave au Moyen-Orient, comparée aux 40 millions d'Afro-Américains (39,9 millions en 2005, soit 12,9 % de la population totale), par exemple, et alors que la déportation aurait concerné davantage d'Africains que la traite atlantique, est posée. Au plan régional, l'originalité de la traite pour les Mascareignes sous la régie de la Compagnies des Indes est d'offrir un nouveau débouché à la traite orientale et de l'alimenter en y superposant les conceptions de la traite atlantique. On verra, à partir de plusieurs exemples, pour ce qui intéresse dans ces deux chapitres, que ce qui est premièrement en cause dans la mise en servitude des populations africaines visées par la traite, c'est l'inégalité de systèmes sociaux en puissance et en stratification : en capacité d'expansion et de domination. Ibn Khaldoun assigne à l'histoire l'objet de décrire "les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduisant à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales" (Discours sur l'histoire universelle. Al-Muqaddima (tome I) Beyrouth, 1967, p. 69). Portée par la conquête militaire, la philosophie de l'islam exporte une conception de la société centrée sur la ville et le commerce (c'était l'activité de Mahomet) et sur la soumission des producteurs. L'État musulman conçoit le travail de la terre comme une servitude et ses agents comme des assujettis naturels. Le monde se divise en Dar al-Islam et Dar al-harb (monde de la guerre), le Dar el-ahd qualifiant les populations soumises qui paient l'impôt foncier, le Kharadj. "Une tribu ne se résigne pas à payer des impôts tant qu'elle ne se résigne pas aux humiliations", constate Ibn Khaldoun. "Un tel peuple s'est déjà résigné à la dégradation". "Nous lisons dans le Sahih (d'El-Bokhari), au chapitre de l'agriculture, poursuit-il, que le Prophète, ayant vu un soc de charrue dans une maison appartenant à un de ses partisans médinois, prononça ses paroles : "Ces choses n'entrent pas dans une maison sans que l'avilissement n'entre dans les âmes de ceux qui l'habitent." (L'éditeur précise en note que, selon l'auteur du Mishkat el-Masabîh, le Prophète s'exprima ainsi afin de pousser ses partisans à combattre pour la foi, et les empêcher de s'adonner, par lâcheté, aux travaux agricoles" - Les Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, traduits en français et commentés par William Mac Guckin de Slane, première partie, Paris, Imprimerie impériale, 1863, p. 297). Les théologiens musulmans ont fait de la guerre de conquête une action sainte : le combattant ne doit manier l'épée qu'instruit de sa religion et capable de l'enseigner. Aslama signifie à la fois "soumis" et "converti à l'islam", islamisé. La guerre, lancée après le da'wa, est en réalité un appel à la conversion et c'est l'ivresse de la foi qui soude les combattants en un seul corps et qui les conduit à la victoire. "Quant à l'esprit de corps, qui, dans les temps ordinaires, sert à unir les hommes ou à les désunir, note Ibn Khaldoun, à cette époque la religion musulmane offrait une suite d'événements qui dérogeaient aux lois de la nature. Tous les curs s'étaient empressés à la recevoir ; les hommes s'étaient dévoués à la mort pour la soutenir, et cela à cause des choses extraordinaires qui se voyaient alors : les anges venaient à leur secours sur les champs de bataille, les nouvelles leur descendaient du ciel, des communications leur arrivaient de la part de Dieu [...]" (op. cit. p. 431-432). L'islam fait ainsi de la conquête la forme supérieure de l'ascétisme religieux : "Il n'y a pas de monachisme en islam ; le monachisme de notre communauté, c'est le jihad", aurait dit Mahomet qui est réputé avoir critiqué en ces termes un certain Akkaf b.Wad'a al-Hilali ayant choisi une vie de célibat : "Tu as donc décidé de te ranger parmi les frères de Satan ! Si tu veux être moine chrétien rejoins-les ouvertement. Si tu es l'un des nôtres, tu dois suivre notre sunna, et notre sunna est la vie dans le mariage" (le mariage, moyen de propagation et d'accroissement de la communauté, étant l'autre moitié de la foi : al-zawâj nisf al-îmân). L'idéologie de la conquête développe une stigmatisation fonctionnelle du dominé, le mawla. "On disait que trois choses seulement pouvait interrrompre la prière, écrit Ibn Abd Rabbihi (860-940) : un chien, un âne ou un mawla [...] On raconte qu'Amir ibn Abd al Qays, connu pour sa piété, son ascétisme, son austérité et son humilité, fut interpellé en présence du gouverneur de l'Iraq Abdallah ibn Amir, par Humran, le mawla du calife Uthman ibn Amir, qui l'accusa d'insulter et de dénigrer le calife. Amir le nia, et Humran lui dit : "Fasse Dieu que votre espèce ne se multiplie pas chez nous !" Ce à quoi Amir répondit : "Fasse Dieu que votre espèce se multiplie chez nous !" On demanda à Amir : "Il vous maudit et vous le bénissez ? Oui, répondit-il, car ses pareils nettoient nos routes, cousent nos bottes et tissent nos vêtements !" (cité par Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche-Orient, 1993, p. 62-63). Dans cette échelle de la stigmatisation utilitaire, la visibilité constitue l'ineffaçable preuve de l'origine et de la fonction, l'importation massive d'esclaves noirs identifiant couleur et statut. Le mot 'abd, note Lewis, "finit par ne plus signifier qu'"homme noir", qu'il fût libre ou esclave (id. p. 87). (C'est dans cet esprit que l'ascendance éthiopienne du calife Umar a pu ainsi être mise en avant par les chiites pour démontrer leur propre légitimité). L'koumène musulman, rayonnant, à partir du Moyen-Orient guerre, commerce et prosélytisme sur l'Europe du sud, l'Afrique du nord, l'Afrique sahélienne, la côte swahilie, Madagascar, l'Inde, l'Indonésie et l'Extrême-Orient a permis à ses juristes d'élaborer une manière d'échelle raciale, souvent associée à un déterminisme du climat. Ainsi les traits physiques et culturels des populations noires sont-ils vus comme des conséquences de l'exposition continue au rayonnement solaire, d'où résultent la "faiblesse de l'intelligence et la soumission à une gaieté délirante" (références dans : André Miquel, La géographie du monde musulman, 1975, Paris-La Haye : Mouton, p. 141). Cette "raciologie" qui recoupe les clichés chrétiens sur l'homme noir se résume par le jugement suivant, formulé par al-Abchihi (1388-1446) : "On dit que lorsque l'esclave est rassasié, il fornique et que lorsqu'il a faim, il vole" (cité par Bernard Lewis, op. cit. p. 138). Miquel, citant Masudi, fait remonter à Galien la liste des traits différenciateurs de l'homme noir : "cheveux crépus, sourcils clairsemés, larges narines, fortes lèvres, dents pointues, odeur prononcée, prunelles très noires, pieds et mains crevassés, parties génitales volumineuses et pétulance excessive" (op. cit. p. 141). Étrangère à la temporalité du cycle agricole, la religion musulmane, au calendrier lunaire, est déconnectée des génies du lieu et des puissances de la fécondité superfétatoirement récusés par le monothéisme, l'interdit de l'image, la mobilité et l'universalité du Livre. "Sa mère était orignaire de Faru dont les habitants sont des infidèles, qui adressent un culte idolâtre à des arbres et à des pierres, auxquels ils font des offrandes et adressent des invocations pour leurs affaires", écrit par exemple al-Maghili de Sonni 'Ali (dans Recueil des sources arabes concernant l'Afrique occidentale du VIIIe au XVIe (Bilad Al-Sudan), traduction et notes par Joseph M. Cuoq, éditions du CNRS, 1975, p. 408), l'accusant de n'avoir jamais abandonné les cultes Songhay. Au plan civil, le régime de parenté répond à la transmission d'un patrimoine et de valeurs représentés par le fonds de négoce, la succession instituant la dot et l'héritage des filles. Au plan religieux, la dématérialisation de l'ancestralité au profit d'une représentation anonyme et collective de la mort libère les fidèles pour des appartenances plus larges (idéalement l'appartenance à l'umma, la communauté des croyants). L'introduction de l'islam au Soudan accompagne ainsi une mutation politique et civile sous l'influence d'échanges avec l'extérieur : acculturation et déplacement du mode de production. Le roi, dispensateur de la fécondité de la nature pour son peuple (statut qui le fonde à accumuler et à distribuer les produits de la terre), est mis en position de courtier des biens marchands du royaume par la demande des commerçants étrangers. Ceux-ci sont aussi les médiateurs religieux de cette représentation du monde. La pression religieuse, militaire et commerciale de l'islam sur les monarchies africaines les royautés résistant à l'avancée religieuse ou militaire adoptant une étiquette de gouvernement influencée par les sultanats islamisés les a ainsi profondément transformées, mobilisant une classe de lettrés, porteurs d'une idéologie du pouvoir qui sont devenus les principaux agents de l'administration royale et de l'introduction des valeurs islamiques. "Les interprètes du roi sont choisis parmi les musulmans, ainsi que son trésorier et la plupart de ses ministres" écrit al-Bakri du roi de Ghana. L'islam est ainsi devenu en Afrique soudanaise la religion des sultans et des commerçants. L'Égypte et la Nubie chrétienne : droit civil musulman, parenté et propriété Ce contact a été l'occasion d'un choc inégal entre les mandataires d'une société stratifiée et hiérarchisée, organisée en vue de la mise en tribut et de la maîtrise commerciale, et des sociétés lignagères isolées, segmentées ou faiblement fédérées. Cette inégalité a donné prise à la conquête, à la vassalisation et à une ponction économique où la capture d'hommes voués à la servitude a constitué un élément majeur et parfois exclusif. C'est la remarque du voyageur, géographe et linguiste Heinrich Barth qui visita le Soudan, du Bornou au Mali, dans les années 1850 et qui accompagna l'armée du sultan Omar dans une razzia contre les Mousgou, en 1851. "Plus d'un lecteur, j'en suis convaincu, se sera demandé, en pensant à ces inhumaines chasses d'esclaves et aux tributs honteux prélevés ainsi sur des hommes, s'il ne serait pas d'une politique plus sage, de la part des États mahométans, de laisser les malheureuses peuplades païennes cultiver paisiblement leurs belles contrées, en se contentant d'exiger d'elles un large tribut [...] A la vérité [...] le bétail n'ayant guère de valeur pour eux, non plus que le blé et les autres céréales, les esclaves constituent la seule chose que les indigènes puissent donner à leurs oppresseurs" (Heinrich Barth, Voyages et découvertes dans l'Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855, tome III, p. 60-61, 1861, Paris, A. Bohné). Parti de Koukaoua le 25 novembre 1851 avec l'armée d'Omar en expédition contre le Mandara (p. 6), Barth suit le vizir chargé de mener une "razzia contre les Mousgou" quand, le chef du Mandara ayant accepté ses conditions, Omar rebrousse chemin avec un détachement (p. 21). Son vizir, qui poursuit la razzia, justifie la traite en expliquant "qu'il n'y avait que ce moyen de se procurer des armes à feu" (p. 15). Le souvenir de ces raids, organisés à partir du Bornou ou du Baguirmi, est encore vivace dans la tradition orale des populations victimes comme on peut le constater, aujourd'hui, dans la région concernée dont l'organisation politique, fondée sur le lignage, n'était pas en mesure d'opposer une résistance frontale à ces incursions et dont les divisions aggravaient la vulnérabilité. C'est la jonction de trois colonnes françaises (Lenfant, Foureau-Lamy, et Jolland-Meynier) à proximité du lac Tchad, en 1900, et la mort de Rabah, qui mettront fin à cette situation. Barth note, à l'approche du pays Mousgou, l'arrivée d'une "troupe de 200 cavaliers Foulbe [venus] se joindre à notre armée, car les Foulbe et les Kanori ont un intérêt commun à l'extermination de ces tribus indépendantes" (p. 28). Barth décrit la soumission d'un chef Mousgoum rallié aux pillards. "Cet Adischen offrait un triste exemple de la manière dont ces peuples païens travaillent à leur propre perte. La nation Mousgou est tellement entourée d'ennemis, de tous côtés, que la plus grande union pourrait seule la sauver d'une ruine imminente ; au lieu de cela, elle est morcelée en plusieurs fractions qui, bien loin de se soutenir, se réjouissent réciproquement des malheurs qui leur arrivent. La quantité de cours d'eau et de marécages, qui coupent le pays en tout sens, peut seule expliquer comment il a pu résister jusqu'à un certain point aux attaques de l'ennemi et se trouve encore si fortement peuplé dans quelques districts [...] Cette malheureuse tribu finira par disparaître [...] lorsqu'elle essuie chaque année, de tous les côtés à la fois, des attaques qui lui coûtent des centaines et même des milliers d'hommes qui périssent à la fleur de l'âge" (p. 31-32). Constatant la présence de tertres funéraires sur sa route et cherchant, sans succès, à en connaître la signification, Barth note que "les morts jouent un rôle très important chez toutes les peuplades païennes ; de là proviennent les grands soins dont ils sont l'objet. Chez les tribus converties à l'islamisme au contraire, c'est tout au plus si on ne laisse pas les hyènes dévorer les cadavres" (p. 35). "Ce fut là [à Baga] que, malgré la fête musulmane Aïd El Mouloud, du 4 janvier, il fut procédé pendant les deux jours suivants au partage provisoire des esclaves ; opération qui ne fut troublée que par des scènes navrantes, inévitables en présence de la quantité de tout petits enfants que l'on avait enlevés. Un grand nombre de ces pauvres petits êtres furent arrachés sans pitié et pour jamais aux bras de leurs mères. Il n'y avait presque pas d'hommes adultes parmi tous ces infortunés" (p. 47-48). "Quoique les razzias semblassent n'avoir pas été très fructueuses en quelques endroits, le butin total se composait d'un bon nombre d'esclaves ; on disait 10 000, mais il n'y en avait probablement pas plus de 3 000, car les chefs d'armée exagèrent ordinairement en pareil cas, par amour-propre personnel. Le visir reçut le tiers de ce nombre, qui s'augmenta encore de 800 esclaves pris, pendant notre séjour à Baga, dans le petit domaine d'Adischen (naturellement de concert avec ce digne chef) et que le visir s'appropria purement et simplement à lui seul. Il rendit cependant hommage à l'obésissant vassal en lui remettant deux cents des femmes, les plus âgées, lui disant amicalement qu'elles pouvaien cultiver la terre dont il reviendrait plus tard aider à consommer les produits" (p. 60). Pour échapper aux razzias : la soumission, la vassalité ou la conversion qui ne libèrent pas de la traite. A proximité du pays Mousgoum, les Kotoko furent ainsi mis en tribut. "Peu de temps avant ou après son avènement au trône, un des chefs du cheik Mohammed El Kanemi envahit le pays et réduisit à l'état de vasselage le Logone, qui paie depuis lors au Bornou un tribut annuel de cent esclaves et d'autant de tuniques" (p. 77). "Le vieux miara Sale [chef de Logone-Birni] que visita Denham, était le père du prince actuel Youssouf, et passe pour le premier petit monarque du pays qui se soit converti à l'islamisme. Selon d'autres, le premier roi musulman était plus ancien, ce qui ne me paraît pas improbable, attendu qu'il résulte incontestablement des noms mêmes de quelques-uns de prédécesseurs de Sale, qu'il s'était produit bien plus tôt une influence, au moins extérieure, de l'islamisme. Quoi qu'il en soit, la religion mahométane ne date guère de plus de soixante ans dans le pays ; certains habitants de la ville même se rappellent encore fort bien que leurs pères étaient nés païens et ne s'étaient convertis que plus tard à l'islamisme. Mais ce dernier n'y existe encore qu'à l'état le plus grossier, et toute la science religieuse des habitants consiste, sauf pour quelques personnages éminents, en un petit nombre de phrases apprises aveuglément par cur, et dans la pratique de la circoncision. Dans les campagnes, au contraire, la plupart des habitants professent encore le paganisme" (p. 82). Tippo-Tip : traitants arabes et pénétration du continent africain La pénétration arabe en Afrique centrale Dans son autobiographie, écrite en swahili (F. Bontinck, L'autobiographie de Hamed ben Mohammed el Murjebi Tippo Tip (ca 1840-1905), ARSOM, NS XLII-4, Bruxelles, 1974), Tippo Tip, qui passe pour avoir été l'un des principaux négriers de la côte orientale, ne fait pratiquement pas référence à la traite d'esclaves. Il se présente comme un négociant en ivoire. Mais la manière dont il opère, dès sa première traite, ses porteurs ayant déserté, ne laisse aucun doute sur ses dispositions : il fait saisir des hommes et réunit "huit cent porteurs en l'espace de cinq jours". "C'est après cette action, commente-t-il, qu'on me surnomma Kingugwa, le léopard, car le léopard attaque tantôt ici, tantôt là. Alors je les attachai tous à des fourches de bois et je me rendis avec eux à Mkamba" (p. 48). Quand bien même les captifs vendus comme esclaves étaient aussi utilisés pour transporter l'ivoire à la côte ("ivoire blanc et ivoire noir"), Tippo-Tip utilisait surtout des porteurs rétribués, notamment nyamwezi, les expéditions vers l'intérieur requérant le transport de marchandises de troc. Ainsi, pour son deuxième voyage vers l'intérieur, il charge une caravane de 700 porteurs. Ce commerce est aussi une exploration, au risque des découvreurs. Qui ravagent ainsi à leurs dépens des champs de manioc sans connaître les préalables à cette consommation : "700 hommes souffraient de vomissements et de diarrhée. Leurs vomissures et leurs selles étaient blanches comme du papier, et une quarantaine d'hommes moururent" (F. Bontinck, op. cit., p. 73-74). (Le manioc en cause renferme un suc vénéneux, la linamarine, contenant de l'acide cyanhydrique à la différence du manioc doux, Manihot esculenta Crantz qui peut être consommé sans rouissage.) L'explorateur Trivier le voit ainsi : "Avant tout Tippo-Tib est marchand". "C'est un métis d'arabe et de négresse [...] Tout indique l'origine noire ; c'est néanmoins une belle figure, qui doit en imposer aux masses" (Trivier, Elisée, Mon voyage au continent noir. La Gironde en Afrique. Paris et Bordeaux. Firmin-Didot & Cie. J. Rouam & Cie. G. Gounouilhou. 1891. p. 85). (Herbert Ward, qui le rencontre en 1887, A Voice from the Congo, Londres, 1910, p. 61-62 écrit de lui : "He was possessed of personal virtues which contrasted strangely with his professional depravity".) La lecture de l'autobiographie confirme cette première fonction : un chasseur d'ivoire avec des moyens de guerre. Préparant une expédition, il écrit : "J'achetai aussi une grande quantité de poudre que je fis transporter à Mnazimoja, et de là, à Baghani dans ma maison. La quantité de poudre était énorme"... (p. 61). "Nos affaires étant terminées, nous redescendîmes vers la Côte"... (p. 57). "Le troisième jour ils demandèrent où nous voulions aller. Nous leur répondîmes : "Là où l'on nous vendra de l'ivoire" (p. 80). "Il nous restait toujours beaucoup de marchandises, et nous comprîmes qu'il n'y avait plus tant d'ivoire ici" (p. 84). Les hauts faits qui fondent la réputation de Tippo-Tip illustrent le type de commerce qu'il exerce, commerce armé, de pionnier ou de prédation. Il accède ainsi dans une région où il y a énormément d'ivoire, chez les Bena Sala, sur la rive droite du Lomani. "On nous apporta quantité d'ivoire à des prix abordables :deux bracelets, un collier de cauris et une pièce de tissu pour trois ou quatre frasilahs d'ivoire (1 frasilah = environ 16 kilogrammes). Vraiment, l'ivoire n'y avait aucune valeur. En somme, on pouvait donner ce que l'on voulait et dire : "Va-t-en vite". Mais après douze jours, l'ivoire se fit tout de même rare" (p. 88). "Au Rumani, quand on abattait un éléphant, on mangeait la viande ; les défenses, on les mettait dans les cases pour en barricader l'entrée ; avec d'autres on faisait des pilons pour réduire les banane en pâte dans les mortiers ; d'autres servaient à faire des trompes, tandis que d'autres encore étaient tout simplement jetées en forêt où elles étaient rongées par des animaux, tels que les rats, ou pourrissaient en répandant une mauvaise odeur" (p. 110). Tippo Tip veut se rendre chez le vieux chef Samu, en Itawa, au-delà du lac Tanganyka, réputé "avoir tué beaucoup d'Arabes, de même que des Besars [d'Oman] et des gens de la côte". On l'en dissuade : "Quand les gens viennent chez lui, il leur montre l'ivoire, accepte les marchandises d'échange, mais ensuite, il les tue et vole tout" (p. 49). Après avoir vaincu les indigènes "nous décidâmes donc de nous approprier tout l'ivoire déposé au village. Nous pesâmes toutes les pointes [défenses], grandes et petites ; elles pesaient environ 1950 frasilahs ; en outre, il y avait plus de 700 frasilahs de cuivre du Katanga, ainsi qu'une grande quantité de sel [provenant du Haut-Katanga] (p. 54). Chez les Lunda : "Nous nous battîmes pendant tout un mois ; finalement nous prîmes le village du Kazembe qui fut tué dans le combat. Nous fîmes un énorme butin de guerre : un grand nombre de fusils, beaucoup d'ivoire et une innombrable foule de prisonniers" (p. 77). La chasse à l'ivoire ressemble en effet à une expédition de guerre : "Ils allumèrent des feux, battirent le tam-tam de guerre et se mirent à fumer qui du chanvre, qui du tabac amer" (p. 52). Trivier commente : "C'est parce qu'ils sont unis, bien commandés et obéissants sous la main d'un maître, qu'ils [les 3 000 ou 4 000 Arabes du Zanguebar] ont conquis cette énorme portion de continent et qu'ils y font la loi, c'est le défaut d'entente, les divisions, les stupides guerres intestines et l'absence de toute direction d'ensemble qui mettent les noirs à la merci d'une bande d'aventuriers musulmans" (op. cit., p. 86). Tippo-Tip devint chef chez les Kasongo ("En réalité, j'étais le véritable chef" - 95), règlant les palabres, appliquant le droit coutumier et restant, de fait, chasseur d'ivoire. La localité voisine de Nyangwe étant "l'un des plus gros marché d'esclaves d'Afrique centrale" (Vansina, op. cit., p. 238). Tippo-Tip ethnologue : la fonction cheffale chez les Basonge... Accédant chez les Warua, qui ne connaissaient pas les fusils (qu'ils prennent pour des pilons : "Nous répondîmes : Bien sûr , ce sont des pilons") puis dans "la région nommée Mfisonge" [chez les Basonge ou Songye] (p. 86), Tippo Tip, avec une page inattendue d'ethnographie, fait pénétrer au cur du questionnement ici abordé, celui du contact des cultures et des structures sociales. "Dans ces régions, explique-t-il, la dignité de chef n'est pas héréditaire : des hommes venus d'une autre région payaient aux gens du pays le privilège d'être leurs chefs. Alors, il les reconnaissaient comme leurs chefs pour une période de deux ans. Quand un chef était ainsi investi, un autre homme, venu de loin, construisait son habitation dans la forêt voisine ; il donnait aux gens des marchandises, des esclaves, des chèvres, divers articles de traite, des perles, de l'huile de palme jusqu'au moment où, après deux ans, le premier quittait ; alors le deuxième prenait sa place. C'est ainsi que se transmet le pouvoir là-bas". Après la théorie, la pratique, Tippo-Tip poursuit : "Survint un indigène [...] qui se nommait Pange Bondo. Il m'apporta quatre pointes, je crois, et me proposa un pacte d'amitié. Je lui répondis : "D'accord, tu seras mon ami". Et il me raconta : "Voilà, j'étais le chef de cette région ; selon notre coutume, quand on est né fils de chef, on a le droit de devenir chef également. Seulement ici, quand un chef de clan abandonne le pouvoir, le chef d'un autre clan lui succède et cela autant de fois qu'il y a de clans auxquels ce droit revient ; le chef exerce ce pouvoir durant deux ou trois ans, puis il dépose son mandat et un autre prend sa place". Mais lui, Pange Bondo, son terme expiré ne voulut pas s'en aller. Il s'ensuivit une bataille et le chef qui, selon la coutume, aurait dû lui succéder fut tué. On choisit un autre successeur et on dit à Pange Bondo : "Toi, tu ne seras plus jamais chef ici, ni personne de ton clan, ni aucun de tes descendants, jamais, car tu as enfreint notre coutume". "Ainsi Pange Bondo savait qu'il ne deviendrait plus chef ; quand son tour venait, un autre homme était désigné comme chef" (p 88). Quelque temps plus tard, Pange Bondo arrive au camp de Tippo Tip avec des hommes : "Maintenant que je suis ici, je vous demande d'appeler ceux qui sont venus avec moi et de m'investir de nouveau comme chef" [...] Je fis donc appeler tous ces indigènes et leur dit que s'ils voulaient retrouver la paix et leurs enfants, ils devaient reconnaître Pange Bondo comme chef. Ils donnèrent leur consentement en ajoutant : "Rendez-nous nos fils". J'acceptai et cette même nuit, Pange Bondo fut de nouveau proclamé chef. Ils prirent de la terre glaise, la malaxèrent avec un peu d'eau et en enduisirent sa tête. Puis on fit un bonnet et on le lui mit sur sa tête et le bonnet s'y fixa bien. À son cou, ils attachèrent un collier de dix poussins ; puis ils l'installèrent sur un siège. Et ainsi, il était de nouveau revêtu du pouvoir de chef. Durant dix jours, il devait garder la tête enduite d'une couche de glaise et surmontée du bonnet, de même, son collier de poussins vivants ou morts" (p. 92). Au-delà de cette intervention directe du traitant étranger dans la politique locale, c'est la question du contact de deux mondes qui est posée. La société songye se distingue par une organisation sociale fondée sur une rotation des fonctions cheffales (auxquelles les différents lignages accèdent ainsi successivement) et une dualité constitutionnelle associant un clan étranger et des clans autochtones. Dans le mythe d'origine, les figures du guerrier, du chasseur et de l'agriculteur s'associent dans une représentation du monde qui fonde l'ordre politique traditionnel. Avec diverses variantes, le rituel d'investiture des chefs songye utilise la terre blanche, une boule de kaolin tenue par l'impétrant, ou l'application de marques blanches sur son corps. Le mythe exprime à sa manière la constitution politique et les fonctions sociales d'une "écologie" spécifique et d'un monde clos qui n'est évidemment pas armé pour résister à l'avancée des traitants, arabes ou européens. La traite zanzibarite : des banquiers indiens Dans les années 1870, la moyenne annuelle de déportation des esclaves à partir de la côte orientale d'Afrique est évaluée à 35 000, principalement dirigés sur Zanzibar. Élisée Trivier, accédant dans la région du lac Nyassa ([lac Malawi] (Trivier, op. cit. p. 348-349) rapporte l'observation suivante : "A neuf heures, nous passions tout près d'un campement abandonné où nous trouvâmes des fourches à esclaves. La traite a beau être défendue, il n'en passe pas moins sur la route que nous suivons de nombreuses caravanes conduisant à la vente de troupeaux humains. Dans tout le pays Matchéoua, à l'ouest du Nyassa, la traite se pratique sur une très vaste échelle, et c'est [...] dans les pays compris entre Mozambique et Bagmyo que se trouvent les acquéreurs. Je n'en suis pas à dire que les gouvernements portugais et allemand autorisent ou tolèrent l'infâme commerce, mais j'ai constaté que c'était surtout sur leurs terres qu'un pareil trafic avait lieu. Quoi qu'il en soit, si les chefs indigènes de l'intérieur persistent malgré tout à faire la chasse à l'homme, c'est qu'ils savent fort bien que rien ne leur sera plus facile que de se défaire de leur marchandise vivante. Cela est triste à dire ; mais, malheureusement, rien n'est plus exact". La fourche à esclave, sheba (c'est le "bois Mayombé" de la côte d'Angole), est décrite par Ignatius Pallme au Soudan (op. cit. p. 321) Pour prévenir la fuite, on fixe au cou des adultes un jeune arbre de six à huit pieds de long, formant une fourche et bloqué par une cheville autour du cou. Pour marcher, note Pallme, le captif, par ailleurs attaché à un autre captif, est obligé de porter le tronc devant lui. Dans les faits, le tronc de ce carcan qui l'emprisonne est porté par l'épaule du captif qui le précède. Ce dispositif de contention et de mise en file, qu'on peut observer dans l'iconographie des convois de traite, valut au frère de Tippo Tip le surnom de Koumba-Koumba "celui qui les a tous liés ensemble" (Renault, op. cit. p. 30). L'émasculation Plusieurs textes ici présentés font référence à une pratique spécifique de la traite orientale, l'émasculation. Barth rapporte ceci : "L'abominable coutume de la castration n'existe peut-être dans aucun pays de l'Afrique centrale sur une aussi grande échelle qu'au Baghirmi" (op. cit. p. 141) et il décrit le retour triomphal du sultan ramenant "sept chefs païens parmi lesquels se distinguait surtout celui de Gogomi, qui formait le principal objet de son triomphe [...] [celui-ci] semblait assez résigné à son sort, quoiqu'il ne fût guère digne d'envie, car d'après l'usage du pays, les prisonniers royaux sont mis à mort ou châtrés ; on les conduit préalablement à travers toutes les cours du palais, où ils sont exposés à toutes les plaisanteries les plus grossières de la part des femmes du sultan" (140-141). Selon Frank, qui publie en 1802, c'est à Abutigé [Abou-tig], en Haute-Égypte, qu'on émasculait chaque année entre cent et deux cents garçons (op. cit. p. 13). Holroyd rapporte que le principal commanditaire de l'émasculation à El-Obeïd [al-Ubayyid] est le frère du sultan du Darfur, Melik Tamar, qui pratique100 à 150 émasculations par an sur des sujets âgés de 7 à 11 ans ; un nombre identique étant émasculés par d'autres opérateurs au Kordofan (op. cit. p.178). L'opération, qui consiste dans la résection totale des organes, n'est fatale que pour de 5 % des patients au plus. D'après Burckhardt la "principale manufacture" d'eunuques, opération effectuée sur des garçons de huit à douze ans, se situe dans un village de Haute-Égypte près de Siout, Zawiyat al Dayr, où vivent principalement des chrétiens. L'amputation, effectuée par deux moines coptes, est rarement fatale, deux garçons seulement sur soixante amputés à l'automne 1813 y ont laissé la vie. Burckhardt, qui n'a pas eu l'opportunité de voir l'intervention, donne une description indirecte du mode opératoire, en latin (des informations sur les différents modes opératoires et les différents types d'émasculation sont consignées dans l'Encyclopédie de l'islam à l'article Khasi), fondée sur le rapport de plusieurs informateurs (op. cit. p. 328-329). Puer, corpore depresso, a robustis quibusdam hominibus, super mensa continetur. Tunc emasculator, vinculis sericis sapone illitis, genitalia comprimit, et cum cultro tonsorio (dum puer dolore animo deficit) quam celerrime rescindit. Ad hemorhagiam sistendam plagam pulvere et arena calida adurunt, et post aliquot dies calido oleo inungut. Dein vulnus cum emplastro aliquo, quod inter Coptos arcanum est, per quadraginta spatium dierum donec glutinetur curatur. Nunquam de celotomia sub hoc coelo audivi (op. cit. p. 330). Le Chasseur-cueilleur, le Fermier, l'"Interessez"
Références Al-Mas'udi, 1861-77, Les Prairies d'or, texte et trad. par Barbier de Mavnard et Pavet de Courteille, 9 vol., Société Asiatique, Paris : Imprimerie impériale.
|
||||