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présentation générale du site

3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles
dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)
7- Le grand Pan est-il mort ? :
hindouisme réunionnais, panthéisme, polythéisme et christianisme
8 - "La 'foi du souvenir' :
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?



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anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures




Les Compagnies des Indes et l'île de La Réunion

Les Compagnies des Indes et la question de l'esclavage :
traite atlantique et traite orientale
(suite)

(Ce développement comporte deux pages HTML)

Débordant les limites historiques qui ont vu l'activité des compagnies de commerce et des compagnies des Indes en particulier, cette page, dont l'objet (pédagogique) est d'introduire une discussion sur l'esclavage, présente, à partir de l'exemple de Bourbon, quelques données sur les structures économiques et sociales de la servitude.

Religion et droit civil, l'expansion de l'islam et la traite orientale

"Elius Gallus les avait trouvé commerçants ;
Mahomet les trouva guerriers :
il leur donna de l'enthousiasme, et les voilà conquérants."

Montesquieu,
L'Esprit des lois, livre XXI, chapitre XVI,
("Du commerce des Romains avec l'Arabie et les Indes")

Traite orientale et traite atlantique diffèrent notablement. Elles peuvent être comparées quand elles visent l'exploitation à grande échelle de productions agricoles : l'exploitation du palmier-dattier à Oman, la culture de la girofle à Zanzibar et à Pemba (introduite de l'île Bourbon au début du XIXe siècle) ou, plus anciennement, l'assèchement des marais de basse Mésopotamie pour la culture de la canne, au IXe siècle, quand les Zendj révoltés mirent en échec le pouvoir abbasside pendant plus d'une décennie (Alexandre Popovic, La révolte des esclaves en Iraq au IIIe/IXe siècle, Paris : Geuthner, 1976). La différence la plus évidente tient au fait que la population servile en Orient ne constituait pas un groupe homogène, ni socialement ni "racialement" – elle comprenait, par exemple, des chrétiens dont le nombre est évalué à plus d'un million entre 1500 et 1800. Enfin, la question de la postérité et de la mémoire de la population esclave au Moyen-Orient, comparée aux 40 millions d'Afro-Américains (39,9 millions en 2005, soit 12,9 % de la population totale), par exemple, et alors que la déportation aurait concerné davantage d'Africains que la traite atlantique, est posée. Au plan régional, l'originalité de la traite pour les Mascareignes sous la régie de la Compagnies des Indes est d'offrir un nouveau débouché à la traite orientale et de l'alimenter en y superposant les conceptions de la traite atlantique. On verra, à partir de plusieurs exemples, pour ce qui intéresse dans ces deux chapitres, que ce qui est premièrement en cause dans la mise en servitude des populations africaines visées par la traite, c'est l'inégalité de systèmes sociaux en puissance et en stratification : en capacité d'expansion et de domination.

Avant les avancées maritimes des Portugais et leurs établissements sur la côte de Guinée (Guinée : igginaw, mot d'origine berbère, signifie "noir"), l'Afrique n'est connue des Européens que par les récits des voyageurs arabes. Au bas Moyen âge, les esclaves noirs dont il est fait mention dans les archives viennent de la traite transsaharienne. En France méridionale, les esclaves sont dit provenir essentiellement des Monts de Barca ("de Monte de Barchis", "de Monte Barca in Berberia", "de natione Sarracenorum de Munt de Barques", "des Monts de Barbarie"), soit de la péninsule Cyrénaïque, terme des caravanes sahariennes (Charles Verlinden, "Esclavage noir en France méridionale et courants de traite en Afrique", Annales du Midi, 128 (1966), pp. 335-44). La traite des esclaves noirs, attestée dans l'Egypte pharaonique et dans l'antiquité gréco-romaine, prend en effet une tout autre ampleur avec la conquête arabe de l'Afrique du Nord, puis avec l'expansion de l'islam au Soudan.

Ibn Khaldoun assigne à l'histoire l'objet de décrire "les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduisant à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales" (Discours sur l'histoire universelle. Al-Muqaddima (tome I) Beyrouth, 1967, p. 69). Portée par la conquête militaire, la philosophie de l'islam exporte une conception de la société centrée sur la ville et le commerce (c'était l'activité de Mahomet) – et sur la soumission des producteurs. L'État musulman conçoit le travail de la terre comme une servitude et ses agents comme des assujettis naturels. Le monde se divise en Dar al-Islam et Dar al-harb (monde de la guerre), le Dar el-ahd qualifiant les populations soumises qui paient l'impôt foncier, le Kharadj. "Une tribu ne se résigne pas à payer des impôts tant qu'elle ne se résigne pas aux humiliations", constate Ibn Khaldoun. "Un tel peuple s'est déjà résigné à la dégradation". "Nous lisons dans le Sahih (d'El-Bokhari), au chapitre de l'agriculture, poursuit-il, que le Prophète, ayant vu un soc de charrue dans une maison appartenant à un de ses partisans médinois, prononça ses paroles : "Ces choses n'entrent pas dans une maison sans que l'avilissement n'entre dans les âmes de ceux qui l'habitent." (L'éditeur précise en note que, selon l'auteur du Mishkat el-Masabîh, le Prophète s'exprima ainsi afin de pousser ses partisans à combattre pour la foi, et les empêcher de s'adonner, par lâcheté, aux travaux agricoles" - Les Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, traduits en français et commentés par William Mac Guckin de Slane, première partie, Paris, Imprimerie impériale, 1863, p. 297).


Les théologiens musulmans ont fait de la guerre de conquête une action sainte : le combattant ne doit manier l'épée qu'instruit de sa religion et capable de l'enseigner. Aslama signifie à la fois "soumis" et "converti à l'islam", islamisé. La guerre, lancée après le da'wa, est en réalité un appel à la conversion et c'est l'ivresse de la foi qui soude les combattants en un seul corps et qui les conduit à la victoire. "Quant à l'esprit de corps, qui, dans les temps ordinaires, sert à unir les hommes ou à les désunir, note Ibn Khaldoun, à cette époque la religion musulmane offrait une suite d'événements qui dérogeaient aux lois de la nature. Tous les cœurs s'étaient empressés à la recevoir ; les hommes s'étaient dévoués à la mort pour la soutenir, et cela à cause des choses extraordinaires qui se voyaient alors : les anges venaient à leur secours sur les champs de bataille, les nouvelles leur descendaient du ciel, des communications leur arrivaient de la part de Dieu [...]" (op. cit. p. 431-432). L'islam fait ainsi de la conquête la forme supérieure de l'ascétisme religieux : "Il n'y a pas de monachisme en islam ; le monachisme de notre communauté, c'est le jihad", aurait dit Mahomet – qui est réputé avoir critiqué en ces termes un certain Akkaf b.Wad'a al-Hilali ayant choisi une vie de célibat : "Tu as donc décidé de te ranger parmi les frères de Satan ! Si tu veux être moine chrétien rejoins-les ouvertement. Si tu es l'un des nôtres, tu dois suivre notre sunna, et notre sunna est la vie dans le mariage" (le mariage, moyen de propagation et d'accroissement de la communauté, étant l'autre moitié de la foi : al-zawâj nisf al-îmân).


L'idéologie de la conquête développe une stigmatisation fonctionnelle du dominé, le mawla. "On disait que trois choses seulement pouvait interrrompre la prière, écrit Ibn Abd Rabbihi (860-940) : un chien, un âne ou un mawla [...] On raconte qu'Amir ibn Abd al Qays, connu pour sa piété, son ascétisme, son austérité et son humilité, fut interpellé en présence du gouverneur de l'Iraq Abdallah ibn Amir, par Humran, le mawla du calife Uthman ibn Amir, qui l'accusa d'insulter et de dénigrer le calife. Amir le nia, et Humran lui dit : "Fasse Dieu que votre espèce ne se multiplie pas chez nous !" Ce à quoi Amir répondit : "Fasse Dieu que votre espèce se multiplie chez nous !" On demanda à Amir : "Il vous maudit et vous le bénissez ? – Oui, répondit-il, car ses pareils nettoient nos routes, cousent nos bottes et tissent nos vêtements !" (cité par Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche-Orient, 1993, p. 62-63). Dans cette échelle de la stigmatisation utilitaire, la visibilité constitue l'ineffaçable preuve de l'origine et de la fonction, l'importation massive d'esclaves noirs identifiant couleur et statut. Le mot 'abd, note Lewis, "finit par ne plus signifier qu'"homme noir", qu'il fût libre ou esclave (id. p. 87). (C'est dans cet esprit que l'ascendance éthiopienne du calife Umar a pu ainsi être mise en avant par les chiites pour démontrer leur propre légitimité). L'œkoumène musulman, rayonnant, à partir du Moyen-Orient – guerre, commerce et prosélytisme – sur l'Europe du sud, l'Afrique du nord, l'Afrique sahélienne, la côte swahilie, Madagascar, l'Inde, l'Indonésie et l'Extrême-Orient a permis à ses juristes d'élaborer une manière d'échelle raciale, souvent associée à un déterminisme du climat. Ainsi les traits physiques et culturels des populations noires sont-ils vus comme des conséquences de l'exposition continue au rayonnement solaire, d'où résultent la "faiblesse de l'intelligence et la soumission à une gaieté délirante" (références dans : André Miquel, La géographie du monde musulman, 1975, Paris-La Haye : Mouton, p. 141). Cette "raciologie" qui recoupe les clichés chrétiens sur l'homme noir se résume par le jugement suivant, formulé par al-Abchihi (1388-1446) : "On dit que lorsque l'esclave est rassasié, il fornique et que lorsqu'il a faim, il vole" (cité par Bernard Lewis, op. cit. p. 138). Miquel, citant Masudi, fait remonter à Galien la liste des traits différenciateurs de l'homme noir : "cheveux crépus, sourcils clairsemés, larges narines, fortes lèvres, dents pointues, odeur prononcée, prunelles très noires, pieds et mains crevassés, parties génitales volumineuses et pétulance excessive" (op. cit. p. 141).

Mœurs et politique allant de conserve, l'organisation sociale des sociétés soudanaises (Bilad al-Sudan, pays de savanes et de plaines qui s'étend jusqu'à la zone forestière du 10° parallèle nord), est perçue, elle aussi, comme étrangère à la civilisation. "Au sud de ce Nil, écrit Ibn Khaldoun, existe un peuple noir que l'on désigne par le nom de Lemlem. Ce sont des païens qui portent des stigmates sur leurs visages et sur leurs tempes. Les habitants de Ghana et de Tekrour font des incursions dans le territoire de ce peuple pour faire des prisonniers. Les marchands auxquels ils vendent leurs captifs les conduisent dans le Maghreb, pays dont la plupart des esclaves appartiennent à cette race nègre. Au delà du pays des Lemlem, dans la direction du sud, on rencontre une population peu considérable ; les hommes qui la composent ressemblent plutôt à des animaux sauvages qu'à des êtres raisonnables. Ils habitent les marécages boisés et les cavernes ; leur nourriture consiste en herbes et en graines qui n'ont subi aucune préparation ; quelquefois même ils se dévorent les uns les autres : aussi ne méritent-ils pas d'être comptés parmi les hommes." (Les Prolégomènes... op. cit., 1863, p. 115.) C'est donc une guerre juste que celle dont l'objet est d'asservir ceux pour qui "le statut le meilleur et le plus avantageux au monde est de servir et d'être esclave" (al Farabi [872-950], cité par Lewis, op. cit. p. 86).


Étrangère à la temporalité du cycle agricole, la religion musulmane, au calendrier lunaire, est déconnectée des génies du lieu et des puissances de la fécondité – superfétatoirement récusés par le monothéisme, l'interdit de l'image, la mobilité et l'universalité du Livre. "Sa mère était orignaire de Faru dont les habitants sont des infidèles, qui adressent un culte idolâtre à des arbres et à des pierres, auxquels ils font des offrandes et adressent des invocations pour leurs affaires", écrit par exemple al-Maghili de Sonni 'Ali (dans Recueil des sources arabes concernant l'Afrique occidentale du VIIIe au XVIe (Bilad Al-Sudan), traduction et notes par Joseph M. Cuoq, éditions du CNRS, 1975, p. 408), l'accusant de n'avoir jamais abandonné les cultes Songhay. Au plan civil, le régime de parenté répond à la transmission d'un patrimoine et de valeurs représentés par le fonds de négoce, la succession instituant la dot et l'héritage des filles. Au plan religieux, la dématérialisation de l'ancestralité au profit d'une représentation anonyme et collective de la mort libère les fidèles pour des appartenances plus larges (idéalement l'appartenance à l'umma, la communauté des croyants). L'introduction de l'islam au Soudan accompagne ainsi une mutation politique et civile sous l'influence d'échanges avec l'extérieur : acculturation et déplacement du mode de production. Le roi, dispensateur de la fécondité de la nature pour son peuple (statut qui le fonde à accumuler et à distribuer les produits de la terre), est mis en position de courtier des biens marchands du royaume par la demande des commerçants étrangers. Ceux-ci sont aussi les médiateurs religieux de cette représentation du monde. La pression religieuse, militaire et commerciale de l'islam sur les monarchies africaines – les royautés résistant à l'avancée religieuse ou militaire adoptant une étiquette de gouvernement influencée par les sultanats islamisés – les a ainsi profondément transformées, mobilisant une classe de lettrés, porteurs d'une idéologie du pouvoir qui sont devenus les principaux agents de l'administration royale et de l'introduction des valeurs islamiques. "Les interprètes du roi sont choisis parmi les musulmans, ainsi que son trésorier et la plupart de ses ministres" écrit al-Bakri du roi de Ghana. L'islam est ainsi devenu en Afrique soudanaise la religion des sultans et des commerçants.


L'Égypte et la Nubie chrétienne : droit civil musulman, parenté et propriété
La région comprise entre la première et la deuxième cataracte du Nil a été, à partir du IXe siècle, une zone d'échange – armés et commerciaux – entre l'Égypte musulmane et la Nubie. La basse Nubie est devenue, de fait, une zone intermédiaire où se sont progressivement installés des musulmans, venus notamment du Hedjaz. Le système de parenté nubien étant de type matrilinéaire et la propriété du sol collective, les enfants nés d'unions de musulmans avec des femmes nubiennes devenaient, selon le droit musulman, personnellement héritiers des biens collectifs du clan auquel appartenait leur mère. Maqrizi (1364-1442) explique le droit matrilinéaire ainsi, à propos des Beja établis entre le Nil et la mer Rouge : "Pour justifier cet usage, les Beja allèguent que seule la naissance des fils de la sœur ou de la fille n'est point équivoque et qu'ils appartiennent incontestablement à la famille de leur mère, que celle-ci les ait eus de son mari ou d'un autre" - cité par Cuoq, Joseph, Islamisation de la Nubie chrétienne, VIIe-XVIe siècle, Paris, Geuthner, 1986, p. 47). (En Nubie, la propriété collective s'entendait aussi pour le commerce extérieur, centralisé par le souverain, seul dépositaire des produits échangés - Török, "Money, Economy and Administration in Christian Nubia", Études nubiennes, IFAO, 1978, p. 297-8.) Des traitants musulmans d'Assouan ayant, en contradiction avec le droit traditionnel et en contradiction avec les termes du traité passé entre Égyptiens et Nubiens (le Baqt), fait l'acquisition de terres, le roi de Dongola demanda au calife Al-Mamun la restitution des terres appropriées par les musulmans. L'historien Al-Mas'udi (mort en 956) a rapporté les termes de ce procès qu'il date de l'année 216 (831) (Les Prairies d'or, 1863, Paris, II, 22 et s.). Les juges d'Assouan, saisis, confirmèrent les principes en cause, validant succession patrilinéaire et propriété individuelle – et colonisation des populations concernées. L'aboutissement de cette acculturation juridique s'exprime par l'accession au trône chrétien de Nubie, en 1325, où c'est le fils de la sœur qui accède au trône (Ibn Hawqal, Kitâb sûrat al-ard, 57, cité par Miquel, op. cit., p. 192), d'un musulman, le Kanz al-Dawla b. Shuja' al-Din, neveu du roi chrétien Karanbas (Cuoq, op. cit. p. 100).

L'Afrique soudanaise : islam et commerce
L'expansion de l'islam au Soudan, c'est, avec la pénétration de marabouts, de traitants et de chefs de guerre, la maîtrise des circuits commerciaux, la mise en tribut (ou l'asservissement) des kafirs et l'histoire d'une mutation du droit civil. Cette expansion est portée par la recherche de l'or et d'esclaves – l'astronome Fazari, qui écrit dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, cité par al-Masudi, qualifie de "pays de l'or", les terriroires inconnus du Soudan. "L'or d'Awdaghust est le meilleur au mond et aussi le plus pur", écrit al-Bakri dans un ouvrage achevé en1068 (Livre des itinéraires et des royaumes, dans : Recueil... Cuoq, 1975, p. 84). Les premières conversions sont liées aux relations commerciales. Le roi de Tekrour, War Dyabi b. Rabis (mort en 432/1040), dans la vallée du fleuve Sénégal (pays Toucouleur), est le premier souverain à se convertir à l'islam. Quand la tradition orale associe la première dynastie du Tekrour à la forge et à la culture du sorgho, le sel d'Awlil et l'or du Tekrour (qui était exporté vers l'Égypte par le Fezzan) constituaient alors les principales productions recherchées. L'aition de la conversion du roi du Mali voisin est prototypique : elle démontre la supériorité de l'islam sur les croyances traditionnelles. Un savant musulman ayant invoqué Dieu après une longue sécheresse, la pluie vint enfin après sa prière. Convaincu de l'excellence de l'islam, le roi se convertit. "'Ali voyageait donc à l'intérieur de Ghana pour y commercer. Il résidait dans cette région et avait même accès auprès du roi, qui était un souverain fort important ayant sous ses ordres douze mines dont on extrayait de l'or. Une longue sécheresse survint dans le pays. La population se plaignit au roi. Cela se passait dans la ville de Mali. On offrit aux idoles des sacrifices, demandant leur assistance mais aucune assistance ne vint. Shaykh 'Ali s'apprêtait à partir. Le roi lui dit : 'Invoque donc ton Dieu, peut-être que Lui nous assistera !' Il lui répondit : 'Il n'est pas permis que vous adoriez d'autre que Lui'. Le roi dit : 'Quelle est donc la pratique de l'Islam ?" Personne ne bougeait. Alors, 'Ali proclama la vérité. Il sortit avec le roi vers la colline. Là, il se mit à prier et le roi imitait ses gestes, répondant amin aux invocations du shaykh. Au matin, la pluie arriva en abondance, faisant des torrents entre eux et la ville au point qu'ils durent rentrer en barque par le Nil. Cela dura sept jours et sept nuits" (al-Darjini, vers 1252, dans : Recueil..., op. cit., p 195). La description de Gao donnée par al-Muhallabi où "le roi du pays se déclare musulman", révèle l'existence de deux villes, l'une pour les marchés et les marchandises, l'autre, dotée d'une mosquée. Seuls les gens de cour portent tunique et turban. Al-Bakri indique que le titre du roi de Gao était "Kanda" et il précise que seuls des musulmans pouvait accéder au trône. Mais la cérémonie du repas du roi qu'il rapporte emprunte, d'évidence, aux rituels des monarchies traditionnelles. "Lorsque le roi s'assied (pour manger), on bat le tambour et les femmes des Sudan dansent en laissant flotter leur abondante chevelure ; pendant ce temps, toute affaire est suspendue en ville jusqu'au moment où le roi a achevé son repas, dont on jette les restes dans le Nil. Alors s'élèvent aussitôt des clameurs et des cris qui informent le peuple que le roi a terminé (heureusement) son repas." (Recueil..., op. cit., p. 108). L'intronisation du roi par la remise d'un Coran révèle la double appartenance du pouvoir. De fait, la cour est musulmane et le peuple reste étranger à cette évolution qui concerne la ville. Marque de cette ambivalence, la "fétichisation" du Coran. La tradition rapporte ainsi, chez les Kotoko (infra) – les exemples de cette pratique sont multiples – l'utilisation, lors de l'intronisation, d'un Coran recouvert de peau et "caché aux regards" (Dessin du dessein : esquisse d’une représentation spatiale de la royauté sacrée I - 3.4 : Le rituel et le politique).

Ce contact a été l'occasion d'un choc inégal entre les mandataires d'une société stratifiée et hiérarchisée, organisée en vue de la mise en tribut et de la maîtrise commerciale, et des sociétés lignagères isolées, segmentées ou faiblement fédérées. Cette inégalité a donné prise à la conquête, à la vassalisation et à une ponction économique où la capture d'hommes voués à la servitude a constitué un élément majeur et parfois exclusif. C'est la remarque du voyageur, géographe et linguiste Heinrich Barth qui visita le Soudan, du Bornou au Mali, dans les années 1850 et qui accompagna l'armée du sultan Omar dans une razzia contre les Mousgou, en 1851. "Plus d'un lecteur, j'en suis convaincu, se sera demandé, en pensant à ces inhumaines chasses d'esclaves et aux tributs honteux prélevés ainsi sur des hommes, s'il ne serait pas d'une politique plus sage, de la part des États mahométans, de laisser les malheureuses peuplades païennes cultiver paisiblement leurs belles contrées, en se contentant d'exiger d'elles un large tribut [...] A la vérité [...] le bétail n'ayant guère de valeur pour eux, non plus que le blé et les autres céréales, les esclaves constituent la seule chose que les indigènes puissent donner à leurs oppresseurs" (Heinrich Barth, Voyages et découvertes dans l'Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855, tome III, p. 60-61, 1861, Paris, A. Bohné).

Heinrich Barth, Voyages et découvertes dans l'Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855 : une razzia d'esclaves chez les "Kirdis"
L'ouvrage de Barth constitue un témoignage de première main sur le tribut humain prélevé par les royaumes musulmans dans les populations de kirdis. Alors que Barth avait pour projet initial d'aller du Bornou vers la côte orientale de l'Afrique, il fait état de la difficulté d'avoir à "forcer la première barrière qui s'élève entre l'islamisme et le paganisme" (op. cit., p. 157), fruit d'une histoire faite de razzias visant à la capture d'esclaves..."Que le lecteur se figure la situation politique de cette partie du globe. Pendant les huit ou neuf derniers siècles, il s'y est formé des royaumes mahométans plus ou moins considérables, qui se sont constamment avancés vers les populations nègres du midi, restées fidèles au paganisme [...] Tous les ans on entreprend encore, dans la saison favorable, des expéditions qui ravagent ces malheureuses peuplades par le fer et par le feu. De la sorte, au lieu de relations pacifiques, il s'est formé une frontière sanglante entre ces pays, limite désormais plus difficile à franchir que les monts de la Lune, que l'on considérait autrefois comme l'obstacle à toute relation avec les régions équatoriales de l'Afrique" (p. 156).

Parti de Koukaoua le 25 novembre 1851 avec l'armée d'Omar en expédition contre le Mandara (p. 6), Barth suit le vizir chargé de mener une "razzia contre les Mousgou" quand, le chef du Mandara ayant accepté ses conditions, Omar rebrousse chemin avec un détachement (p. 21). Son vizir, qui poursuit la razzia, justifie la traite en expliquant "qu'il n'y avait que ce moyen de se procurer des armes à feu" (p. 15). Le souvenir de ces raids, organisés à partir du Bornou ou du Baguirmi, est encore vivace dans la tradition orale des populations victimes – comme on peut le constater, aujourd'hui, dans la région concernée – dont l'organisation politique, fondée sur le lignage, n'était pas en mesure d'opposer une résistance frontale à ces incursions et dont les divisions aggravaient la vulnérabilité. C'est la jonction de trois colonnes françaises (Lenfant, Foureau-Lamy, et Jolland-Meynier) à proximité du lac Tchad, en 1900, et la mort de Rabah, qui mettront fin à cette situation. Barth note, à l'approche du pays Mousgou, l'arrivée d'une "troupe de 200 cavaliers Foulbe [venus] se joindre à notre armée, car les Foulbe et les Kanori ont un intérêt commun à l'extermination de ces tribus indépendantes" (p. 28). Barth décrit la soumission d'un chef Mousgoum rallié aux pillards. "Cet Adischen offrait un triste exemple de la manière dont ces peuples païens travaillent à leur propre perte. La nation Mousgou est tellement entourée d'ennemis, de tous côtés, que la plus grande union pourrait seule la sauver d'une ruine imminente ; au lieu de cela, elle est morcelée en plusieurs fractions qui, bien loin de se soutenir, se réjouissent réciproquement des malheurs qui leur arrivent. La quantité de cours d'eau et de marécages, qui coupent le pays en tout sens, peut seule expliquer comment il a pu résister jusqu'à un certain point aux attaques de l'ennemi et se trouve encore si fortement peuplé dans quelques districts [...] Cette malheureuse tribu finira par disparaître [...] lorsqu'elle essuie chaque année, de tous les côtés à la fois, des attaques qui lui coûtent des centaines et même des milliers d'hommes qui périssent à la fleur de l'âge" (p. 31-32).

"Pour pouvoir apprécier à sa juste valeur la cruauté de ces chasses d'esclaves, il faut remarquer que non seulement on n'emporte que les jeunes prisonniers en massacrant les vieux, mais que la famine suit ordinairement ces razzias et tue une foule de ceux qui ont eu la chance d'échapper à l'esclavage" (p. 33). "Le village où l'armée était campée s'appelait Kakla, et constituait l'un des plus importants du pays des Mousgou. Ce jour-là on prit un grand nombre d'esclaves, et le soir on en rapporta encore d'autres, après un combat où périrent quatre cavaliers du Bornou. On évaluait le nombre total d'esclaves à mille, mais il n'y en avait bien certainement pas moins de la moitié. On tua sans pitié tous les hommes adultes, pour la plupart grands mais aux traits peu avenants, ou plutôt, on les laissa périr misérablement, après leur avoir coupé une jambe. Ces infortunés étaient cent soixante-dix" (p. 36-37). "Nous avancions toujours si lentement néanmoins, que la population valide des endroits menacés avait ordinairement le temps de fuir, ne laissant tomber aux mains de l'ennemi que les infirmes, les vieilles femmes et les enfants, ces derniers, pussent-ils courir assez vite, n'étant pas assez grands pour pouvoir traverser les marais profonds. Ici encore, on en prit un grand nombre" (p. 40).

Constatant la présence de tertres funéraires sur sa route et cherchant, sans succès, à en connaître la signification, Barth note que "les morts jouent un rôle très important chez toutes les peuplades païennes ; de là proviennent les grands soins dont ils sont l'objet. Chez les tribus converties à l'islamisme au contraire, c'est tout au plus si on ne laisse pas les hyènes dévorer les cadavres" (p. 35). "Ce fut là [à Baga] que, malgré la fête musulmane Aïd El Mouloud, du 4 janvier, il fut procédé pendant les deux jours suivants au partage provisoire des esclaves ; opération qui ne fut troublée que par des scènes navrantes, inévitables en présence de la quantité de tout petits enfants que l'on avait enlevés. Un grand nombre de ces pauvres petits êtres furent arrachés sans pitié et pour jamais aux bras de leurs mères. Il n'y avait presque pas d'hommes adultes parmi tous ces infortunés" (p. 47-48). "Quoique les razzias semblassent n'avoir pas été très fructueuses en quelques endroits, le butin total se composait d'un bon nombre d'esclaves ; on disait 10 000, mais il n'y en avait probablement pas plus de 3 000, car les chefs d'armée exagèrent ordinairement en pareil cas, par amour-propre personnel. Le visir reçut le tiers de ce nombre, qui s'augmenta encore de 800 esclaves pris, pendant notre séjour à Baga, dans le petit domaine d'Adischen (naturellement de concert avec ce digne chef) et que le visir s'appropria purement et simplement à lui seul. Il rendit cependant hommage à l'obésissant vassal en lui remettant deux cents des femmes, les plus âgées, lui disant amicalement qu'elles pouvaien cultiver la terre dont il reviendrait plus tard aider à consommer les produits" (p. 60).

Pour échapper aux razzias : la soumission, la vassalité ou la conversion – qui ne libèrent pas de la traite. A proximité du pays Mousgoum, les Kotoko furent ainsi mis en tribut. "Peu de temps avant ou après son avènement au trône, un des chefs du cheik Mohammed El Kanemi envahit le pays et réduisit à l'état de vasselage le Logone, qui paie depuis lors au Bornou un tribut annuel de cent esclaves et d'autant de tuniques" (p. 77). "Le vieux miara Sale [chef de Logone-Birni] que visita Denham, était le père du prince actuel Youssouf, et passe pour le premier petit monarque du pays qui se soit converti à l'islamisme. Selon d'autres, le premier roi musulman était plus ancien, ce qui ne me paraît pas improbable, attendu qu'il résulte incontestablement des noms mêmes de quelques-uns de prédécesseurs de Sale, qu'il s'était produit bien plus tôt une influence, au moins extérieure, de l'islamisme. Quoi qu'il en soit, la religion mahométane ne date guère de plus de soixante ans dans le pays ; certains habitants de la ville même se rappellent encore fort bien que leurs pères étaient nés païens et ne s'étaient convertis que plus tard à l'islamisme. Mais ce dernier n'y existe encore qu'à l'état le plus grossier, et toute la science religieuse des habitants consiste, sauf pour quelques personnages éminents, en un petit nombre de phrases apprises aveuglément par cœur, et dans la pratique de la circoncision. Dans les campagnes, au contraire, la plupart des habitants professent encore le paganisme" (p. 82).

L'expansion de l'islam au Soudan, avec la mise en place des premiers circuits commerciaux, puis les djihad africains (dès la fin du XVIIe siècle jusqu'à Dan Fodie - "qui leva le drapeau de l'union religieuse et politique [...] des Foulbe" écrit Barth, p. 219-220 - ou Samori Touré), avec la diffusion de la confrérie sénoussite, les conquêtes de Gaourang ou de Rabah et la vassalisation des populations riveraines, a eu pour conséquence une aggravation de la traite.

La voie du Nil et la traite orientale
Le Nil étant la principale voie de communication entre la Méditerranée et la moitié orientale de l'Afrique, le commerce tel qu'on peut l'observer au Soudan est, de fait, "un index de tout le commerce intérieur du continent" note Bayard Taylor (A journey to Central Africa : or, Life and landscapes from Egypt to the Negro Kindoms of the White Nile, New York : G. P. Putman, 1862, p. 384). Visitant le sud de l'Egypte dans les années 1810, l'orientaliste Burckhardt note qu'"il n'y a pas une seule famille qui ne soit intéressée, plus ou moins, avec quelque activité marchande, en gros ou en détail, et les Berbères et les Shendy apparaissent comme une nation de marchands au sens strict du mot" (Travels in Nubia, by the late John Lewis Burckhardt, London : John Murray, 1819, p. 324). Burckhardt évalue, selon une "estimation modérée", à 40 000 le nombre d'esclaves en Egypte, esclaves masculins pour les deux tiers (id. p. 342-343). Lors de son séjour en Nubie, il constate qu'"il n'y a guère de village où l'on n'en trouve". "J'ai des raisons de penser, précise-t-il, que les esclaves exportés du Soudan vers l'Egypte et l'Arabie constituent une petite partie par rapport à ceux qui sont conservés par les Musulmans des régions du sud." "Chez les Berbères et les Shendy, il n'y a pas une maison qui ne possède un ou deux esclaves, on en voit fréquemment cinq ou six dans la même famille, occupés aux travaux des champs et au gardiennage du bétail", les notables en possédant "par douzaines". Burckhardt évalue leur nombre sur les rives du Nil, de Berber à Sennaar, à 12 000 (p. 342-343). Observant les transactions du marché de Shendy, il estime le nombre d'esclaves vendus à "environ cinq mille" par an, remarquant que la plus grande partie d'entre eux a moins de quinze ans. Ils sont répartis en trois "classes" : moins de 10-11 ans, entre 11 et 14-15 ans – les plus appréciés – et ceux de 15 ans et plus, ces derniers principalement achetés par les Bédouins qui les emploient comme bergers (p. 324-325).

L'omniprésence de l'esclave en fait un objet d'échange commun, à défaut de monnaie. Unité de compte théorique dans la traite atlantique, sous l'étalon de "pièce d'Inde", l'esclave est ici une marchandise universelle et, de fait, une monnaie. "Peu d'esclaves sont introduits en Egypte sans avoir changé plusieurs fois de maître, avant d'être établis dans une famille, note Burkhardt" (p. 325). Il énumère ainsi les multiples acquisitions dont un esclave venu de Fertit peut faire l'objet avant d'être amené au Caire et déclare avoir vu à Shendy et à Esne des esclaves "achetés et vendus deux ou trois fois avant de quitter le marché" (p. 326). "En fait, conclut-il, les esclaves sont considérés au même titre que n'importe quelle marchandise, et passent continuellement d'un marchand à un autre". "Le terme utilisé [pour désigner l'esclave] Ras (head) est le même que celui qui est utilisé pour les espèces animales" ; un homme est dit ainsi posséder dix têtes d'esclaves comme il possèderait cinquante têtes de mouton (p. 327). "Le Vice-roi d'Egypte organise régulièrement, une ou deux fois dans le cours de l'année, une véritable chasse dans les Monts Nuba et les régions avoisinantes, pour capturer des noirs par ruse ou par force soit dans le but de payer les arriérés dus à ses troupes du Kordofan avec ces malheureux au lieu d'argent frais, soit pour augmenter ses revenus par la vente de ses semblables" (Ignatius Pallme, Travels in Kordofan ; embracing a description of that province of Egypt, and of some of the bordering countries, London : J. Madden and Co, 1844, p. 306). Le fait est confirmé par A. T. Holroyd ("Notes on a journey to Kordofan", Journal of the Royal Geographical Society, IX, 1839) qui écrit à propos de ces razzias (le terme utilisé est Ghaziyeh [Ghazzua]) terme associé à la réduction des infidèles) que "les femmes enceintes et les jeunes enfants sont alloués aux soldats au lieu de numéraire et à valeur de la moitié de leurs arriérés" (p. 177).

Tippo-Tip : traitants arabes et pénétration du continent africain
Héritière d'un système d'échanges ancien préexistant à la venue des Européens dans l'océan Indien, la traite sur la côte swahilie et dans la mer Rouge est organisée par les commerçants arabes qui y possèdent des comptoirs et par les sultans (Oman, Mascate, Quiloa, Zanzibar). Dans sa biographie de Tippo Tip (Hamed ben Mohammed el Murjebi) l'un des principaux traitants en Afrique orientale et centrale, François Renault estime "à proprement parler, [que] le nombre des Arabes résidant en ces régions était fort restreint : une quarantaine environ en 1890 [...] Ils se trouvaient à la tête d'une vaste hiérarchie aux multiples échelons et exerçaient une domination plus ou moins étendue autour de leurs bases d'opérations, elles-mêmes reliées par des routes ou la navigation fluviale [...] Un groupe beaucoup plus nombreux était celui des Ngwana ["hommes libres"]. Très acculturés aux Arabes, ayant adopté leur religion et beaucoup de leurs coutumes, on les trouve souvent englobés sous ce qualificatif bien que faisant partie de la population swahili. Ils participaient aux opérations commerciales soit à leur propre compte, mais alors à une petite échelle, soit en formant, suivant leurs capacités, les cadre supérieurs et subalternes d'entreprises plus vastes dirigées par les Arabes. Ils restaient dans l'entourage immédiat de ces derniers ou conduisaient à leur service des expéditions qui se prolongeaient parfois durant plusieurs années. Le gros des troupes était composé par les Tamba-Tamba (ou Rouga-Rouga)." "Ce terme désignait des jeunes, souvent des adolescents, qui rejoignaient d'eux-mêmes les bandes dirigées par les Ngwana pour partager leur vie d'aventure, ou se voyaient enrôlés plus ou moins de force à la suite de l'attaque d'un village [...] Exercés au métier des armes, conscients par ce fait d'une supériorité par rapport aux populations qui n'en possédaient pas, animés du désir de se faire valoir pour recueillir une plus grande part du butin et monter dans la hiérarchie, ils s'acquirent une redoutable réputation." "C'est tout cet ensemble ["une vingtaine de milliers, auquel s'ajoutait leur entourage, femmes et serviteurs"] que l'on englobait souvent sous le qualificatif "arabe", non à cause de l'origine de ses éléments, mais parce qu'il formait la structure mise en place et dirigée par les traitants venus de Zanzibar" (Tippo-Tip. Un potentat arabe en Afrique centrale au XIXème siècle, Société française d'histoire d'outre-mer (SFHOM) - Paris - 1988, p. 209-212).

La pénétration arabe en Afrique centrale
(carte extraite de : Jan Vansina, Kingdoms of the Savanna, The University of Wisconsin Press, 1966, p. 237)

Dans son autobiographie, écrite en swahili (F. Bontinck, L'autobiographie de Hamed ben Mohammed el Murjebi Tippo Tip (ca 1840-1905), ARSOM, NS XLII-4, Bruxelles, 1974), Tippo Tip, qui passe pour avoir été l'un des principaux négriers de la côte orientale, ne fait pratiquement pas référence à la traite d'esclaves. Il se présente comme un négociant en ivoire. Mais la manière dont il opère, dès sa première traite, ses porteurs ayant déserté, ne laisse aucun doute sur ses dispositions : il fait saisir des hommes et réunit "huit cent porteurs en l'espace de cinq jours". "C'est après cette action, commente-t-il, qu'on me surnomma Kingugwa, le léopard, car le léopard attaque tantôt ici, tantôt là. Alors je les attachai tous à des fourches de bois et je me rendis avec eux à Mkamba" (p. 48). Quand bien même les captifs vendus comme esclaves étaient aussi utilisés pour transporter l'ivoire à la côte ("ivoire blanc et ivoire noir"), Tippo-Tip utilisait surtout des porteurs rétribués, notamment nyamwezi, les expéditions vers l'intérieur requérant le transport de marchandises de troc. Ainsi, pour son deuxième voyage vers l'intérieur, il charge une caravane de 700 porteurs. Ce commerce est aussi une exploration, au risque des découvreurs. Qui ravagent ainsi à leurs dépens des champs de manioc sans connaître les préalables à cette consommation : "700 hommes souffraient de vomissements et de diarrhée. Leurs vomissures et leurs selles étaient blanches comme du papier, et une quarantaine d'hommes moururent" (F. Bontinck, op. cit., p. 73-74). (Le manioc en cause renferme un suc vénéneux, la linamarine, contenant de l'acide cyanhydrique – à la différence du manioc doux, Manihot esculenta Crantz qui peut être consommé sans rouissage.) L'explorateur Trivier le voit ainsi : "Avant tout Tippo-Tib est marchand". "C'est un métis d'arabe et de négresse [...] Tout indique l'origine noire ; c'est néanmoins une belle figure, qui doit en imposer aux masses" (Trivier, Elisée, Mon voyage au continent noir. La Gironde en Afrique. Paris et Bordeaux. Firmin-Didot & Cie. J. Rouam & Cie. G. Gounouilhou. 1891. p. 85). (Herbert Ward, qui le rencontre en 1887, A Voice from the Congo, Londres, 1910, p. 61-62 écrit de lui : "He was possessed of personal virtues which contrasted strangely with his professional depravity".) La lecture de l'autobiographie confirme cette première fonction : un chasseur d'ivoire avec des moyens de guerre. Préparant une expédition, il écrit : "J'achetai aussi une grande quantité de poudre que je fis transporter à Mnazimoja, et de là, à Baghani dans ma maison. La quantité de poudre était énorme"... (p. 61). "Nos affaires étant terminées, nous redescendîmes vers la Côte"... (p. 57). "Le troisième jour ils demandèrent où nous voulions aller. Nous leur répondîmes : "Là où l'on nous vendra de l'ivoire" (p. 80). "Il nous restait toujours beaucoup de marchandises, et nous comprîmes qu'il n'y avait plus tant d'ivoire ici" (p. 84).

Les hauts faits qui fondent la réputation de Tippo-Tip illustrent le type de commerce qu'il exerce, commerce armé, de pionnier ou de prédation. Il accède ainsi dans une région où il y a énormément d'ivoire, chez les Bena Sala, sur la rive droite du Lomani. "On nous apporta quantité d'ivoire à des prix abordables :deux bracelets, un collier de cauris et une pièce de tissu pour trois ou quatre frasilahs d'ivoire (1 frasilah = environ 16 kilogrammes). Vraiment, l'ivoire n'y avait aucune valeur. En somme, on pouvait donner ce que l'on voulait et dire : "Va-t-en vite". Mais après douze jours, l'ivoire se fit tout de même rare" (p. 88). "Au Rumani, quand on abattait un éléphant, on mangeait la viande ; les défenses, on les mettait dans les cases pour en barricader l'entrée ; avec d'autres on faisait des pilons pour réduire les banane en pâte dans les mortiers ; d'autres servaient à faire des trompes, tandis que d'autres encore étaient tout simplement jetées en forêt où elles étaient rongées par des animaux, tels que les rats, ou pourrissaient en répandant une mauvaise odeur" (p. 110).

Tippo Tip veut se rendre chez le vieux chef Samu, en Itawa, au-delà du lac Tanganyka, réputé "avoir tué beaucoup d'Arabes, de même que des Besars [d'Oman] et des gens de la côte". On l'en dissuade : "Quand les gens viennent chez lui, il leur montre l'ivoire, accepte les marchandises d'échange, mais ensuite, il les tue et vole tout" (p. 49). Après avoir vaincu les indigènes "nous décidâmes donc de nous approprier tout l'ivoire déposé au village. Nous pesâmes toutes les pointes [défenses], grandes et petites ; elles pesaient environ 1950 frasilahs ; en outre, il y avait plus de 700 frasilahs de cuivre du Katanga, ainsi qu'une grande quantité de sel [provenant du Haut-Katanga] (p. 54). Chez les Lunda : "Nous nous battîmes pendant tout un mois ; finalement nous prîmes le village du Kazembe qui fut tué dans le combat. Nous fîmes un énorme butin de guerre : un grand nombre de fusils, beaucoup d'ivoire et une innombrable foule de prisonniers" (p. 77). La chasse à l'ivoire ressemble en effet à une expédition de guerre : "Ils allumèrent des feux, battirent le tam-tam de guerre et se mirent à fumer qui du chanvre, qui du tabac amer" (p. 52). Trivier commente : "C'est parce qu'ils sont unis, bien commandés et obéissants sous la main d'un maître, qu'ils [les 3 000 ou 4 000 Arabes du Zanguebar] ont conquis cette énorme portion de continent et qu'ils y font la loi, c'est le défaut d'entente, les divisions, les stupides guerres intestines et l'absence de toute direction d'ensemble qui mettent les noirs à la merci d'une bande d'aventuriers musulmans" (op. cit., p. 86). Tippo-Tip devint chef chez les Kasongo ("En réalité, j'étais le véritable chef" - 95), règlant les palabres, appliquant le droit coutumier et restant, de fait, chasseur d'ivoire. La localité voisine de Nyangwe étant "l'un des plus gros marché d'esclaves d'Afrique centrale" (Vansina, op. cit., p. 238).


Tippo-Tip ethnologue : la fonction cheffale chez les Basonge...

Accédant chez les Warua, qui ne connaissaient pas les fusils (qu'ils prennent pour des pilons : "Nous répondîmes : – Bien sûr , ce sont des pilons") puis dans "la région nommée Mfisonge" [chez les Basonge ou Songye] (p. 86), Tippo Tip, avec une page inattendue d'ethnographie, fait pénétrer au cœur du questionnement ici abordé, celui du contact des cultures et des structures sociales. "Dans ces régions, explique-t-il, la dignité de chef n'est pas héréditaire : des hommes venus d'une autre région payaient aux gens du pays le privilège d'être leurs chefs. Alors, il les reconnaissaient comme leurs chefs pour une période de deux ans. Quand un chef était ainsi investi, un autre homme, venu de loin, construisait son habitation dans la forêt voisine ; il donnait aux gens des marchandises, des esclaves, des chèvres, divers articles de traite, des perles, de l'huile de palme jusqu'au moment où, après deux ans, le premier quittait ; alors le deuxième prenait sa place. C'est ainsi que se transmet le pouvoir là-bas". Après la théorie, la pratique, Tippo-Tip poursuit : "Survint un indigène [...] qui se nommait Pange Bondo. Il m'apporta quatre pointes, je crois, et me proposa un pacte d'amitié. Je lui répondis : "D'accord, tu seras mon ami". Et il me raconta : "Voilà, j'étais le chef de cette région ; selon notre coutume, quand on est né fils de chef, on a le droit de devenir chef également. Seulement ici, quand un chef de clan abandonne le pouvoir, le chef d'un autre clan lui succède et cela autant de fois qu'il y a de clans auxquels ce droit revient ; le chef exerce ce pouvoir durant deux ou trois ans, puis il dépose son mandat et un autre prend sa place". Mais lui, Pange Bondo, son terme expiré ne voulut pas s'en aller. Il s'ensuivit une bataille et le chef qui, selon la coutume, aurait dû lui succéder fut tué. On choisit un autre successeur et on dit à Pange Bondo : "Toi, tu ne seras plus jamais chef ici, ni personne de ton clan, ni aucun de tes descendants, jamais, car tu as enfreint notre coutume". "Ainsi Pange Bondo savait qu'il ne deviendrait plus chef ; quand son tour venait, un autre homme était désigné comme chef" (p 88).

Quelque temps plus tard, Pange Bondo arrive au camp de Tippo Tip avec des hommes : "Maintenant que je suis ici, je vous demande d'appeler ceux qui sont venus avec moi et de m'investir de nouveau comme chef" [...] Je fis donc appeler tous ces indigènes et leur dit que s'ils voulaient retrouver la paix et leurs enfants, ils devaient reconnaître Pange Bondo comme chef. Ils donnèrent leur consentement en ajoutant : "Rendez-nous nos fils". J'acceptai et cette même nuit, Pange Bondo fut de nouveau proclamé chef. Ils prirent de la terre glaise, la malaxèrent avec un peu d'eau et en enduisirent sa tête. Puis on fit un bonnet et on le lui mit sur sa tête et le bonnet s'y fixa bien. À son cou, ils attachèrent un collier de dix poussins ; puis ils l'installèrent sur un siège. Et ainsi, il était de nouveau revêtu du pouvoir de chef. Durant dix jours, il devait garder la tête enduite d'une couche de glaise et surmontée du bonnet, de même, son collier de poussins vivants ou morts" (p. 92). Au-delà de cette intervention directe du traitant étranger dans la politique locale, c'est la question du contact de deux mondes qui est posée. La société songye se distingue par une organisation sociale fondée sur une rotation des fonctions cheffales (auxquelles les différents lignages accèdent ainsi successivement) et une dualité constitutionnelle associant un clan étranger et des clans autochtones. Dans le mythe d'origine, les figures du guerrier, du chasseur et de l'agriculteur s'associent dans une représentation du monde qui fonde l'ordre politique traditionnel. Avec diverses variantes, le rituel d'investiture des chefs songye utilise la terre blanche, une boule de kaolin tenue par l'impétrant, ou l'application de marques blanches sur son corps. Le mythe exprime à sa manière la constitution politique et les fonctions sociales d'une "écologie" spécifique et d'un monde clos qui n'est évidemment pas armé pour résister à l'avancée des traitants, arabes ou européens.


La traite zanzibarite : des banquiers indiens
Les mémoires de Tippo-Tip permettent d'apprendre que les banquiers de la traite arabe sur la côte swahilie sont indiens : des Banians, représentants de la firme Jairam Sewji de Bombay. En 1835, le sultanat avait affermé les douanes de l'île à cet établissement. A partir 1876, la ferme des douanes est attribuée à Taria Topian, un ismaélien (qui fut le banquier de Tippo-Tip), contre une rente annuelle de 350 000 dollars et pour une durée de cinq années. "Je n'aimais pas m'approvisionner auprès des Banians, dit Tippo-Tip, parce que les Banians des douanes agissaient à leur guise ; perfides, ils faisaient tout ce qu'ils voulaient comme s'ils étaient des sultans" (p. 59). Le financement des expéditions vers l'intérieur n'était pas sans risque. Bontinck fait mention, citant le voyageur Thomson (op. cit. p. 192), du marchand arabe Amer ben Saïd, établi sur la rive occidentale du Tanganyka "depuis de longues années", endetté à la Côte et ne pouvant y retourner "avant d'avoir amassé assez d'ivoire pour payer ses créanciers". Tippo-Tip, fils d'un marchand arabe avec qui il a fait ses premières armes, était parfaitement intégré à la société des traitants zanzibarites. Rapportant la négociation d'un prêt, il précise : "À cette époque, je n'avais à Zanzibar ni plantation ni même une habitation ou autre propriété. Mais j'avais ici à Zanzibar une femme, fille de Salum Abdallah el-Barwanijew [al-Barwani] ; celle-ci possédait beaucoup de biens tant à Zanzibar qu'à Mascate" (p. 60).

Les traitants réunionnais font souvent référence à la Matatana pour le commerce des esclaves. De fait, avant l'essor de la souveraineté merina, des groupes se qualifiant d'antalaotra (venus de la mer) et revendiquant une ascendance arabe – également établis dans le nord et l'ouest de la Grande île – entretiennent avec le monde swahili et des traitants venus de la mer Rouge des relations commerciales suivies. Vers 1516, Duarte Barbosa décrit ainsi Madagascar : "... A une distance de 70 lieues du cap Corrientes, il y a une grande île nommée Saint-Laurent, dont l'intérieur est peuplé de payens et dont les ports sont habités par des musulmans" COACM, I, p. 53-54). L'arrivée des Portugais a réfréné un commerce avec Mascate et le golfe persique qui concernait aussi la traite des esclaves et qui a été revivifié par la demande des Mascareignes. Gabriel Ferrand (Les musulmans à Madagascar et aux îles Comores, III, 1902, Paris : Ernest Leroux) nous l'avons déjà noté, a relevé l'origine arabe des termes concernant l'esclavage et la traite à Madagascar. Le projet de colonisation anglaise de Rupert, écrit en 1643, fait état de "Portugais [qui] en allant de Mussamberg (Mozambique) dans l'Inde touchent toujours à l'île Saint-Laurent (Madagascar) pour y acheter des esclaves qu'ils emmènent dans leurs colonies ; il y a environ dix-sept ans, j'ai pris une jonque (boutre) chargée d'esclaves des deux sexes et de bois de santal ; elle venait de Mussamberg (Mozambique), avait touché à l'île de Saint-Laurent et, après y avoir pris sa cargaison, elle se rendait à Goa, comme nous l'apprit son passeport portugais" (COACM, III, p. 181). Dans ses Mémoires, François Martin parle incidemment de la traite qui a cours sur la côte ouest de l'île, faite par des Anglais, des Portugais ou des Arabes. Avant la reprise de Mascate par les Omanais en 1650, port qui commande l'entrée du golfe Persique et qui constitue une marche sur la route de l'Inde, Moka et le golfe d'Aden constituaient les destinations des opérations de traite sur la côte orientale de l'Afrique et à Madagascar. Jean de la Roque, "Capitaine de vaisseau et Directeur d'une Compagnie de Négocians de Saint-Malo" ("qui se sont avisés les premiers de faire le commerce du Café en droiture") écrit qu'au port de Massali, au nord-ouest de Madagascar, "il y a de ce côté là une habitation d'Arabes qui trafiquent avec ceux de Mascate où est le port de même nom, proche le golfe de Perse, et qui construisent des vaisseaux qu'ils chargent d'esclaves, et d'autres marchandises" (Voyage de l'Arabie heureuse : par l'Océan oriental, et le détroit de la Mer Rouge : fait par les François pour la première fois, dans les années 1708, 1709 et 1710, 1716, Paris : André Cailleau, p. 1 et 9-10).

Cette destination est connue des traitants de la Compagnie : le journal de la Méduse fait état d'une arrivée à Massali le 31 août 1729 et d'un départ pour Bourbon, le 25 octobre, avec 318 noirs (memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/indes/armement). Le royaume Merina a entretenu avec les intermédiaires côtiers en cause des échanges suivis dans lequel le commerce des esclaves tenait une place notable. Un texte daté de 1640 dont l'auteur n'est pas connu, intitulé "A voyage in ye ship Frances from Mossambique for St-Laurence" présenté par Stephen Ellis (Omaly sy Anio, 9, 1979, p. 151-166) précise : "A cette rivière [la Mahavavy] viennent les Hoves avec leurs caravanes en mars et avril avec 10 000 têtes de bétail et 2 ou 3 000 esclaves" (p. 163). Le capitaine Walter Peyton, rapporte, dans sa relâche à Mohely de 1614, que les habitants de Domony "sont en relations commerciales suivies avec Malindi, Mogdicho, Mombaz, l'Arabie et Madagascar, où ils vont chercher des esclaves, qui y sont abondants à cause des guerres civiles continuelles que se font les rois de cette île ; ces esclaves, qu'ils vendent de 9 à 10 piastres, sont revendus aux Portugais 100 piastres" (COACM, t. 2, p. 84). Il est probable que la capture de prisonniers destinés à être vendus constituait un objet de ces "guerres civiles". L'expression, qu'on entend parfois aujourd'hui sur les Hauts-Plateaux quand il est question des Réunionnais d'origine malgache : "Nous les avons échangés contre des fusils", n'est pas sans titre : "Et ces captifs, ceux avec lesquels on achète des fusils : vous les garderiez pour vous ! Avec quoi, alors, Andrianampoinimerina achètera-t-il des fusils ?" (discours de Hagamainty dans les Tantara ny Andriana, p. 913, Tananarive : Impr. officielle, 1908). En 1616, le Père Mariano note qu'il part "presque tous les ans des fustes [boutres]" de "Lamou, Pata, Empasa [Mombaz]" pour le Boina, puis, en 1619, que des "Arabes d'Arabie [comme ceux de Pata] visitent chaque année Mazalagem [Boina] et Sada [la baie d'Anorontsanga actuelle], pour y acheter de nombreux esclaves qu'ils emmènent dans leur pays" (COACM, t. 2, p. 213 et p. 312). La "relâche de Pieter van den Broecke aux îles Comores", en 1614 rapporte qu'à Anjouan "les esclaves des deux sexes, qui y sont nombreux, viennent surtout de la Terre du Prêtre-Jean, de l'Éthiopie et de Madagascar ; ils ne coûtent pas cher et font de bons serviteurs" (COACM, t. 2, p. 92-93). "A l'époque des moussons, précise-t-il, les Anjouanais vont à Madagascar dans leurs navires ou boutres, dont les bordages sont cousus avec du coiro [fils de bourre de noix de coco], et non pas cloués ; ils y achètent du riz, du millet, de l'ambre gris et des esclaves qu'ils portent en Arabie, dans la mer Rouge, pour les échanger contre des étoffes indiennes, des cotonnades et de l'amfion [opium]" (COACM, t. 2, p. 93).

Dans les années 1870, la moyenne annuelle de déportation des esclaves à partir de la côte orientale d'Afrique est évaluée à 35 000, principalement dirigés sur Zanzibar. Élisée Trivier, accédant dans la région du lac Nyassa ([lac Malawi] (Trivier, op. cit. p. 348-349) rapporte l'observation suivante : "A neuf heures, nous passions tout près d'un campement abandonné où nous trouvâmes des fourches à esclaves. La traite a beau être défendue, il n'en passe pas moins sur la route que nous suivons de nombreuses caravanes conduisant à la vente de troupeaux humains. Dans tout le pays Matchéoua, à l'ouest du Nyassa, la traite se pratique sur une très vaste échelle, et c'est [...] dans les pays compris entre Mozambique et Bagmyo que se trouvent les acquéreurs. Je n'en suis pas à dire que les gouvernements portugais et allemand autorisent ou tolèrent l'infâme commerce, mais j'ai constaté que c'était surtout sur leurs terres qu'un pareil trafic avait lieu. Quoi qu'il en soit, si les chefs indigènes de l'intérieur persistent malgré tout à faire la chasse à l'homme, c'est qu'ils savent fort bien que rien ne leur sera plus facile que de se défaire de leur marchandise vivante. Cela est triste à dire ; mais, malheureusement, rien n'est plus exact". La fourche à esclave, sheba (c'est le "bois Mayombé" de la côte d'Angole), est décrite par Ignatius Pallme au Soudan (op. cit. p. 321) Pour prévenir la fuite, on fixe au cou des adultes un jeune arbre de six à huit pieds de long, formant une fourche et bloqué par une cheville autour du cou. Pour marcher, note Pallme, le captif, par ailleurs attaché à un autre captif, est obligé de porter le tronc devant lui. Dans les faits, le tronc de ce carcan qui l'emprisonne est porté par l'épaule du captif qui le précède. Ce dispositif de contention et de mise en file, qu'on peut observer dans l'iconographie des convois de traite, valut au frère de Tippo Tip le surnom de Koumba-Koumba "celui qui les a tous liés ensemble" (Renault, op. cit. p. 30).


L'émasculation

Plusieurs textes ici présentés font référence à une pratique spécifique de la traite orientale, l'émasculation. Barth rapporte ceci : "L'abominable coutume de la castration n'existe peut-être dans aucun pays de l'Afrique centrale sur une aussi grande échelle qu'au Baghirmi" (op. cit. p. 141) et il décrit le retour triomphal du sultan ramenant "sept chefs païens parmi lesquels se distinguait surtout celui de Gogomi, qui formait le principal objet de son triomphe [...] [celui-ci] semblait assez résigné à son sort, quoiqu'il ne fût guère digne d'envie, car d'après l'usage du pays, les prisonniers royaux sont mis à mort ou châtrés ; on les conduit préalablement à travers toutes les cours du palais, où ils sont exposés à toutes les plaisanteries les plus grossières de la part des femmes du sultan" (140-141). Selon Frank, qui publie en 1802, c'est à Abutigé [Abou-tig], en Haute-Égypte, qu'on émasculait chaque année entre cent et deux cents garçons (op. cit. p. 13). Holroyd rapporte que le principal commanditaire de l'émasculation à El-Obeïd [al-Ubayyid] est le frère du sultan du Darfur, Melik Tamar, qui pratique100 à 150 émasculations par an sur des sujets âgés de 7 à 11 ans ; un nombre identique étant émasculés par d'autres opérateurs au Kordofan (op. cit. p.178). L'opération, qui consiste dans la résection totale des organes, n'est fatale que pour de 5 % des patients au plus. D'après Burckhardt la "principale manufacture" d'eunuques, opération effectuée sur des garçons de huit à douze ans, se situe dans un village de Haute-Égypte près de Siout, Zawiyat al Dayr, où vivent principalement des chrétiens. L'amputation, effectuée par deux moines coptes, est rarement fatale, deux garçons seulement sur soixante amputés à l'automne 1813 y ont laissé la vie. Burckhardt, qui n'a pas eu l'opportunité de voir l'intervention, donne une description indirecte du mode opératoire, en latin (des informations sur les différents modes opératoires et les différents types d'émasculation sont consignées dans l'Encyclopédie de l'islam à l'article Khasi), fondée sur le rapport de plusieurs informateurs (op. cit. p. 328-329). Puer, corpore depresso, a robustis quibusdam hominibus, super mensa continetur. Tunc emasculator, vinculis sericis sapone illitis, genitalia comprimit, et cum cultro tonsorio (dum puer dolore animo deficit) quam celerrime rescindit. Ad hemorhagiam sistendam plagam pulvere et arena calida adurunt, et post aliquot dies calido oleo inungut. Dein vulnus cum emplastro aliquo, quod inter Coptos arcanum est, per quadraginta spatium dierum donec glutinetur curatur. Nunquam de celotomia sub hoc coelo audivi (op. cit. p. 330).


Le Chasseur-cueilleur, le Fermier, l'"Interessez"…

On rappellera – à l'échelle macro-historique ici déployée pour approcher la question de l'esclavage des Temps modernes – l'analyse de Tocqueville chez les Indiens d'Amérique, comparant l'écologie du fermier et celle du chasseur-cueilleur, notant qu'
"un mille carré pouvait nourrir dix fois plus d'hommes civilisés que d'hommes sauvages" et qu'en (funeste) conséquence "la raison indiquait que partout où les hommes civilisés pouvaient s'établir, il fallait que les sauvages cédassent la place" (Lettres choisies. Souvenirs, 1814-1859, Gallimard 2003, p 254-259). "Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils ; Dieu en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses" (Voyage en Amérique, 1991, édition de la Pléïade, I, p. 364). L'"intérêt", l'investissement financier des "intéressés", démultiplie la production de la terre non seulement en étendant la glèbe à la colonie et en mettant la production agricole sous la coupe du commerce, mais en soumettant la productivité de la terre à la productivité de l'argent. A l'extinction silencieuse des chasseurs-cueilleurs, la mise en place des cultures de rente initiées par les compagnies de commerce ajoute la "nécessaire" déportation d'hommes arrachés à leur écologie de culture extensive. Les "véritables propriétaires" des continents nouvellement découverts ne le sont pas seulement des terres, mais aussi de leurs habitants...

Références

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Bontinck, François, 1974, L'autobiographie de Hamed ben Mohammed el Murjebi Tippo Tip (ca 1840-1905), Bruxelles : ARSOM, NS XLII-4.
Collection des Ouvrages Anciens Concernant Madagascar (COACM), 1903-1920, Alfred et Guillaume Grandidier, Paris : Comité de Madagascar.
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-- Discours sur l'histoire universelle. Al-Muqaddima, 1967, Beyrouth.
La Roque, Jean (de), 1716, Voyage de l'Arabie heureuse : par l'Océan oriental, et le détroit de la Mer Rouge : fait par les François pour la première fois, dans les années 1708, 1709 et 1710, Paris : André Cailleau.
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Verlinden, Charles, 1966, "Esclavage noir en France méridionale et courants de traite en Afrique", Annales du Midi, 128.



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