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VOIR :
Des noms du père dans les îles du Sud-ouest de l'océan Indien :
quelques données
sur la matrifocalité, la matrilinéarité et les contraintes évolutives
La filiation matrilinéaire
(extrait de Guillaume Bosman,1705, Voyage de Guinée, contenant une Description nouvelle et très-exacte de cette Côte où l'on trouve et où l'on trafique l'or, les dents d'Elephant, et les Esclaves.
Chès Antoines Schouten.)
Douzième lettre :
« L'hérédité est ici reglée d'une assès plaisant maniere, et autant que je l'ai pû comprendre, voici comme cela va. Les enfans du frère ou de la sur sont les véritables et legitimes héritiers ; en sorte qu'un garçon, qui est l'aîné de la famille, hérite des biens du frère de sa mère, ou de ceux de son fils, s'il en a un, et la fille aînée hérite des biens de la sur de sa mère, ou de ceux de sa fille, si elle en a une.
On en compte point ici les parens du côté du pere, comme le pere, le frere, la sur, etc. et par conséquent ils ne peuvent prétendre à l'héritage. Les Negres ne nous en peuvent point dire la raison ; mais je croi que cet usage a été introduit à l'occasion de la debauche des femmes ; comme ceux qui ont voyagé dans les Indes Orientales rapportent qu'il y a des Rois, qui déclarent pour leur successeur le fils de leur sur au lieu de leur propre fils. Car ils se peuvent assûrer que le fils de leur sur est de leur propre sang, au-lieu qu'ils n'ont pas la même certitude de leurs propres enfans. Ces Rois en usent ainsi pour empêcher que leur couronne ne passe dans une autre famille ; et les Negres ainsi que leurs biens ne tombent point entre les mains des étrangers. » (p. 207)]
Matrilinéarité, "droit maternel" aux îles Trobriand
Bronislaw Malinowski (1930)
LA VIE SEXUELLE DES SAUVAGES
DU NORD-OUEST DE LA MÉLANÉSIE
Description ethnographique des démarches amoureuses, du mariage et de la vie de famille
des indigènes des Îles Trobriand (Nouvelle-Guinée)
1. LES PRINCIPES DU DROIT MATERNEL (p. 19 et s. pagination : Pte Bibliothèque Payot)
Nous trouvons chez les habitants des îles Trobriand une société matrilinéaire où la descendance, la parenté et toutes les relations sociales ont pour point de départ la mère; les femmes jouent un rôle considérable dans la vie tribale, jusqu'à prendre une part prépondérante aux activités économiques, cérémonielles et magiques: fait qui exerce une influence très profonde sur les coutumes de la vie érotique, ainsi que sur l'institution du mariage. Aussi ferions-nous bien de considérer tout d'abord les relations sexuelles sous leur aspect le plus large, en commençant par une rapide description des coutumes et des lois tribales qui sont à la base du droit maternel, ainsi que des différentes idées et conceptions qui l'éclairent et l'expliquent. Après quoi, un bref exposé des principaux domaines de la vie tribale - domestique, économique, légal, cérémoniel et magique - fera ressortir les sphères respectives dans lesquelles s'exerce, chez ces indigènes, l'activité de l'homme et de la femme.
L'idée d'après laquelle la mère serait le seul et unique auteur du corps de l'enfant, le père ne contribuant en rien à sa formation, constitue le facteur le plus important du système légal des indigènes des îles Trobriand. Leur manière de concevoir le processus de la procréation, corroborée par certaines croyances mythologiques et animistes, est que, sans doute et sans réserve, l'enfant est fait de la même substance que la mère et qu'entre le père et l'enfant il n'existe aucun lien, physique ou autre (voir chapitre 7).
Que la mère contribue en toutes choses à la formation du nouvel être auquel elle doit donner naissance, c'est là un fait que les indigènes acceptent comme certain et qu'ils expriment avec force dans des propositions comme celles-ci : « La mère nourrit l'enfant pendant qu'il est dans son corps; puis, quand il en sort, elle le nourrit de son lait. » « La mère fait l'enfant avec son sang. » « Frères et surs sont de la même chair, puisqu'ils proviennent de la même mère. » Ces propositions et d'autres analogues expriment leur attitude à l'égard de ce fait, le principe fondamental de leur conception de la parenté.
Cette attitude se trouve également impliquée, avec plus de relief encore, dans les règles relatives à la descendance, à l'héritage, à la succession dans le rang, à l'attribution du titre de chef, aux offices héréditaires et à la magie, bref à toute transmission par la voie de la parenté. Dans une société matrilinéaire la position sociale est transmise par le père aux enfants de sa sur, et cette conception exclusivement matriarcale de la parenté joue un rôle de première importance dans les restrictions et réglementations auxquelles est soumis le mariage et dans les tabous portant sur les rapports sexuels. Ces idées sur la parenté manifestent leur action, avec une intensité particulièrement dramatique, au moment de la mort. C'est que les règles sociales qui président aux obsèques, aux lamentations et au deuil, ainsi que certaines cérémonies, très compliquées, qui accompagnent la distribution de la nourriture, reposent sur le principe que des gens, unis par les liens de parenté maternelle, forment un groupe étroitement serré dont les membres sont rattachés les uns aux autres par l'identité de sentiments et d'intérêts et sont faits de la même chair. Et de ce groupe sont rigoureusement exclus, comme n'ayant aucun intérêt naturel à prendre part au deuil, même ceux qui lui sont unis par le mariage ou par des rapports de père à enfant (voir chap. 6, II-IV).
Ces indigènes possèdent une institution du mariage bien établie, malgré l'ignorance dans laquelle ils sont quant à la part qui revient à l'homme dans la procréation des enfants. En même temps, le terme « père » a, pour l'indigène des îles Trobriand, une signification claire, bien qu'exclusivement sociale : celle de l'homme marié à la mère, vivant dans la même maison qu'elle et faisant partie du ménage. Dans les discussions sur la parenté, le père m'a été décrit expressément comme un tomakawa, un « étranger » ou, plus correctement, comme un « outsider ». Ce terme est fréquemment employé par les indigènes dans la conversation, toutes les fois qu'ils veulent établir un point d'héritage ou justifier une ligne de conduite ou rabaisser la position du père dans une querelle quelconque.
Il faudra donc que le lecteur soit bien pénétré de cette idée que le mot « père », tel qu'il est employé ici, doit être pris, non avec les nombreuses implications légales, morales et biologiques qu'il comporte pour nous, mais dans un sens tout à fait spécifique et propre à la société dont nous nous occupons. Il eût été préférable, dirait-on, pour éviter toute possibilité de malentendu, d'employer, à la place du mot « père », le mot indigène tama et de parler, au lieu de « Paternité », de « relation tama ». Mais, dans la pratique, cela n'aurait pas été bien commode. Aussi le lecteur, toutes les fois qu'il rencontrera le mot « père » dans les pages qui vont suivre, ne devra-t-il pas oublier qu'il est employé, non au sens que lui donnent les dictionnaires européens, mais en accord avec les faits de la vie indigène. J'ajouterai que la même règle s'applique à tous les termes comportant des implications sociologiques, c'est-à-dire à tous les termes exprimant des relations telles que « mariage », « divorce », « fiançailles », « amour », l'acte de « faire la cour », etc.
Que signifie pour l'indigène le mot tama (père) ? « Le mari de la mère » : telle sera la première réponse que vous donnera un informateur intelligent. Et il ajoutera que tama est l'homme dans la société duquel il a grandi, jouissant de son amour et de sa protection. En effet, puisque le mariage est patrilocal aux îles Trobriand, c'est-à-dire puisque la femme émigre dans la communauté du village de son mari et vient habiter sa maison, le père est pour ses enfants un compagnon de tous les instants; il prend une part active aux soins qui leur sont prodigués, éprouve pour eux une profonde affection qu'il manifeste par des signes visibles et prend part, plus tard, à leur éducation. Dans le mot tama (père), en ne considérant que sa signification émotionnelle, se trouvent donc condensées une foule d'expériences de la première enfance, et il exprime le sentiment typique d'affection réciproque qui existe entre un garçon ou une petite fille et un homme mûr, plein de tendresse, faisant partie de la même maisonnée; tandis que dans son sens social ce mot dénote la personne mâle, en relations intimes avec la mère et maître du ménage.
Jusqu'ici le mot tama ne diffère pas essentiellement du mot « père », tel que nous l'entendons. Mais à mesure que l'enfant grandit et commence à s'intéresser à des choses sans rapport direct avec la maison et ses propres besoins immédiats, certaines complications surgissent et le mot tama prend à ses yeux un autre sens. Il apprend qu'il ne fait pas partie du même clan que son tama, que son appellation totémique est différente de celle de son tama et identique à celle de sa mère. Il apprend, en outre, que toutes sortes de devoirs, de restrictions et de raisons motivant son orgueil personnel l'unissent à sa mère et le séparent de son père. Un autre homme apparaît à l'horizon, que l'enfant appelle kadagu (le frère de ma mère). Cet homme peut habiter aussi bien la même localité qu'un autre village, et l'enfant apprend que l'endroit où réside son kada (« le frère de la mère ») est aussi son « propre village » à lui; que c'est là que se trouve sa propriété et de là qu'il tire ses droits de citoyenneté; que c'est là que l'attend sa future carrière et là qu'il peut trouver ses alliés et associés naturels. Il peut même, dans le village où il était né, être traité d' « outsider » (tomakava), tandis que dans son village « à lui », c'est-à-dire dans celui où réside le frère de sa mère, c'est son père qui est un étranger, tandis que lui en est un citoyen naturel. Il constate également qu'à mesure qu'il grandit, le frère de la mère acquiert sur lui une autorité de plus en plus grande, réclamant ses services, l'aidant dans certaines choses, lui accordant ou lui refusant la permission d'accomplir certains actes, alors que l'autorité du père s'efface de plus en plus et que ses conseils jouent un rôle de moins en moins important.
C'est ainsi que la vie d'un indigène des îles Trobriand se déroule sous une double influence : dualité dans laquelle on aurait tort de voir un simple jeu superficiel de la coutume. Elle plonge par de profondes racines dans l'existence de chaque individu, provoque de bizarres complications des usages, crée de fréquentes tensions et difficultés et provoque souvent une violente rupture de continuité dans la vie tribale. C'est que cette double influence de l'amour paternel et du principe matriarcal, qui s'exerce si profondément sur l'ensemble des institutions, ainsi que sur les idées et sentiments sociaux des indigènes, ne se manifeste pas toujours, dans la vie réelle, d'une manière parfaitement équilibrée.
Il nous a paru nécessaire d'insister sur les relations qui existent entre un Trobriandais, d'une part, son père, sa mère et le frère de sa mère, d'autre part, car ces relations forment le noyau du système complexe du droit maternel ou matriarcal et que ce système régit toute la vie sociale de ces indigènes. Cette question se rattache, en outre, d'une façon toute spéciale au principal sujet de ce livre : l'amour, le mariage et la parenté en sont les trois aspects qui s'offrent successivement à l'analyse sociologique.
[Un exemple du dilemne matrilinéaire (p. 25 et s.)]
... Enfin, la troisième partie de la communauté se compose des femmes du chef et de leur descendance.
En raison du caractère patrilocal du mariage, les femmes doivent résider dans le village de leur époux, et il va sans dire qu'elles gardent auprès d'elles leurs plus jeunes enfants. Les fils adultes ne sont autorisés à résider dans le village qu'à la faveur de l'influence personnelle de leur père. Cette influence contrecarre la loi tribale, d'après laquelle chaque homme doit résider dans son propre village, c'est-à-dire dans celui de sa mère. Le chef est toujours plus attaché à ses enfants qu'à ses parents maternels. il préfère toujours leur société; comme tout père typique des îles Trobriand, il épouse, sentimentalement du moins, leur cause dans toute dispute et il cherche toujours à les doter de privilèges et de bénéfices aussi nombreux que possible. Un pareil état de choses ne convient naturellement pas tout à fait aux successeurs légaux du chef, c'est-à-dire à ses parents maternels, aux enfants de sa sur; aussi voit-on souvent, de ce fait, se produire entre les deux sections une tension considérable et des discordes aiguës.
Un état de tension de ce genre avait abouti récemment à un soulèvement violent qui avait secoué la tranquille vie tribale d'Omarakana et compromis pour des années son harmonie intérieure. Une dissension de longue date existait entre Namwana Guya'u, le fils favori du chef, et Mitakata, son neveu et troisième successeur au gouvernement. Namwana Guya'u était l'homme le plus influent du village, après le chef, son père : To'uluwa l'autorisa à exercer un pouvoir considérable et lui accorda plus que sa part de richesses et de privilèges.
Un jour, six mois environ après mon arrivée à Omarakana, la querelle prit une tournure aiguë. Namwana Guya'u, le fils du chef, accusa son ennemi Mitakata de se livrer à l'adultère avec sa femme ; aussi l'ayant amené devant le tribunal du résident blanc, le fit-il condamner à un mois de prison, ou à peu près. La nouvelle de cet emprisonnement parvint de la résidence gouvernementale, située à quelques milles de là, après le coucher du soleil, et provoqua une panique. Le chef lui-même s'enferma dans sa cabane personnelle, plein de mauvais pressentiments touchant son favori qui avait infligé un si grave outrage aux lois et aux sentiments de la tribu. Les parents de l'emprisonné, qui était un des successeurs à la dignité de chef, bouillonnaient de colère et d'indignation refoulées. La nuit venue, les villageois abattus soupèrent silencieusement, chaque famille à part. Il n'y avait personne sur la place. Namwana Guya'u n'était pas visible, le chef To'uluwa restait enfermé dans sa cabane, la plupart de ses femmes avec leurs enfants se tenaient également chez elles. Tout à coup, une voix forte rompit le silence du village, Bagido'u, l'héritier présomptif et le frère aîné de l'homme emprisonné, se tenant devant sa hutte, s'écria, s'adressant à ceux qui avaient offensé sa famille :
« Namwana Guya'u, tu es une cause de trouble. Nous, Tabalu d'Omarakana, t'avons autorisé à résider ici, à vivre parmi nous. Tu avais autant de nourriture que tu en voulais, à Omarakana. Tu as mangé de notre nourriture. Tu avais ta part des porcs qui nous étaient apportés en tribut, et de la viande. Tu as navigué dans nos canoës. Tu as construit une hutte sur notre sol. Et maintenant tu nous fais du mal. Tu as raconté des mensonges. Mitakata est en prison. Nous ne voulons plus que tu résides ici. Le village est à nous. Tu es ici un étranger. Va-t'en ! Nous te chassons ! Nous te chassons d'Omarakana ! »
Ces paroles furent prononcées d'une voix forte, perçante, qu'une forte émotion faisait trembler. Chacune de ces brèves phrases était suivie d'une pause. Chacune, telle un projectile, fut lancée à travers l'espace vide dans la direction de la cabane où Namwana Guya'u était assis songeur. Ensuite, ce fut la plus jeune sur de Mitakata qui se leva et parla, et après elle ce fut le tour d'un jeune homme, un de leurs neveux maternels. Ils prononcèrent à peu près les mêmes paroles que Bagido'u, ayant pour refrain la formule du renvoi ou de l'expulsion : yoba. Ces discours furent accueillis dans un profond silence. Rien ne remuait dans le village. Mais, avant que la nuit fût finie, Namwana Guya'u quitta Omarakana pour toujours. Il alla s'établir à quelques milles de là, dans son « propre village », Osapola, dont sa mère était originaire. Pendant des semaines, celle-ci et sa sur se sont livrées à son sujet à des gémissements et à des lamentations, comme si elles avaient pleuré un mort. Le chef est resté trois jours dans sa hutte, et lorsqu'il en est sorti, il paraissait vieilli et brisé par la douleur. Tout son intérêt personnel et toute son affection étaient concentrés sur son fils favori, mais il ne pouvait en rien lui venir en aide. Ses parents avaient agi d'une manière strictement conforme à leurs droits et, d'après les lois de la tribu, il ne pouvait pas séparer sa cause de la leur. Il n'y avait pas de pouvoir susceptible de changer le décret de l'exil. Dès que les paroles : «Va-t'en », bukula, « nous te chassons », kayabaim, furent prononcées, l'homme devait partir. Ces paroles, qui sont rarement prononcées avec une intention sérieuse, possèdent une force irrésistible et un pouvoir presque rituel, lorsqu'elles sont prononcées par des citoyens contre un résident étranger. Un homme qui essaierait de braver le terrible outrage qu'elles impliquent et voudrait rester malgré elles, serait déshonoré à jamais. En fait, l'habitant des îles Trobriand ne conçoit rien qui ne se rattache directement à une exigence rituelle.
Le ressentiment du chef contre ses parents fut profond et durable. Au début, il ne voulut pas leur adresser la parole. Pendant un an ou plus, aucun d'eux n'osa lui demander de l'emmener avec lui dans ses expéditions maritimes, bien qu'ils eussent tous droit à ce privilège. Deux ans plus tard, en 1917, lorsque je revins aux îles Trobriand, Namwana Guya'u résidait toujours dans l'autre village, à l'écart de ses parents paternels ; cela ne l'empêchait pas de venir souvent visiter Omarakana, pour assister son père, surtout lorsque To'uluwa s'absentait. Sa mère mourut dans l'année qui suivit son expulsion. Ainsi que le racontaient les indigènes : « Elle gémissait, gémissait, refusait la nourriture et mourut. » Les relations entre les deux principaux ennemis furent complètement rompues, et Mitakata, le jeune chef qui avait été emprisonné, répudia sa femme qui appartenait au même sous-clan que Namwana Guya'u. Il y eut une profonde fissure dans toute la vie sociale de Kiriwina. C'est là un des plus dramatiques incidents auxquels j'aie assisté aux îles Trobriand. Je l'ai décrit tout au long, parce qu'il offre une frappante illustration de la nature du droit maternel, de la force de la loi tribale et des passions qui se manifestent à l'encontre et en dépit de celle-ci. Il montre également le profond attachement personnel qu'un père éprouve pour ses enfants, la tendance qui le pousse à user de toute son influence personnelle pour leur assurer une forte situation dans le village, l'opposition que ses efforts dirigés dans ce sens provoquent de la part de ses parents maternels et les tensions et les ruptures qui en résultent. Dans des conditions normales, dans une communauté plus petite, où les parties adverses sont plus humbles et moins importantes, une pareille tension se serait terminée, après la mort du père, par le retour à ses parents maternels de tous les biens et privilèges que ses enfants auraient reçus de lui de son vivant. Quoi qu'il en soit, ce double jeu de l'affection paternelle et de l'autorité en ligne maternelle implique pas mal de prétextes de mécontentement et de conflits et des méthodes de rétablissement fort compliquées : on peut dire que le fils du chef et son neveu maternel sont des ennemis nés.
Nous aurons à revenir sur ce sujet dans la suite de notre exposé. En parlant du consentement au mariage, nous aurons l'occasion de montrer l'importance de l'autorité paternelle et en quoi consistent les fonctions des parents de ligne maternelle. La coutume des mariages entre cousins constitue un moyen de conciliation traditionnel entre les deux principes opposés. Il est impossible de comprendre les tabous sexuels et les prohibitions de l'inceste, tant qu'on n'a pas bien saisi la signification des principes discutés dans cette section.
Pères et fils (p. 31)
Nous avons déjà dit que le mari partage avec la femme les soins à donner aux enfants. Il caresse et promène l'enfant, le nettoie et le lave et lui donne les substances végétales en purée, que l'enfant reçoit, presque dès le premier jour de sa venue au monde, en plus du lait maternel. En fait, porter l'enfant sur les bras ou le tenir sur les genoux, acte que les indigènes désignent par le mot kopo'i, constitue le rôle et le devoir spécialement dévolus au père (tama). On dit des enfants de femmes non mariées, enfants qui, d'après l'expression des indigènes, « n'ont pas de tama » (c'est-à-dire, rappelons-le, dont les mères n'ont pas de maris), qu'ils sont « malheureux » ou « tristes », parce qu' « ils n'ont personne pour les soigner et les chérir » (gala taytala bikopo'i). D'autre part, si vous demandez pourquoi les enfants ont des devoirs envers leur père qui n'est, en somme, qu'un « étranger » pour eux, on vous répondra invariablement : « A cause des soins qu'il donne (pela kopo'i), parce que ses mains ont été souillées par les excréments et l'urine de l'enfant » (voir chap. 7).
Le père s'acquitte de ses devoirs avec une tendresse naïve et naturelle : il promène l'enfant pendant des heures, le regardant avec des yeux pleins d'amour et d'orgueil, de plus d'amour et d'orgueil que ne témoignent beaucoup de pères européens. Tout éloge à l'adresse de l'enfant le touche infiniment et il ne se lasse pas de raconter et de montrer les vertus et les faits et gestes de la progéniture de sa femme.
En effet, lorsqu'on observe une famille indigène chez eux ou qu'on en rencontre une sur la route, on a aussitôt l'impression qu'il existe entre ses membres une union étroite et intime. Et cette affection mutuelle, nous l'avons vu, ne diminue pas avec les années. C'est ainsi que nous découvrons dans l'intimité de la vie domestique un autre aspect de la lutte intéressante et compliquée entre la paternité sociale et émotionnelle, d'une part, et le droit maternel, légalement, explicitement reconnu, de l'autre.
VI. LES SINGULIÈRES PRÉTENTIONS DE LA PATERNITÉ PHYSIOLOGIQUE (152)
[Matroclinie déniée (scotomisée), patroclinie hallucinée.]
L'intéressante dualité des influences matriarcales et patriarcales, représentées respectivement par le frère de la mère et par le père, constitue un des leitmotiv du premier acte de la vie tribale aux îles Trobriand. Nous nous trouvons ici en présence du noyau même du problème : nous constatons en effet que dans les limites de ce schéma social, avec son rigide tabou réglant les relations entre frères et surs et avec son ignorance de la paternité physiologique, la femme subit une double influence masculine (voir chapitre 1, sections I et Il) : influence sexuelle, dont son frère se trouve totalement exclu et qui incombe uniquement au mari; influence à la faveur de laquelle se trouvent sauvegardés les intérêts naturels en rapport avec les liens de sang; cette dernière influence ne peut être exercée que par quelqu'un qui est du même sang que la femme, c'est-à-dire par le frère de celle-ci.
L'impossibilité pour le frère de contrôler ce qui constitue le principal thème de la vie d'une femme, c'est-à-dire la sexualité, ou même de s'y intéresser de loin, crée une large brèche dans le système du droit maternel. A travers cette brèche le mari pénètre dans le cercle fermé de la famille et du ménage et, une fois introduit, il s'y installe comme chez lui. Entre lui et ses enfants s'établissent les liens de la plus solide affection personnelle, il assume à l'égard de sa femme des droits sexuels absolus et prend à sa charge la plus grande partie des affaires domestiques et économiques.
Sur le sol apparemment ingrat du droit maternel strict, qui refuse au père toute part à la procréation et le déclare étranger à sa descendance, on voit naître certaines croyances, idées et dispositions coutumières à la faveur desquelles des principes se rattachant au droit paternel, dans ses manifestations extrêmes, réussissent à se glisser dans la forteresse du droit maternel. Une de ces idées fait partie de celles qui occupent une si grande place dans les récits sensationnels de la vie des primitifs; au premier abord, en effet, elle nous frappe par son caractère essentiellement primitif, tant elle paraît fantasque, déformée, bizarre. C'est l'idée relative à la ressemblance entre les parents et leur progéniture. Inutile de rappeler que c'est là un sujet favori des bavardages qu'on entend dans les chambres d'enfants chez les peuples civilisés. Or, nous serions tentés de supposer que dans une société de droit maternel, comme celle des îles Trobriand, où tous les parents maternels sont considérés comme faisant partie du « même corps », tandis que le père est considéré comme un « étranger », on doit insister uniquement sur la ressemblance existant entre les enfants et leurs parents maternels. C'est cependant le contraire qui est vrai, et c'est le contraire qu'on fait ressortir avec une force et une insistance particulières. Ce n'est pas seulement un dogme domestique, pour ainsi dire, qu'un enfant ne ressemble jamais à sa mère, ni aux frères et surs ou tout autre parent de celle-ci, mais c'est faire preuve de mauvais goût et se rendre coupable d'une grave offense que de faire la moindre allusion à une ressemblance de ce genre. Mais il est naturel, juste et convenable qu'un homme ou une femme ressemble à son père.
J'ai été initié à cette règle de savoir-vivre, comme toujours, en faisant un faux pas . Un de mes gardes du corps d'Omarakana, Moradeda, avait des traits tellement particuliers que j'en avais été frappé et fasciné au premier abord. Il présentait en effet une étrange ressemblance avec le type aborigène de l'Australie : cheveux crépus, face large, front bas, nez extrêmement large, très déprimé au milieu, bouche large aux lèvres saillantes, menton proéminent. Un jour, ayant aperçu dans une assemblée un homme qui était, pour ainsi dire, le portrait vivant de Moradeda, je lui demandai son nom et d'où il était. Ayant appris qu'il était le frère aîné de mon ami et qu'il habitait un village assez éloigné, je m'écriai : « Ah ! vraiment ! Je t'ai posé cette question, parce que tu ressembles énormément à Moradeda. » Cette remarque jeta un tel froid dans l'assemblée que j'en fus tout d'abord stupéfait. L'homme fit un demi-tour et nous quitta, tandis que quelques autres personnes présentes se détournaient, mi-embarrassées, mi-offensées, et ne tardèrent pas à se disperser. Mes informateurs confidentiels m'apprirent alors que j'avais enfreint la coutume, que j'avais commis ce qu'on appelle un taputaki migila, expression technique qui s'applique uniquement à cet acte et qui peut être traduite ainsi : « Souiller quelqu'un en comparant sa face à celle d'un parent de sang » (voir chapitre 13, section IV). Ce qui m'a étonné dans cette discussion, c'est que, malgré la ressemblance frappante qui existait entre les deux frères, mes informateurs se refusaient à la reconnaître. En fait, ils raisonnaient comme si c'était une chose absolument impossible qu'un homme pût jamais ressembler à son frère ou, en général, à un parent maternel. J'ai mis mes informateurs en colère et je les ai mécontentés en défendant mon point de vue et, surtout, en citant des cas de ressemblance évidente entre deux frères, comme celui de Namwana Guya'u et de Yobukwa'u.
Cet incident m'a appris à ne jamais faire allusion à une ressemblance de ce genre, en présence des personnes intéressées. Mais, dans la suite, j'ai tenu à approfondir cette question au cours de conversations générales avec des indigènes. J'ai pu m'assurer qu'en dépit de toute évidence, n'importe quel indigène des îles Trobriand était prêt à nier avec vigueur la possibilité même d'une ressemblance quelconque entre parents de lignée maternelle. Vous exaspéreriez et offenseriez un indigène en lui citant des exemples frappants, de même que dans nos sociétés à nous on exaspère un voisin en insistant auprès de lui sur une vérité, même d'une évidence lumineuse, qui choque les opinions politiques, religieuses ou morales qui lui sont chères ou, ce qui est plus grave encore, qui va à l'encontre de ses intérêts personnels.
Les indigènes des îles Trobriand prétendent que la simple mention d'une pareille ressemblance est une insulte pour celui auquel elle s'adresse. Il existe, dans le mauvais langage, une phrase technique : migin lumuta, ce qui veut dire : « Ton visage celui de ta sur », ce qui, soit dit en passant, constitue la plus mauvaise variété de ressemblance entre parents. Cette expression est considérée comme étant aussi blâmable que de dire : « Tu as des rapports sexuels avec ta sur. » D'après un indigène des îles Trobriand, jamais un homme sain d'esprit et qui se respecte ne supporterait avec calme et sérénité l'idée outrageante de la plus légère ressemblance entre lui et sa sur (voir chapitre 13, section IV).
Plus étonnante encore est la contrepartie de ce dogme social, à savoir que tout enfant ressemble à son père. L'existence de cette ressemblance est toujours acceptée et affirmée. Toutes les fois qu'on la constate réellement, on y insiste sans cesse comme sur un fait agréable, bon et juste. On a souvent attiré mon attention sur la grande ressemblance existant entre tel ou tel fils du chef To'uluwa, et celui-ci; et le vieillard lui-même était très fier de la ressemblance plus ou moins imaginaire entre lui et son plus jeune fils Dipapa. C'étaient surtout les cinq fils favoris qu'il eut de Kadamwasila qui prétendaient ressembler exactement à leur père. Et lorsque je répliquais que cette ressemblance avec le père impliquait une ressemblance entre les fils eux-mêmes, mon opinion était répudiée avec indignation, comme une hérésie. [Ressemblance père-fils, mais pas de ressemblance fils entre eux = ressemblance entre parents de sang (dont frère-sur).] Ce dogme de la ressemblance avec le père s'exprime dans certaines coutumes définies. C'est ainsi qu'après la mort d'un homme, ses parents de sang et ses amis viennent souvent rendre visite à ses enfants, afin de « voir son visage dans les leurs ». Ils leur donnent des présents et restent assis les regardant et pleurant. Cela calme, disent-ils, leurs entrailles d'avoir contemplé une fois de plus le portrait du mort.
Comment les indigènes n'aperçoivent-ils pas que ce dogme est inconciliable avec le régime de droit maternel ? Lorsqu'on les questionne à ce sujet, ils répondent : « Oui, les parents maternels sont de la même chair, mais leurs visages ne se ressemblent pas. » Si on insiste et qu'on leur demande pourquoi les gens ressemblent à leur pères, qui sont des étrangers et n'ont pris aucune part à la formation de leurs corps, ils donnent cette réponse stéréotypée : « Il (le père) coagule le visage de l'enfant; car il couche toujours avec elle et ils sont assis côte à côte. » Le mot kuli, coaguler, façonner, revient à chaque instant dans les réponses que j'ai reçues. La phrase que je viens de citer constitue l'expression d'une doctrine sociale relative à l'influence du père sur le physique de l'enfant, et non celle d'une opinion personnelle de mes informateurs. Un de ceux-ci m'a expliqué la chose d'une façon plus précise en tournant vers moi ses mains ouvertes, les paumes dirigées en haut : « Mettez là-dessus une matière (sesa) molle; elle prendra tout de suite la forme de la main. De même, le mari reste avec la femme et façonne l'enfant. » Un autre m'a dit : « C'est de notre main que l'enfant reçoit la nourriture, c'est nous qui lui donnons fruits et gourmandises, c'est nous qui lui donnons des noix de bétel. C'est grâce à cela que l'enfant devient ce qu'il est. »
J'ai également discuté avec mes informateurs la question des demi-sang, c'est-à-dire des enfants nés de femmes indigènes mariées à des blancs. J'ai prétendu que certains d'entre eux ressemblaient davantage à des indigènes qu'à des Européens. Cela encore, ils le niaient avec force, en m'assurant que les visages de ces enfants ressemblaient à ceux des blancs et en voyant dans ce fait une nouvelle preuve en faveur de leur doctrine. Impossible d'ébranler leur conviction ou de diminuer l'aversion que leur inspirait l'idée d'une ressemblance possible entre un homme et sa mère ou un des parents de celle-ci, idée que la tradition et les bonnes murs de la tribu réprouvent et condamnent.
Nous voyons ainsi qu'on a introduit, pour rattacher le père à l'enfant, un lien artificiel et que sur un point important ce lien se montre plus fort que le lien établi par le droit maternel. La ressemblance physique constitue en effet un lien émotionnel très fort, et dont la force ne se trouve guère diminuée du fait qu'on l'attribue à une cause non physiologique, mais sociologique, à l'association intime et continue qui existe entre le mari et la femme.
Je tiens à signaler une manifestation encore plus importante du droit paternel dans cette société à base de droit maternel, manifestation de nature purement économique et sociale. Nous avons déjà parlé du compromis qui existe, dans les affaires économiques et sociales, entre le principe du droit maternel et l'influence paternelle; mais il ne sera pas inutile de le faire ressortir brièvement une fois de plus et de mettre sous les yeux du lecteur son trait le plus particulier.
Le principe du droit maternel s'appuie sur les dispositions les plus rigides de la loi tribale. Ces dispositions stipulent d'une façon absolue que l'enfant doit appartenir à la famille, au sous-clan et au clan de sa mère. D'une façon moins absolue, mais encore très rigoureuse, elles règlent les conditions requises pour être membre d'une communauté et les attributions des magiciens. Elles assignent également à la lignée maternelle l'héritage des terres, des privilèges et des biens matériels. Mais il existe un certain nombre de coutumes et d'usages qui ouvrent la possibilité, sinon d'échapper à la loi tribale, d'établir avec elle un compromis ou de la modifier. En vertu de ces usages, un père peut, pour la durée de sa propre vie, accorder le droit de cité dans son village à son fils, en lui abandonnant en même temps en usufruit les canoës, les terres, les privilèges cérémoniels et la magie. A la faveur d'un mariage avec une cousine, associé à la coutume de la résidence matrilocale, le père peut même accorder toutes ces choses à son fils en jouissance viagère.
Tout cela, nous le savons déjà, mais ici nous tenons à signaler une différence encore plus importante qui existe entre la transmission de biens matériels et de privilèges de l'oncle au neveu et celle du père au fils. Un homme est obligé de laisser, en mourant, tout ce qu'il possède et toutes ses, charges à son plus jeune frère ou à son neveu maternel. Mais généralement le jeune homme désire posséder quelques-unes de ces choses du vivant de celui qui doit les lui léguer. Et il est d'usage que l'oncle maternel se dessaisisse d'une partie de ses jardins ou de ses connaissances magiques, alors qu'il est encore en vie. Mais, alors, il doit être payé, et le paiement est souvent assez substantiel. Il est désigné par un terme technique spécial : pokala.
Lorsqu'un homme cède quelques-unes de ces choses à son fils, il le fait de son propre gré, et d'une manière tout à fait gratuite. C'est ainsi qu'un neveu maternel ou un frère plus jeune ont le droit de réclamer leurs parts et les reçoivent toujours, après avoir versé le pokala. Le fils, au contraire, s'en rapporte au bon vouloir du père, lequel généralement ne lui fait pas défaut, et il reçoit tous les présents pour rien. L'homme auquel ces choses reviennent de droit doit les payer, tandis que celui qui les reçoit sans la sanction de la loi tribale les obtient gratuitement. Certes, il doit les restituer, en partie tout au moins, après la mort du père; il n'en reste pas moins qu'il a usé et joui de certains avantages matériels, et quant aux connaissances magiques, elles lui restent acquises.
Les indigènes expliquent cette situation anormale par la partialité du père à l'égard des enfants, laquelle s'expliquerait, à son tour, par les relations qui existent entre le père et la mère. Les indigènes disent que les dons qu'il fait aux enfants sont le prix de sa libre cohabitation avec sa femme.
Commentaire :
[Le système repose sur la rigueur de la relation frère/sur : mes enfants seront ceux de ma sur. Je ne peux avoir ni contact ni intimité avec elle.
L'injure en cause « Ton visage celui de ta sur », met en évidence la transgression de cet interdit. Ressembler à ses maternels renvoie à cette transgression "anti-système". Selon cette conception c'est la proximité qui fait la ressemblance. C'est ce que développe l'explication de la ressemblance du père et du fils. Si c'est la proximité qui fait la ressemblance, l'intimité, alors la ressemblance du frère et de la sur prouverait des relations incestueuses, comme l'exprime explicitement la formule développée : Cette expression est considérée comme étant aussi blâmable que de dire : « Tu as des rapports sexuels avec ta sur. »
Pas de soupçon de relation de cause à effet entre les relations sexuelles et la procréation qui expliquerait (comme nous le faisons) la ressemblance; cette apparente contradiction est en réalité cohérente avec le système.
Ce que signifie la matrilinéarité...
- Une façon de naturaliser l'envahisseur. Ex. le magnahouli. Une dynastie matrilinéaire requiert une fixation de l'étranger par mariage...
- Le rôle de l'homme dans la conception...
- La stratégie matrimoniale de la matrilinéarité. Proximité physique/géographique de la sur.]
LA PROCRÉATION ET LA GROSSESSE D'APRÈS LES CROYANCES ET LES COUTUMES DES INDIGÈNES
Les liens de dépendance qui rattachent l'organisation d'une société donnée aux idées, croyances et sentiments en vigueur constituent, pour l'anthropologue, une question de première importance. On trouve souvent, chez les primitifs, des vues fantaisistes et inattendues sur les processus naturels, auxquelles correspond un développement extrême et unilatéral de certains côtés de l'organisation sociale : parenté, autorité communautaire, constitution tribale. Je me propose de décrire dans ce chapitre les idées des indigènes des îles Trobriand sur l'organisme humain, pour autant qu'elles se rattachent à leurs croyances sur la procréation et la gestation, croyances qui trouvent leur expression dans la tradition orale, les coutumes et les cérémonies et exercent une profonde influence sur les faits sociaux de la parenté et sur la constitution de la tribu, fondée sur la filiation maternelle.
1. CROYANCES RELATIVES A L'ORGANISME DE L'HOMME ET DE LA FEMME ET A L'IMPULSION SEXUELLE
Les indigènes possèdent une connaissance pratique des principales données de l'anatomie humaine et un vocabulaire assez riche pour la désignation des différentes parties du corps humain et celle des organes internes. Ils ont souvent l'occasion de découper des porcs et d'autres animaux; d'autre part, la coutume de la dissection des cadavres et leurs relations avec les tribus se livrant au cannibalisme leur ont fourni une connaissance assez exacte des homologies qui existent entre l'organisme humain et l'organisme animal. En revanche, leurs théories physiologiques sont tout à fait défectueuses; elles présentent, en même temps que de nombreuses et considérables lacunes, surtout en ce qui concerne la connaissance des fonctions les plus importantes, un certain nombre d'idées bizarres et fantaisistes.
Leurs connaissances en anatomie sexuelle sont, dans l'ensemble, restreintes en comparaison avec ce qu'ils savent au sujet des autres parties du corps. Étant donné le grand intérêt qu'ils portent à la vie sexuelle, on ne peut s'empêcher de trouver que les distinctions qu'ils font sont superficielles et grossières, et leur vocabulaire fort pauvre. Ils distinguent et nomment les parties suivantes : le vagin (wila), le clitoris (kasesa), le pénis (kwila), les testicules (puwala). Ils n'ont pas de mots pour désigner le mont de Vénus dans son ensemble et les grandes et petites lèvres. Le gland du pénis est pour eux la « pointe » du pénis (matala kwila) et le prépuce la « peau du pénis » (kanivinela kwila). Les organes internes de la femme, y compris l'utérus et le placenta, sont désignés par le nom générique bam. Il n'y a pas de mot spécial pour désigner les ovaires.
Leurs notions physiologiques sont tout à fait rudimentaires. Les organes sexuels seraient des organes d'excrétion et de plaisir. Ils ne rattachent pas l'excrétion urinaire aux reins. Un conduit étroit (wotuna) ferait communiquer directement l'estomac avec la vessie et traverserait les organes génitaux aussi bien de l'homme que de la femme. L'eau que nous buvons traverserait lentement ce canal, jusqu'à ce qu'elle soit expulsée; chemin faisant, elle se décolore et se souille dans l'estomac par le contact avec les excréments. La transformation des aliments en excréments commencerait en effet dans l'estomac.
Leurs notions sur les fonctions sexuelles des organes génitaux sont plus complexes et systématiques et présentent une sorte de théorie psycho-physiologique. Les yeux sont le siège du désir et de la convoitise (magila kayta; littéralement : « désir d'accouplement »). Ils sont la base ou la cause (u'ula) de la passion sexuelle. Des yeux, le désir est transmis au cerveau par l'intermédiaire de wotuna (littéralement : vrille ou plante grimpante; anatomiquement : veine, nerf, conduit ou tendon), d'où il se répand à travers le corps au ventre, aux bras et aux jambes, pour se concentrer finalement dans les reins. Les reins sont considérés comme la partie principale ou médiane, comme le tronc (tapwana) du système. Des reins, d'autres conduits aboutissent aux organes sexuels mâles, qui sont le sommet ou la pointe (matala; littéralement : l'il) de tout le système. C'est ainsi que les yeux voient un objet de désir, ils « s'éveillent », communiquent l'impulsion aux reins qui la transmettent au pénis, provoquant ainsi son érection. Aussi les yeux sont-ils le point de départ de toute excitation sexuelle : ils sont les « objets d'accouplement », « ce qui nous fait désirer l'accouplement ». A l'appui de leur manière de voir, les indigènes prétendent qu' « un homme ayant les yeux fermés n'éprouve jamais d'érection »; ils atténuent cependant cette affirmation en admettant que l'odorat peut parfois remplacer la vue, car « lorsqu'une femme se défait de sa jupe dans l'obscurité, cela peut exciter le désir ».
Chez la femme, l'excitation sexuelle s'effectue d'une façon analogue. Les yeux, les reins et les organes sexuels sont réunis par un système de conduits (wotuna) qui les met en communication les uns avec les autres. Les yeux donnent l'alarme, qui passe à travers le corps, s'empare des reins et produit l'excitation sexuelle du clitoris. La sécrétion mâle et la sécrétion femelle portent le même nom, momona ou momola, l'une et l'autre ont leur origine dans les reins et remplissent la même fonction qui n'a rien à voir avec la génération, mais consiste à lubrifier la membrane et à accroître la sensation de plaisir.
Mes premiers informateurs sur ce sujet ont été Namwana Guya'u et Piribomatu, celui-là sorcier amateur, celui-ci sorcier professionnel; l'un et l'autre étaient des hommes intelligents et, de par leur profession, s'intéressaient à l'anatomie et à la physiologie humaines. Nous pouvons donc admettre que les notions qui viennent d'être exposées représentent le plus haut degré de développement des connaissances et des théories en vigueur chez les indigènes des îles Trobriand. Les renseignements que j'ai obtenus dans d'autres parties de l'île concordent avec ceux qui m'ont été fournis par les deux informateurs en question, du moins dans leurs lignes principales, c'est-à-dire en ce qui concerne les fonctions sexuelles des reins, la grande importance de la vue et de l'odorat, et le rigoureux parallélisme entre la sexualité masculine et la sexualité féminine.
Dans leur ensemble, ces notions représentent une conception assez consistante et non tout à fait absurde de la psycho-physiologie de la libido sexuelle. Le parallèle entre les deux sexes est conçu d'une façon assez adéquate. La notion des trois points cardinaux du système sexuel est juste et caractéristique des canons de classification en usage chez les indigènes. Dans beaucoup de choses, ils distinguent trois éléments : u'ula, tapwana et matala. L'image est empruntée à un arbre, à un pilier ou à une lance : u'ula, qui signifie littéralement le pied d'un arbre, la base, les fondations, en est venu à signifier, par extension, cause, origine, source de force; tapwana, partie médiane du tronc, signifie, en même temps que tronc à proprement parler, le corps d'un objet allongé, la longueur d'une route; matala, qui signifie primitivement « oeil » ou « pointe » (de lance) et est parfois remplacé par le mot dogina ou dabwana, sommet d'un arbre ou d'un objet élevé, est employé également pour désigner la partie la plus élevée de toute chose ou, par une métaphore plus abstraite, le mot final, l'expression la plus élevée.
Cette classification, appliquée au mécanisme sexuel, n'est pas tout à fait, avons-nous dit, injustifiée; la seule absurdité consiste à attribuer, dans ce mécanisme, une fonction spéciale aux reins. Ces derniers sont en effet considérés comme une partie très importante et vitale de l'organisme humain, en tant que source principale du liquide séminal. D'après une autre opinion, la sécrétion séminale aurait pour source, chez l'homme et chez la femme, non les reins, mais les entrailles. Dans un cas comme dans l'autre, les indigènes situent dans les entrailles l'agent réel de l'éjaculation (ipipisi momona), ce qui « fait jaillir le liquide ».
Fait remarquable : ils ignorent totalement la fonction physiologique des testicules. Ils ne s'imaginent pas que ces organes puissent produire quelque chose, et lorsque, pour les mettre sur la voie, on leur demande si le fluide mâle (momona) n'y aurait pas, par hasard, sa source, ils répondent résolument : non. « Voyons : les femmes n'ont pas de testicules, ce qui ne les empêche pas de produire momona. » Ils prétendent que cette partie du corps masculin ne constitue qu'un appendice ornemental (katububula). « Qu'un pénis serait laid sans testicules », vous dirait un esthète indigène. « Les testicules servent à en rehausser la beauté » (bwoyna).
L'amour ou affection a son siège dans les intestins, dans la peau du ventre, dans celle des bras à un degré moindre, dans les yeux, sources du désir. C'est pourquoi nous aimons regarder ceux pour lesquels nous éprouvons de la tendresse : nos enfants, nos amis, nos parents; mais lorsque cet amour est fort, nous avons envie de les embrasser.
En ce qui concerne la menstruation, les indigènes des îles Trobriand la rattachent vaguement à la grossesse : « Le flux arrive, cela ruisselle, ruisselle; puis l'écoulement diminue et s'arrête. » Ils dénotent ce phénomène tout simplement par le mot « sang », buyavi, mais avec une particularité grammaticale caractéristique. Alors qu'en parlant du sang en général, quel que soit l'organe dont il provienne, ils emploient le même pronom possessif que celui qu'ils appliquent aux parties de leurs organes ou à leurs organes, ils appliquent au sang menstruel les pronoms par lesquels ils désignent les articles de leurs parures ou leurs pièces de vêtement. C'est ainsi que buyavigu, « sang-mien » (partie de moi-sang) signifie le sang provenant d'une blessure ou d'une hémorragie; tandis que agit buyavi, « mon sang » (appartenant à moi-sang) se dit toujours du sang menstruel.
Le sang menstruel n'inspire aux hommes ni dégoût ni crainte. Un homme ne cohabite pas avec sa femme ou sa maîtresse pendant ses règles, mais il séjourne dans la même hutte qu'elle et prend la même nourriture. Il s'abstient seulement de coucher avec eue dans le même lit. Pendant leurs règles les femmes se lavent toujours, par mesure de propreté, dans le même grand réservoir d'eau dans lequel le village tout entier puise son eau potable. De temps à autre, les hommes s'y baignent également. Il n'existe ni ablutions cérémonielles spéciales à la fin de la période menstruelle ni aucun rite à l'occasion des premières règles d'une jeune fille. Les femmes ne s'habillent pas d'une façon spéciale pendant leurs règles, si ce n'est qu'elles mettent parfois une jupe plus longue. Il n'existe sur ce point aucune discrétion, aussi bien de la part des hommes que de la part des femmes.
II. LA RÉINCARNATION ET LE CHEMIN QUI MÈNE À LA VIE DANS LE MONDE DES ESPRITS
Les indigènes ont bien observé et reconnu qu'il existait un rapport entre le sang menstruel et la formation du ftus, mais leurs idées sur ce sujet sont extrêmement vagues. Telles qu'elles sont, elles sont si intimement mêlées aux croyances sur l'incarnation d'êtres spirituels, que nous aurons à examiner, dans cet exposé, sans les séparer les uns des autres, les processus physiologiques et les facteurs spirituels. En procédant ainsi, nous respecterons la logique et la perspective naturelle de la doctrine de nos indigènes. Puisque, d'après leur tradition, la nouvelle vie commence avec la mort, nous allons, à partir du lit sur lequel est étendu un homme mourant, suivre la progression de l'esprit de celui-ci, jusqu'à son retour à l'existence terrestre .
Après la mort, l'esprit s'en va à Tuma, île des Morts, où il mène une vie agréable, analogue à la vie terrestre, mais beaucoup plus heureuse. Nous aurons à examiner de plus près la nature de cette félicité, dans laquelle le sexe joue un rôle important . Ici nous n'en envisagerons qu'un seul côté : la jeunesse perpétuelle, entretenue par le pouvoir de rajeunissement. Dès que l'esprit s'aperçoit que des poils commencent à couvrir sa peau, que la peau elle-même devient flasque et ratatinée, et que ses cheveux commencent à grisonner, il se dépouille tout simplement de son enveloppe et redevient jeune et frais, avec des boucles noires et une peau lisse et sans poils.
Mais il arrive que l'esprit devient las de ce rajeunissement perpétuel et qu'après avoir mené une longue existence « en dessous », selon l'expression des indigènes, il est pris du désir de revenir sur la terre. Il remonte alors la suite des années et devient un petit enfant à l'état pré-natal. Quelques-uns de mes informateurs m'ont affirmé qu'il y avait à Tuma autant de sorciers que sur la terre. La magie noire y est fréquemment pratiquée; elle peut atteindre un esprit, le rendre faible, malade et las de la vie; alors, et alors seulement, l'esprit retourne au commencement de son existence et se transforme en enfant-esprit. Il est tout à fait impossible de faire périr un esprit par la magie noire ou par un accident. Sa fin signifie toujours pour lui un recommencement.
Ces esprits rajeunis, ces petits bébés pré-incarnés, ou enfants-esprits, constituent la seule source à laquelle l'humanité puise ses nouvelles réserves de vie. Un enfant à l'état pré-natal trouve le chemin qui doit le ramener aux îles Trobriand, dans les flancs d'une femme appartenant aux mêmes clan et sous-clan que lui. Quant à savoir comment l'enfant-esprit accomplit le voyage de Tuma à Boyowa, comment il entre dans le corps de sa mère et comment les processus physiologiques de la gestation s'y combinent avec l'activité de l'esprit, ce sont autant de questions auxquelles les croyances des indigènes ne fournissent que des réponses vagues. Mais que tous les esprits doivent terminer leur existence à Tuma et s'y transformer en enfants à l'état pré-natal, que tout enfant qui naît dans ce monde commence sa première existence (ibubuli) à Tuma, à la faveur de la métamorphose d'un esprit; que la seule raison et la cause réelle de toute naissance résident dans l'activité de l'esprit : tels sont les faits solidement établis et auxquels tout le monde croit d'une façon ferme.
Étant donnée l'importance de ce système de croyances, j'ai pris soin de recueillir le plus grand nombre possible de détails qui s'y rapportent et de variantes dont il est l'objet. D'une façon générale, le processus du rajeunissement est associé à l'eau de mer. Dans le mythe qui décrit comment l'humanité a perdu le privilège de recouvrer la jeunesse à volonté, la scène du dernier rajeunissement est située sur le bord de la mer, dans une des baies de la lagune . Dans le premier récit sur le rajeunissement que j'ai obtenu à Omarakana, il était dit que l'esprit « se dirige vers la plage et se baigne dans l'eau salée ». Tomwaya Lakwabulo, le voyant, qui, dans ses transes, se trouve souvent transporté à Tuma et a de fréquentes communications avec les esprits, m'a dit : « Le baloma s'en va vers une source appelée sopiwina (littéralement: « eau qui lave »); il se couche sur la plage. Ici la esprits lavent leur peau avec de l'eau saumâtre. Ils deviennent to'ulatile (jeunes gens). » De même, au cours du rajeunissement final qui les ramène à l'état infantile, les esprits doivent se baigner dans l'eau salée et, une fois redevenus bébés, ils entrent dans la mer et se laissent aller à la dérive. On dit toujours qu'ils sont emportés sur des planches flottantes, sur des feuilles, des branches, des algues marines ou sur de l'écume ou sur une autre des nombreuses substances légères qui flottent à la surface de la mer. Tomwaya Lakwabulo dit qu'ils flottent constamment autour des rives de Tuma, en pleurant: wa, wa, wa. « J'entends la nuit leurs pleurs. Je demande: qu'est-ce ? - O ! enfants; la marée les apporte, ils arrivent. » les esprits qui sont à Tuma peuvent voir ces enfants pré-incarnés ; et Tomwaya Lakwabulo les voit aussi, lorsqu'il descend dans le monde des esprits. Mais ils sont invisibles pour le commun des mortels. Il arrive cependant que des pêcheurs des villages de la partie nord de Kaybola et de Lu'ebila, lorsqu'ils s'avancent trop dans la mer à la poursuite de requins, entendent ces pleurs : wa, wa, wa, dans les gémissements du vent et le bruit des vagues.
Tomwaya Lakwabulo et d'autres informateurs prétendent que ces enfants-esprits ne s'éloignent jamais trop de Tuma. Ils sont transportés aux îles Trobriand avec l'aide d'un autre esprit. Tomwaya Lakwabulo m'a donné le récit suivant : « Un enfant est emporté sur une planche flottante. Un esprit l'aperçoit et le trouve gentil. C'est l'esprit de la mère ou du père de la femme enceinte (nasusuma). Puis, il le met sur la tête, dans les cheveux de la femme enceinte, qui commence alors à souffrir de la tête, à vomir et à éprouver des douleurs dans le ventre. L'enfant entre dans le ventre, et la mère devient réellement enceinte. La mère dit alors : Il (l'enfant) a fini par me trouver. Ils (les esprits) ont fini par m'apporter l'enfant. » Dans ce récit nous trouvons deux idées directrices :
l'idée d'une intervention active d'un autre esprit qui, d'une façon ou d'une autre, ramène l'enfant aux îles Trobriand et le remet à la mère;
l'idée de l'introduction de l'enfant dans le ventre de la mère à travers la tête; à cette dernière idée est généralement associée (bien qu'elle ne figure pas dans le récit que je viens de reproduire) celle d'une effusion de sang, dans la tête d'abord, dans l'abdomen ensuite.
Sur la manière dont le transport s'effectuerait réellement, les opinions varient : d'après les uns, l'enfant serait transporté par l'esprit plus âgé soit dans un réceptacle, panier tressé, dans le genre de ceux dans lesquels on transporte les noix de coco, ou auge en bois, soit tout simplement dans ses bras. D'autres avouent naïvement qu'ils n'en savent rien. Mais le contrôle actif de la part d'un autre esprit est un facteur d'une importance essentielle. Lorsque les indigènes disent que les enfants « sont donnés par un baloma », qu' « un baloma est la cause réelle de la naissance de l'enfant », ils pensent toujours à cet esprit qui contrôle, et non à celui de l'enfant lui-même. L'esprit contrôleur (qu'on me permette cette expression) apparaît généralement en rêve à la femme sur le point de devenir enceinte (voir chapitre 8, section I). Ainsi que l'a dit Motago'i, un de mes meilleurs informateurs : « Elle rêve que sa mère vient vers elle; elle voit en rêve le visage de sa mère; elle se réveille et dit : Oh, il y a un enfant pour moi ! ».
La femme dira souvent à son mari par qui l'enfant lui a été apporté. Et la tradition du parrain et de la marraine est maintenue. C'est ainsi que le chef actuel d'Omarakana sait que ce fut Bugwabwaga, son prédécesseur dans la charge, qui le donna à sa mère. Mon meilleur ami, Tokulubakiki, fut offert en présent à sa mère par le kadala ou frère de celle-ci. La femme de Tokulubakiki reçut sa fille aînée de l'esprit de sa mère. Généralement, c'est un parent maternel de la future mère qui offre le présent; mais ce peut être aussi son père, comme dans le récit de Tomwaya Lakwabulo.
Nous avons déjà dit quelques mots de la théorie physiologique qui est associée à ces croyances. L'enfant-esprit est déposé par celui qui l'apporte sur la tête de la femme. Le sang de son corps afflue alors vers la tête, et le courant de ce sang entraîne peu à peu l'enfant jusque dans le ventre. Le sang contribue à la formation du corps de l'enfant, il le nourrit. C'est pourquoi les menstrues de la femme s'arrêtent, lorsqu'elle devient enceinte. Lorsqu'une femme constate que ses menstrues sont arrêtées, elle attend un, deux, trois mois, après quoi elle est certaine de sa grossesse. D'après une croyance moins généralement admise, l'enfant serait introduit per vaginam.
Une autre version de la légende de la réincarnation attribue à l'enfant pré-incarné une initiative plus grande. D'après cette version, l'enfant serait capable de flotter par ses propres moyens vers les îles Trobriand. Il y reste, probablement avec quelques autres, nageant autour des rives de l'île et attendant une occasion pour entrer dans le corps d'une femme, pendant qu'elle se baigne. Certaines précautions observées par les jeunes filles qui habitent les villages de la côte prouvent la force de cette croyance. On imagine les enfants-esprits attachés, comme à Tuma, à des planches flottantes, à l'écume, à des feuilles, à des branches et même à de petits cailloux du fond de la mer. Toutes les fois qu'après un vent ou une marée des débris se trouvent accumulés près de la côte, les jeunes filles s'abstiennent de descendre dans la mer, par crainte de devenir enceinte. D'autre part, il existe, dans les villages de la côte nord, une coutume qui consiste à laisser pendant la nuit, dans la hutte d'une femme qui veut devenir enceinte, un baquet en bois rempli d'eau de mer : au cas où un enfant-esprit aurait été, avec l'eau de mer, introduit dans le baquet, il ne manquerait pas, pendant la nuit, d'en sortir pour s'introduire dans la femme. Mais on croit que, même alors, la femme est visitée en rêve par l'esprit d'un parent maternel décédé; en d'autres termes, la conception exige toujours la présence d'un esprit contrôleur. Il est important de noter, à ce propos, que l'eau de mer doit toujours être puisée et apportée par le frère ou par le frère de la mère de la femme, c'est-à-dire par un parent maternel. Par exemple, à un homme du village Kapwani, situé sur la côte nord, la fille de sa sur demande de lui procurer un enfant. Il se rend à plusieurs reprises sur la plage. Un soir il entend des sons ressemblant aux pleurs d'un enfant. Il remplit aussitôt son baquet avec de l'eau de mer et le laisse pendant la nuit dans la hutte de sa kadala (nièce). L'enfant qui naquit dans la suite était un albinos, mais ce malheur n'était pas dû à la méthode employée.
Cette croyance diffère de celle que nous avons décrite plus haut sur les points suivants : elle attribue à l'enfant plus de spontanéité, puisqu'il peut traverser la mer et s'introduire, sans aucune aide extérieure, dans une femme en train de se baigner; elle prétend que la pénétration de l'enfant s'effectue per vaginam, ou par la peau de l'abdomen, lorsque la conception a lieu dans la hutte. J'ai trouvé cette croyance en grande faveur dans la partie nord de l'île, et plus spécialement dans les villages de sa côte.
Sur la nature de l'enfant-esprit, ou du bébé pré-incarné, le folklore ne nous renseigne pas d'une façon bien précise. En réponse à une question directe à ce sujet, la majorité des informateurs m'ont dit qu'ils ne savaient pas ce que c'était ou à quoi cela ressemblait. Un ou deux cependant qui, plus intelligents que les autres, ont su analyser leurs croyances et leur donner plus de consistance, m'ont répondu que l'enfant-esprit ressemblait à un ftus au sein de la mère, lequel ftus, ajoutaient-ils, « ressemblait à une souris ». Tomwaya Lukwabulo m'a affirmé que les enfants pré-incarnés ressemblaient à de tout petits enfants bien développés et qu'ils étaient parfois fort beaux. II était sûr de ce qu'il avançait, puisque, prétendait-il, il avait souvent vu de ces enfants à Tuma. La nomenclature elle-même n'est pas bien précise. Généralement on appelle l'enfant-esprit waywaya (petit enfant ou ftus), mais parfois on emploie aussi le mot pwapwawa qui, bien que synonyme, ou à peu près, de waywaya, se dit plutôt d'un enfant déjà né que d'un ftus ou d'un bébé préincarné. Cependant le simple mot gwadi (au pluriel : gugwadi), qui signifie « enfant », s'emploie presque aussi souvent.
Il m'a été dit, mais je n'ai pu vérifier le fait comme je l'aurais voulu, qu'une certaine magie exercée sur une variété de feuilles de bétel (kwega), appelée Kaykatuvilena, était susceptible de provoquer la grossesse. Une femme d'Yourawotu, petit village proche d'Omarakana, connaît cette magie, mais je n'ai pas pu entrer en contact avec elle.
C'est ainsi que, comme il arrive toujours, cette croyance, lorsqu'on l'examine sous le verre grossissant d'une recherche détaillée, étendue à un vaste territoire, se résout en un grand nombre d'éléments variés et qui ne concordent que partiellement. Les divergences ne sont pas dues uniquement à des différences géographiques, pas plus qu'elles ne s'expliquent exclusivement par les différences existant dans les couches sociales auxquelles appartiennent les informateurs. J'ai en effet souvent constaté des contradictions dans le récit d'un seul et même informateur. Tomwaya Lakwabulo, par exemple, m'avait assuré que les enfants ne pouvaient pas voyager seuls, mais devaient être transportés et introduits dans la femme par l'esprit contrôleur, mais il avait prétendu en même temps que les pleurs des enfants pouvaient être entendus de la côte nord, près de Kaybola. Ou, encore, l'homme de Kiriwina, qui m'avait raconté comment l'enfant-esprit pouvait sortir du baquet pour pénétrer dans la femme, m'avait parlé également d'un esprit plus vieux, « donnant » cet enfant. Ces contradictions sont dues probablement à l'existence de plusieurs cycles d'idées mythologiques dont cette croyance constitue, pour ainsi, le centre géométrique de rencontre et d'intersection. Un de ces cycles contient l'idée du rajeunissement ; un autre celle d'êtres vivants fraîchement éclos, flottant sur la mer dans la direction de l'île, un troisième celle d'un nouveau membre de la famille offert en présent par un esprit ancestral.
Ce qui nous importe cependant, c'est de savoir que sur les principaux points les différentes versions et descriptions coïncident, empiètent les unes sur les autres et se corroborent réciproquement. Il en résulte un tableau complexe qui, bien que flou dans certains de ces détails, présente des contours nets lorsqu'on le regarde à une certaine distance : tous les esprits sont capables de rajeunissement; tous les enfants sont des esprits incarnés; l'identité du sous-clan est préservée à travers le cycle; la cause réelle de la naissance d'un enfant doit être cherchée dans l'initiative d'un esprit de Tuma.
Je dois ajouter cependant que la croyance en l'incarnation n'est pas de celles qui exercent une grande influence sur la coutume et l'organisation sociale des indigènes des îles Trobriand : elle constitue plutôt une de ces doctrines qui mènent dans le folklore une existence calme et passive et n'affectent que très légèrement la conduite sociale. C'est ainsi, par exemple, que tout en croyant fermement que chaque esprit devient un enfant à l'état pré-natal, lequel, à son tour, se réincarne en un être humain, les indigènes des îles Trobriand ne savent pas si l'identité personnelle se maintient à travers tout ce processus. Autrement dit, ils ne savent pas de qui l'enfant est l'incarnation, qui il était dans son existence antérieure. Il n'existe aucun souvenir de la vie passée à Tuma et sur la terre. En interrogeant sur ces points les indigènes, on constate que tout le problème leur apparaît comme dépourvu d'importance et d'intérêt. La seule règle qui, d'après eux, préside à ces métamorphoses est celle de la continuité rigoureuse du clan et du sous-clan. Leur théorie de la réincarnation n'implique aucune idée morale de récompense ou de châtiment; et il existe ni coutumes ni cérémonies en rapport avec cette croyance ou inspirées par elle.
III. IGNORANCE DE LA PATERNITÉ PHYSIOLOGIQUE
Le mélange d'idées mystiques et de notions physiologiques dont se compose la croyance relative à la gestation (première apparition de l'enfant à Tuma, son voyage aux îles Trobriand, processus qui se déroulent ensuite dans le corps de la mère, afflux de sang de l'abdomen vers la tête et son reflux vers l'abdomen) forme une explication assez coordonnée et se suffisant à elle-même, bien que non toujours cohérente, des origines de la vie humaine. Cette croyance fournit également une bonne base théorique au régime du droit maternel, car elle attribue l'apparition de tout nouvel être vivant dont s'enrichit la communauté aux efforts combinés de l'esprit du monde et de l'organisme féminin, et ne laisse pas place à la paternité physique.
Mais il est une autre condition que les indigènes considèrent comme indispensable à la conception et à la procréation. Cette condition, qui vient compliquer leur théorie et brouiller la netteté des contours de leur croyance, se rattache aux rapports sexuels et nous met en présence d'une question délicate et difficile : les indigènes ignorent-ils vraiment la paternité physiologique ? Ou bien cette paternité est-elle un fait dont ils se rendent plus ou moins compte, quoi qu'il soit masqué et déformé par des croyances mythologiques et animistes ? Ne serait-elle pas pour eux une donnée empirique qui, tout en faisant partie du bagage de connaissances d'une société arriérée, n'est jamais formulée explicitement à cause de son évidence même, alors que la légende traditionnelle qui forme la base de sa structure sociale est, au contraire, exprimée avec un accent particulier, parce que faisant partie d'un ensemble de dogmes auxquels se rattache une grande autorité ? Les faits que je me propose de citer fournissent à ces questions une réponse décisive et sans équivoque. Je n'anticiperai en rien sur la conclusion qui, ainsi que nous le verrons, sera tirée par les indigènes eux-mêmes.
Une vierge ne peut pas concevoir.
La tradition, un folklore très répandu, certains aspects de la coutume et certains comportements coutumiers, tout concourt à inculquer aux indigènes cette élémentaire vérité physiologique. Là-dessus il n'existe chez eux aucun doute, et nous verrons dans la suite qu'ils sont capables de formuler cette vérité d'une façon nette et précise.
Voici, par exemple, ce que m'a dit à ce sujet Niyova, un bon informateur d'Oburaku : « Une vierge ne peut pas concevoir, car il n'y a pas de passage par lequel les enfants puissent pénétrer, afin qu'elle conçoive. Lorsque l'orifice est largement ouvert, les esprits s'en aperçoivent et donnent l'enfant. » Rien de plus clair; mais au cours de la même séance, le même informateur m'avait décrit au préalable, et avec beaucoup de détails, la manière dont l'esprit dépose l'enfant sur la tête de la femme. Les paroles de Niyova, que je viens de citer textuellement, impliquent une insertion per vaginam. Ibena, un vénérable vieillard de Kasana'i, m'a donné une explication analogue; en fait, ce fut lui qui, le premier, me fit comprendre que la virginité oppose un obstacle mécanique à l'imprégnation de l'esprit. Il usa d'une méthode d'explication concrète. Tenant son poing fermé, il me demanda : « Quelque chose peut-il entrer ? » Puis, ouvrant son poing, il continua : « A présent, sans doute, c'est facile. C'est qu'à travers un bulabola (large orifice) la conception se fait facilement, tandis qu'elle ne peut pas se faire à travers un nakapatu » (orifice étroit ou fermé : vierge).
J'ai cité ces deux explications in extenso, parce qu'elles sont expressives et caractéristiques. Mais elles ne sont pas isolées. J'ai reçu un grand nombre de déclarations analogues, toutes exprimant l'opinion que la voie doit être ouverte, pour que la conception puisse avoir lieu, mais aucune de ces affirmations n'impliquait la nécessité de rapports sexuels. La situation paraît cependant assez claire. Le vagin doit être ouvert, afin que soit écarté l'obstacle physiologique qu'on appelle tout simplement kalapatu (son épaisseur). Ceci se fait normalement à la faveur de rapports sexuels ; l'obstacle écarté, l'homme et la femme n'ont plus besoin de s'unir pour produire un enfant.
Étant donné qu'il n'y a pas de vierges dans les villages, car les femmes débutent ici dans la vie sexuelle à un âge très précoce, il y a lieu de se demander comment les indigènes en sont arrivés à se rendre compte que l'ouverture du vagin constitue la conditio sine qua non de la conception. Et puisqu'ils ont constaté ce premier fait, comment se fait-il qu'ils n'aient pas fait un pas de plus, jusqu'à la constatation du pouvoir fécondant du liquide séminal ? Le fait paraît étonnant, et cependant nous avons des preuves qu'il en est réellement ainsi : s'il est certain qu'ils reconnaissent la nécessité de l'ouverture mécanique du vagin, il est non moins certain qu'ils n'ont aucune idée du rôle que l'écoulement séminal mâle joue dans la génération. C'est en m'entretenant avec eux de leurs récits mythologiques sur la première apparition de l'humanité sur la terre (voir plus loin, chapitre 13, section V) et de leurs légendes fantastiques sur des pays lointains, récits et légendes dont je m'occuperai dans un instant, que je me suis rendu compte de cette distinction subtile, mais fort importante, qu'ils font entre la suppression d'un obstacle mécanique et la fécondation physiologique; et c'est après avoir réalisé ce fait, que j'ai pu situer les croyances des indigènes relatives à la procréation dans leur perspective véritable.
[L'explication par la mythologie]
D'après la tradition des indigènes, l'humanité a une origine souterraine; elle a débuté par un couple, un frère et une sur ayant émergé en des endroits différents, bien spécifiés. D'après certaines légendes, les premiers êtres humains ayant émergé des profondeurs de la terre furent des femmes. Quelques-uns de mes commentateurs insistent sur cette dernière version : « Vous le voyez : si nous sommes si nombreux sur la terre, c'est parce que beaucoup de femmes ont apparu les premières. Si les premiers apparus avaient été des hommes, nous serions peu nombreux. » Or, accompagnée ou non de son frère, la première femme est considérée comme ayant engendré des enfants sans l'intervention d'un époux ou d'un partenaire mâle en général, mais non sans que son vagin fût ouvert d'une manière ou d'une autre. Dans quelques traditions ce fait est mentionné expressément. C'est ainsi que, d'après un mythe ayant cours dans l'île de Vakuta, une femme ancêtre d'un des sous-clans aurait exposé son corps à la pluie et aurait ainsi perdu, par l'action mécanique de celle-ci, sa virginité. Le mythe le plus important des îles Trobriand parle d'une femme, nommée Mitigis ou Bolutukwa, mère du héros légendaire Tudava, qui vivait seule dans une grotte au bord de la mer. Un jour elle s'endort dans son abri rocheux, penchée sur une stalactite ruisselante. Les gouttes d'eau percent son vagin et lui font perdre sa virginité. D'où son second nom : Bolutukwa, de bo, femme, préfixe, et litukwa, eau ruisselante. D'autres mythes sur les origines ne mentionnent pas le percement du vagin, mais disent souvent d'une façon explicite que la femme ancestrale n'avait pas d'époux et ne pouvait par conséquent pas avoir de rapports sexuels. Lorsqu'on leur demande comment ces femmes ont pu engendrer des enfants sans l'intervention d'un homme, les indigènes répondent, d'une manière mi-brutale, mi-railleuse, en mentionnant quelques-uns des moyens de perforation dont ces femmes ont pu user, et il était, d'après eux, évident qu'aucune autre procédure n'était nécessaire.
Passant à un autre domaine mythologique, nous nous trouvons en présence de légendes ayant cours de nos jours dans des régions situées loin dans le nord. Ces légendes parlent d'un pays merveilleux, appelé Kaytalugi, peuplé exclusivement de femmes atteintes d'une véritable rage sexuelle . Elles sont tellement dissolues et se livrent à des excès tellement brutaux qu'elles tuent tout homme que le hasard vient jeter sur leurs côtes et que leurs propres enfants mâles sont rendus impropres à la vie sexuelle avant d'avoir atteint leur maturité. Cependant ces femmes sont très prolifiques et engendrent beaucoup d'enfants, mâles et femelles. Si vous demandez aux indigènes comment il se fait que ces femmes deviennent enceintes en l'absence d'hommes, votre question leur paraîtra tout simplement absurde. Ces femmes, vous diront-ils, détruisent leur virginité par toutes sortes de moyens si elles n'ont pas à leur disposition un homme qu'elles puissent torturer à mort. Et elles ont recours, pour avoir des enfants, à leur propre baloma.
[L'explication par l'observation empirique]
J'ai cité ces exemples mythologiques, parce qu'ils illustrent fort bien le point de vue des indigènes qui reconnaissent la nécessité de la perforation du vagin, mais n'ont aucune idée du pouvoir fécondant du sperme. Mais on vous citera, en outre, des exemples convaincants, empruntés à la vie actuelle, prouvant qu'une jeune fille peut avoir un enfant en dehors de tous rapports sexuels avec un homme. On vous nommera des femmes tellement laides et répugnantes qu'il est inadmissible qu'elles aient jamais pu avoir de rapports sexuels (certains indigènes savent à quoi s'en tenir sur ce sujet, mais ont trop honte pour dire quoi que ce soit, voir chapitre 10, section II). Voici, par exemple Tilapo'i : vieille femme aujourd'hui, elle était, dans sa jeunesse, célèbre par sa laideur. Elle était devenue aveugle, a toujours été à peu près idiote, avait un visage répugnant et un corps déformé. Sa laideur était devenue proverbiale et une source infinie de toutes sortes de plaisanteries obscènes et matrimoniales, toutes fondées sur l'impossibilité pour un homme d'être l'amant ou l'époux éventuel de Tilapo'i. Kwoy Tilapo'i (« coucher avec Tilapo'i »), disait-on lorsqu'on voulait vexer ou railler quelqu'un. Bref, tout le monde m'a assuré, et de la façon la plus formelle, que jamais un homme n'a pu avoir de rapports avec elle. Et, pourtant, cette femme avait un enfant : argument que les indigènes m'opposaient triomphalement, lorsque je cherchais à les persuader que les enfants ne pouvaient naître qu'à la suite de rapports sexuels.
On m'a cité le cas d'une autre femme, Kurayana, de Sinaketa, que je n'ai jamais vue, mais qui était, me disait-on, tellement laide que « n'importe quel homme aurait eu honte » d'avoir des rapports avec elle. Cela impliquerait que la honte sociale exercerait une inhibition plus forte que la répulsion sexuelle, affirmation qui montre que mon informateur n'était pas un mauvais psychologue. Or, Kurayana, aussi chaste qu'une femme peut l'être, par nécessité, sinon par vertu, n'avait pas eu moins de six enfants dont un seul vit encore.
Les albinos, hommes et femmes, sont considérés comme impropres aux rapports sexuels. Il est hors de doute que ces malheureuses créatures inspirent à tous les indigènes une véritable horreur et un insurmontable dégoût qu'on s'explique d'ailleurs facilement lorqu'on a vu des spécimens de ces hommes et femmes dépigmentés. Mais on cite plusieurs exemples de femmes albinos ayant donné naissance à une nombreuse progéniture. « Comment sont-elles devenues enceintes ? Est-ce à la suite de rapports qu'elles auraient eus pendant la nuit ? Ou ont-elles reçu leurs enfants d'un baloma ? » Telles furent les questions malicieuses que me posa un de mes informateurs, et il était évident que la première éventualité lui paraissait tout à fait absurde. En fait, toute cette argumentation a été développée par mes interlocuteurs au cours d'une de nos premières discussions sur ce sujet, tout ce que j'ai appris plus tard n'ayant fait que confirmer en détail ce que je savais déjà d'une façon générale. Pour éprouver la solidité des croyances des indigènes, je me posais en défenseur résolu et agressif de la théorie physiologique, c'est-à-dire de la vraie théorie de la procréation. Parmi les arguments qui m'étaient opposés figuraient non seulement ceux se rattachant à des exemples positifs, ceux de femmes ayant eu des enfants en dehors de tous rapports sexuels, mais aussi des arguments utilisant des exemples négatifs, ceux de femmes non mariées ayant eu de nombreux et fréquents rapports sexuels, mais pas un seul enfant. Ce dernier argument m'a été répété nombre et nombre de fois, et on ne se lassait pas de me citer les exemples concrets de femmes connues pour leur débauche, mais n'ayant pas d'enfants, ou de femmes ayant vécu avec des commerçants blancs, sans jamais devenir enceintes.
IV. PREUVES PAR LESQUELLES LES INDIGÈNES JUSTIFIENT LEUR MANIÈRE DE VOIR
Bien que je n'aie jamais hésité à poser des questions suggérant les réponses ni à recourir à la contradiction afin de faire jaillir avec plus de relief le point de vue des indigènes, j'ai été quelque peu étonné par l'opposition irréductible que provoquait chez eux ma défense de la paternité physiologique. Ce fut seulement dans les derniers temps de mon séjour aux îles Trobriand que j'appris que je n'étais pas le premier à m'attaquer à cette partie de la croyance des indigènes, ayant été précédé dans ce travail par des missionnaires. Je parle principalement des missionnaires de couleur, car j'ignore quelle a été l'attitude des deux ou trois missionnaires blancs venus aux îles Trobriand avant moi; quant à ceux qui s'y trouvaient en même temps que moi, ils sont restés fort peu de temps et ne sont pas entrés dans les détails qui m'intéressaient.
Mais dès que j'ai découvert le fait, tous mes informateurs indigènes m'ont confirmé que la doctrine et l'idéal de la paternité et tout ce qui tend à les corroborer leur ont été enseignés par des missionnaires chrétiens de couleur.
Il est certain que le dogme fondamental de Dieu le Père et de Dieu le Fils, du sacrifice du fils unique et de l'amour filial de l'homme pour son Auteur ne peut avoir aucun succès dans une société matriarcale où la loi tribale assimile les rapports entre le père et le fils à ceux qui peuvent exister entre deux étrangers, où l'on prétend qu'aucune unité personnelle ne les rattache l'un à l'autre et où toutes les obligations familiales reposent sur la reconnaissance du seul droit maternel. Aussi ne devons-nous pas trouver étonnant de constater que la paternité figure parmi les principales vérités que les chrétiens animés de l'esprit de prosélytisme s'efforcent d'inculquer aux indigènes. S'ils ne le faisaient pas, ils seraient obligés de transposer le dogme de la Trinité sur le plan matriarcal et de parler d'un Dieu-Kadala (frère de la mère), d'un Dieu-fils-de-la-sur et d'un baloma (esprit divin).
Mais en dehors de toute difficulté doctrinale, les missionnaires s'appliquent sérieusement à propager la moralité sexuelle telle que nous la concevons, ce qui les oblige à insister sur les conséquences graves que l'acte sexuel peut avoir pour la famille. En outre, toute la morale chrétienne repose sur la conception patriarcale de la famille, sur la reconnaissance de la primauté du droit paternel, le père étant considéré comme le progéniteur et le maître de la maison. Bref, une religion qui postule comme un dogme essentiel le caractère sacré des rapports entre père et fils et dont la morale se maintient et tombe avec l'institution de la famille patriarcale, ne peut évidemment pas faire autrement que d'insister sur la notion de la paternité, en faisant ressortir qu'elle repose sur une base naturelle. C'est seulement au cours de ma troisième expédition en Nouvelle-Guinée que je me suis aperçu que les indigènes étaient quelque peu exaspérés de voir qu'on leur prêchait une « absurdité » et de constater que moi, qui était généralement si « peu missionnaire », je me servais du même argument futile.
M'en étant aperçu, j'ai pris l'habitude de qualifier de « propos de missionnaires » la conception physiologique correcte et d'inciter les indigènes à formuler des commentaires ou des contradictions, comme s'ils avaient vraiment affaire aux missionnaires, et non à moi. C'est en procédant ainsi que j'ai réussi à provoquer quelques-unes des explications les plus catégoriques et les plus claires, dont je citerai ici un certain nombre.
En réponse à une de mes affirmations quelque peu provocantes, Motago'i', un de mes meilleurs informateurs, s'écria :
Gala wala ! Isasopasi yambwata yamowaia
Pas du tout ! Ils mentent : jamais jamais
nakubukwabuya momona lkasewo litusi Gala.
Filles non mariées liquide séminal c'est plein enfants non.
Voici la traduction libre de cette réponse : «Pas du tout. Les missionnaires se trompent ; des jeunes filles non mariées ont constamment des rapports sexuels; elles sont, en fait, inondées de liquide séminal et, pourtant, elles n'ont pas d'enfants. »
Dans ce langage concret et pittoresque, Motago'i a voulu dire que si, après tout, les rapports sexuels étaient vraiment la cause de la génération, ce seraient les jeunes filles non mariées qui devraient avoir le plus d'enfants, puisqu'elles mènent une vie sexuelle beaucoup plus intense que les femmes mariées. Objection embarrassante qui se rapporte, ainsi que nous le verrons plus loin, à un fait réel, mais que notre informateur exagère légèrement, puisque les jeunes filles non mariées deviennent enceintes comme les autres, bien qu'avec une fréquence moindre que celle à laquelle pourrait s'attendre un porte-parole « des missionnaires ». A la question qui lui a été posée au cours de la même discussion : « Quelle est alors la cause de la grossesse ? », il répondit : « C'est le sang affluant vers la tête qui fait l'enfant. Le liquide séminal ne fait pas l'enfant. Les esprits apportent l'enfant pendant la nuit, le déposent sur la tête de la femme - il vient du sang. Puis, au bout de deux ou trois mois, voyant que le sang (menstruel) ne paraît pas, la femme sait : « Oh ! je suis enceinte ! »
Au cours d'une discussion du même genre, un informateur de Teyava formule plusieurs affirmations dont je cite les plus spontanées et les plus catégoriques. « L'accouplement seul ne peut pas produire un enfant. On connaît des jeunes filles qui, pendant des années, ont des rapports sexuels toutes les nuits. Et elles n'ont pas d'enfants. » C'est le même argument que tout à l'heure, tiré de l'expérience empirique; la plupart des jeunes filles, malgré leurs rapports sexuels assidus, n'ont pas d'enfants. Le même informateur me dit encore : « Ils prétendent que c'est le liquide séminal qui produit l'enfant. Mensonge ! Ce sont les esprits qui, pendant la nuit, apportent (l'enfant). »
Mon informateur préféré d'Omarakana, Tokulubakiki, sur l'honnêteté, la bonne volonté et la calme réflexion duquel je puis toujours compter, m'a fourni une confirmation finale de ce que j'avais appris par ailleurs, en résumant le point de vue des indigènes dans ces termes quelque peu rabelaisiens :
Takayta, itokay vivila italagila momona
Nous nous accouplons elle se lève femme il s'écoule liquide séminal
iwokwo.
C'est fini.
En d'autres termes, les traces des rapports sexuels ayant été éliminées, il ne reste rien, aucune conséquence n'est à craindre.
[Les animaux domestiques]
Toutes ces affirmations sont assez tranchantes, tout comme celles que j'ai citées précédemment. Mais, après tout, une opinion n'est qu'une simple expression académique d'une croyance dont la profondeur et la ténacité ne peuvent être révélées que par l'examen du comportement. Pour un indigène des îles du Pacifique, comme pour un paysan européen, ses animaux domestiques, dans le cas particulier les porcs, sont les membres les plus précieux du ménage, ceux auxquels on tient le plus. Et c'est précisément dans les soins dont il entoure ces animaux, en veillant à leur bien-être et à leur qualité que se révèlent peut-être le mieux tout le sérieux et toute la sincérité de sa conviction. Les indigènes des îles du Pacifique mettent toute leur ingéniosité à obtenir des porcs de bonne qualité et de bonne race, robustes et sains.
La principale distinction qu'ils font au point de vue de la qualité est celle entre les porcs sauvages ou de la forêt et les porcs apprivoisés ou de village. La chair du porc de village est considérée comme une grande gourmandise, alors que celle du porc de la jungle est rigoureusement tabou pour les gens de rang de Kiriwina, qui éprouvent pour elle une horreur et un dégoût non simulés. Ils permettent cependant aux femelles des porcs domestiques d'errer en dehors du village et dans la jungle où elles peuvent s'accoupler librement avec les mâles sauvages. D'autre part, ils châtrent tous les porcs mâles domestiques, afin d'améliorer leur qualité. Il en résulte qu'en réalité tous les jeunes porcs descendent de mâles sauvages. Mais les indigènes n'ont pas le moindre soupçon de cela. Lorsque je dis à un chef : « Tu manges la chair d'un descendant d'un porc sauvage », il ne vit dans mes paroles qu'une mauvaise plaisanterie, car se moquer de quelqu'un qui mange du porc est considéré par un indigène de bonne naissance et occupant une situation élevée comme une preuve de mauvais goût. Il n'a pas du tout compris ce que j'ai voulu dire.
Un jour où j'ai posé directement la question : « Comment les porcs naissent-ils ? », il m'a été répondu : « C'est la femelle qui, toute seule, donne naissance aux petits », ce qui signifiait probablement qu'aucun baloma ne prenait part à la multiplication d'animaux domestiques. Lorsque, voulant établir un parallèle entre la naissance de petits porcs et celle de petits êtres humains, j'ai suggéré que ceux-là pouvaient bien être apportés par des balomas spéciaux, je me suis heurté à un profond scepticisme ; et il était évident que ni leurs intérêts personnels ni les données de la tradition n'étaient de nature à les pousser à approfondir la question de la procréation des porcs.
Motago'i m'a fait cette déclaration importante : « Nous enlevons les testicules à tous les porcs mâles. Ils sont donc incapables de s'accoupler. Et, cependant, les femelles mettent bas des petits. »
Il ignorait donc l'inconduite des porcs sauvages et voyait dans la castration des pourceaux mâles une preuve irrécusable de l'inutilité de rapports sexuels pour la procréation. Dans une autre occasion je leur ai cité le cas du seul bouc et de la seule chèvre qu'un commerçant avait, peu de temps auparavant, introduits dans l'archipel. A la question : « La femelle mettra-t-elle bas des petits, si l'on tue le mâle ? », il m'a été répondu avec assurance : « Elle fera des petits tous les ans. » Ils sont donc fermement convaincus que si l'on séparait un animal femelle de tous les mâles de son espèce, cette séparation n'exercerait aucune influence sur sa fécondité.
Et voici une autre épreuve cruciale qui, elle, se rattache à la récente importation de porcs européens. En l'honneur du premier homme qui les avait introduits, feu Mick George, commerçant grec qui était doué d'un véritable caractère homérique, les indigènes avaient appelé ces porcs bulukwa miki (porcs de Mick) et donnaient cinq à dix porcs indigènes pour un de ces porcs européens. Mais, ayant acquis ces animaux, ils ne prenaient pas le moindre soin de croiser les femelles avec des mâles de la même race supérieure, bien qu'il leur eût été facile de le faire. Un jour, ayant constaté qu'ils avaient châtré tous les pourceaux mâles de la race européenne, un commerçant blanc leur fit des reproches en disant que par ce procédé ils avilissaient toute la race. Mais ce raisonnement leur parut tout à fait incompréhensible, et ils persistent à laisser les beaux porcs de la précieuse race européenne se multiplier au hasard des croisements.
Dans mon article déjà plusieurs fois mentionné (Journal of the Anthropological Institute, 1916), j'avais cité textuellement une remarque sur les porcs, formulée par un de mes informateurs, tout à fait au début de mes études : « Ils s'accouplent, s'accouplent, et maintenant la femelle donnera des petits. » J'avais interprété cette remarque ainsi : « Donc la copulation apparaît ici comme la cause (u'ula) de la gestation. » Cette conclusion, même sous sa forme atténuée, est incorrecte. Je dois dire, en effet, qu'au cours de ma première visite aux îles Trobriand, à la suite de laquelle j'avais écrit cet article, je n'avais jamais approfondi, dans mes entretiens avec les indigènes, la question de la procréation animale. La phrase concise que je viens de citer, interprétée à la lumière de mes informations ultérieures, ne peut donc pas être considérée comme impliquant une connaissance quelconque quant à la manière dont les porcs se multiplient. Elle signifie tout simplement que l'action de la procréation exige, aussi bien chez les femelles des animaux que chez les femmes, la dilatation préalable du vagin. Elle implique également que, conformément aux traditions des indigènes, les animaux ne sont pas soumis, sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, au même déterminisme que les êtres humains. Chez ceux-ci, en effet, ce sont les esprits qui sont la cause de la grossesse; chez les animaux, la grossesse survient n'importe comment. En outre, alors que, d'après les indigènes, toutes les souffrances humaines sont produites par la sorcellerie, les maladies des animaux sont des maladies pures et simples, et rien de plus. Les hommes meurent par l'effet d'une mauvaise et forte magie; les animaux meurent, sans plus. Mais on se tromperait en concluant que les indigènes voient dans l'imprégnation, dans la maladie et dans la mort des animaux des effets de causes purement naturelles, alors que dans le cas de l'homme leur intuition des causes naturelles serait obstruée par une superstructure animiste. Il serait plus exact de dire que les indigènes portent un intérêt tellement profond aux affaires humaines qu'ils forgent des traditions spéciales à propos de tout ce qui est vital pour l'homme; tandis qu'en ce qui concerne les animaux les choses sont acceptées telles qu'elles sont, sans aucune velléité d'explication, mais aussi sans aucune notion exacte du véritable ordre de la nature.
[L'enfant de giberne.]
Leur attitude à l'égard de leurs propres enfants témoigne également de leur ignorance de toute relation causale entre la rencontre sexuelle et la gestation consécutive. Un homme dont la femme est devenue enceinte en son absence accepte avec une bonne humeur le fait et l'enfant; et l'idée ne lui vient pas de la soupçonner d'adultère. Un de mes informateurs m'a raconté que, rentré chez lui après une année d'absence, il a trouvé à la maison un enfant nouveau-né. Il me cita ce fait à titre d'exemple et de preuve finale de la vérité d'après laquelle les rapports sexuels n'auraient rien à voir avec la conception. Et il faut ajouter que jamais un indigène ne se donnerait la peine de discuter un récit impliquant une allusion quelconque à l'infidélité de sa femme. D'une façon générale, d'ailleurs, il n'est jamais question de la vie sexuelle, passée ou présente, d'une femme, alors qu'on parle librement de sa grossesse et de son accouchement.
Je puis citer encore l'exemple d'un indigène de la petite île de Kitawa qui, après une absence de deux années, fut très heureux de trouver à la maison, à son retour, un enfant âgé de plusieurs mois, et fut tout à fait incapable de comprendre les plaisanteries et les allusions indiscrètes auxquelles se livrèrent quelques hommes blancs au sujet de la fidélité de sa femme. Mon ami Layseta, grand marin et magicien de Sinaketa, a séjourné pendant long¬temps aux îles Amphlett. A son retour, il trouva à la maison deux enfants que sa femme avait mis au monde en son absence. Il se montra et se montre toujours plein de tendresse aussi bien pour ceux-là que pour celle-ci. Je me suis entretenu de cette affaire avec d'autres, en insinuant qu'un de ces enfants au moins ne pouvait pas être de lui, mais mes interlocuteurs ne comprenaient pas ce que je voulais dire.
Nous voyons, d'après ces exemples, que les enfants nés au cours d'une absence prolongée du mari sont reconnus par lui comme étant ses enfants à lui, c'est-à-dire comme étant rattachés à lui par le rapport social d'enfants à père. Un pendant instructif des cas de ce genre est fourni par ceux où des enfants naissent hors du mariage, mais au cours d'une liaison aussi exclusive que le mariage. Lorsque le fait se produit, il semble que la paternité physiologique ne soit pas douteuse; mais un indigène des îles Trobriand ne consentira jamais à reconnaître ces enfants comme étant siens. Plus que cela : puisqu'une jeune fille qui a des enfants avant le mariage est considérée comme déshonorée, il peut refuser de l'épouser. J'en connais un bon exemple : Gomaya, un de mes plus anciens informateurs, que nous connaissons déjà (chapitre 4, section VI), avait une liaison avec une jeune fille appelée Ilamweria. Ils vivaient ensemble et allaient se marier, lorsque la jeune fille devint enceinte et donna ensuite naissance à un enfant. Gomaya l'abandonna. Il savait parfaitement que la jeune fille n'avait jamais eu de relations avec un autre homme; s'il avait été capable d'approfondir la question de la paternité physiologique, il aurait certainement reconnu que l'enfant était de lui et aurait épousé la jeune fille. Mais, pénétré de la manière de voir des indigènes, il ne s'est même pas posé la question de la paternité physiologique; le fait de la maternité prénuptiale de sa maîtresse a suffi pour lui dicter la décision de l'abandonner.
C'est ainsi que le mari est le père d'office de tous les enfants auxquels sa femme a donné naissance depuis son mariage, mais les enfants d'une femme non mariée n'ont pas de père. La paternité est un rapport social, et elle n'existe pas en dehors du mariage. Le sentiment traditionnel voit, nous l'avons dit, dans les enfants illégitimes une preuve de l'indécence de la mère. Ce jugement n'implique pas la reconnaissance d'une faute sexuelle de la part de la mère et une condamnation morale de cette faute; mais, pour l'indigène, est mauvaise toute action contraire à la coutume. Or, il n'est pas conforme à la coutume qu'une jeune fille non mariée ait des enfants, quoi qu'il soit conforme à la coutume qu'elle ait des rapports sexuels autant qu'elle veut. Et si vous demandez pourquoi il est mauvais pour une jeune fille d'avoir des enfants, on vous répondra :
Pela gala tamala, gala taytala bikopo'i (« parce qu'il n'y a pas de père pour l'enfant, pas d'homme pour le prendre dans ses bras »). Dans cette phrase, le sens du mot tamala apparaît d'une façon suffisamment claire : c'est le mari de la mère, l'homme dont le rôle et le devoir consistent à tenir l'enfant dans ses bras et à aider la mère à le nourrir et à l'élever.
V. ENFANTS PRIVÉS DE PÈRE DANS UNE SOCIÉTÉ MATRIARCALE
Ici il nous paraît indiqué de consacrer un paragraphe spécial au problème très intéressant des enfants illégitimes ou, pour nous servir de l'expression des indigènes, des « enfants nés de jeunes filles non mariées », des « enfants privés de père ». En lisant ce qui précède, le lecteur a déjà dû se poser plus d'une question. Étant donnée la grande liberté sexuelle qui règne chez nos indigènes, les enfants nés hors du mariage ne doivent-ils pas être fort nombreux ? S'il n'en est pas ainsi, quels sont les moyens de prévention dont se servent les indigènes ? Et, s'il en est ainsi, comment résolvent-ils le problème, quelle est la situation des enfants illégitimes ?
Pour ce qui est de la première question, il convient de noter ce fait remarquable que les enfants illégitimes sont rares. Les jeunes filles semblent demeurer stériles pendant toute la période de leur licence sexuelle, qui commence alors qu'elles sont encore très jeunes et dure jusqu'à leur mariage; une fois mariées, elles commencent à avoir des enfants et se montrent parfois très prolifiques. Je fais toutes réserves quant au nombre des enfants illégitimes, car, dans la plupart des cas, le fait de l'illégitimité est fort difficile à établir. En vertu d'une stipulation arbitraire de la doctrine et de la coutume, le fait d'avoir des enfants hors du mariage est considéré, avons-nous dit, comme répréhensible. Aussi, par déférence pour les gens auxquels on a affaire, par intérêt familial ou amour-propre local, l'existence de l'enfant illégitime est-elle invariablement et soigneusement cachée. Ces enfants sont souvent adoptés par des parents, et l'élasticité des termes de parenté rend parfois difficile la distinction entre enfants proprement dits et enfants adoptés. Lorsqu'un homme marié dit : « Ceci est mon enfant », il peut fort bien s'agir de l'enfant illégitime de la sur de sa femme. C'est ainsi que l'estimation ne peut être qu'approximative, même dans une communauté qu'on connaît bien. Je n'ai pu relever aux îles Trobriand qu'une douzaine d'enfants illégitimes (1 % environ) dont la généalogie fût certaine. Dans ce nombre ne sont pas compris les enfants illégitimes des femmes laides, déformées ou albinos dont j'ai parlé plus haut, aucun d'eux ne figurant dans les relevés généalogiques établis par moi.
Nous voilà amenés à nous demander : pourquoi les enfants illégitimes sont-ils si peu nombreux ? A cette question je ne puis répondre avec certitude, car je me rends compte que mes renseignements ne sont pas aussi complets qu'ils le seraient, si j'avais prêté à ce sujet plus d'attention. La seule chose certaine que je puisse affirmer, c'est que les indigènes ne connaissent aucun moyen préventif, n'en ont pas la moindre idée. Rien de plus naturel d'ailleurs. Puisque, d'après leurs idées, le liquide séminal ne possède aucun pouvoir procréateur et est considéré non seulement comme inoffensif, mais comme bienfaisant, il n'y a aucune raison pour qu'ils l'empêchent d'arriver librement aux parties qu'il est censé lubrifier. En fait, lorsqu'on leur parle de pratiques néo-malthusiennes, cela les fait frémir ou rire, selon leur humeur ou leur tempérament. Ils ne pratiquent jamais le coitus interruptus, et ont encore moins une notion quelconque de moyens préventifs chimiques ou mécaniques.
Mais si je suis très net sur ce point, je serai moins affirmatif en ce qui concerne l'avortement, tout en ajoutant qu'il ne se pratique pas sur une bien vaste échelle. Je dirai tout de suite que les indigènes parlent de ces sujets sans crainte ou contrainte, de sorte que celui qui veut obtenir des renseignements s'y rapportant ne se heurte à aucune réticence ou dissimulation. D'après mes informateurs, il existerait une magie permettant de provoquer un accouchement prématuré, mais il ne m'a pas été possible de me faire citer des cas dans lesquels la magie aurait produit cet effet, ni de me faire renseigner sur les charmes et les rites dont on fait usage pour l'obtenir. On m'a bien nommé quelques herbes qu'on utilise dans cette magie, mais je suis certain qu'aucune d'elles ne possède de propriétés physiologiques spéciales. En fin de compte, c'est l'avortement à l'aide de moyens mécaniques qui paraît être la seule méthode effective pour arrêter l'accroissement de la population, et il est certain que si les indigènes se servent de ces moyens, ils ne le font que sur une échelle très limitée.
Le problème reste donc tout entier. Existerait-il une loi physiologique d'après laquelle une femme serait d'autant moins exposée à concevoir qu'elle commence sa vie sexuelle à un âge plus précoce, qu'elle la poursuit sans interruption et change plus souvent d'amants ? C'est là une question purement biologique que nous ne pouvons pas résoudre ici, mais la réponse que je viens d'esquisser me paraît seule susceptible d'écarter la difficulté, à supposer que je n'aie pas omis de tenir compte de quelque important facteur ethnologique. Je l'ai dit et je le répète : je ne prétends en aucune façon assigner à mes recherches sur ce point un caractère définitif.
Il est amusant de constater que, de tous les problèmes ethnologiques qui s'offrent à leur attention, celui-ci est le seul qui intéresse la plupart des blancs qui résident ou sont de passage aux îles Trobriand. C'est une croyance très répandue parmi les citoyens blancs de la Nouvelle-Guinée orientale que les indigènes de ces îles possèdent de mystérieux et puissants moyens préventifs et abortifs. Cette croyance s'explique sans doute par le fait remarquable et embarrassant dont nous nous occupons ici. Elle est entretenue par une information insuffisante, ainsi que par la tendance à l'exagération et l'amour du sensationnel qui caractérisent l'esprit des Européens incultes. Pour ce qui est de l'information insuffisante, j'en pourrais citer de nombreux exemples. Tout blanc auquel j'ai eu l'occasion de parler de ce sujet commençait par l'affirmation dogmatique que les jeunes filles non mariées n'avaient jamais d'enfants, hormis celles qui vivaient avec des hommes blancs. Or, nous savons que les naissances illégitimes ne sont pas tout à fait inconnues aux îles Trobriand. Non moins incorrecte et fantastique est la croyance à l'emploi de moyens préventifs mystérieux, les résidents même les plus anciens, ceux qui sont le plus convaincus de l'existence de ces moyens, n'ayant jamais pu citer un seul fait à l'appui de leur croyance. Nous avons là une confirmation de la vérité bien connue qu'une race supérieure, lorsqu'elle se trouve amenée au contact d'une race inférieure, est toujours disposée à attribuer aux membres de celle-ci une puissance démoniaque et mystérieuse.
En ce qui concerne la question des « enfants privés de père », on constate qu'aux îles Trobriand l'attitude de l'opinion publique à l'égard de l'illégitimité est telle qu'elle semble presque inspirée par un principe moral. S'il en est ainsi dans nos sociétés européennes, c'est que chez nous l'attitude négative à l'égard d'une naissance illégitime se rattache étroitement à notre conception de la chasteté, dans laquelle nous voyons un des impératifs de la conduite morale. En théorie tout au moins, sinon dans la pratique, nous condamnons l'immoralité sexuelle dans ses causes, plutôt que dans ses effets et conséquences. Notre syllogisme est le suivant : « Avoir des rapports sexuels hors du mariage est mauvais; la grossesse résulte de rapports sexuels; donc toute jeune fille devenue enceinte hors du mariage s'est rendue coupable d'une mauvaise action. » Aussi lorsque nous constatons que le dernier terme de ce syllogisme est approuvé par une société, nous en concluons aussitôt que les autres termes, et plus particulièrement le terme médian, y ont également cours. Autrement dit, nous concluons que les indigènes savent ce que c'est que la paternité physiologique. Nous savons cependant que nos indigènes n'acceptent pas la première proposition de notre syllogisme, car les rapports sexuels hors du mariage échappent à toute censure, à moins qu'ils portent atteinte aux tabous spéciaux de l'adultère, de l'exogamie et de l'inceste. Aussi le terme médian ne peut-il pas servir de lien intermédiaire et le fait que les indigènes adoptent la conclusion ne prouve nullement qu'ils reconnaissent la paternité physiologique. J'ai insisté quelque peu sur ce point, afin de montrer combien il nous est difficile de nous affranchir de nos modes de penser et de sortir du cadre rigide et étroit de nos préjugés sociaux et moraux. Malgré les précautions que j'avais prises pour ne pas tomber dans cette erreur et malgré la connaissance déjà suffisante que j'avais, à cette époque, des indigènes des îles Trobriand et de leur manière de penser, je n'avais pu m'empêcher, devant le fait de leur condamnation des naissances illégitimes, de raisonner comme tous les autres blancs. Mais à la suite d'une étude plus approfondie et d'une observation plus minutieuse, j'ai pu apporter à ce raisonnement les correctifs nécessaires.
La fécondité chez des femmes non mariées est un déshonneur; la stérilité chez des femmes mariées est un malheur. On applique le même terme : nakarige (na, préfixe féminin; karige, mourir) à une femme n'ayant pas d'enfants et à une truie stérile. Mais le fait, pour une femme mariée, de n'avoir pas d'enfants n'a rien de honteux et ne nuit en rien à sa situation sociale. La femme la plus âgée de To'uluwa, Bokuyoba, n'a pas d'enfants, ce qui ne l'empêche pas d'occuper le premier rang, en raison de son âge, parmi toutes les autres fem¬mes du chef. Le mot nakarige n'est d'ailleurs pas considéré comme impoli : une femme stérile l'em¬ploie sans difficulté en parlant d'elle-même, et d'autres s'en serviront, sans penser à mal, en sa présence. Mais la fécondité d'une femme mariée est considérée comme une bonne chose. En premier lieu, elle intéresse ses parents maternels qui y attachent beaucoup d'importance (voir chapitre 1, section I). « Les parents se réjouissent, car leurs corps deviennent plus robustes, lorsqu'une de leurs surs ou nièces a beaucoup d'enfants. » Cette proposition constitue une intéressante expression de la conception de l'unité collective du clan, conception d'après laquelle les membres du clan ne sont pas seulement de la même chair, mais forment presque un seul corps (voir chapitre 6 et chapitre 13, section V).
Pour en revenir à notre principal sujet, nous noterons que le mépris et la désapprobation qui s'attachent à la naissance illégitime sont très significatifs au point de vue sociologique. Remémorons-nous une fois de plus cet intéressant et bizarre enchaînement de faits : la paternité physiologique est inconnue, mais la paternité au sens social du mot est considérée comme nécessaire, et l' « enfant privé de père » comme quelque chose d'anormal, de contraire à l'ordre naturel et, de ce fait, répréhensible. Qu'est-ce que cela signifie ? L'opinion publique, qui repose sur la tradition et sur la coutume, déclare qu'une femme ne doit pas devenir mère, avant d'être mariée, tout en pouvant jouir d'une liberté sexuelle aussi complète que le permettent les lois. Cela signifie que la mère a besoin d'un homme pour défendre ses intérêts économiques et pourvoir à ses besoins économiques. Son frère est bien un de ses protecteurs et défenseurs naturels, mais il n'est pas à même de remplir son rôle de tuteur dans toutes les occasions qui se présentent. D'après les idées des indigènes une femme enceinte doit, à une certaine phase de sa grossesse, s'abstenir de rapports sexuels et « détourner son esprit des hommes ». Elle a donc besoin d'un homme jouissant à son égard de tous les droits sexuels, mais prêt à s'abstenir, à partir d'un certain moment, de l'exercice de ces droits, ayant une autorité suffisante pour la préserver de toute atteinte et surveiller sa conduite. Tout cela, un frère ne peut le faire, car, en vertu du rigoureux tabou qui règle les relations entre frères et surs, il doit s'interdire scrupuleusement toute pensée se rattachant au sexe de sa sur. En outre, la femme a besoin d'un homme pour la veiller pendant qu'elle accouche et pour « recevoir l'enfant dans ses bras », selon l'expression des indigènes. Enfin, c'est un devoir pour le mari de prendre part à tous les soins et à toutes les tendresses prodigués à l'enfant (voir chapitre 1, sections I et II; chapitre 13, section VI). C'est seulement lorsque l'enfant est élevé que le père perd la plus grande partie de son autorité qui passe au frère de la femme; son autorité ne reste à peu près entière qu'à l'égard des filles lorsqu'elles deviennent mariables (voir plus haut, chapitre 4).
C'est ainsi que le mari joue un rôle strictement défini par la coutume et est considéré comme indispensable au point de vue social. Une femme ayant un enfant et pas de mari : c'est un groupe incomplet et anormal. La désapprobation qui frappe un enfant illégitime et sa mère n'est qu'un cas particulier de la désapprobation générale qui frappe tout ce qui n'est pas conforme à la coutume, tout ce qui est contraire aux modèles sociaux adoptés et à l'organisation traditionnelle de la tribu. Une famille se composant de la femme, des enfants et du mari : tel est le groupe modèle reconnu par la loi tribale qui définit également les fonctions de chacun de ces éléments constitutifs. Que l'un des éléments de ce groupe fasse défaut, et le phénomène devient anormal.
C'est ainsi que tout en déniant à l'homme un rôle physiologique quelconque dans la constitution de la famille, les indigènes le considèrent comme indispensable sous le rapport social. Et ceci est très important. La paternité, dont la signification biologique, qui nous est si familière, échappe aux indigènes, n'en est pas moins maintenue à titre de dogme social qui déclare : « Chaque famille doit avoir un père; une femme doit être mariée avant d'avoir des enfants; il faut un homme dans chaque ménage. »
C'est ainsi que l'institution de la famille individuelle repose sur la base solide du sentiment de sa nécessité et se montre compatible avec l'ignorance absolue de sa base biologique. Le rôle sociologique du père est établi et défini en dehors de toute reconnaissance de sa fonction physiologique.
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