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Note sur le destin marial du prêtre :
l'ascèse terrestre de l'homme de Dieu
L'idée fondamentale de l'anthropologie chrétienne tient dans la signification subordonnée de la vie terrestre. La vie d'ici-bas est un passage, une attente... Ce dogme repose sur la croyance que le Christ, fils de Dieu et nouvel Adam, a arraché l'existence humaine au monde de la génération et de la corruption en se faisant homme et en ressuscitant. La nature divine de son incarnation s'exprime principalement dans sa génération spécifique, détachée des lois de la nature, sans souillure de chair. L'exemplarité du prêtre s'exprime ainsi dans un mode de vie désincarné qui le fait "miroir" à "la ressemblance de Dieu". "Car depuis que [le Prêtre] est élevé au sacerdoce, il n'est point du monde, il tient plus du ciel que de la terre ; sa vie doit être le vie d'une personne ressuscitée ; en sorte que s'il vit encore dans la chair, il ne doit plus vivre selon les appétits de la chair ; il ne doit plus avoir de part à ses plaisirs ; il doit être tout-à-fait dégagé de la corruption" (Tronson, 1826, p. 343-344).
La "dixième méditation" proposée par Tronson, dans ses Entretiens et méditations ecclésiastiques "De la chasteté des Prêtres, qui est la plus riche fleur de la couronne sacerdotale, et combien cette vertu doit être éminente dans les Prêtres" associe la conception de Marie et l'abstinence sexuelle. "Considérez que N. S. a tellement aimé la pureté, qu'encore il se soit soumis à toutes les peines et misères qui accompagnent la nature humaine, il n'a jamais voulu souffrir qu'il y eût en sa conception ni en sa naissance aucune circonstance, pour petite qu'elle pût être, qui diminuât sa pureté virginale. Il ne s'est point soucié d'avoir été fouetté, souffleté, moqué et insulté en toutes manières, d'être attaché à une croix entre deux larrons ; il a enduré mille calomnies et paroles injurieuses ; il a bien voulu mourir comme un blasphémateur, comme un perturbateur du repos public, comme un infâme ; mais il n'a pu souffrir que sa Mère reçüt aucune atteinte en sa pureté parfaite. C'est pourquoi, afin qu'elle n'en reçüt aucun déchet, nous voyons qu'il a renversé toutes les lois de la nature, et que devant naître d'une femme qui devoit être sa mère, il n'a point voulu que l'homme y eût aucune part, mais que le Saint-Esprit seul en accomplît le mystère, afin qu'il n'y eût rien qui ne s'y passât dans une souveraine pureté, et qu'il pût servir de modèle achevé de cette vertu" (id. p.341-342 ; c'est nous qui soulignons).
"Il est [donc] aussi peu possible de ne point offenser Dieu parmi les femmes, qu'il vous est possible de marcher sur des charbons ardents sans vous brûler" explique Tronson à son public (p. 362). A mulieri initium peccati, dit l'Ecclésiaste, et per illam omnes morimur. Pour exprimer combien doivent être brefs les contacts obligés avec les "personnes du sexe", "l'auteur du livre de la singularité des clercs [De la Singularité des clercs, ou de l'Obligation où sont les ecclésiastiques de vivre séparez des femmes, lettre pastorale dirigée contre les clercs vivant sous le même toit que des femmes, attribuée à un évêque africain du IIIe siècle, Cyprien ou Macrobius] rappelle F. H. Sevoyon dans sa Seconde retraite pour les prêtres, Devoirs ecclésiastiques (1828, p. 307), prescrit de ne converser avec elles qu'en passant et pour ainsi dire en fuyant : Mulieribus non continuanda præsentia, sed transeunter feminis exhibenda accession quodammodo fugitiva". "Un prêtre doit être comme Dieu ; c'est encore une qualité que lui donne le Saint-Esprit dans l'Ecriture-Sainte. Il doit donc être tout-à-fait dégagé de la matière, autant que l'état présent de cette vie peut le permettre, or, il ne sauroit être établi dans cet état que par une grande chasteté, laquelle a cet avantage, qu'elle rend l'homme semblable à Dieu. Car Dieu étant de sa nature dégagé de la matière, étant incorruptible et très-pur ; et l'âme étant aussi très-pure de sa nature et incapable de corruption, lorsque la chasteté lui fait faire tous ses efforts pour communiquer au corps la même pureté et intégrité par une continence parfaite, l'homme n'exprime-t-il pas en quelque façon en lui-même, dans un miroir très-pur, la ressemblance de Dieu, et ne devient-il pas lui-même tout divin par cette vie ?" (p. 344 ; c'est nous qui soulignons). "Il n'y a donc point de crime plus scandaleux à l'Eglise, que l'impureté d'un Prêtre" (p. 356) "Telle est la liaison du sacerdoce et du célibat, dit Tertullien (cité par Sevoyon dans sa Seconde retraite pour les prêtres, p. 263) qu'on ne peut être honoré de celui-là sans être obligé à celui-ci : Sacerdotium clibatus est." (p. 263).
Plus proche, le Nouveau manuel du séminariste, Directoire de piété à l'usage des clercs de grands séminaires, de G. Letourneau (1920) développe d'identiques exhortations, conseils et maximes. "Plus on se mortifie dans cette vie, plus on aura de joie dans l'autre." "La douleur, la pauvreté et l'humiliation furent les compagnes de Jésus-Christ ; qu'elles soient aussi les nôtres" (id. p.12-13). "Malheur à qui aime plus la santé que la sainteté." "Quand vous marchez dans les lieux habités, tenez les yeux baissés ; pensez que vous êtes prêtre et non peintre" (id. p.14). Au titre de la "mortification intérieure et extérieure", il développe : "La mortification intérieure exige qu'on sache se vaincre, en se refusant tout ce qui ne fait que contenter l'amour-propre [...] On doit aimer aussi les mortifications extérieures, savoir, les jeûnes, les abstinences, les disciplines et autres choses semblables. Les Saints ont macéré leur chair autant qu'ils ont pu [...] (id. p. 11). Enfin, quand les élèves des séminaires se trouvent "hors de ces pieux asiles", pendant les vacances (id. p. 428), il rappelle, au titre de la "régularité et modestie cléricale", qu'il faut "pour les rapports avec les personnes du sexe, se bien pénétrer de [l']avis de Saint Jérôme à Népotien" ; qu'il convient aussi de "porter l'habit ecclésiastique, tels que les statuts ou l'usage du diocèse l'exigent ; [de] s'éloigner des modes du siècle, dans l'agencement de sa chevelure ; [de] faire rafraîchir sa tonsure tous les huit jours." (id. p. 436) et, dans les hôtels, que "c'est aussi un article de décence de ne jamais rester seul avec les filles de service" (id. p. 437).
Cette association de la continence du prêtre et de la génération divine singularise le christianisme dans son abaissement théologique des valeurs de vie. C'est cette nécessité théologique (voir : Le Christ et le Mock-King : Notes pour une lecture anthropologique de la Passion) qui fonde le dogme de la conception virginale de Marie qui a bien évidemment été discuté, indépendamment de sa filiation avec les déesses vierges orientales. Par la critique historique en premier lieu. Il existe, en effet, dans l'existence du Jésus historique des éléments factuels en mesure d'expliquer sa naissance hors norme et son destin de rupture. Origène (185-254), dans son Contra Celsum est le premier auteur chrétien à faire état, pour la contester, d'une version selon laquelle : "La mère de Jésus a été chassée par le charpentier qui l'avait demandée en mariage, pour avoir été convaincue d'adultère et être devenue enceinte des uvres d'un soldat romain nommé "Panthèra". Séparée de son époux, elle donna naissance à Jésus, un bâtard. La famille étant pauvre, Jésus fut envoyé chercher du travail en Égypte ; et lorsqu'il y fut, il y acquis certains pouvoirs magiques que les égyptiens se vantaient de posséder" (Contra Celsum I, 32 5). Épiphane (315-403) fera référence à cette thèse dans un traité contre les hérésies : "Jésus était le fils d'un certain Julius, dont le surnom était Panthera" (Panarion LXXVIII, 7, 5) ce nom de Panthera étant commun pour désigner les soldats romains (Adolf Deissmann, 1906, p. 871 s., qui confirme l'usage de ce cognomen : "Panthera was not an invention of Jewish scoffers", 1910, p. 69). Ce thème sera developpé par le judaïsme médiéval. Le Toledot Yeshu, la Vie (ou la Généalogie) de Jésus est "le nom d'une famille de textes juifs qui racontent la vie de Jésus et le début du christianisme d'une manière bien différente de la version chrétienne canonique" (sur les sources juives : Evyatar Marienberg, 2003, Niddah, Lorsque les juifs conceptualisent la menstruation, dont nous suivons ici l'exposé ; voir aussi : Peter Schafer, 2009, Jesus in the Talmud).
D'après le Toledot Yeshu, donc, la naissance de Jésus est la suivante. "Marie, une femme de bonne famille, se marie (ou se fiance) avec un homme respectable, un descendant de la maison de David. L'un de leurs voisins est un méchant homme. Dans les versions où cet homme est nommé Joseph, le mari (le fiancé) s'appelle Jean. Par contre, lorsque le mari (le fiancé) s'appelle Joseph, le voisin se nomme Jean. Dans certaines versions, le voisin viole Marie ; dans d'autres, il prétend être son mari (fiancé). L'enfant né de ce rapport sexuel, Jésus, est donc Mamzer, car il est né d'une femme mariée (ou fiancée) qui a eu des relations avec un autre homme. Si cela ne suffit pas pour noircir la naissance de Jésus, plusieurs versions de Toledot Yeshu enseignent que Marie avait ses règles ce jour-là et que le méchant voisin, bien qu'elle l'ait averti qu'elle était Niddah, n'a pas dévié de ses intentions. Voici par exemple la version du [manuscrit de] Strasbourg décrivant la discussion entre Marie et le voisin, Joseph ben Pandera, qu'elle a pris pour Jean, son fiancé : Et elle lui a dit : 'Ne me touche pas, car je suis Niddah'... Et lui, il n'a pas pris ses paroles en compte, il a couché avec elle et elle est tombée enceinte." (id. p.174) "Jésus est donc tout à la fois Mamzer et fils d'une Niddah. [...] Si le couple est fiancé, mais que Joseph n'est pas le père de l'enfant, alors, pour ceux qui rejettent la possibilité d'une fécondation sans père terrestre, Jésus est sans doute, d'un point de vue halakhique, Mamzer." (id. p.174-5) "En fait, dans plusieurs chapitres du Toledot Yeshu, le titre de Ben ha-Niddah est utilisé constamment pour désigner Jésus. Les juifs médiévaux en général ne voulaient même pas prononcer le nom de Jésus. L'expression "Ben ha-Niddah", soutenue par les traditions conservées dans le Toledot Yeshu, leur a servi de pseudonyme pour désigner le dieu de leurs voisins" (id. p.175).
Au-delà de la critique historique et polémique les théologiens chrétiens se sont interrogés sur les modalités de cette conception virginale, n'éludant pas, relativement aux représentations médicales du temps, la question de la nature des éléments qui participent à la formation du ftus divin. Thomas d'Aquin a ainsi pu argumenter que le corps du Christ a été formé du sang de la Vierge, certes, mais de manière spécifique. Le sang d'où procède la conception naturelle, pur par lui-même et distinct du sang menstruel, est attiré dans la matrice par l'union de l'homme et de la femme et participe, de ce fait, d'une impureté dont la conception du Christ a été exonérée. C'est en effet par l'opération du Saint-Esprit que ce sang s'est amassé dans le sein de la Vierge. (id. p.185) "Il semble que plusieurs auteurs juifs médiévaux, écrit Marienberg qui commente cette discussion, savaient que les théologiens chrétiens cherchaient diverses explications pour éloigner le ftus divin du sang menstruel. Le Nizabon Vetus, ouvrage polémique contre le christianisme rédigé en Allemagne à la fin du XIIIe ou au tout début du XIVe siècle explique : Et si [le chrétien] dit que [Jésus] n'a pas été souillé dans les entrailles [de Marie], car les règles se sont arrêtées chez Marie, et que [c' est] un esprit qui est entré en elle, et qu'il est sorti sans douleur ni souillure de sang
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"L'auteur de cet ouvrage, poursuit Marienberg, se moque de cette naissance en se basant sur le calendrier des chrétiens eux-mêmes. Le 2 février est le jour de la Lichtmess, le jour des relevailles de Marie, le jour où elle s'est présentée au Temple pour se purifier. Mais si celle-ci n'a eu ni règles ni impureté post-partum, quelle est exactement la signification de cette célébration, ironise l' auteur ? Votre calendrier, dit-il aux chrétiens, ne fait que prouver que Marie, comme toutes les femmes, a eu ses règles, puis s'est purifiée." (id. p. 186) "Dans l'ouvrage polémique connu sous le nom de Vikuah le-ha-Radaq, l'auteur utilise les concepts médicaux de son époque pour attaquer la foi chrétienne. Après une explication portant sur la nature du sang menstruel, l'auteur enseigne, conformément à la médecine du temps, que parmi tous les vivants, seuls les humains sont nourris de sang menstruel au stade embryogénique. Ce sang est essentiel pour eux, mais à cause de son caractère vénéneux, les petits de l'homme naissent très faibles. Après avoir expliqué cela, il pousse l'idée analysée plus haut ad absurdum : "Alors, Jésus, dont la mère a été fécondée par l'Esprit Saint, et qui n'a pas été nourri de ce sang pollué dans les entrailles de sa mère, aurait dû marcher sur ses pieds le jour de sa naissance, et être intelligent comme il l'était à l'âge de trente ans ! [Mais, en vérité], il est sort de l'endroit connu, petit, comme tous les petits, déféquant et pissant comme les autres enfants..." (id. p.187-188)
"Offrez-vous à la très Sainte Vierge" exhorte Tronson (1826, p. 358) en conclusion de sa onzième méditation intitulée "Combien les Prêtres doivent craindre l'impureté". Et il développe, dans sa douzième méditation, "Combien les Ecclésiastiques doivent fuir la fréquentation des femmes". La virginité de Marie, en effet, comme celle du prêtre, procède du "Premier vierge", de Dieu lui-même, selon la forte expression de Grégoire de Naziance (312-389) qu'il cite, virginité qui descend, par le Verbe, par Marie et par le prêtre jusqu'au fidèle et sauve la vie humaine de son infirmité naturelle. "Considérez, argumente le supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, 1° comme la pureté des Prêtres trouve sa première image dans le Père éternel qui est pur et fécond tout ensemble, et que saint Grégoire de Nazianze nomme pour cette raison le premier vierge. Sa virginité est si féconde, qu'elle engendre un Verbe, lequel étant vierge et fécond comme son principe, produit avec lui, dans une admirable unité, un amour substantiel. Considérez 2° comme le Verbe se faisant chair retient ses deux admirables perfections, naissant d'une mère qui est plus vierge, s'il est permis de parler ainsi, après qu'elle a conçu et enfanté, qu'elle n'étoit dans le berceau ou après son vu. Le Très-Haut, c'est-à-dire le Père éternel la couvre de sa vertu qui n'est autre chose que sa fécondité virginale dont il lui fait une admirable communication, et par laquelle, n'étant qu'un pure créature, elle est rendue capable d'engendrer dans le temps le même Fils qu'il engendre dans l'éternité, et en la pureté de sa génération. Considérez 3° que ce Verbe étant homme, donne encore à son Eglise cette admirable virginité ; car par la communication de sa pureté féconde, il lui donne la vertu d'engendrer spirituellement de nouveaux enfans, qui sont tous les Fidèles qui la reconnoissent pour leur Mère. Adorez ces premières et divines sources de la virginité et de la pureté des Prêtres [...]" (id. p. 358-359, c'est nous qui soulignons.) Ostentation vivante de la mort au monde, l'écologie du prêtre (sa morale, son vêtement, son maintien...), ce témoin de l'au-delà, montre le salut. Prosaïquement, cette mort tangentielle inspire l'ascèse ordinaire du fidèle : travail et monogamie (voir : Roberto de Nobili et la querelle des rites Malabares et La fonction missionnaire : sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674), in fine).
Dans les cultes de la nature, les dieux sont une assomption de la fécondité. Mais, pour les chrétiens, la sexualité n'est n'est ni l'expression de la puissance vitale ni le remède à la mort, c'est le signe de l'infirmité de l'homme, voire la cause de la mort. Le serpent, symbole des générations chthoniennes, fait découvrir le genre à l'espèce humaine (ils surent qu'ils étaient nus...). C'est la Chute, la fin de l'immortalité pour Adam et Ève et l'amorce du cycle sans fin des engendrements. Mais Dieu s'est fait homme, et le Christ, tel un nouvel Adam, a racheté la nature mortelle de l'homme. Sur ce constat, deux voies s'ouvrent au croyant :
- Nier la sexualité pour mettre un terme à cette appartenance des fils d'Adam au règne animal à la sexualité, donc à la mort. La philosophie gnostique représentera cette conception en vertu de laquelle la venue du Christ ayant changé l'homme, le cycle des reproductions, qui fait l'homme tel l'âne aux yeux bandés qui actionne la meule (Évangile selon Philippe, trad. fr. J.-E. Ménard, 52, p. 71), doit cesser. Le refus de la sexualité est le moyen d'accélérer le retour à la sainteté du Paradis. Ceux qui renoncent ont déjà atteint l'au-delà et la résurrection...
- En contenir l'expression dans les formes civiles. "En s'attaquant à la génération, explique Clément d'Alexandrie (150-220), l'hérésie se soulève contre la volonté du Dieu, et blasphème le mystère de la création. De là, un Cassien, soutenant que nos corps sont de vaines apparences ; de là, un Marcion, un Valentin, affirmant qu'il n'y a dans l'homme rien que d'animal, parce que, selon eux, en touchant à l'uvre de la chair, il s'assimile aux animaux. Assurément, lorsque précipité en aveugle par la passion, il se rue sur des voluptés étrangères, il descend véritablement au niveau de la brute." "Avancer que le serpent, empruntant aux animaux privés de raison ses machinations contre l'homme, réussit à persuader Adam de s'unir à Eve par les liens de la chair, sans quoi nos premiers parents n'auraient jamais connu ces fonctions naturelles, ainsi que le veulent plusieurs ; c'est encore attacher le blâme à la création, et lui adresser le reproche d'avoir fait l'homme plus faible que la brute, dont le roi de l'univers aurait suivi les grossiers exemples [...] La génération est donc sainte, puisque par elle le monde existe; par elle les essences, par elle les nations, par elle les anges, par elle les puissances, par elle les âmes, par elle les préceptes, par elle la loi, par elle l'Évangile, par elle, enfin, la connaissance de Dieu" (Stromates, III, 17). D'inspiration stoïcienne, le Pédagogue de Clément argumente, contre le dualisme et la fatalité de la Chute que le corps est "l'allié naturel et le compagnon de combat de l'âme", son "vêtement" (I, 102, 1 ; II, 609, 3). "Ce n'est pas donc seulement l'esprit qui doit être sanctifié, mais aussi les murs, et la vie et le corps" (Stromates, III, 6).
L'histoire de l'Église primitive, faite d'une dialectique qui oppose ces philosophies contraires, développe un message unique touchant la reproduction sociale. Pour apercevoir comment les formes extrêmes de la dénégation vitale peuvent être une expression de la vie et comment ceux qui prônent l'extinction de l'espèce, encratistes ou gnostiques, peuvent délivrer, paradoxalement, une leçon de "morale bourgeoise" (si l'on nous passe cet anachronisme), il faut bien sûr se représenter leur sacerdoce en situation. "Au cours du IIe et IIIe siècle, ses défenseurs présentèrent très souvent la morale conjugale chrétienne comme une réaction à l'immoralité supposée du monde païen. En réalité c'est, pour l'essentiel, écrit un historien du christianisme primitif, afin de défendre les vues des chrétiens contre leurs coreligionnaires plus extrémistes que furent affirmés les codes conjugaux chrétiens. Sans le défi que représentait la condamnation encratite des relations sexuelles dans le cadre du mariage, par exemple, Clément d'Alexandrie n'eût jamais composé ses méticuleux conseils aux couples mariés" (Peter Brown, Le renoncement à la chair, virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, trad. fr. 1995, Gallimard, p. 261). Les "deux ailes" du mouvement chrétien, pour reprendre l'expression de Peter Brown (p. 261) ne volent que d'une.
La morale chrétienne ne révolutionne donc pas la morale sexuelle. Elle rencontre les principes de vie des stoïciens et des néoplatoniciens. La réussite de son prosélytisme ("En l'an 300, il n'y avait sans doute pas moins de cinq millions de chrétiens éparpillés à travers le monde romain" écrit R. MacMullen, Christianizing the Roman Empire, p. 32, p. 135-136, note 26) tient dans son assomption des valeurs matrimoniales dominantes : en leur conférant un modèle théologique, elle en rationalise si l'on peut dire la mise en uvre. Elle les radicalise. Venus d'Orient, les cultes à mystères, qui spéculent sur une après-vie, attestent que la croyance des chrétiens dans un au-delà de gloire n'est pas quelque chose d'exceptionnel. Jésus "transfigurera notre corps de misère en le conformant à son corps de gloire", écrit Paul (Philippiens, III, 21). "L'esprit de Celui qui a relevé d'entre les morts Christ Jésus fera vivre aussi vos corps mortels" (Romains, VIII, 11). "Car je sais qu'en moi, c'est-à-dire en ma chair, n'habite pas le bien [
] je perçois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon intelligence [
Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ?" (Romains, VII, 18, 23-24). Refuser de se laisser emporter dans le cycle de la reproduction (au lieu d'y trouver le salut l'immortalité des mortels du Banquet), c'est poser qu'il existe, au-delà des apparences universelles, un autre monde. La mélancolie et l'abattement qui sont réputés suivre l'acte sexuel (ce que l'on dénommera la "petite mort") déplétion masculine corollaire de la réplétion féminine qui perpétue l'espèce, ces signes avant-coureurs de l'anéantissement individuel montrent que l'extinction de l'espèce animale par le renoncement à la sexualité peut être la voie de retour à l'immortalité première. De quoi cet autre monde est-il fait ? C'est nécessairement l'envers de celui-ci et il doit trouver ses preuves dans cette négation.
La possession par l'Esprit saint, donnait aux apôtres l'assurance de la présence de Dieu et de leur appartenance à "l'Israël de Dieu" (Galates, V, 16). "Je sais un homme en Christ qui fut, voici quatorze ans, ravi jusqu'au troisième ciel était-ce son corps ? je ne sais ; était-ce hors de son corps ? je ne sais, Dieu le sait ! ... cet homme-là fut emporté jusqu'au paradis. (Corinthiens, XIII, 2-3). La réalité de ces expériences mystiques ne témoignait pas seulement de la réalité de l'autre monde, elle fondait aussi la croyance que le Christ allait revenir dans un avenir proche. Le don de prophétie est le fait de ceux qui ont quitté "maison, femme, frère, parents ou enfants" (Luc, XVIII, 29). Pour ceux-là, qui ont déjà touché la Jérusalem Céleste, le retrait de la société et la continence sont la règle. Paul : "Il est bon pour un homme de ne pas connaître de femmes" (Corinthiens, VII, 1) ; "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi. Mais chacun tient de Dieu un don particulier" (Corinthiens, VII, 7). Pour les autres, Paul confirme l'égalité des situations sociales. "Que l'on continue de vivre chacun comme Dieu lui a fait sa part, chacun comme Dieu l'a appelé. C'est ce que je prescris dans toutes les Églises [...] Étais-tu esclave lors de ton appel ? Ne t'en soucie pas." (Corinthiens, VII, 17, 21).Ce qui distingue la croyance chrétienne des premiers temps, avant son établissement, c'est l'urgence eschatologique : son prêche de la continence, formellement analogue à la leçon du pessimisme stoïcien ou du puritanisme essénien, se conforte et s'en distingue de la conviction que la fin est proche. "Le temps se fait court", prêchait l'apôtre Paul (Corinthiens, VII, 29).
La "dialectique" visée plus haut encratisme et réserve sexuelle fonde en religion le contrôle du lit conjugal. Le code en cause, c'est celui du mariage romain, en réalité, tel que représenté sur les sarcophages où l'on voit l'épouse en majesté à son côté de son conjoint. Cette morale sexuelle, concordia faite d'égalité, est juridique avant d'être stoïcienne, puis chrétienne. Les individus ainsi représentés sont des pairs et l'image de leur couple exprime une relation d'égalité entre les familles (qu'exprime la pratique de la dot). C'est ce type "société de mariage" qui est idéalisé dans Les préceptes de mariage de Plutarque, composés vers l'an 100, prônant l'égalité juridique des conjoints dans leur différence et sous la tutelle de l'époux égalité économique et morale, l'union des corps étant l'image de la fusion des biens, "de manière que ny l'une ny l'autre des parties n'y puisse discerner ne distinguer ce qui est propre à elle, ne ce qui est à autruy. Ceste communauté des biens mesmement, doit estre principalement entre ceulx qui sont conjoincts par mariage, qui doivent avoir mis en commun et incorporé tout leur avoir en une substance : de sorte qu'ils n'en reputent point une partie estre propre à eulx, et une autre à autruy, ains le tout propre à eulx et rien à autruy. Comme en une couppe où il y aura plus d'eau que de vin, nous l'appelons vin neantmoins, aussi le bien doit tousjours, et la maison estre nommée du nom du mary, encore que la femme en ait apporté la plus grande partie" (XVIII, dans la traduction d'Amyot, 1627, uvres morales et meslees de Plutarque, Translatees de Grec en François
, Genève : Jacob Stoer).
L'autonomie de l'épouse, sui juris en droit romain, est exprimée par la philosophie du mariage sine manu (où la dot n'entraîne pas de transfert de biens et où, selon la formule de Bouché-Leclerc, "le père prêtait [sa fille] plutôt qu'il ne la donnait au mari" - Les lois démographiques d'Auguste, 1895, p. 16), quand l'épouse n'est plus soumise à la tutelle paternelle et alors que les lois en cause tendent à instituer l'inaliénabilité du fonds dotal. Cette indépendance est moquée par Cicéron quand il fait le procès des jurisconsultes : "Une foule de sages dispositions contenues dans nos lois ont été altérées et corrompues par la subtilité des jurisconsultes. Nos ancêtres avaient voulu que les femmes, à cause de la faiblesse de leur jugement, fussent toutes en puissance de tuteurs: les jurisconsultes ont inventé une espèce de tuteurs sous la dépendance des femmes." (Pro murena, XII, 27). A l'opposé, Titus Gaïus argumente dans ses Institutes (§ 190) qu'"aucune raison solide ne paraît avoir conseillé de laisser en tutelle les femmes majeures ; car cette raison, vulgairement reçue, qu'elles sont communément trahies par la faiblesse de leur esprit et qu'il est juste de les gouverner au moyen d'un tuteur est plus spécieuse que sérieuse : car, une fois qu'elles sont majeures, les femmes traitent elles-mêmes et dans leur propre intérêt leurs affaires, l'autorisation du tuteur étant formelle et casuelle".
Le droit matrimonial chrétien infléchit le droit romain par l'annulation du divorce, l'opprobre du concubinage et l'opposition au remariage des veufs. La discussion sur le sens de l'interdiction par l'Église du remariage des veuves concerne la capacité juridique de l'épouse. La société romaine tardive voit apparaître, écrit Brown, des femmes en mesure "de détourner des pans de la fortune des grandes familles vers des causes pieuses" (op. cit., p. 416), ce crédit sur l'au-delà constituant l'une des sources les plus importantes de déplacement de richesse de l'histoire de l'Occident. "Mûre, financièrement indépendante et déjà influente, la veuve chrétienne [ayant] pris la décision d'embrasser une continence aussi officielle, aussi héroïque que celle des veufs qui formaient la majorité du clergé" (op. cit., p. 195) devient un enjeu social. Avec la confiscation des biens des hérétiques et des temples païens, tels que réglementée dans le livre XVI du Code de Théodose (promulgué en 438), la munificence privée et les legs testamentaires constituent la source principale de la formation du patrimoine de l'Église. (Les dons à l'Église sont répartis en trois types dans le code visé (XVI, 2, 28) : mancipia, esclaves, praedia, terres et superlectilem, biens immobiliers). La lettre aux Éphésiens fait de la relation mari-femme l'image de l'union du Christ et de son Église : "Ainsi les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps [...] Personne certes n'a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire, on la choie, tout comme le Christ fait pour l'Église, parce que nous sommes les membres de son corps" (V, 28-30). L'harmonie du couple chrétien, à la mode romaine, exprime à la fois l'harmonie de la société et l'harmonie du Christ et de son Église. Le legs de sa fortune est la dot qui consacre le mariage de la veuve avec le Christ.
Sans doute le message chrétien, avec son annonce du royaume céleste, doit-il être compris comme une contemption des valeurs d'ici-bas, mais ce procès contient en réalité une leçon de mesure et, en dernier ressort, d'administration des choses. Comme le rappelle Peter Brown dans une conférence sur les idées de Gibbon (Daedalus, n° 105, 1976, p. 73-88 "Gibbon's Views on Culture and Society in the Fitfh and Sixth Centuries") : "The rise of the Christian church is the story of the rise to great power in this world of an institution whose basis was a claim to be interested only in the other world" ("L'essor de l'Église chrétienne est l'histoire de la réussite dans ce monde d'une institution bâtie sur l'allégation de ne s'intéresser qu'à l'autre monde" - p. 79). Cette mystification deux fois millénaire n'en est évidemment pas une, le dogme chrétien mythifiant mystiquement l'organisation sociale de la sociétés stratifiée : monogamie, concurrence, travail
"Chez nous écrit Tertullien [...] la continence est aussi religieuse que l'usage est pudique, puisque l'un et l'autre sont avec le Créateur. La continence rend gloire à la loi du mariage, l'usage la tempère. La première n'est point contrainte, le second est soumis à des règles. L'une est le choix de la volonté, l'autre a des mesures. Nous ne connaissons qu'un seul mariage, de même qu'un seul Dieu" (De monogamia, 1). En faisant du mariage une école de continence, Tertullien se fait le propagandiste surrérogatoire ( et involontaire) des valeurs de la parenté descriptive (de la monogamie). Son obsession de la chair fait de la morale chrétienne la conscience du droit. Et c'est Augustin qui, dans son De bono coniugali (c. 400), articulera la synthèse des "deux ailes" de la doctrine. "Le mariage, explique-t-il, comprime dans ses élans la volupté, met une sorte de pudeur dans leur fougue et les tempère par le désir de paternité. Il se mêle, en effet, je ne sais quelle gravité aux bouillonnements de la volupté quand, au moment où lhomme et la femme sunissent, ils songent quils vont devenir père et mère" (III) concédant n'avoir "jamais entendu dire à qui est marié ou qui l'a été n'avoir eu de rapports avec sa femme que dans l'intention d'une conception" (XIII). Augustin invite à disjoindre le "désir du mariage" (concupiscentia nuptiarum) du "désir de la chair" (concupiscientia carnis) "qui s'enflamme indistinctement pour le licite et l'illicite" alors que la concupiscentia nuptiarum, "faisant bon ménage d'elle, retient loin de l'illicite et guide vers le seul licite. C'est contre ces élans, qui s'opposent à la loi de l'esprit, que toute chasteté combat : chez les époux, pour qu'ils fassent bon usage ; chez les continents et les vierges saintes, pour qu'ils agissent mieux et avec plus de gloire en ne faisant pas usage d'elle" (Lettres, 5 et 8). Il réconcilie mariage et continence en les représentant comme les deux mains de la concorde humaine : "L'honorabilité du mariage ne résulte pas seulement de la génération d'enfants, mais encore du besoin naturel, partagé par les deux sexes, de faire société" (III) ; "Le mariage et la continence sont deux biens, dont l'un est supérieur à l'autre" (VIII). "Demander à une femme au delà de ce qu'exige ce besoin de la génération, c'est violer le contrat même du mariage. On lit ce contrat, on le lit en présence de tous les témoins, on y lit cette clause : pour engendrer des enfants ; voilà ce qui fait l'essence de ce qu'on appelle l'acte matrimonial. Eh ! si ce n'était dans ce but qu'on donne et qu'on accepte une épouse, quel père oserait livrer sa fille à la passion d'autrui ?" (Sermons, LI, 22).
Le célibat du prêtre, qui conclut historiquement les débats sur les vertus de la continence, constitue un moyen terme entre l'encratisme et l'établissement. Son mode de vie est l'équivalent séculier, rassis, professionnel, du témoignage par la possession des prophètes. Citons de nouveau Tronson : "Car depuis que [le Prêtre] est élevé au sacerdoce, il n'est point du monde, il tient plus du ciel que de la terre ; sa vie doit être le vie d'une personne ressuscitée ; en sorte que s'il vit encore dans la chair, il ne doit plus vivre selon les appétits de la chair ; il ne doit plus avoir de part à ses plaisirs ; il doit être tout-à-fait dégagé de la corruption" (1826, p. 343-344).
Brown, Peter, 1976, "Gibbon's Views on Culture and Society in the Fitfh and Sixth Centuries", Daedalus, n° 105, p. 73-88.
1995, Le renoncement à la chair, virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, trad. fr., Paris : Gallimard.
Deissmann, Gustav-Adolf, 1906, "Der Name Panthera", Orientalische Studien f. Theodor Nöldeke zum Sibzigsten Geburstag, vol. 2. p. 871-875, Giessen : A Töpelmann.
1910, Light from the Ancient East, The New Testament illustrated by recently discovered Texts of the graeco-roman World, Londres et New-York : Hodder and Stoughton.
Letourneau, G., 1907, Nouveau manuel du séminariste, Directoire de piété à l'usage des clercs de grands séminaires, Paris, Librairie Victor Lecoffre, J. Gabalda et Cie.
MacMullen, Ramsay, 1984, Christianizing the Roman Empire, New Haven and London : Yale University Press.
Marienberg, E., 2003, Niddah : Lorsque les juifs conceptualisent la menstruation, Paris : Les Belles Lettres.
Schafer, Peter, 2009, Jesus in the Talmud, Princeton : Princeton University Press.
Sevoy, F. H., 1828, Seconde retraite pour les prêtres, Devoirs ecclésiastiques, tome quatrième, Paris : Gauthier Frères et Cie.
Tronson, L., 1826, Entretiens et méditations ecclésiastiques, Lyon : Busand.
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