La limite absolue de la philosophie...

Cet enfer de la reproduction qui est la félicité d'ici-bas constituerait aussi une limite de la philosophie. "Sur le mont d'amour, même Confucius trébuche", dit la sagesse chinoise (Socrate et Xanthippe...). Cette fatalité du conflit domestique illustrerait l'opposition irréductible de deux visions du monde et l'échec de l'homme devant la nature de la femme.

Aquamanile. Allemagne, 1380.
(New York Metropoliten Museum of Art)

Aristote enseignait la sagesse à Alexandre. Craignez la femme ! Alexandre était alors passionnément épris d'une jeune indienne et Aristote voulait l'en détacher. Cette dernière résolut de se venger en séduisant le barbon. Elle lui déclara qu'elle ne serait à lui qu'après l'avoir chevauché.

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Ali Abid, 1987 (Tunisie)

Il est évidemment une fonction moins outrageusement cosmique de la scène de ménage : assurer la reconstitution et la conservation des monades sexuelles et des caractères. "Je m'étonne, écrit Chen Fou – dont les mœurs matrimoniales s'écartaient de la tradition – que, dans les vieux ménages, les époux se haïssent comme des ennemis. On dit : 'II faut bien qu'il en soit ainsi car, autrement, comment pourraient-ils vivre ensemble jusqu'à la vieillesse ?'"

Lieux communs, poissardises et trivialités

La mise en ménage demande, en effet, une suspension ad hoc de la suspicion légitime qui règle l'hygiène des relations sexuées : l'odeur d'autrui, passé l'entêtement saisonnier des phéromones amoureuses, est insupportable. Ce qui permet d'endurer l'invivable et de contenir l'écœurement des épanchements privés, c'est l'appareil de convenances qui couvre d'euphémisme la crudité du besoin et c'est aussi l'éducation de l'insensibilité à quoi œuvre la scène de ménage. L'odeur d'autrui est insupportable : chacun redevient soi. Stercus cuique suum bene olet, dit Erasme (dans la mémoire de Montaigne). Repus d'eux-mêmes et revenus de leurs égarements, les disjoints reviennent à eux. L'unité se reprend, se referme, se rétracte, se renfrogne. Le conflit domestique donne les raisons d'un retour sur soi dont la morale ordinaire forme en réalité le précepte. Au lieu de se laisser aller aux facilités endocrines de l'égoïsme à deux et aux aventures climatisées des logiques ménagères, un recommencement à ses propres marques procède de ces rites de défiance et de mise à distance dont la régularité révèle la nécessité. La scène de ménage révèle l'opposition, banale, de deux régimes, de deux systèmes d'humeurs, de deux spéculations, de deux rhétoriques aussi différents et antagonistes que le destin anatomique qui leur correspond.

Que veut-elle ? Provoquer et mener à terme le petit nombre de fécondations que la statistique lui permet d'espérer sur les quelques chiches centaines d'ovulations d'un capital ovocytaire déjà constitué alors qu'elle était encore dans les langes – ou presque : en réalité, le vieillissement folliculaire commence dès le cinquième mois de la vie fœtale – et qui se dégrade avec son apparence. Elle veut fixer, atteler le mâle à cette responsabilité qu'il ne connaît a priori que sous les auspices de la bagatelle et cherche à réduire au domestique ce coureur, ce cavaleur, ce chasseur qui ne s'attarde qu'ailleurs. Que veut-il en effet ? Disperser, en semant à tous vents, les chances de sa graine, ces millions de spermatozoïdes qu'il continue à produire, contre toute raison, alors qu'il a déjà un pied dans la tombe – ou presque – décharger ses vases et s'attacher le moins. Elle juge le mâle sur sa capacité à rapporter de l'argent à la maison. Il se juge sur la capacité inverse à soustraire à l'attraction domestique la munificence de son blé.

Tomi Ungerer

Tibor Rau, Egyetemi Lapok, 1976 (Hongrie)

La confrontation de ces deux visions du monde ne peut manquer de produire, dans le champ clos de la salle à manger, le choc de Titans que l'on sait – ces valeurs matrimoniales respirées sur le bouillon gras de l'intimité familiale et qui se transmettent à l'imitation plus sûrement que par les lois de Mendel. La partialité sexiste de ce que Virginia Woolf a dénommé le "Fonds pour l'Éducation d'Arthur" (Three Guineas, 1938) laisse le mauvais rôle (et l'accumulation facile de citations assassines) à la moitié féminine du couple et c'est évidemment quand l'irresponsable fait profession d'art que la nature domestique a toutes raisons de s'emporter. "Jamais elle n'a perdu une occasion de me dire que je suis cela de misérable devant nos amis ébahis ou nos domestiques interloqués. 'En somme, tu gagnes moins qu'un ouvrier !'" rapporte d'Elise Marcel Jouhandeau qui tiendra, quarante-deux années durant, la main courante de ces assiduités. Madame Durer, écrit un contemporain de l'artiste, "l'a poussé vers la tombe et l'a rendu sec comme la paille". Madame Racine ne pensait qu'à ses confitures (dit-on). Madame Bernanos savait à peine que son mari écrivait des livres et s'étonnait qu'une telle activité pût apporter de la considération... A s'entendre ainsi jaspiner dans le dos à longueur de vie commune, "Tu n'as qu'à, tu devrais, t'aurais dû...", l'irresponsable maudit le ciel – n'est pas Socrate qui veut. Et cette hargne de harpie dépitée d'avoir sucé un sang aussi stérile – il promettait la lune mais n'a décroché que des vessies – le rappelle à sa condition en le chassant du foyer. De ces ménagères qui se révèlent à l'heure des comptes, taillant ou tenant boutique dans l'œuvre du défunt, n'ayant jamais manqué de lui servir la soupe à la grimace de leur façon et de le rappeler à la réalité quand le prix Nobel avait oublié de tirer la chasse d'eau, Jouhandeau dira le génie, devant Elise à l'agonie, dans un cri du cœur qui prouverait, s'il était besoin, que le mariage ajoute à la férocité naturelle de l'homme : "C'est terrible, elle ne souffre même plus !"

Avec sa nécessité périodique et cette sombre façon qu'ont les catastrophes d'arranger les choses, pour parler comme l'auteur de la Bouche d'Ombre, la scène de ménage, qui libère les tensions accumulées – "II faut que ça sorte" – n'a pourtant pas que des servitudes. Pour un temps au moins, elle n'est pas simplement un terme, d'ailleurs provisoire, elle est l'augure d'un recommencement. Elle découvre en effet les points limites au-delà et en-deça desquels les condamnés à se mésentendre doivent prospérer et montre les rails d'une relative paix domestique. Dénouement et rebondissement, chicane et accordaille. Version écorchée de ce tragique ordinaire : la compulsion donjuanesque qui est moins d'ajouter au tableau que de réduire, par la profanation de l'usage, le nombre de femmes objectivement offertes : "Une de moins !"


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Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire