Chapitre 21 La reconnaissance de la forme humaine : IV - 21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
Plan du dossier : 19.1 Exorde IV - 21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
Idéalement de même mensuration que les hanches sur la carte de visite des "reines de beauté", ces femmes faites au tour la poitrine, que la taille met en valeur, met aussi les hanches en vedette pour former le "sablier" du corps féminin. Les artifices visés à la page précédente ont bien entendu une version moderne : le soutien-gorge type "wonderbra", à l'effet push up, la culotte à l'effet curve up (dotée de coussinets fixés sur le haut du postérieur, équivalents de la "tournure"), ainsi que le "wonderman" réputé "mettre en valeur les atouts masculins".
"Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure de nos peres, qui se voit encore en nos Suysses ? A quoy faire, la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme, soubs nos grecgues : & souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté & imposture ? [...] Il me prend envie de croire, que cette sorte de vestement fut inventee aux meilleurs & plus conscientieux siecles, pour ne piper le monde : pour que chacun rendist en publiq compte de son faict. Les nations plus simples, l'ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la science de l'ouvrier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du pied." (Montaigne, Essais, III, 5 "Sur des vers de Virgile".) C'est, paraît-il, sa poitrine qui a fait le succès de l'actrice Gina Lollobrigida, dont les seins auraient été mis en évidence par l'artifice d'un soutien-gorge spécial. Le milliardaire Howard Hugues qui jugeait que son actrice, Jane Russel, avait les tétons insuffisamment marqués fit mettre au point un soutien-gorge dont les bonnets remédiaient à ce défaut signalétique (un artefact similaire, complément du wonderbra, figure aussi au catalogue des magasins de lingerie). La poitrine de l'actrice fit fureur. On dit encore que Jean Harlow, vedette de la Belle de Saïgon, se passait des glaçons sur les seins, avant de tourner une scène, pour en faire saillir la pointe. Dans le Paysan parvenu, Marivaux parle d'une dame qui « portoit une des plus furieuses gorges [
] jamais vue ». Madame de Fécour, en effet, qui « aimait tout le monde et navait damitié pour personne », démenait sa masse « avec une vigueur qui lui tenait lieu de légèreté ». « Les autres femmes en vous regardant vous disent finement : aimez-moi pour ma gloire ; celle-ci vous disoit naturellement ; je vous aime, le voulez-vous bien ? Et elle aurait oublié de vous demander : maimez-vous ? pourvu que vous eussiez fait comme si vous laimiez ». « Quand vous lui plaisiez, par exemple, cette gorge dont jai parlé, il sembloit quelle vous la présentât, et cétoit moins pour tenter votre cur, que pour vous dire que vous touchiez le sien ; cétait une manière de déclaration damour » (uvres complètes, tome huitième, Paris : Vve Duchesne, 1781, p. 284-286).
Les parties du corps qui font l'objet de la parure féminine, de même, celles qui font l'objet du culturisme masculin, sont généralement le siège d'un sens naturel que la culture ne fait que mettre en valeur. La mode de l'étui pénien, par exemple, démontre une fonction "prothèse d'expansion" de la culture. Les formes ici visées définissent les sexes dans leur pertinence. Comme le constate le Jardinier du Mariage de Figaro, "Boire sans soif et faire l'amour en toutes saisons, il n'y a que ça qui nous distingue des bêtes." ["Des autres bêtes", il va de soi.] Mais, en dépit, ou à cause de cette sexualisation permanente, ou virtuelle, c'est la retenue ou la convenance qui caractérisent cette ostentation publique. Le sérieux que la société oppose à la licence, dont elle justifie le bien-fondé par la nécessité, s'observe aussi dans la tenue. "Mettre les formes", ce n'est pas seulement afficher des stimuli déclencheurs lesquels ne déclenchent que le rire, quand ils sont intempestifs, hors de saison ou excessifs : "jouer des hanches" ou "rouler les mécaniques" c'est personnaliser. "On est pas des bêtes" : personnaliser, c'est faire montre d'un sentiment, d'une inclination, de considération. Il s'agit de s'introduire dans l'intimité d'une personne donnée de décliner l'éthotype : du stéréotype au particulier et d'entrer à cette fin dans les cercles de distinction qui la définissent. Avances et dérobades... Pour communiquer, il faut d'abord être en mesure de communiquer, de faire un pour faire deux, être soi, pour être en mesure de sortir de soi. Emotion, tremblements, rougeur, le timide (en japonais : "avoir le cur petit") se risque hors la sécurité de sa fermeture. La réceptivité est soumise aux "lois" infra-personnelles auxquelles nous faisons référence, dont l'imputation, mesurée au libre-arbitre dont se prévaut homo sapiens, donne matière à une ironie facile. Ces lois gouvernent, par exemple, ce qu'on appelle dans les magazines, les "amours de vacances". C'est elle et c'est lui, mais ce pourrait être, sous réserve des restrictions homogamiques, à peu près n'importe qui d'autre. Soit les acteurs d'un film, il est clair que le maître du "casting" (de la distribution) fait souvent office, bien que cela ne soit pas son propos, de responsable des accouplements. Combien de couples d'acteurs ont commencé par jouer la comédie. On commence par faire semblant puis, c'est comme la pariade des oies, il y a un moment où l'on ne peut plus s'arrêter. (La comparaison, toutefois, doit être tempérée, i. e. humanisée : chez les oies, c'est pour la vie). Ce serait à désespérer de l'espèce si l'imitation était sans prise sur l'imitateur. "Les gens honnêtes croient aux histoires qu'ils lisent", dit-on dans le Roman de Genji ; comment les acteurs, à moins de les supposer sans conscience, pourraient-ils se soustraire à cette vérité ?
Sans cette vulnérabilité, il n'y aurait pas société. Désarmé et désarmant, le séducteur engage un processus de personnalisation de l'intérêt s'achève idéalement dans la reconnaissance de l'unicité. Persuader l'autre qu'il est unique, c'est un artifice commun de la séduction. Il (ou elle) entre dans ses goûts, prend son histoire à cur, se montre curieux des lignes de sa main (ouvrir sa main au "chiromancien", ce n'est pas seulement lui confier la main et accepter son contact, c'est évidemment aussi lui ouvrir son âme et se montrer vulnérable aux mots), etc. (Désolé pour cet étalage de trivialités qui fait offense au libre-arbitre !) Nous avons noté, s'agissant de courtisation homosexuelle (supra) qu'une vertu du cadeau était d'occuper les mains. Désarmant, le cadeau annonce aussi un désintéressement prometteur et un engagement de longue durée ("Un diamant est éternel", dit la publicité). Il faut des preuves pour s'engager. On lit dans les manuels d'éthologie que la femelle en oestrus a une réaction de fuite devant le mâle et que cette fuite est une invitation. Il ne faut donc pas s'étonner de ce caractère "collant" et obstiné des "dragueurs" dont se plaignent leurs mires quand elles entendent leur signifier que "non, c'est non" ; il est, certes, désobligeant d'essuyer un refus, mais par trop absurde d'essuyer un refus qu'un peu (encore un peu) d'insistance pourrait transformer en victoire. Leur psychologie (animale), et peut-être l'expérience, les convainc que "non" ne signifie pas "non". Ce qu'un phrasier mondain exprimait en ces termes: "Quand une femme du monde vous répond "non", cela veut dire "peut-être". Quand elle vous répond "peut-être", cela veut dire "oui". Quand elle vous répond "oui", ce n'est plus une femme du monde". Le savoir-vivre est ici une quête de preuves. Elle fuit ? elle vérifie que l'homme s'engage. Dans la blague de potache qu'on pouvait lire sur les tables de classe :
Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers dont on se fâchait, et qu'on n'esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d'affaire, qui avait la paresse de rester exposé à l'injure ; mais, en vérité, vous n'y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j'expliquais ce vous n'y songez pas, et ce laissez-moi donc ; et je voyais que cela voulait dire : Courage, Chevalier, encore un baiser sur le même ton ; surprenez-moi toujours, afin de sauver les bienséances ; je ne dois consentir à rien, mais si vous êtes adroit, je n'y saurais que faire ; ce ne sera pas ma faute. [...] "Ah! la belle main s'écria-t-il ensuite ; souffrez que je l'admire. Il n'est pas nécessaire. De grâce. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirée, caressée ; cela va tout de suite... Arrêtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d'éventail par là-dessus, coup galant qui signifie : Ne lâchez point ; l'éventail est saisi ; nouvelles pirateries sur la main qu'on tient ; l'autre vient à son secours ; autant de pris encore par l'ennemi... Mais je ne vous comprends point ; finissez-donc. Vous en parlez bien à votre aise, Madame !... Alors la Comtesse de s'embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement ; elle de rougir, lui de s'animer; elle de se fâcher sans colère, lui de se jeter à ses genoux sans repentance ; elle de pousser honteusement un demi-soupir, lui de riposter effrontément par un soupir tout entier ; et puis vient du silence ; et puis des regards qui sont bien tendres ; et puis d'autres qui n'osent pas l'être ; et puis... Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur ? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous ? Ah ! je ne sais... (Marivaux, La Fausse Suivante, II, 3) Dans les films d'autrefois, la femme résiste, puis s'abandonne soudain, comme si l'insistance déclenchait un réflexe d'immobilisation. Le cadeau est un préalable presque obligé des relations sexuelles. La professionnelle, qui fait ça pour de l'argent, demande : "Mon petit cadeau d'abord !" C'est davantage qu'une précaution contre l'usager indélicat. Ce "désintéressement" de l'approche sexuelle est soumission aux lois élémentaires de l'échange, incitation à l'ouverture. Renvoyer un cadeau à son expéditeur est sans appel. Un cadeau engage qui le fait et qui l'accepte. Une jeune patronne de café raconte : "Le premier cadeau que m'a fait Jean-Michel, c'est des cacahuètes". Ouverture anodine, mais qui a tenu ses promesses. Du ton de la phrase se dégage l'impression que la jeune femme est fière de ce cadeau dont la banalité prouve le caractère désintéressé, mais aussi que le cadeau alimentaire serait emblématique de la vérité du sentiment. (En réalité, c'est elle, l'héritière, qui nourrit Jean-Michel, pièce rapportée dans la limonade). Le cadeau alimentaire déplace l'intérêt. La courtisation animale illustre parfois ce trait. Il arrive que le mâle doive penser à occuper les mandibules de sa partenaire pendant qu'il joue sa partie sous peine d'être lui-même dévoré. Une (fine) mouche américaine présente à sa femelle une jolie bulle de salive à l'intérieur de laquelle elle a enfermé d'appétissantes proies. Mais de simples leurres font parfois l'affaire la morale andromorphique est sauve : la séduction est bien un art de la ruse et de la chasse. La régurgitation et les offrandes "prouvent" un engagement matrimonial en rappelant à la femelle les activités de la génération (édification du nid : l'offrande consiste en matériaux de construction ; nourrissage par le mâle de la femelle qui couve, etc..) * II est, sauf erreur, fils de Négoce... Cet héritier avait aussi pour l'objet de ses feux des preuves moins périssables que les roses. Par exemple, un brillant de 8,76 carats, égrené, parmi divers souvenirs de l'infidèle, le 17 juin 1987 à la Maison de la Chimie à Paris devant trois mille personnes et dix-sept télévisions, et ayant trouvé acquéreur à 1.300.000 F. Ouvrant cette vente de charité (qui rapportera 3,55 millions de francs), l'ex-sex symbol déclarait : "J'ai donné ma jeunesse et ma beauté aux hommes. Je donne ma sagesse et mon expérience aux animaux". Naguère, leur gloire fanée, les femmes publiques s'enfermaient dans la religion. On pourrait mesurer, dans ce déplacement de la transcendance et de la réparation, une inflexion propre de la morale industrielle et marchande qui trouve dans la protection de l'innocence animale le rachat de la destruction des civilisations et des crimes contre l'humanité. Le maternage de cette innocence ne va pas, toutefois, sans rappeler de pieux sentiments. La lecture de la presse permet d'apprendre que B. B. avait fait châtrer l'âne... de son voisin qu'il lui avait imprudemment laissé en nourrice au motif qu'il aurait manqué au respect dû à l'âge de l'ânesse de la Madrague. Le tribunal d'instance de Saint-Tropez est resté sourd à la plainte du malheureux qui espérait réparation et l'a, de surcroît, condamné pour avoir attenté à l'honneur de l'actrice...
Plan du dossier : 19.1 Exorde
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