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Chapitre 19
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 19.5 De Tati à Tati
"On est en pétard de Mystique ! Quelle histoire !" (L.F. Céline)
Entre l'indifférence faciale et le "délit de faciès", il existe évidemment un autre type de saisie du semblable que nous avons pour l'instant laissé hors de considération, précisément parce qu'il constitue le terme de notre interrogation. Il s'agit de la perception morale. Les théories, les jugements, les actes que nous avons jusqu'à présent évoqués se répartissent sur les lignes de forces de deux systèmes de valeurs opposés :
Un système (que nous noterons "système 2") qui a pour fondement la liberté d'entreprendre et dans lequel l'extranéité est a priori indifférente, et un système (que nous noterons "système 1"), virtuel ou résiduel, dans lequel l'identité se constitue en opposition à la différence.
L'appartenance à l'un ou l'autre de ces systèmes de valeurs est d'abord fonction de statuts économiques. Ainsi serait-il incongru, mais avant tout illogique, de la part d'un membre de la "jet society", d'un businessman ou d'un fonctionnaire international, qui tirent leur subsistance des échanges mondiaux, d'afficher des opinions racistes ou étroitement nationalistes. Même s'il est intimement convaincu de l'éminente supériorité de sa race ou de sa nation, un tel homme est tenu de censurer l'expression de sentiments qui contrarient le système dans lequel il déploie son action ("Si j'étais président [sic] de l'UNESCO...", déclare J.M. Le Pen - supra). Le grand bourgeois libéral, avant de considérer avec hauteur, mépris ou commisération le provincialisme, puis le caractère criminel des opinions racistes, se doit de briser les entraves économiques qu'elles constituent. Si l'on trouve des racistes chez les libéraux (au sens où ces hommes tirent profit du système libéral), preuve que son statut économique n'épuise pas la philosophie d'un homme, on trouvera également des antiracistes parmi ceux qui "devraient" rallier l'électorat de l'extrême-droite. Toutefois, pour continuer à filer l'explication "économiste", il faut ajouter que l'autre adepte naturel de l'indifférence raciale est (idéalement) un homme qui existe, lui aussi, par l'entreprise industrielle, qui fait face à l'entrepreneur et qui constitue son monde symétriquement et en opposition avec ce dernier : le salarié.
Dans l'organisation industrielle occidentale, divisée par la lutte des classes, l'entrepreneur et le salarié sont des ennemis qui travaillent ensemble. Ce n'est pas l'appartenance nationale, c'est l'appartenance de classe qui définit la communauté. Bien qu'il fasse partie de la même nation que lui, le salarié regarde son employeur comme un adversaire ; bien qu'il fasse partie d'une autre nation que lui, le salarié regarde le travailleur immigré comme un double. C'est la place dans le procès de la division du travail qui définit la fraternité industrielle, en dépit de toute autre solidarité. Pourtant, la communauté conceptuelle de ces deux "cités dans la cité", pour reprendre une expression de Platon, opposées dans leur intérêt matériel, mais unies dans leur intérêt du monde, circonscrit un même système de valeurs qui (idéalement) ignore la différence culturelle ou raciale, parce que celle-ci est de nulle importance dans la transformation de la matière. La revendication de cette différence, fondement d'une procédure d'exclusion, dénonce l'appartenance à un monde fermé, restrictif, naturel qui, confinant l'humanité à l'intérieur de patrimoines donnés, contrarie l'égalité formelle des hommes devant la toise de l'abstraction industrielle. Tous les hommes sont donc égaux et se répartissent en deux "nations", et deux seulement, selon qu'ils sont "capital" ou "salaire". L'expansion planétaire de ce système et la constitution des deux cités ennemies dans la cité planétaire est le simple développement de ses présupposés. Il n'a pas de limite géographique parce que son objet est indifférent et commun à la variété des cultures et des races dès lors que les besoins des hommes peuvent être convertis et mesurés en valeur d'échange. L'entrepreneur et le salarié sont antagonistes, mais comme le sont deux muscles. Ils participent d'un même jeu de forces. Ces ennemis qui travaillent ensemble partagent, fondamentalement, les mêmes valeurs. Le "Grand Soir" est d'abord une substitution de rôles. "Si j'étais né américain, déclarait Tito, j'aurais été milliardaire."
En revanche, l'homme du "système 1" est bien, lui, d'une autre planète. Parmi les dépréciatifs dont on l'accable, il y a celui, mi-moral, mi-classificatoire, d'être "archaïque", une curiosité qui serait presque amusante si elle ne risquait de devenir dangereuse. De fait, jusqu'aux élections municipales de Dreux (1984) ou la "victoire" du Front National aux élections européennes, la presse sérieuse ne manquait jamais de saupoudrer d'ironie ses comptes-rendus des activités de l'extrême-droite. Moyen expéditif de se démarquer de jugements qui ne représentent pas un bien grand péril, tant sont évidents le triomphe et l'évidence de la morale dominante. La loi du système est la même pour tous. La liberté d'expression vaut aussi pour l'extrême-droite. Mais que son excentricité soit en passe de devenir contagieuse, alors la loi du système exige que la liberté d'expression soit déniée à qui n'appartient pas au système. (Le renouveau de l'extrême-droite italienne a ainsi été enrayé par l'"arc constitutionnel", réunion à cet effet des partis démocratiques). Exclusion que J.M. Le Pen interprète comme un scandale et une inconséquence, lui qui se dit légaliste : "Depuis les élections européennes, plus personne ou presque ne prend son téléphone pour demander à Le Pen ce qu'il en pense. Les médias pensent qu'ils m'ont aidé à exister, jugent normal de ne plus me donner la parole parce que cela aiderait au développement du phénomène Le Pen. Il y a là, me semble-t-il, une négation fondamentale des obligations de l'information et de la démocratie. Car les médias ne sont pas juges de ce qui est bon et de ce qui ne l'est pas. Leur métier est d'informer. Pendant des années on m'a dit : M. Le Pen nous ne pouvons pas vous inviter à notre émission parce que vous n'êtes pas représentatif ou en tout cas, vous n'apportez pas la preuve de votre représentativité. J'ai apporté cette preuve et maintenant on me dit : oui, mais vous êtes un cas particulier, et on ne peut vous appliquer la règle générale parce que nous vous aidrions à établir avec le peuple un contact qui vous permettrait de développer votre influence... Mais alors, c'est reconnaître que le peuple n'a pas la qualité suffisante pour fonder la démocratie. Il y a dans tout cela un manque d'honnêteté. Le pays ne peut s'exprimer que s'il est informé." (Le Monde du 21 novembre 1984)
La démocratie, en effet, ne peut composer des hommes appartenant à des ensembles naturels ou culturels hétérogènes qu'à la condition que d'autres intérêts ou d'autres forces les assemblent. Qu'il trouvent un bien commun dans la suspension de leur identité particulière. L'assemblée des citoyens députés par le peuple n'est pas "le peuple", mais un homme abstrait et composite qui, absorbant les différences dans le jeu arithmétique des oppositions et de la "volonté générale", n'a de passion que commune. Le risque constitué par le "modèle Le Pen" serait d'entraîner par contagion la désagrégation de ce système contractuel au profit d'un système naturel. On dira alors que le citoyen répond à la séduction des "sirènes", que la "bête se réveille"..., images d'une monstruosité et d'un danger mortel pour la représentation démocratique telle que nous venons de la définir. C'est "un mur de silence", peut-on lire dans une tribune du Monde du 10 mars 1984, qu'il convient de dresser pour étouffer un discours qui ne relève pas de la logique mais "de l'ordre de la vocifération et de la haine". Selon J.M. Le Pen, le contrat démocratique s'analyse au contraire comme une confiscation du pouvoir populaire. Ce n'est pas le peuple qui fait la loi, ce sont des professionnels de la politique qui parlent au nom du peuple. Qu'ils soient de droite ou de gauche, ils appartiennent à la même famille. "Ces gens-là sont tous, sans exception, des fonctionnaires convertis au métier de la politique [...] Ces gens-là se conduisent comme les seigneurs de l'ancien régime. C'est si vrai d'ailleurs que la fonction devient pratiquement héréditaire. (Le Monde du 21 novembre 1984) Mais le peuple, spolié de sa parole, est "naturellement de droite", même si on a voulu le persuader du contraire. Il récuse cette connivence qui discrédite les hommes politiques. Qui n'a entendu dire : "Ils s'invectivent à l'assemblée, mais en fait ils sont tous d'accord !" "Tout ça se termine à coups de carnets de chèques... ou devant un verre" ? Le peuple opposerait un mode d'être moral à cette comédie et à ces calculs ("II y a un aspect fondamental de l'opinion populaire : c'est la sincérité et la conviction", dit J.M. Le Pen), une communauté de valeurs à cette gestion de la société matérielle. La représentation parlementaire, distante et intéressée, aurait pour propriété l'altération et le gauchissement de ce jugement moral fondé sur l'appartenance à une communauté naturelle. J.M. Le Pen peut ainsi affirmer, lui qui se flatte d'être un fils du peuple, de n'avoir pas de diplômes et d'être, par là, apte à exprimer sans déformation le sentiment populaire (retrouvant peut-être la pensée de Cléon qui soutenait, devant l'assemblée des Athéniens vide supra : chapitre 7 : Rire et démocratie que la cité gagnait à être gouvernée par les médiocres) : "C'est démocratique, parce que ce que je pense, c'est ce que pense le pays." Ses affiches électorales pour les élections européennes proclamaient: "Les idées que je défends? Les vôtres."
Si, comme l'affirme un habitant de la ville natale de J.M. Le Pen, où celui-ci vient d'obtenir 51 % des suffrages aux élections cantonales, son candidat "ne fait que dire tout haut ce que la majorité des Français pense tout bas", comment expliquer l'attachement (relatif, il est vrai) des Français aux partis traditionnels ? Le renouveau de l'extrême-droite accuse-t-il le déclin de la société industrielle et de sa représentation? Ses adeptes sont-ils les précurseurs d'un avenir qui, pour une fois, regarderait vers l'arrière? "La victoire du Front National, commente J.M. Le Pen au lendemain des élections européennes, est une percée politique comme il n'y en a jamais eu, même pas les gauchistes en soixante-huit, et on voit à ce détail fondamental que le destin de l'Europe et même du monde est en train de changer" (Le Monde du 19 juin 1984). Ou bien exprime-t-il une crise d'adaptation qui a pour victimes ceux qu'une mutation brutale du monde industriel menace dans leur identitéet dans leurs conditions d'existence : qui ne peuvent pas ou ne peuvent plus se reconnaître dans la théorie de l'usine? Le transfert des voix du Parti Communiste au Front National n'explique pas, à lui seul, l'importance des gains réalisés par l'extrême-droite. Retenons ici l'indice qu'un simple regard sur la carte électorale représentant les résultats des élections du 17 juin 1984 permet de constater que le vote de l'extrême-droite correspond à la répartition géographique de la population immigrée. Le score réalisé par le Front National est beaucoup plus faible dans les campagnes (Corrèze: 4,42 %; Creuse: 4,82 %; Haute-Vienne: 5,12 %; que dans les villes et croît en proportion de l'importance des des villes et des concentrations d'immigrés, pour culminer dans les départements des Alpes-Maritimes (21,39 %) , du Var (19,96 %) et des Bouches-du-Rhône (19,49 %) avec l'apport des voix des rapatriés d'Algérie, deux fois "expatriés" par les Maghrébins.
Dessin de Plantu
II y a un "problème de société", comme on dit, quand plus d'un citoyen sur quatre déclarent se reconnaître dans une idéologie qui met en cause le consensus institutionnel et politique. Deux sondages effectués par la SOFRES entre le 9 et le 14 novembre 1984 montrent la progression des idées de l'extrême-droite. 27 % des français, selon l'un et 26 %, selon l'autre, se déclarent "tout à fait en accord" avec les idées défendues par J.M. Le Pen (15 % parmi les sympathisants du P.C.; 19 % parmi ceux du P. S.; 32 % parmi ceux de l'U.D.F. et 44 % parmi ceux du R.P.R.). 74 % des personnes interrogées sont opposées à l'octroi du droit de vote aux immigrés. 26 % approuvent l'opinion suivante : "Pour que la France reste la France, il faut faire une différence entre les vrais Français et les autres". Six mois plus tôt, le 23 mai 1984, peu avant les élections européennes, 18 % des personnes interrogées éprouvaient "beaucoup", ou une "assez grande sympathie" à l'égard de J.M. Le Pen. Selon Raymond Barre, "nous n'avons pas le droit de traiter [ces citoyens] comme des nazis, des fascistes ou autres, alors que ce sont souvent de braves Français qui essaient de manifester leur opinion." (Antenne 2 le 5 novembre 1984).
Dessin de Tim.
Nécrose industrielle et vitalité immigrée.
(La légende est rapportée)
Doléances "sécuritaires"
Le "problème de l'insécurité" révèle plus qu'une question de sécurité des biens et des personnes : une question de souveraineté et d'identité. On peut lire dans un article du Monde du 21-22 octobre 1984, rendant compte d'un colloque organisé par un cercle socialiste sur le thème : "L'insécurité n'est pas fatale" que "les socialistes, y compris donc ceux des beaux quartiers, se préoccupent de l'insécurité. Ils veulent qu'on le sache, même si, face à ce phénomène, ils ont réagi "avec un certain retard" a admis le secrétaire général du cercle". Quand l'hôtel particulier de l'épouse du ministre de l'intérieur (socialiste) est cambriolé, il s'agit d'une affaire privée. Ce malheur ne se change pas en doctrine. En novembre 1984, la télévision donnait le spectacle d'un député socialiste hué par un groupe d'habitants de son quartier après l'assassinat de neuf vieilles dames à Paris, dont six dans le dix-huitième arrondissement : " Vous êtes des nuls, des bons à rien! Je vous en prie, un peu de dignité, a répondu le député. Faites quelque chose, qu'est-ce que vous attendez ? Envoyez des policiers, rétablissez la peine de mort. Vous savez très bien que cela n'a rien à voir. Ce n'est pas en criant qu'on résout ses problèmes. Vous ne savez rien de l'enquête". (Le Monde du 14 novembre 1984) "Du calme. Tout indique que c'est un crime de déséquilibré". Le lendemain d'une manifestation organisée par le Front National après cette série de crimes, le quotidien Le Matin titrait : "Les Dupont-Lajoie dans la rue". Circonstance propre à nourrir la conviction du citoyen en cause, ces crimes devaient être imputés à un martiniquais de vingt-quatre ans et à un guyanais de vingt-deux ans. Le premier ayant avoué vingt-et-un assassinats. A ce propos, J.M. Le Pen a accusé la police d'avoir "masqué [pendant l'enquête] qu'il s'agissait d'un Noir, par soi-disant antiracisme. Je n'imagine pas le qualificatif qui serait donné à un Blanc qui aurait assassiné en Martinique vingt-et-une femmes noires". Le Figaro du 7 décembre 1987, de son côté, constatant que Le Monde n'avait prêté qu'un intérêt médiocre à une arrestation qui venait de mettre un terme à la psychose de l'assassinat des vieilles dames, se demande, lui aussi, si cette "discrétion" ne tiendrait pas au fait que l'un des assassins est martiniquais et l'autre guyanais.
L'homme dépouillé l'est d'autant plus qu'il met sa souveraineté dans son bien et que ce bien est peu. Le vol et l'agression dont les "honnêtes gens" sont victimes, alors que la justice mêlerait inexplicablement répression et sollicitude à l'égard des coupables, les conforte dans l'idée qu'ils ne sont plus représentés dans l'Etat. Le citoyen "sécuritaire" a le sentiment d'être désavoué puisque l'autorité ne condamne plus les actes qui lui portent atteinte, regardent leurs auteurs comme appartenant à la même humanité et leur découvre des circonstances atténuantes. Cette indistinction du bien et du mal légitime l'appréciation a priori singulière qu'une "voyoucratie nous gouverne". Cet homme est généralement celui qui interprète l'immigration comme une des causes majeures de son mal. Il n'a pas besoin de consulter les statistiques pour savoir l'implication particulière de l'immigré dans la délinquance, puisque la multiplication, même pacifique, de cette différence est déjà une atteinte à son intégrité. Il est convenu de mettre en cause la notion banale de "seuil de tolérance" ("Les prétendus "seuils de tolérance" ou "seuils critiques" relèvent d'une sociologie de charlatan :15 % ici, 25 % là... l'intolérance, en effet, se moque des statistiques" (Le Monde du 13-14 mars 1983). En effet : l'intolérance en soi n'existe pas ; elle est fonction de l'altérité qu'un individu donné peut intégrer à la reproduction de son identité. Ce sont ceux-là dont le sentiment de la souveraineté élémentaire est bafoué (ou qui se le représentent) qui revendiquent le droit à la sécurité et à la reconnaissance : la disproportion est souvent si flagrante entre la réalité du danger encouru et le chaos annoncé, l'étiologie, invoquée si souvent déplacée qu'on peut difficilement ne pas voir dans ces motions de haine l'expression de mécanismes de défense ou de détresse. L'homme qui a plastiqué la mosquée de Romans déclare qu'"il voulait faire du bruit". (Le Monde du 23 novembre 1984) Les responsables sont plus nuancés : le maire socialiste d'Epinay, G. Bonnemaison, écrit dans le Nouvel Observateur du 8 décembre 1980 : "Bien sûr, cela n'existe pas le seuil de tolérance, cela ne se définit pas par arrêté municipal [...]. Et pourtant, nous constatons qu'à partir d'un certain nombre d'immigrés, les difficultés commencent. Un nombre qui varie en fonction de leurs origines, de leur mode de vie mais aussi des conditions dans lesquelles se sont faits leur transfert, leur accueil, leur formation."
La plante verte et la carabine.
"Pour quelques jets de pierre de trop sur son pavillon, Bernard Depitout, âgé alors de trente-six ans, tirait, le 23 octobre 1982, en début de soirée à Nanterre, plusieurs coups de feu vers les bâtiments en préfabriqué et les carcasses de voiture de la cité de transit Gutenberg. A cent mètres de lui, Abdennabi Guemiah, un jeune Marocain de vingt ans, s'écroulait sans comprendre" [...] "Après un samedi passé à réparer le poêle et à boire du pastis il avait plus de 1,2 gramme d'alcool dans la sang au moment des faits", cet aide-magasinier à 4.000 francs par mois qui se consacre à une compagne, de quinze ans son aînée, entièrement paralysée depuis huit ans, "pour quelques pierres sur son pavillon", tire. "En l'air comme il l'affirme ? Vers les carcasses de voitures comme en témoignent les jeunes qui s'y étaient réfugiés. 'J'ai vu les Arabes se disperser, devait-il déclarer au juge d'instruction, puis je n'ai plus vu personne. Alors j'ai tiré dans le noir un troisième coup vers la cité pour faire un peu plus peur !' Guemiah est touché. Depitout, après avoir fermé ses volets, déclare à son ami retraité, M. Marlot : 'Je crois bien que j'en ai chiqué un'. Personne, dans ces conditions, n'eut, ce soir-là, le cur d'avaler les huîtres prévues pour le dîner : on attendit l'arrivée de la police".
Un mois plus tôt, il avait acheté une plante verte pour l'anniversaire de Solange et une carabine 22 long rifle.
(Le Monde du 3-4 février 1985)
Un petit verre de racisme en trop
Plusieurs jeunes gens qui viennent de s'engager dans la légion enterrent leur vie de civils en jetant un jeune algérien par la fenêtre d'un train. On ne saurait, sans simplifier abusivement, réduire à une cause unique ces crimes de déni d'humanité qui mettent leurs auteurs hors l'humanité. La question ici abordée, à travers la lecture des journaux, est celle de la genèse de ces configurations psycho-mentales qui imputent à l'étranger, alors que la morale et l'économie lui font une place nécessaire, la corruption de l'ordre. Dans la mesure où les faits évoqués concernent bien un problème de souveraineté élémentaire, on peut supposer que la réaction meurtrière dont on trouverait un analogue dans la pulsion de mort qui, selon un gynécologue, saisit l'homme ordinaire au vu d'une progéniture frappée de malformation (vide supra : chapitre 14 : Morale et handicap) répond à une atteinte des couches primaires de l'identité. De cette certitude intime ou saisie de soi, du même ordre, peut-être, que celle, clamée, de l'ivrogne, entre deux éructations : "Attention ! J'suis Breton ! Les Bretons, c'est des durs !" qui porte un savoir discrétionnaire de l'humanité : "Greffer un coeur de singe à un homme ! Où c'est qu'ils ont vu jouer ça ! La mitraillette, moi !" [Il s'agissait de la greffe d'un cur d'un singe à un homme qui vivra trois semaines. La biotechnologie permettrait aujourd'hui, bien que les essais de xénogreffe ne soient pas d'actualité, d'inactiver le gène responsable de la formation d'anticorps présents sur l'organe greffé et de protéger celui-ci des lésions causées par les anticorps humains, d'"humaniser" immunologiquement les organes transplantés et donc, en quelque sorte, de répondre à cette objection de la barrière d'espèce qui fonde l'appréhension du sens commun.] La récurrence, dans les propos xénophobes, d'images qui disent l'"invasion", le "pullulement" indique, précisément si cette perception du nombre est outrée, la réaction d'un identité excédée par la quantité, une réaction symbolique dont nous essaierons de préciser la nature.
II ne serait pas nécessaire de rappeler ces évidences si la perception que l'homme moderne peut avoir de ces problèmes dont il ne veut pas que ce soient des "problèmes" : l'évidence humaine ne souffre aucune discussion ne se voulait une perception morale : qui pose le primat absolu de la valeur sur le réel, et si ce pouvoir de reconnaissance n'était, en même temps un pouvoir de méconnaissance. Comme si sa déconsidération emportait nécessairement la non-considération de la situation objective de l'homme exaspéré. Certes, il faut choisir s'il se peut à quelle humanité on veut appartenir. Celle que réalise la civilisation planétaire, qui attribue l'humanité à tous les hommes en dépit de leurs spécifications culturelles et corporelles, ou celle qui exclut ou déprécie la dissemblance et qui se définit par cette exclusion. C'est cette dernière humanité, incompréhensible à la morale moderne, mais aussi et principalement cette faculté positive d'incompréhension qui est au cur de la morale (principe de surdétermination de l'évaluation morale) qui font ici question. La simple considération de l'autre homme sous la perspective du nombre fait quitter le domaine de la morale pour celui, moralement périlleux, du "réalisme" pour l'une ; la pression du nombre est un défi à la contenance pour l'autre. Le fait qu'un homme fasse preuve de "tolérance" et qu'un autre paraisse l'intolérance née ne signifie pas que ce dernier soit frappé de cécité morale, mais, plus prosaïquement, que ces deux hommes appartiennent à deux systèmes moraux et, généralement, à deux mondes différents. Dans un cas, l'étranger possède la couleur de l'indifférence (point de vue utilitaire) ou la qualité de la similitude (point de vue moral dominant), dans l'autre, il est perçu comme la cause ou l'indice d'une dissolution de l'identité.
Enoch Powell's views on immigration as expressed at the Tory Party Conférence have not gone unnoticed.
Dessin de Trog. The Observer du 13 octobre 1968.
Ma souveraineté n'est nullement mise en cause par l'étranger si mes activités professionnelles et mon statut économique me tiennent à cent pieds au-dessus de lui ; si les lieux que j'habite le tiennent à distance de moi, ou dans une proximité de service. Je compatis sincèrement quand me parvient, à travers la rumeur des banlieues, l'écho d'affaires, assurément déplorables, qui mettent à mal les valeurs de la charité chrétienne. Le fait de reconnaître à l'étranger, à distance, la "forme pleine et entière de l'humanité" ne me retire rien : je retire au contraire de ce décret d'humanité l'assurance d'une souveraineté confortée. A l'opposé (de ce raccourci), il y a l'homme qui est quotidiennement affronté ou confronté à l'étranger ou qui s'estime tel souveraineté à souveraineté et qui en arrive à faire de sa spécificité d'autochtone l'arme de la reconquête d'un monde qu'il ne maîtrise plus. Si, pour employer le jugement proverbial cité par Aristophane (Ploutos, v. 1151), "la patrie, c'est là partout où l'on se sent bien", au sens c'est celui que nous retiendrons ici d'une conformité du monde intérieur et du monde extérieur, il est patent que les propos ici rapportés sonnent comme des propos d'hommes expatriés, ou en voie de l'être. Epreuve ignorée des hommes d'indifférence ou de tolérance du "système 2" qui les considèrent avec une supériorité amusée. Cette opposition, qui confirme l'appartenance à deux "patries" distinctes, n'échappe évidemment pas au discours xénophobe quand il revendique la qualité de "populaire".
Dans le numéro 239 (mai 1984) du magazine Marie-France, on pouvait lire une chronique, dans le style des lettres de Madame de Sévigné, intitulée "Où sont donc les Parisiens?", "relatant la redécouverte par une provinciale du métro de la capitale. Contrairement à un certain nombre de témoignages faisant état d'observations identiques, celui-ci n'est pas animé d'intention xénophobe. (S'il était besoin d'établir ce point, disons que l'on trouve dans le même numéro, à quelques pages de distance, un reportage sur l'immigration qui se conclut par une présentation du livre "courageux" et fort de Françoise Gaspard et Claude Servan-Schreiber, "La fin des immigrés" ainsi résumé dans un encadré : "C'est vrai, ils sont nombreux et prolifiques mais sans eux la France vieillirait encore plus vite. Oui, il est possible d'accepter leur présence chez nous, non pas comme une fatalité, mais comme une chance.") Voici des extraits significatifs de la lettre en cause : "Ma fille, Je suis toute émue d'être à Paris, j'y découvre d'étranges choses qui dépassent mon entendement et dont l'écho n'arrive pas jusqu'à nos calmes bourgades(...) (Dans le métro) je regarde ces "Parisiens" que nous envions souvent. Ils sont devenus gens curieux et rares, juste quelques-uns dans cette voiture bondée. Des Pakistanais ou des Indiens aux yeux de velours, au nez fin, des Cambodgiens disparaissant sous des cheveux noirs et raides, des Arabes, des métis au charme indéfini mais certain, des Noirs d'ébène, d'acajou, d'ambre, balançaient leurs têtes colorées au rythme des arrêts et des départs. Un camaïeu étrange et dépaysant ? Mais où sont donc les Parisiens "poulbots", les "petites femmes" ? J'en ai repéré un, avec un chapeau rond tout gris avec les bords relevés, un foulard blanc isabelle tranchant sur un imperméable sale qui pendait jusqu'au bas du mollet, il ressemblait un peu à ceux qu'on nous montre dans nos chers magazines [...] Descendant à Strasbourg-St-Denis, je veux demander mon chemin au chef de quai. Point d'employé dans la cabine située au centre du quai. Je vous donne ma fille, en cent, en mille, ce qui le remplace... une boutique. Pas n'importe quelle boutique, pas une boutique gourmande avec sucreries et boissons fraîches pour le voyageur, pas une boutique tentation avec foulards et colifichets, pas une boutique pour intellectuels en mal de pâture, rien de tout cela, une boutique remplie de perruques crêpées à l'afro, de tresses, de queues de cheval, de mèches gonflées, de nattes fournies, une boutique pleine de petits pots de crème, de fards de marques inconnues... Ce n'est ni pour vous, ni pour moi, c'est destiné exclusivement aux beautés noires, et Dieu sait s'il y en a de belles [...]. "Paris, capitale noire", titrait le Monde du 2 avril 1982.
Bien que cette lettre soit vraisemblablement d'intention innocente, le moderne ne peut lire sans suspicion cette manière de constat d'une capitale "occupée". Le sentiment moral veut que la fraternité soit sans compte. Le calcul, l'estimation, apparaissent immédiatement comme un déni d'humanité. Au nom de quoi décider qu'il y a trop d'immigrés ? Sinon en mesurant l'humanité à l'aune de l'intérêt matériel, mesure courante, mais assurément immorale, si la morale concerne la reconnaissance immédiate de l'identité humaine et le devoir qui résulte de cette reconnaissance. En revanche, l'archaïque ne se reconnaît aucune dette d'humanité envers l'immigré ; davantage, c'est en piétinant cette humanité différente qu'il entend reconquérir la sienne quand cette différence l'excède. Les observations sur les concentrations d'immigrés dans certains espaces, ici dans le métro parisien, sont souvent beaucoup moins bienveillantes que celles dont nous venons de faire état. On pourrait résumer leur intention et leur substance dans une formule relevée dans une voiture de la ligne "Porte de Clignancourt-Porte d'Orléans" : "Métro, Bicos, Négros, Boulot, Dodo" qui amplifie la devise qui résume la "galère" du pain quotidien en ajoutant à la promiscuité ordinaire des transports en commun le préjudice de la promiscuité raciale. Alors que la ségrégation horizontale, qui exclut les pauvres de certaines zones urbaines, limite les contacts entre groupes allogènes, il suffit de s'enfoncer dans le métro, où cette ségrégation n'a pas cours, pour pénétrer dans le monde des exclus. L'usager du métro n'a guère moyen de faire jouer les signes de sa distinction (les signes qui prévalent au-dessus, à l'air libre, ne sont d'ailleurs pas ceux qui ont cours ici) et notamment cette appropriation de l'espace qui permet de mesurer la "supériorité" d'un homme par la distance physique qu'il est capable de mettre entre lui-même et les autres. Plongé au milieu de signes indifférents ou hostiles, déprécié par la différence et la quantité, le "citoyen sécuritaire" (l'homme archaïque) serait la proie d'une double aliénation. (Statistiques à l'appui, la RATP argumente périodiquement que, contrairement au sentiment des usagers, l'insécurité ne règne pas dans le métro.)
Odds and ends : De Tati à Tati.
Mon oncle (1958), de Jacques Tati, met en scène la confrontation du village de banlieue et de la modernité en marche. Le générique du film est présenté à la manière d'un panneau de chantier où sont portés le numéro du permis de construire, le nom du maître d'uvre, des entreprises de bâtiment engagées dans les travaux et autres informations légales... Ce chantier, celui de la mutation de la société française de l'après-guerre qui entre dans les "trente glorieuses", fait coexister deux mondes, séparés par des terrains vagues qui constituent l'espace de liberté des écoliers et des chiens sans maîtres. La vedette est tenue par la maison moderne de l'ingénieur en plastique, le beau-frère de Hulot, Arpel (père du "neveu" de la maison), qui fait pendant à l'immeuble traditionnel où "mon oncle" a ses connaissances et ses civilités (avec le canari de l'étage du dessous ou la fille de la concierge). Le bleu métallique de la maison moderne, son architecture où l'espace plan et la ligne droite expriment la fonctionnalité des pièces, des objets et du décor s'opposent à la dominante verte, à la patine des vieilles pierres et au mur écroulé du village traditionnel qui sert de plan de coupe au montage du film. Plastiques, formica, élastomères et autres dérivés du pétrole supplantent le fait main et la commensalité d'un mode de vie où le travail, comme le montre la conversation à rebonds du cantonnier, est une activité "humaine". (Quand le cantonnier homme libre s'il en est, comparé à ce que sera l'"éboueur" asservi à sa benne occupé à balayer les feuilles sur la place du village, se crache dans les mains pour se saisir du manche de son balai, on voit bien qu'il ne va pas tarder à commencer à s'y mettre... et il reprend aussitôt, en effet, la conversation engagée avec un villageois.) Un temps fort du film est constitué par l'intrusion de ces valeurs dans l'usine d'Arpel. Hulot, qui passait par là après un entretien pour une improbable embauche, doit remplacer au pied levé l'ouvrier chargé de surveiller la machine qui fabrique du tuyau d'arrosage. Au lieu de la régularité calibrée et millimétrée qu'elle est supposée produire, la machine se met alors à cracher un invraisemblable chapelet de saucisses, baudruches et autres malfaçons... dont l'usine va se débarrasser dans le terrain vague où les gamins du quartier font leurs (sympathiques) mauvais coups. C'est le temps mécanique du gadget qui s'annonce, à l'opposé du temps enfantin et "inadapté" dépassé de "mon oncle". Le film de cette France en chantier ne contient qu'une seule référence à l'immigré (cette dénomination générique n'existant pas alors) : répondant à l'invitation bourgeoise des Arpel, la voisine, à l'accent "Marie-Chantal" prononcé, se présente au portail télécommandé et le maître des lieux, au jugé du plaid excentrique qu'elle arbore, la prend pour un marchand de tapis ("nord-africain") faisant du porte à porte.
Les magasins Tati ("Tati les plus bas prix") offrent de la friperie neuve bon marché provenant de fins de séries, démarques, lots, saisies, faillites... Le magasin pilote, ouvert en 1948, s'est développé dans la quartier de Goutte d'Or, un arrondissement "multiracial" qui a accueilli les différentes vagues d'immigration associées à la mutation économique de l'après-guerre. Un attentat attribué à l'islamisme iranien (également revendiqué par le Comité de soutien aux prisonniers politiques arabes - CSPPA) perpétré dans le magasin de la rue de Rennes (ouvert en 1975), le 17 septembre 1986, y a fait 7 morts et 56 blessés dont l'état-civil (Le Monde du 23 septembre 1986) confirme cette fréquentation populaire. "Ils avaient dit qu'ils s'attaqueraient à Mitterrand", "Tati, un mercredi, un magasin fréquenté par les Arabes, c'est complètement fou". (Le Monde du 19 septembre 1986)
Un cliché de Magazine Hebdo (n° 12, cité supra) représente emblématiquement cette association du sigle et de la clientèle : vichy rose et bleu outre-mer (infra).
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Souveraineté élémentaire et loi du plus faible
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