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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques”...
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 9

Présentation du chapitre :

L’objet du chapitre est de produire quelques données représentatives de l’individualisme contemporain (9.1). On présente, par contraste et succinctement, les valeurs initiatiques (9.2) , puis éducatrices (9.3), idéalement développées dans ce que Georges Devereux a proposé d’appeler la “pseudo-homosexualité” grecque. Le propos étant la recherche d'invariants éducatifs et la mise en vedette des attendus de l'éducation libérale, ces valeurs sont de nouveau caractérisées par des données ethnographiques et archéologiques concernant des procédures initiatiques et des mythes de souveraineté associées à l'établissement de la différence des sexes (9.4 et 9.5).
Première partie 9.1 : “La culture des analgésiques et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur” ;
Deuxième partie : 9.2 : “L’homosexualité en Grèce ancienne : une préparation au mariage” ;
Troisième partie : 9.3 : L’homosexualité pédagogique : pour disposer au platonisme ? La transmission de l'humeur virile et la naissance de la philosophie”;
Quatrième partie : 9.4 (cette partie comporte trois pages : 9.4, 9.41 et 9.42) : “Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique” (Grèce, Soudan et Nouvelle-Guinée) ;
Cinquième partie : 9.5 : “Un Œdipe sans complexes : souveraineté, pédagogie et différence des sexes”.
Sixième partie : 9.6 : “L'Unique et sa propriété”.

N. B. Les principales références sont reportées en fin de chapitre 9, soit page 9.5.

3ième partie :

L’homosexualité pédagogique : pour disposer au platonisme ?

La transmission de l'humeur virile et la naissance de la philosophie

III - 9.3

(Repris d'une thèse de doctorat soutenue en 1989 à la Sorbonne, op. cit.)

Georges Dumézil, préfaçant un livre consacré à l’homosexualité dans la mythologie grecque (1984, p. 7), fait référence à un “interdit, inavoué mais contraignant, de la philologie classique” et rapporte qu’en 1916, en Sorbonne, expliquant le Banquet aux étudiants de licence, Emile Bourguet, “arrivé à la scène que Victor Cousin avait intitulée noblement 'Socrate refusant les présents d’Alcibiade', mettait en garde : “Et surtout n’allez pas imaginer des choses...” Imaginer ? Il suffisait de lire”...

On se bornera à noter ici qu'une première définition de la philosophie se trouve prise dans un procès symbolique de différenciation des sexes et que la tradition fera jouer à ce dispositif un rôle notable dans le partage cosmologique et social du masculin et du féminin. Sans doute, en tant que connaissance positive, la philosophie se sépare-t-elle de cette étymologie et ce trait d'histoire, ou d'archéologie, peut-il être considéré comme adventice. C’est dans la mesure où elle s’affranchit de ces contraintes sociologiques que la philosophie, par hypothèse, se déploie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler les conditions empiriques, éducatives et culturelles – initiatiques – ayant présidé à la formation de la théorie de l’eros philosophique.

Le relevé des rites d'initiation dans les sociétés traditionnelles fait apparaître leur commun dessein d'enlever l'enfant de sexe mâle à la mère. La philosophie servirait aussi originellement cette fin en soumettant la matière à la forme, la nature à l'idée, le pathos au logos. Si on la replace sur sa terre natale, on constate que la philosophie, dans son dépassement du "monde de la génération et de la corruption" vise la nature de la femme. Pausanias, zélateur de l'homosexualité dans le Banquet, qualifie celle-ci par opposition à l'amour vulgaire : "L'autre Eros, lui , se rattache à l'Aphrodite céleste. Celle-ci [...] participe non pas de la femelle, mais seulement du mâle, ce qui fait qu'elle s'adresse aux garçons [...] De là vient que se tournent vers le sexe mâle ceux qu'un tel Eros inspire, chérissant le sexe qui a naturellement le plus de vigueur et le plus d'intelligence". (Banquet, 180d-181 c) C'est en tant que l'homosexualité pédagogique consacre ce dépassement de la nature que l'on peut dire que la philosophie platonicienne est, dans cette mesure, une théorie de l'homosexualité. Cette constatation, au fond banale, participe-t-elle de ces "majorations obscènes auxquels les sociologues modernes ont si souvent soumis les rites et les légendes considérés comme primitifs" selon les termes d’Henri-Irénée Marrou (1948, p. 64) dans sa discussion d’un célèbre article de Bethe de 1907, qui, selon les termes de Dumézil, “violait l’interdit” ? Remarquons simplement qu'en réduisant l'homosexualité grecque à une forme résiduelle et contingente, pour l'histoire de la société, d'un "compagnonnage de guerriers" (selon l'expression qu'avait employée K.O. Müller en 1844), on se prive des moyens de comprendre pour quelles raisons (c'est Marrou qui parle) "la pédérastie a subsisté, profondément intégrée aux mœurs, même quand la Grèce, dans son ensemble, eût renoncé au genre de vie militaire". Et des moyens de caractériser l’assise sociale de cette dialectique ascendante qui s’élève des passions “souillées de chair” (Banquet 212 e) vers la contemplation du Beau en soi. Loin d’être portée par une intention blasphématoire, cette recherche des servitudes s’inscrit dans une démarche qui vise à caractériser la philosophie selon ses contraintes propres. Non pas jaillie, telle Athéna, tout armée du front de Zeus (Pindare, Olympiques, VII, v. 34-38), mais produite par des hommes (I. E. *ghyom, lat. humus), créatures nées de la terre (par opposition aux dieux : I. E. *dei, briller, *deiwo, lumière du ciel), ayant la différence des sexes, la génération et l'organisation sociale pour horizon.

*

Pour préciser l'héritage, principalement transmis par Socrate, on peut se référer d'abord au témoignage de Xénophon, moins inspiré mais peut-être plus fidèle que celui l'illustre disciple et dont le Banquet apparaît comme une réplique au Banquet de Platon. La pédérastie qu'on y voit décrite est en tous points conforme aux canons classiques de l’homosexualité pédagogique.

- Callias, amoureux du jeune Autolycos qui vient de remporter la victoire au pancrace, se rend, avec Autolycos et son père, à sa maison du Pirée pour un banquet qu'il va donner en leur honneur. De cet amour de Callias pour Autolycos, "toute la ville est au courant" (I, 2-4) ; "la cause en est qu'ils ont tous deux des pères illustres et qu'eux-mêmes sont gens en vue" (VIII, 7). Le père d'Autolycos assiste à tous leurs entretiens, "car un éraste vertueux n'en cache aucun au père de son éromène" (VIII, 11).

- L'éraste est un modèle pour celui dont il s'éprend et à qui il s'attache : "Pour gagner l’admiration et la célébrité chez les Grecs”, Callias sera "le meilleur auxiliaire d'Autolycos" (VIII, 37). Car lui-même, qui se voit alors "sollicité et obligé de pratiquer la vertu” (VIII,27), exercera sur son éromène une "douce et volontaire contrainte" (VIII, 13) mêlant la "bienveillance à l’autorité” (VIII,16 ).

- La pédérastie noble, qui met en œuvre une telle relation, a pour contraire ce qui, au lieu de faire progresser l'adolescent, entretient sa passivité, dégrade l'image de l'aîné, inverse la relation au seul bénéfice de l'éraste qui, alors, "tel un homme qui prend une terre à ferme, n'a aucun souci de l'améliorer" (VIII, 25 ). C'est pourquoi "l'amour de l'âme l'emporte [ici] de beaucoup sur celui des corps" (VIII,12). Car "ceux qui désirent le corps de leurs aimés blâment et haïssent les mœurs de ceux qu'ils aiment" (VIII, 13). (Platon parlera de ces esprits malades qui trouvent plaisir dans la domination - Phèdre 283 e). Cet échange inégal – celui qui se paie sur le garçon de la “satisfaction de ses appétits ne lui laisse que la honte et le déshonneur” (VIII, 19) – engendre d'ailleurs un mépris réciproque entre les partenaires (VIII, 22) : comment l'enfant qui voit l'adulte assouvir son désir sur lui sans partager sa jouissance pourrait-il éprouver du respect à son endroit ? (Par référence à un proverbe de pêcheur qui énonce que “pendant qu’il dort, sa nasse lui prend le poisson”, cette dissymétrie est accusée par le comique Cratinos qui constate du prostitué qu’“il se repose pour vivre sur ses fesses” - fr. 10 Didot). "Ce n'est pas parce qu'il livre sa jeunesse à un homme décrépit, sa beauté à un homme laid, son cœur impassible à un homme passionné, qu'il éprouvera de l'amour pour lui [...] car il ne participe pas, comme le fait une femme, à la jouissance de l'autre ; c'est du regard froid d'un homme à jeun qu'il observe cet homme ivre de désir" (VIII, 21). L'adulte est alors "comme un mendiant" (VIII, 23) ou quelqu'un qui, tout "en se cachant" (VIII, 6), cherche à faire violence au garçon (VIII, 19), à le circonvenir et à l'écarter de ses parents (VIII, 19). Comment un tel homme pourrait-il avoir droit "au respect dont Achille honorait Chiron ?" (VIII, 23). Ce n'est pas un instructeur mais un "exploiteur" (VIII, 25), un débauché qui, selon une formule de Socrate visant Critias (Mémorables, I, II, 30), "tel un cochon qui se frotte contre les pierres, désire se frotter contre son éromène" (vide supra : 9.2 in fine et infra : 9.41). Outre l'incapacité à transmettre quoi que ce soit, autre que le spectacle d'un homme incapable de se dominer, une telle relation fondée sur le plaisir du corps ne saurait être durable. Car "les jouissances que donne la beauté physique amènent je ne sais quel dégoût et on se lasse fatalement des garçons comme on se lasse des aliments, par satiété" (VIII, 15). C'est quand l'amour est chaste que "l'amant est payé de retour" et que la relation pédérastique peut progresser vers son terme. "L'âme qui s'avance vers la sagesse n'en devient que plus digne d'amour" (VIII, 14), alors que le feu corporel, quand il est vidé de son but s'éteint sur ses propres cendres.

- C'est pourtant la beauté corporelle qui déclenche chez l'aîné le réflexe éducateur. Beauté, il est vrai, tempérée ici de "pudeur" et de "continence" (I, 8), indiquant la réserve et la disposition sociale de qui la possède et non une beauté agressive qui ne vise, en s'affichant, qu'à capter le désir corporel. Il n'en reste pas moins que c'est bien le corps du garçon qui provoque et focalise cette émotion que Xénophon qualifie comme une émotion religieuse. "La beauté [...] a quelque chose de royal, surtout quand elle est jointe à la pudeur et à la continence comme elle l'était chez Autolycos. Tout d'abord, en effet, comme une lumière qui brille dans la nuit attire tous les yeux, de même la beauté d'Autolycos fit tourner vers lui tous les regards ; il n'était aucun de ceux qui le voyaient qui n'en fût intérieurement ému ; les uns gardaient le silence, les autres se trahissaient par quelque geste [...] dans un état comparable à ceux qui sont possédés d'un dieu [...] Les convives dînaient donc en silence comme si une puissance supérieure le leur avait enjoint" (I, 8-11).

*

Au centre de la réflexion politique de Platon, dans la crise de la cité, il y a la question de l'éducation. Le Lachès, avant d'être un dialogue aporétique sur la nature du courage, est un dialogue sur la crise de l'éducation qui débat du courage parce que la première éducation – l'éducation antique – est celle du courage. La crise de l'éducation dénonce évidemment une crise de la société : absence ou surabondance de modèles contradictoires, réussite d'un mode de vie qui met en évidence la désuétude du modèle traditionnel. Dans Lachès (186 c), Socrate constate : "Tout le premier, je déclare, pour mon propre compte, n'avoir pas eu de maître en la matière. Cependant, j’en ai toujours eu le désir, dès ma jeunesse. Mais je n'avais pas le moyen de payer les sophistes, qui seuls se faisaient fort de me rendre honnête homme". Pour Socrate et pour Platon, penser l'éducation, c'est d'abord, semble-t-il, réévaluer l'homosexualité ; lui rendre son sens social : une institution précisément codée dans le rapport générationnel. Le questionnement socratique de la valeur prend naissance dans le souci de la transmission des valeurs, ce qui désigne la valeur – notamment – comme savoir des générations. "Ce en vue de quoi nous examinons à présent un objet d'étude, c'est l'âme de ces jeunes gens " (185 e) et "c'est sur la plus importante de nos propres affaires que nous délibérons à présent" (187 d).

Mais quel mode de transmission, quelle insémination, quelle capillarité pour la sagesse : "Quel bonheur ce serait, Agathon, si, comme l’eau d’une coupe passe dans une autre à l’aide d’un simple brin de laine, le savoir était chose de telle sorte que, de celui de nous deux qui est le plus plein, il coulait dans celui qui est le plus vide, pourvu que nous fussions, nous, en contact l’un avec l’autre.” (Banquet, 175 d) ? "Les hommes de ma génération, constate Lysimaque, connaissent mal ceux de la génération qui les suit" (180 d). Ce constat, et le peu de temps que son père lui a consacré, l'ont décidé "à ne pas suivre l'exemple de la plupart des gens qui, lorsque leurs fils sont parvenus à l'adolescence, leur laissent faire tout ce qui leur plaît" (Lachès, 179 a). Avec Mélésias, il se pose "la question de savoir quelles seront les études et les occupations capables de rendre leurs fils les plus parfaits possibles" (179 d). Or, Socrate est l'homme de cette situation. "Ne passe-t-il pas toujours son temps dans les endroits où il peut être débattu de ce dont tu es en quête concernant la jeunesse ?" (180 c)

Le dialogue s'engage après une parade d'escrime. A la question de savoir ce que vaut l'escrime pour former les jeunes, se substitue bientôt une discussion sur la nature du courage. Socrate demande au général Lachès de définir – professionnel, il doit s'y connaître – la nature du courage. Première définition de Lachès, qui repose sur cette connaissance du courage immédiate à la culture grecque et dont Cléonymos représente, dans la comédie d'Aristophane, un antétype convenu : "Par Zeus, Socrate, il n'est pas difficile de répondre ! Quand on se détermine à rester dans le rang et à repousser l'ennemi, au lieu de prendre la fuite devant lui, alors, sache-le bien, on ne peut manquer d'être un homme courageux" (190 e). Le général s'est tout de suite vu dans la bataille et a donné l'exemple type de l'acte courageux. Prenant cette définition au mot, Socrate n'a pas de mal à la mettre en contradiction avec elle-même : on peut fuir par tactique, etc.. Soit, se reprend Lachès, dès lors, le courage, c'est “une certaine fermeté de notre âme" (192 b)... L'objet du dialogue était, au commencement, de déterminer quel enseignement pouvait former la jeunesse, il s'agit en réalité de savoir s'il existe une forme ou essence du courage en vertu de laquelle tous les actes courageux peuvent être dits tels. Question que le Lachès laisse sans réponse.

On remarquera que, dans sa recherche pour définir, au delà de la doxa que le questionnement socratique met à l'épreuve, les bases d'un contrat politique exprimé dans une éducation de la raison – une vérité qui s'impose à tout homme et qui soit l'objet d'une connaissance – Platon est amené à récuser la vérité première des corps. Il peut bien se décider, en effet, que tel acte est courageux en vertu de sa convenance avec un paradigme de l'acte courageux, on peut légitimement douter que cette connaissance, même si elle peut se révéler nécessaire à l'action, détermine jamais aucun acte de courage. Et peut-être même faut-il admettre, contrairement à Lachès qui s'en laisse conter, que le courage réside aussi dans "cette vilaine chose, la fermeté irréfléchie de 1'âme" (193 d), s'il repose sur cette certitude première qui prend forme dans le travail de l'initiation, quand le néophyte, arraché à la protection maternelle, doit s'individualiser (vaincre sa peur, se vaincre lui-même, pour renaître). Il n'y a probablement rien de commun entre l'acte d'intellection et la nature du courage. Lachès en fait 1'épreuve, faisant sourire à ses dépens, en un mélange comique d'ardeur naïve et d'impétuosité dépitée : "Socrate, je suis prêt, quant à moi, à ne point faire défection ! A la vérité, je n'ai pas l'habitude de ces sortes d'entretiens, mais à l'encontre de ce qui vient d'être dit, je m'irrite d'être à ce point impuissant à exprimer les idées que j'ai. Car personnellement, je le crois, j'ai des idées sur la nature du courage et voilà que, sur 1'heure, elles se sont si bien enfuies que cette nature du courage, je n'ai pas de mot pour la retenir dans mon étreinte et pour dire ce qu'elle est" (194 a-b). Ce qui est sûr, c'est qu'on peut être courageux et se montrer incapable de définir le courage et, qu'à l'inverse, jamais un raisonnement ne suffira à produire un acte courageux, comme le remarque Lachès en une autre "certitude immédiate". "Savoir et courage sont, sans l'ombre d'un doute, à part l'un de l'autre" (195 a).

La vertu – et spécifiquement le courage – s'enseigne en effet à la faveur de ces processus d’identification auxquels les scénarios initiatiques ont si souvent recours. A Athènes, une loi obligeait que, chaque année, un combat de coqs se tienne au théâtre. Les jeunes gens étaient tenus d'assister à ce spectacle afin d'éprouver et d'apprendre comment on lutte jusqu'à la dernière extrémité. "Un ouvrage peut nous charmer par sa beauté, sans entraîner nécessairement l'admiration pour son auteur, remarque Plutarque (...). La vertu, au contraire, par les actes qu'elle inspire, nous dispose aussitôt non seulement à admirer les belles actions, mais en même temps à rivaliser avec ceux qui les ont accomplies". "C'est que la beauté morale attire activement à elle et suscite aussitôt dans l'âme un élan vers l'action ; elle ne forme point les mœurs de celui qui la contemple par la seule imitation, mais elle détermine nos résolutions par la connaissance de la vie active" (Périclès, 2-4). Le spectacle de la bravoure humaine fait courir un frisson dans le dos. C'est le "frisson sacré" des réquisitions patriotiques. L'implication corporelle est essentielle aux phénomènes d'enthousiasme et d'engagement collectif. La vertu, au sens restreint du mot, sans doute, mais premier, est une propriété de l'appartenance.

Par une apparence de paradoxe, la récusation platonicienne de la vérité corporelle – l’intellectualisme socratique – s'appuie sur un mouvement corporel. Ce mouvement qui naît dans le regard d'une génération sur l'autre et qui a pour effet l'éducation ou transmission du savoir. La spécificité du masculin éprouvée dans le regard de l'adulte sur le garçon, sert ici à définir et la connaissance et le masculin ; la théorie de cette spécificité devient théorie de la connaissance : la forme de la connaissance, c'est aussi sa fin. L'initiation masculine trouve une nouvelle et même expression dans l'amour philosophique. Qu’elle soit "platonique" ne change rien à la fonction de l'homosexualité. C'est peut-être ce qu'a constaté le philosophe Louis Dugas en abordant la question de l'amitié antique, non plus comme une propédeutique la philosophie, mais comme un fait social premier (Dugas, 1894). Constatation bien effrayante, sans doute, puisque dans la seconde édition de sa thèse, cet auteur expose que "de fortes et pressantes raisons" l'ont conduit à se désavouer et à se reprocher de "s'être laissé séduire par Platon qui paraît voir dans l'amitié une transformation et une épuration de l'amour tel qu'il existait dans les palestres. Il (L. Dugas) ne croit plus présentement et se reproche d'avoir cru à cette alchimie morale" (Dugas, 1914, pp. VII-VIII).

C'est pourtant dans les palestres qu'est née la philosophie socratique, cette éducation des jeunes gens. C'est dans les palestres qu'on débat de la sagesse (Charmide) ou de l'amitié (Lysis). Absent d'Athènes pour fait de guerre, Socrate n'a de cesse, à son retour, de savoir si, parmi les jeunes, "il en était apparu qui se fussent distingués par la connaissance, la beauté, ou les deux à la fois" (Charmide 153 d). Affichant un insatiable appétit d'amour pour les jeunes gens ("presque tous ceux, en effet, qui sont au bel âge, je les trouve beaux" (154 c) et une intimité surhumaine avec l'amour (“A tous les autres points de vue [...], je suis un pauvre sire et un propre à rien, mais à celui-là, c'est comme un don que m'a fait la divinité d'être à même de reconnaître sur le champ un amant aussi bien qu'un aimé" - Lysis 204 b-c), Socrate déclare que l'amour est pour lui le seul bien qui vaille : "Il y a un certain bien dont j'ai, depuis mon enfance, grande envie... oui, c'est cela, je suis une espèce d'amoureux de camaraderie" ( 211 d ; 211 e). Mais c'est un amoureux jamais comblé et ignorant, même, de ce qu'il aime : "Je suis tellement loin de posséder ce bien, que je ne sais même pas de quelle façon un homme devient ami d'un autre homme. Et c'est ce que j'ai l'intention de te demander, Ménéxène, à toi qui es au courant" (212 a). Cette question de la nature de l'amour, de même que le Lachès laissait sans réponse la question de la nature du courage, le Lysis la laissera ouverte, mais c'est toute la théorie platonicienne de l'eros qui devait travailler à la satisfaire.

L'œuvre de Platon témoigne de cette crise de la pédérastie qui suscite la pédagogie inquiète et passionnée de Socrate, crise signalée, peut-être, par la progressive disparition, au début du cinquième siècle, des vases de courtisation et fustigée par la comédie d’Aristophane qui fait de l’homosexuel passif le signe emblématique du déclin de la cité, opposant les mœurs d’aujourd’hui à celles de l'"antique Athènes" et évoquant, dans l’utopie des Oiseaux (37 s.) "une ville où m’abordant le père d’un joli garçon me ferait ce reproche offensé : 'C’est du beau, flambard, tu rencontres mon fils quittant le gymnase, tout baigné, et tu ne l’embrasses point, tu ne lui dis mot, tu ne l’attires pas à toi, tu ne lui tâtes pas les bourses, toi un ami de la famille !'" Le débat qui fait l’objet du Banquet – si l’amour homosexuel doit être chaste ou charnel – imprécis quant à la nature ou aux modalités de l’“acte”, illustre en réalité la question de la signification, institutionnelle ou privée, pédagogique ou érotique, de l’homosexualité. Pausanias s'emploie ainsi à laver l'homosexualité du discrédit dans lequel la tiennent ceux qui ont notamment "l'audace de prétendre que céder aux vœux d'un amant est une vilaine chose" (181 a). Il faut en effet distinguer, développe-t-il, l'amant noble de l’amant vulgaire par les fins que chacun d'eux poursuit. L'amant vulgaire n'aime pas moins les femmes que les garçons, il s'intéresse au corps et recherche les garçons les moins intelligents, car il vise exclusivement "l’accomplissement de l'acte" (181 b). Le sectateur de l'amour noble se reconnaît, au contraire, dans son amour exclusif des jeunes garçons et dans l'intérêt qu'il porte à l'intelligence de son éromène. "Ils n'aiment les jeunes garçons que lorsque ceux-ci ont déjà de l'intelligence, ce qui se produit au voisinage du temps où la barbe leur pousse ; preuve que, si je ne me trompe, chez ceux qui ont attendu ce moment pour les aimer, il y a eu volonté de se préparer à passer ensemble leur existence entière dans une complète communauté (c'est un plaidoyer pro domo que développe Pausanias, partenaire prolongé d'Agathon), et non pas, après avoir dupé la sotte naïveté de celui qu'on a pris au piège, de s'en aller, en se moquant de lui, courir à d'autres amours" (181 d). Pour le partenaire d'Agathon, "il n'y a (donc) absolument point d'acte, quel qu'il soit qui, à condition d'être accompli selon l'ordre et la règle, soit susceptible d'encourir une réprobation légitime" (181 a). Il se passerait donc la même chose dans l'amour noble et dans l'amour vulgaire – dans le cas contraire, Pausanias n'aurait pas manqué d'en faire état – mais cette chose est belle "quand on cède bellement à un homme de mérite" et laide "quand c'est perversement qu'on cède aux désirs d'un pervers" (183 e). Et telle est la fin de "notre coutume", conclut-il, quand "elle recommande aux uns de poursuivre, aux autres de fuir, pour faire l’épreuve de la bonne et de la mauvaise manière" (184 a). Alors, "c'est une chose magnifique que d'avoir des complaisances pour celui qui vous aime" (183 c), "car le seul esclavage qui ne soit pas blâmable est celui qui a le mérite pour objet" (184 c).

Dans un discours "blasphématoire" – en réalité liminaire à un exposé de la théorie de l'amour "céleste" – Socrate se livre à une critique en règle tant de l'amour de l'homme passionné que de celui de l’homme impavide. Le contact de ce dernier "n'enfantant dans l'âme de l'aimé que cette bassesse que la foule décore du nom de vertu" (Phèdre 257 a), le contact du premier, quelle que soit la finalité de la relation qu'il entretient avec son éromène, engendrant cette servitude que, n'en déplaise à Pausanias, rien ne justifie ni n'excuse. L'homme de passion est, en effet, "un esprit malade qui trouve son plaisir dans la soumission qu'on a pour lui" (238 e). "Il travaillera sans cesse à rabaisser (son éromène) au-dessous de lui". Un tel rapport ne peut jamais être "la coïncidence en un même point" de la règle de l'amant et de la règle de l'aimé (Pausanias dans le Banquet 184 e), il est nécessairement un rapport de domination et le symbole d'un rapport de domination. La tutelle de l'éraste confine l'aimé dans l'infériorité physique, intellectuelle et morale. Il préfère un garçon "mou et sans muscles", élevé dans l'ombre et dans la mollesse, asservi, afin d'en jouir à sa guise. C'est, qu'en vérité, loin de lui vouloir du bien, "l'amant aime l'enfant comme un plat dont il veut se rassasier" (241 d), ce qu'exprime parfaitement le proverbe : "Les amants aiment l'enfant comme les loups aiment l'agneau" (241 d).

L'amour de Socrate est pourtant bien, lui aussi, "érotique". C'est l'émotion physique qui lui donne l’impulsion. Dans le Banquet de Xénophon, Charmide demande : "Mais pourquoi donc, Socrate , nous faire un épouvantail de la beauté à nous, tes amis, alors que je t'ai vu toi-même, par Apollon, un jour que vous cherchiez ensemble un passage dans le même livre, chez le maître d'école, approcher ta tête de l'épaule de Critobule et ton épaule de son épaule nue ? Ah ! s' écria Socrate, voilà donc pourquoi, pendant plus de cinq jours, j'ai souffert de l'épaule comme si j 'avais été mordu par une bête féroce et pourquoi je croyais sentir comme une démangeaison au cœur" (27-28). Voici en quels termes Socrate décrit l'entrée de Charmide à la palestre de Tauréas : “... je le trouvai d'une taille et d'une beauté merveilleuses. Quant aux autres, il me parurent être tous amoureux de lui, tant il y avait parmi eux, au moment où il faisait son entrée, de trouble et de tumulte. Pour notre cercle d'hommes faits, cette admiration n'avait rien de surprenant, mais, mon attention s'étant portée sur les enfants, je constatai qu'il n'y en avait pas un seul, si petit fût-il, qui regardât d'un autre côté et que tous le contemplaient comme si c'était la statue d'un dieu" (Charmide, 154 c). "Sur ce, voici que Chéréphon m'interpelle : "Socrate, me dit-il, comment trouves-tu ce jouvenceau ? N' a-t-il pas une jolie figure ? - Incroyablement jolie ! répondis-je - Ah ! si pourtant il acceptait de se dévêtir, tu ne verrais plus son visage, tant la beauté de ses formes est entière" (154 d) [...] A ce moment, mon noble ami, j'eus un coup d'oeil sur l'intérieur de son vêtement ; j'étais en feu, je ne me possédais plus !" (155 d).

*

Mais quel amant Socrate est-il ? Personne, au dire d'Alcibiade, ne connaît le vrai Socrate. "En apparence, il est amoureux des beaux garçons et tourne sans cesse autour d'eux avec des yeux ravis", en réalité "la beauté d'un homme est son moindre souci : il la dédaigne à un point qu'on ne peut se figurer [...] et nous regarde comme rien, je vous l'assure" (Banquet 216 d-e). Il "dupe" ceux à qui il s'attache "en se donnant comme amant, alors qu'il prend le rôle de l'aimé" ( 222 b). C'est lui, en effet, qui recèle les vraies beautés. Ces beautés qu'il montre quand il s'ouvre, comme le silène sculpté, "je les ai vues, moi, témoigne Alcibiade, et elles m'ont parues si divines, si éclatantes, si belles, si merveilleuses qu'il n'est pas moyen, alors, de résister à ses volontés" (217 a). Ce renversement des rôles opéré par Socrate, il en décrit l'effet sur lui-même, dans sa célèbre déconvenue. Socrate est le seul homme devant qui Alcibiade rougisse et ses discours philosophiques l'ont "mordu au coeur, ou à l'âme" (218 a) "plus pénétrants que la morsure de la vipère quand ils atteignent une âme jeune et bien née" (id.). Socrate est, dans le for intérieur d'Alcibiade, le tribunal de sa propre conscience. La valeur de modèle de l'éraste est en effet supérieure si elle est chaste, car ce qu'il possède, cette beauté incomparable, n'est pas transmissible dans l'échange sexuel. En faisant de l'amant le véritable objet de l'amour pédérastique, Socrate ne renverse pas véritablement les rôles, il rétablit ce que l'insistance sur la beauté physique de l'adolescent et l'inclination individuelle occultent en engageant l'institution dans les désordres de la passion – l'objet aimé devient alors l'absolu ce fait premier que l'éraste est un modèle. La soumission et la réceptivité sont les formes de toute éducation, mais quand il apparaît que cette soumission est la fidélité aux lois de sa propre conscience, qu'elle se révèle dans l'amour des beautés entrevues grâce à l'identification dont 1'initiateur est le modèle, alors cet amour, préservé des ambivalences et des contradictions des passions "souillées de chair" (Banquet 212 e), réalise l'initiation "parfaite"(210 a).

Alcibiade a donc à cœur de se perfectionner le plus qu'il lui sera possible, et pour cela, il ne voit pas d'aide plus efficace que celle de Socrate. Il espérait "qu'en retour de sa complaisance, celui-ci lui apprendrait tout ce qu'il savait" (217 a). Mais Socrate repousse ses avances, lui faisant valoir l'injustice d'un marché qui consiste à échanger la beauté de la vérité contre une beauté aussi imaginaire que celle du corps. Et voilà Alcibiade réduit en esclavage, "à un degré tel que personne ne l'a jamais été à l'égard de personne" (219 e), par cet homme incomparable pour la sagesse et la fermeté (219 d). Socrate tire de l'abstinence des réserves d'idéalisation telles que la pédérastie charnelle n'en saurait produire, elle qui donne corps au désir et à l’amour et les livre aux lois de la satiété et de l'usure corporelle. Ainsi mise en œuvre, la transmission de l'humeur virile assure une progression continue qui non seulement achève le corps et la différence des sexes, mais peut conduire jusqu'à un terme dont les doctrines du salut donnent l'image : l’épopsie et l'immortalité individuelle. Cette progression trouve son origine et sa fin dans la définition du masculin. Son origine, c'est l'émotion sexuelle qui dans le regard et l'intérêt de la génération des aînés sur la nouvelle classe d'âge, lui donne l'essor ; sa fin la transformation de l'indéterminé (du pseudo-féminin) en masculin, de la nature en société. "Ô cher Éros, prie Socrate dans, le Phèdre, ne taris pas cet art d'aimer dont tu m'as fait présent ; accorde-moi, au contraire, d'être plus que jamais en faveur auprès des beaux garçons" (257 a-b). L'apostolat homosexuel de Socrate est, d'un même mouvement, éducateur et religieux.

Dans le discours de Diotime, l'homosexualité est pensée dans la continuité et la spécificité des sociétés humaines dans le règne animal (Banquet 206 et s.). "L'objet de 1'amour, ce n'est pas la beauté (en effet), c'est la reproduction". La beauté n'est que l'incitation à se reproduire – incitation divine, puisqu'en se reproduisant, le mortel devient en quelque sorte divin (immortel). Parce qu'elle est vivante et mortelle, un universel instinct pousse toute vie à se reproduire : "La nature mortelle cherche, à toute force, la perpétuité et l'immortalité". L'état de crise caractéristique des manifestations sexuelles correspond à ce travail de l'individu en souffrance de sa propre repousse. "N'as-tu pas observé dans quelle crise étrange se trouvent tous les animaux, volatiles ou terrestres, quand ils sont pris du désir d'engendrer ? Comme ils sont malades et travaillés par l'amour, d'abord quand ils ont à s'accoupler entre eux, ensuite quand il s'agit de nourrir leur progéniture, toujours prête pour sa défense, même les plus faibles, à combattre contre les plus forts et à mourir pour elle, s'imposant la faim et mille autres sacrifices pour la faire vivre ?" C'est, de même, "à peine sommes-nous arrivés à un certain âge que notre nature demande à se reproduire", en vertu de cette même loi de la génération qui, "laissant toujours un individu plus jeune à la place d'un plus vieux", fait participer le mortel à l'immortel. La beauté n'est autre que ce qui pousse l'être humain à se reproduire, et c'est justement que nous la disons divine, puisqu'elle nous tire de notre enveloppe mortelle. L'amour (sexuel et parental) est cette passion de la reproduction de soi qui saisit les hommes quand la beauté les a mis hors d'eux-mêmes. Eux aussi sont prêts à se sacrifier et à mourir pour se reproduire ou assurer la vie de leurs rejetons. La beauté est donc ce qui provoque cette intensification de la tension vitale qui se remarque dans l'exaltation de celui qui est "pressé d'enfanter quand il s'approche du beau". "Alors, il devient joyeux, s'épanouit, enfante et produit. S'approche-t-il du laid, au contraire, renfrogné et chagrin, il se détourne, se replie, se referme sur son germe avec douleur".

Mais, au-delà de la famille naturelle qui assure la reproduction et la protection des individus, il existe un principe d'organisation propre à la société humaine. L'homme n'est pas seulement doué, en effet, d'une fécondité corporelle – ceux-là qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes, manière pour eux de s'assurer 1'immortalité – il y a des hommes qui sont féconds selon l'esprit. Qu'enfantent ces "hommes divins"? Les "enfants spirituels" que sont la sagesse, la "prudence et la justice" qui ont trait au gouvernement des États. Et de même que c'est la beauté en tant que perfection de l'appel génésique qui signale l'objet adéquat à l'homme pressé de se reproduire, le passionne, l'ouvre et le délivre de son fruit, de même, c'est la beauté de l'adolescent qui éveille chez l'éraste le germe spirituel et le pousse à enfanter sa sagesse. L'hétérosexualité produit des enfants naturels, l'homosexualité reproduit des hommes. La pulsion qui dirige l'intérêt de 1'adulte vers le garçon achève le destin biologique des fils par cette reprise institutionnelle de la repousse naturelle du masculin. Cet homme "fécond selon 1'âme" "entreprend alors d'être éducateur", c'est-à-dire de procréer des fils sociaux et de perpétuer les ordres qui font la société. Tels sont ces "impérissables enfants" qui transcendent les générations et telle est, conclut Diotime, la vraie nature de ce "trouble qui s'empare de toi Socrate, et de bien d'autres, à la vue des jeunes gens" .

La philosophie elle-même, forme supérieure de la sagesse sociale, est une transformation de cette même émotion homosexuelle : à l'origine, la beauté d'un corps, à terme, la beauté "en soi". L'amant parfait, Socrate, est aussi le vrai philosophe. La narration d'Alcibiade qui clôt le Banquet donne la démonstration de cette identité de l'amour pédérastique et de la connaissance vraie. La philosophie achève l'homosexualité en lui donnant pour fin non plus des "fantômes de vertu", mais des "vertus véritables", et un homme "de devenir immortel, si jamais homme devient immortel". La pulsion éducatrice, le savoir de la société, la connaissance rationnelle et l'immortalité sont pensés par Platon dans le mouvement qui sépare le masculin du féminin. Ce qu'Alcibiade attend de Socrate en retour de ce "service" qu'il est disposé à lui rendre, c'est la communication de tout ce que Socrate sait (217 a). Cette communication est éducation ou, selon le terme employé par Platon "initiation" ("révélation", 210 a). Conversion, transformation d'un adolescent qui se tourne, sous l'impulsion d'un guide, vers la vérité enceinte, enfermée mais non développée en lui. Tel est le sens véritable que Socrate rend à la pédérastie qui fait de l'éraste, ou de la connaissance dont il a le dépôt, l'objet de la passion amoureuse. Un modèle. Mais l'amour, que ce renversement condamne, n'est pas à condamner s'il sait rester un amour éducateur : car il n'est autre que la forme même de la connaissance.

L'amour est désir, conscience d'un manque. L'homme épris, comme le philosophe, occupe une position intermédiaire, inquiète, entre la plénitude divine à laquelle il aspire ("aucun dieu ne philosophe ni ne désire devenir savant, car il l'est" - 204 a) et le vide satisfait de l'ignorance. L'amoureux et le philosophe sont possédés d'une vérité qu'ils ne détiennent pas et qu'ils visent à faire leur dans une recherche passionnée, une chasse, une cour qui leur fait perdre jusqu'au sens du réel. L'amour n'est donc pas un dieu, mais un daimon, au sens où "tout ce qui est daimon tient le milieu entre les dieux et les mortels", "remplit l'intervalle de manière à lier ensemble les parties du grand tout" (202 e). L'amour est, comme le philosophe, un médium ou un médiateur cosmique qui fait descendre l'infini au cœur du mortel. Il travaille la nature mortelle en suscitant en elle des représentations qui la tirent du banal souci d'un quotidien sans élévation, l'ouvrent à la conscience et au monde. Et, ce faisant, il lui donne un sentiment et comme une approche du divin – ne serait-ce qu'en lui faisant mesurer, par la profondeur de sa déréliction, l'infinie distance qui la sépare de l'objet aimé. Ce pouvoir d'idéaliser se nourrit de la continence comme le pouvoir d'abstraire de la contention de l'esprit ; du refus de se livrer au réel.

S'arrêter au "ceci", c'est se laisser fasciner par une présence qui interdit toute conscience. "Se donner à la multitude infinie des choses individuelles, puis à l'infinie multiplicité que chacune d'elles renferme, t'empêche, en chaque cas, d'en prendre la simple notion" (Philèbe 17 c). La saisie de l'essence commande un retrait sensoriel et sensuel au flux des impressions. Penser, c'est se séparer du monde et, dans cette distance, se donner les moyens de comprendre les réalités selon leur nature. La connaissance est la forme achevée de l'instinct vital chez l'homme. "Sitôt nés et par don de nature, hommes et bêtes ont pouvoir de sensation pour toutes impressions qui, par le canal du corps cheminent vers l'âme. Mais les raisonnements qui confrontent ces impressions en leurs rapports à l'être et à l'utile, c'est par l'effort, avec le temps, au prix d'un multiple labeur et d'un long écolage qu'ils parviennent à se former en ceux où toutefois ils se forment" (Théétète 186 b-c). La pluralité des informations qui nous viennent de nos différents organes des sens n'est pas en nous "comme en des chevaux de bois", car si nous pouvons en faire usage, confronter leur diversité et nous en servir, c'est que "tous ensemble convergent" en "une forme unique", "âme ou tout ce que tu voudras" forme ou synthèse dont l'opération est connaissance (184 d). "Le canal propre de l'âme, à la différence du canal des facultés du corps" est immatériel. "Les communs n'ont point, comme les sensibles, d'organe propre. C'est l'âme qui, elle-même et par elle-même, m'apparaît faire, en tous objets, cet examen des communs" (185 d-e).

Le véritable objet de l'amour homosexuel, c'est la connaissance. "Ce dont je suis, quant à moi, Phèdre, oui, fort amoureux, c'est de ces divisions et de ces synthèses qui permettent de parler et de penser" (Phèdre 261 b). Cette passion de la connaissance, éveillée par le regard que l’adulte porte sur le garçon, et mue par ce regard, est théorie de la différence des sexes, savoir des ordres et de la société. La découverte de l'âme, fonction de cette connaissance, donne à la forme masculine, quasi-divinisée dans la beauté corporelle de l'éphèbe – si la beauté du corps adolescent peut dire le vrai n'est-ce pas que celui-ci n'est autre que l'éternelle jeunesse et suffisance du masculin? – une forme immortelle qui, dès ici-bas et selon la loi même de cette forme transcende le corps. "Tu es beau Théétète, Théodore était dans le faux en te disant laid ; car qui parle bien est beau et bon. Tu es non seulement beau, mais bienfaisant pour moi..., s'il t'apparaît vraiment que certaines observations, l'âme les fait elle-même et par son propre canal et, les autres, par le canal des facultés du corps" (186 e).

“Il suffit de lire”, en effet, pour apercevoir la continuité. Sur l’acte de naissance de la vérité, un rapt : Ganymède enlevé par Zeus, l’adolescent crétois enlevé à l’“obscurité” par son éraste, la génération enlevée à la mère. Et pour apercevoir aussi la rupture socratique. L’homosexualité pédagogique : pour disposer au platonisme. L’amour homosexuel peut apparaître comme une “abstraction” par rapport à l’amour naturel, la pulsion sexuelle étant dirigée vers un “sexe stérile” (Lucien, Amours, 20). Si maintenant on retire son but à l’amour homosexuel, il reste un désir, un mouvement. Ce mouvement, ce daimon, c’est l’eros, l’amour philosophique. C’est la connaissance. L’amour séparé de sa réalisation, peut se découvrir le pouvoir de l’esprit de se séparer des choses. La caractéristique mentale de la pulsion vitale, c’est le désir, c’est-à-dire une représentation. C’est la représentation qui fait du désir (de la possession de l’objet aimé) un absolu. C’est elle qui ouvre l’infini au cœur de l’homme, cette morsure à l’âme dit Alcibiade de l’amour de Socrate. L’appropriation de la pulsion vitale qui pousse tout vivant à se reproduire culmine ainsi dans l’amour de la vérité. En mettant en œuvre l’amour "platonique", la philosophie isole à l’état chimiquement pur le mouvement qui porte l’esprit, mouvement qui ne peut trouver son terme que dans l’adoration de sa propre hypostase, le Bien-Un-Cause. La forme de la philosophie comme sa fin, l’institution dont elle hérite comme sa logique propre, disent ici une même chose : en philosophant, c’est-à-dire en se donnant pour tâche de paiderastein droitement (Banquet 211), en enfantant selon la nature de son esprit, en ordonnant le désordre naturel, en ajoutant la loi à la nature, l’homme fait œuvre d’homme. Son pouvoir de représentation et d’organisation de la société devient forme et théorie du vivant. Conception qui rencontre ici le sens des mythologies qui disent que l’homme n’est pas né de la femme, mais que c’est la femme qui est née de l’homme ; de sa côte dans la Bible, de son pouce au Groënland, de son urine en Polynésie... A cette différence près que s’ouvre ici un rapport au monde qui, à travers une théorie de la connaissance et de la vérité, pose le sens et la recherche de l’être, au-delà de toute objectivité empirique désormais constituée, comme horizon de l’humanité.


Note :
Rappelons que l’homosexualité pédagogique est caractérisée par :
- La différence d’âge des protagonistes, le premier poil de barbe de l’éromène constituant proverbialement (Plutarque : Erotikos 770 B) le facteur dirimant de la relation éducatrice.
- Le caractère par conséquent transitoire de cette “pseudo-homosexualité”, comme l’a nommée Georges Devereux (1967). Si peu antithétique au mariage qu’elle le précède et le prépare en réalité. (Le Banquet de Xénophon s’achève sur une représentation des amours de Dionysos et d’Ariane, telle que “ceux des convives qui n’étaient pas mariés jurèrent de l’être bientôt, et ceux qui l’étaient, sautant à cheval, volèrent vers leurs femmes pour en jouir” - IX, 7). Il est permis de supposer, en effet, que les affiliations homosexuelles étaient prises dans un système d’échanges matrimoniaux, à l’instar de ce qu’on peut observer en Nouvelle-Guinée, et qu’une fonction de l’éraste était de marier son protégé, probablement sur le crédit de sa parentèle.
- Une fonction initiatique résumée par l’idée (Bethe, 1907) que la semence est le support et le vecteur de la vertu virile et l’insémination la condition sine qua non de la formation du garçon et de son accès à la compétence matrimoniale.
- Le refus du jeune de la passivité et par le rejet de cette mue en laquelle il ne peut se reconnaître.

On peut remarquer que les cultures à initiation homosexuelle ne semblent qu’exceptionnellement produire ces homosexuels “à vie”, célibataires raillés par la tradition grecque et pareillement, par les Sambia de Nouvelle-Guinée pour qui l’homosexualité permanente apparaît comme une aberration (vide infra : chapitre 9.4 : “Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique” (Grèce et Nouvelle-Guinée) ). Peut-être faut-il comprendre par là que cette dernière est édifiée sur fond de cette toute-puissance féminine (maternelle) que les rites d’initiation ont pour commun objet de liquider. Cette homosexualité “sans séquelle”, articulée dans la conviction qu’il y a là une action indispensable pour “fabriquer l’homme” et pour être en mesure de faire face au sexe féminin solde peut-être définitivement, aussi, ce compte de passivité que l’homosexualité “moderne” paraît cultiver (vide infra : chapitre 21.1 : La techno-structure par l'exemple : neutralisation des fonctions et des genres, introduction). En vertu de la succession des générations et de l’institutionnalisation des conduites, l’aîné “venge” le cadet qu’il a été sur la personne de son cadet. Il serait intéressant de savoir si, comme les biographies littéraires paraissent l’indiquer, l’élection homosexuelle et le destin homosexuel modernes résultent d’abus, psychiques ou physiques, subis pendant l’enfance, que l’œuvre et la vie – faute de rites appropriés (c’est-à-dire aussi de moyens de contrôle) – retournant la passivité en activité, ont pour objet d’effacer.
C’est la considération de la personnalité psychique de l’enfant qui est vraisemblablement à l’origine de l’euphémisation opérée en Grèce classique et qui explique la coexistence paradoxale, dans les sociétés modernes, d’une homosexualité banalisée et de l’inscription de la pédophilie parmi les crimes contre l’humanité (au congrès de Stockholm d’août 1996 sur l'exploitation sexuelle des enfants : “un crime contre l’humanité en temps de paix”).




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