Amy Wilson-Carmichael (1867-1951) présente ainsi au lecteur Things as they are : mission work in south India (1905) : un « ouvrage militant, écrit sur un champ de bataille où la guerre n'est pas un combat de parade mais la dure réalité » ( "For the book is a battle book, written from a battle-field where the fighting is not a pretty play but stern reality"). Cet ouvrage est une expression typique de l'incompréhension du christianisme et de l'hindouisme. Notamment par son caractère émotionnel, quand l'altérité culturelle est jugée à son caractère "dégoûtant". Amy Carmichael a ouvert en 1901, dans le sud du Tamil Nadu, une institution pour jeunes filles, la Dohnavur Fellowship, et fondé un ordre féminin, les "Sisters of the Common Life". Elle s'est fait connaître par son action contre la coutume en vertu de laquelle des petites filles étaient données aux temples, "mariée[s] au dieu", selon le titre d'un chapitre de son ouvrage, et destinées à la prostitution sacrée. Cette croisade lui vaudra l'appellation de "child-catching Missy Ammai", des démêlés avec les autorités villageoises et des poursuites pour kidnapping.
C'est dans cette configuration d'incompréhension maximale, ce qui est divin ici est diabolique là, que cet auteur nous donne sa vision du sacrifice en Inde, rapportée à partir d'une incursion d'un petit groupe de chrétiens au milieu d'une fête hindoue au cours de laquelle "trente mille" chèvres seront décapitées : "Nous observons des groupes d'enfants qui regardent cela avec délices. Il n'y a pas de cruauté délibérée, car le dieu n'accepte le sacrifice que si la tête est tranchée d'un seul coup ce qui m'est d'un grand soulagement. Mais c'est dégoûtant et démoralisant au possible. Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à voir avec la religion !" Ce chapitre vingt-trois du livre, intitulé "Pan, Pan is Dead", ouvre donc sur la mention de cette croyance selon laquelle au moment de l'agonie du Christ, une voix surnaturelle se fit entendre sur la mer annonçant la mort des dieux de l'antiquité.
Cette question du panthéisme et de la mort des dieux païens est évidemment essentielle à la problématique de cet exposé. Voici donc la source et la genèse de la croyance en cause.
C'est le grec Plutarque (il fut prêtre de Delphes de l'an 105 à l'an 126) qui, dans l'un de ses dialogues pythiques, La Disparition des oracles (17), rapporte un prodige qui s'est produit à la fin du règne de Tibère (14-37) : une voix mystérieuse annonçant sur la mer la mort du dieu Pan : "Le grand Pan est mort", annonce suivie de gémissements et de cris émanant d'une multitude invisible. À la suite d'Eusèbe de Césarée (c. 265 - c. 340), la tradition chrétienne interprètera ce prodige comme l'annonce de la défaite des dieux païens, le mettant en relation et en concomitance avec un autre prodige, celui qui a marqué l'agonie du Christ sur la croix : "À partir de midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu'à trois heures" (Matthieu 27, 45 ; Marc 15, 33), l'évangéliste Luc précisant : qu'à l'instant de la mort du Christ "le voile du sanctuaire se déchira par le milieu" (23, 45-46).
Plutarque, Sur la disparition des oracles, 17 :
Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j'ai entendu dire à un homme qui n'était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur Emilien, dont certains d'entre vous ont suivi les leçons, avait pour père Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres. Il me raconta qu'un jour, se rendant en Italie par mer, il s'était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l'île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s'étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s'entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l'appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »
« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés d'effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s'il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s'il n'y avait pas de vent et si le calme régnait à l'endroit indiqué, il répéterait ce qu'il avait entendu. Or, lorsqu'on arriva à la hauteur de Palodes, il n'y avait pas un souffle d'air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu'un grand sanglot s'éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise. »
« Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s'en répandit bientôt à Rome ; et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s'informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d'Hermès et de Pénélope. »
Et Philippe vit son récit confirmé par plusieurs des assistants, qui l' avaient entendu raconter à Emilien dans sa vieillesse.
(traduction R. Flacelière).
L'époque de Tibère est marquée par un certain nombre de prodiges qu'on peut vraisemblablement interpréter comme l'indice d'une crise de la conscience religieuse. La mise en corrélation de la mort du grand Pan et de l'agonie du Christ n'est évidemment pas le fait des "philologues" de Tibère. L'empereur craignait les oracles (Tacite, Ann., I, 67 ; Suétone, Tib., 63).Voici ce qu'écrit Tertullien (en 197) de Tibère, à propos des troubles de Palestine (Apologétique, V, 1-2) :
1. [...] Il existait un vieux décret qui défendait qu'un dieu fût consacré par un imperator, s'il n'avait été agréé par le sénat [...] 2. Donc Tibère, sous le règne de qui le nom chrétien a fait son entrée dans le siècle, fit rapport au sénat sur les faits qu'on lui avait annoncés de Syrie-Palestine, faits qui avaient révélé là-bas la vérité sur la divinité du Christ, et il les appuya le premier par son suffrage. Le sénat, ne les ayant pas agréés lui-même, les rejeta. César persista dans son sentiment et menaça de mort les accusateurs des chrétiens."
C'est vraisemblablement Eusèbe de Césarée qui, le premier (Préparation évangélique V, 17,13), conçoit ce scénario, assimilant Pan et les démons chassés par le Christ :
"Il vaut la peine de rechercher l'époque de la mort de ce démon. C'est l'époque de Tibère, époque à laquelle il est écrit que Notre Sauveur, vivant parmi les hommes, chassa loin de la vie des hommes toute la race des démons (pân génos daimonon). A tel point que certains démons se jetèrent à ses genoux et le supplièrent de ne pas les livrer au Tartare. Ainsi donc on connaît l'époque de la purification des démons, qui n'est pas éloignée du temps mentionné ; tout comme la suppression des sacrifices humains suivit de peu la proclamation de la bonne nouvelle."
Pan était le dieu des bergers et des troupeaux, généralement représenté avec des pieds de bouc et des cornes. Dans le bestiaire chrétien, Pan-bouc sera assimilé à Satan (le pentagramme, signe de reconnaissance de certaines sectes, représente de manière inversée la tête du bouc avec ses cornes). Cette mort historique d'un dieu dont le nom (Pán - Pân) peut désigner à la fois le dieu de la nature et le tout (selon l'étymologie populaire), mais aussi tous les dieux, peut être comprise comme le symbole du conflit, historique et théologique, entre le polythéisme (gréco-latin en l'espèce) et le christianisme.
Cultes de la nature et de la fécondité, d'une part, diabolisation de la nature, censure sexuelle et mise à l'index du sacrifice animal par quoi se signale le christianisme partout où il s'implante, d'autre part.
Comme je l'ai annoncé, je vais effectuer un saut dans l'espace et dans le temps.
Je suis donc maintenant à la Réunion où le 2 janvier de chaque année un culte est célébré en l'honneur de la déesse Karli.
L'Inde à la Réunion, Bois Rouge
Le temple de Bois Rouge, du nom de l'usine de la côte Est, est le théâtre, tous les 2 janvier, d'une fête dédiée à la déesse Karli fête qui constitue, avec les marches sur le feu, l'une des manifestations les plus spectaculaires de l'hindouisme réunionnais. Au cours de cette fête, qui attire plusieurs milliers de fidèles, 800 cabris et 2000 coqs sont décapités.
La fête de Bois Rouge concentre un ensemble d'actions rituelles d'une grande intensité émotionnelle.
La cérémonie commence véritablement, en effet, quand la divinité annonce sa présence par la transe du marli qui crie l'esprit. Le marli qui boit symboliquement le sang des premiers cabris décapités, c'est en réalité la déesse qui boit le sang. Il monte sur la lame du sabre. Il cause langage... c'est la déesse qui parle à travers lui. L'espace du temple, avec ses intermédiaires religieux, est réellement le lieu de rencontre et d'intercession des fidèles et de la déesse.
[L'environnement sonore, les battements de tambours, la cloche cérémonielle, les prières, la possession et les cris du marli, la décapitation de centaines d'animaux, l'odeur de l'encens, de fleurs coupées et de boucherie, la rutilance des couleurs, la concentration humaine et son effet d'entraînement... tout cela désoriente la perception habituelle et démontre la présence du sacré dans l'enceinte du temple.]
Pour illustrer l'expansion du christianisme dans la province dont il était gouverneur (la Bithynie et le Pont), l'écrivain latin Pline le Jeune rapporte, dans une lettre à l'empereur Trajan datée de l'an 112, que les temples étaient "presque déserts" et que les marchands d'animaux destinés au sacrifice ne trouvaient pratiquement plus d'acheteurs : le "mal contagieux n'[ayant] pas seulement infecté les villes, mais aussi gagné les villages et les campagnes." (Epist. X, 96) À la Réunion, tel n'est pas précisément le cas. La presse locale fait parfois état de la pénurie de cabri chez le boucher en raison de la demande de victimes sacrificielles. L'élevage caprin est, pour l'essentiel, assuré par des particuliers ou de petits propriétaires qui élèvent "derrière la cour" des cabris pour un temple ou qui, pratiquant la religion tamoule, élèvent pour leur compte. Plus de 80% des transactions concernent les cérémonies religieuses. (Le cheptel est estimé entre 20 à 30.000 têtes. Un bouc pour le sacrifice peut être vendu entre 1.000 et 1.500 euros, tandis que sur le marché de la viande, où le cabri importé de Nouvelle-Zélande fait concurrence à la production locale, le prix d'achat au producteur est de l'ordre de 7 euros le kilo.)
Les engagés indiens, dont le contrat d'engagement garantissaient la liberté de culte, ont apporté à la Réunion leurs dieux et leurs croyances et, comme on l'observe souvent dans les diasporas, ont fixé ou reconstitué avec leurs moyens des pratiques qui ont souvent évolué dans le pays d'origine. A la Réunion, le jugement des autorités religieuses ne diffère pas de celui dont j'ai fait état en commençant, au « dégoût » près, peut-être :
"À l'île de la Réunion, écrit un jésuite, colonie française et diocèse catholique, le paganisme de l'Inde à certains jours ses solennités sataniques. Les trois premiers jours de l'année sont des jours de vraies saturnales pour ces multitudes d'Indiens venus ici pour les travaux de l'agriculture et dont la plupart sont idolâtres. Les rues de nos villes, les grandes routes sont remplies de groupes payens où l'on voit le démon représenté, non point par des tableaux ou des statues, mais par des êtres vivants, ornés de colifichets, le corps à peu près nu et peint de couleurs horribles quelquefois avec des cornes et une queue. La foule lui rend hommage, au son d'une musique adaptée à cette adoration infernale et à ce misérable spectacle. Des simulacres de temples, de pagodes, sont aussi transportés processionnellement, renfermant des idoles, devant lesquelles brûle l'encens."
(R.P. Etcheverry, 1er janvier 1864, cité par Claude Prudhomme "Les Indiens de la Réunion. Entre Hindouisme et Catholicisme », 1987, in Les relations historiques et culturelles entre la France et l'Inde, XVIIe-XXe siècles (Actes de la Conférence internationale France-Inde de l'AHIOI, 21-28 juillet 1986), AHIOI, Archives départementales de la Réunion, Sainte-Clotilde : 253).
Au-delà de la phénoménologie, je crois que c'est le différend théologique et la socialisation primaire qu'il engage qu'il importe d'identifier. A ce titre je donnerai au préalable lecture de cette observation complémentaire due à Maurice Maindron, un naturaliste qui a visité l'Inde du sud au début du XXe siècle.
"La vierge miraculeuse de Lourdes, écrit Maindron, possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus empressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler des cierges et adressent leurs vux à la grande déesse des chrétiens. Dans l'église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir une statue de saint Michel. L'archange foule aux pieds le dragon sous les espèces d'un homme noir, muni d'une queue de serpent qui se termine en dard, et portant sur son front le nâman, le signe procréateur, le symbole de Vishnou, objet de l'exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé l'image du christianisme conculquant l'hindouisme dans ce qu'il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant saint Michel des bougies sans nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s'adressent au démon qui porte l'insigne de Vishnou."
Maurice Maindron, Dans l'Inde du sud, le Coromandel, 1907, Kailash éditions, Paris (rééd. 1992, I, p. 128-129) .
On pourrait tirer de cette observation (dont on trouverait peut-être un équivalent dans les ambiguïtés du culte de Saint-Expédit à la Réunion) une conclusion qui caractérise sans doute la religion populaire en général mais qui aurait en l'espèce un titre théologique : une vision manichéenne de la création. La lutte des dieux et des démons, exposée dans les textes védiques, signe sans doute la victoire des dieux par la possession du sacrifice (voir : Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne, 1 et 2), mais il y a une réversibilité entre dieux et démons telle que, dans l'Avesta, le texte sacré de la Perse antique, les dieux des Védas sont des démons, et les démons des dieux (l'Avesta et les Védas participant, je le rappelle, d'une même origine). Le principe théologique du mal serait conceptualisé comme tel dans l'hindouisme.
C'est contre cette conception dualiste, qui fait une place autonome à la nature, que s'élève l'apologétique chrétienne. L'opposition est celle d'un monothéisme exclusif contre un manichéisme qui informe la croyance populaire (le Mal existe), opposition qui se développe essentiellement, côté chrétien, dans une dénonciation des cultes de la fécondité et du culte des morts et phénoménologiquement dans une condamnation du pandémonium populaire. En voici un exemple extrait d'Ulysse cafre, des Leblond (Marius-Ary Leblond, Ulysse cafre, les Éditions de France, Paris, 1924. L'édition Mame, Tours, avec la mention « dépôt légal antérieur à 1940 » ne reproduit pas la page en cause) :
« Et, par Dieu !... Ce que le Père Vaysseaux chassait, c'était la Sorcellerie [..] « Mais comment, mais pourquoi une dizaine d'années auparavant, Père des Vaysseaux s'était soudain mis à pourchasser les sorciers, voilà ce qu'on avait pas réussi à percer
Quelques-uns seulement l'avaient noté : cette sorte de « seconde vocation » semblait dater du jour où, au pied de l'échafaud, il avait reçu la confession d'un noir qui n'avait pas voulu parler devant ses juges
A partir de ce jour, indéniablement, il avait commencé sa croisade
En quoi faisant ? D'abord en chassant de l'Église même tout ce qui pouvait, par l'équivoque, y flatter et développer la croyance satanique en les sorciers à laquelle leur imagination de races séculairement asservies n'incline que trop Africains et Asiatiques. Son prédécesseur, Savoyard, fou des abeilles, pour qu'on le laissât en paix, afin de terroriser d'un coup la masse de son troupeau bigarré, avait eu l'inspiration de peindre sur les deux nefs latérales les scènes les plus horrifiantes de l'Enfer. Autour d'une colossale marmite, se tordaient pêle-mêle dans les flammes Blancs et Noirs qui, chacun portaient inscrit sur sa poitrine le nom des Péchés Capitaux. Au-dessus, Satan, assis dans le vide, les jambes croisées, cornu, prunelle en feu, brandissait une gigantesque fourchette. Et pour donner aux pécheurs le frisson de l'Eternité dans les Supplices, en sa gueule large ouverte, le curé avait niché une horloge dont le tic-tac emplissait l'église de son implacable et minutieuse comptabilité : « Écoutez ! Ecoutez ! hurlait-il en chaire, voilà le bruit du Temps dans l'Enfer sans fin ! Koutouque ! Koutouque !... Nampoulouke ! » Devant de tels tableaux, après de tels prônes, comment s'étonner que les fidèles de « la meilleure volonté » parmi les Indiens et les Cafres confondissent encore naïvement la Maison de Dieu ainsi peinturlurée de diables avec le temple des Malabares lui aussi peinturluré de monstres ?... En conséquence, le Père des Vaysseaux, endossant la blouse des peintres, badigeonna de lait de chaux les parois entachées ; tout l'espace occupé par l'Enfer et ses flammes, il le couvrit du plus beau bleu du ciel. Et là où transparaissaient encore les yeux des « Possédés », il peignit des étoiles
[
] Et ce fut de la chaire comme du confessionnal ! Père des Vaysseaux en fit une sorte d'échafaud théologal d'où il exécutait, publiquement, toutes les fausses croyances, toutes les honteuses pratiques qu'il avait pu débusquer
[
] Ce n'est pas seulement Dieu et la grande patrie céleste que vous trahissez ainsi, mais la France et notre petite patrie terrestre : cette île que nos ancêtres ont eu tant de peine à coloniser, à civiliser, luttant à la fois pour défendre leur descendance contre les autres races, leurs cultures contre les cyclones !... [
] Voyez donc comme le mal a rampé : partie de la case de ceux que nous appelons nos Noirs, la Sorcellerie a grimpé jusque dans vos belles maisons. Je le sais ! Je le sais ! » (pp. 124-127) (nous soulignons).
D'après les observateurs des débuts de l'engagisme, la conversion des Indiens se révèle superficielle. Les observateurs plus récents partagent ce jugement. Ils se font baptiser par « convenance sociale » écrit le jésuite indien Ponnu Dorai qui a effectué pour l'évêché au début des années 70 une enquête dans le milieu indien à la Réunion (Antoni Ponnu Dorai, s. j. : "Enquête sur le monde Indien" - rapport non daté, 1973 ?) Ils sont absorbés "graduellement par le mariage dans une Communauté non-malabar mais catholique. De là la tentation de se faire baptiser, eux et leurs enfants, par pure convenance sociale. En même temps ils voient que le baptême les met en égalité avec les catholiques. Le baptême est considéré comme une promotion sociale". Il permet d'acquérir un nom chrétien ou un nom créole.
En réalité, la lutte contre le panthéisme et les divinités thériomorphes engage une autre représentation de l'ancestralité et du rapport aux morts dont ne peut se satisfaire l'hindouisme populaire.
Le culte chrétien des morts
La conception chrétienne de l'immortalité de l'âme n'est opérationnelle, si je puis dire, que si l'âme n'est pas prisonnière de l'ici-bas, empesée de nature. Et c'est bien, en effet, le détachement qui caractérise l'idéal de la vie chrétienne. Ce qui supporte la croyance à l'immortalité de l'âme étant le refus du monde-ci, une inversion des valeurs, la conversion chrétienne rompt nécessairement la continuité des êtres naturels. Le destin de l'âme, dissocié de celui du corps, est de quitter ce monde matériel qu'elle semble n'habiter que par procuration.
Sans doute, cette conception n'est pas absolument neuve. C'est la philosophie du Cratyle : le corps (sôma) est la prison ou le tombeau (sèma) de l'âme ; c'est la représentation du Phédon [quand l'âme des « hommes sans valeur » « traîne à l'extérieur des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d'âmes, simulacres produits par des âmes délivrées alors qu'elles n'étaient pas pures mais participaient du visible - voilà d'ailleurs pourquoi on les voit. »], c'est la représentation plotinienne ou origénienne
Mais c'est Saint Augustin (354-430) qui énoncera l'argumentaire de cette rupture avec la conception populaire selon laquelle l'esprit du défunt habite sa sépulture. Dans un texte écrit vers 422, De cura pro mortuis geranda, il règle les devoirs des chrétiens envers leurs morts. Dans la continuité des premiers Pères de l'Église, Augustin argumente contre la conception qui fait de la sépulture la condition du salut. Les chrétiens prient leurs défunts « en taisant leur nom », la communauté des croyants se substituant à la parentèle (De cura, IV, 6). Les rites que l'on observe pour le défunt peuvent bien être une consolation pour les vivants, mais ils ne sont d'aucun effet pour le devenir de son âme
La croyance chrétienne va donc porter le fer dans cette conception de l'ancestralité selon laquelle les ancêtres sont des dieux : "Nous tenons en égal mépris (despuimus), écrira Tertullien (c. 160-c. 230), les temples des dieux et les sépulcres des morts" ; "car morts et dieux sont un" (dum mortui et dii unum sunt), les dieux des païens ne sont que des démons... (De Spectaculis, XIII) Dans la conception populaire, l'âme du défunt rôde autour de la tombe et la transformation du mort en ancêtre requiert un certain nombre de conditions et d'actions rituelles.
Dans la conception chrétienne, le devenir de l'âme est indépendant du devenir du cadavre. Le lien charnel aux parents, au sens propre de l'expression, est rompu. La réponse "officielle" de l'Église sur cette question est donc celle que fera Saint Augustin à l'évêque Paulin qui l'avait interrogé "pour savoir s'il y avait avantage à enterrer un défunt près de la sépulture d'un saint" (De cura pro mortuis geranda, I, 1). Selon Augustin, la conception qui fait de la sépulture la condition du salut est étrangère à la foi. Le défaut de sépulture des corps, argumente-t-il en un exemplum extrême, n'est pas cause de souffrance des âmes après cette vie : preuve en est l'histoire des martyrs chrétiens, dont les corps furent jetés au chiens et les ossements brûlés (cas des martyrs de Lyon rapporté par Eusèbe de Césarée : "Les corps des martyrs furent exposés et laissés en plein air durant six jours ; puis brûlés et réduits en cendres par leurs bourreaux qui les jetèrent dans le fleuve du Rhône" - Histoire ecclésiastique, livre V ; "saccage récent de Rome" [en 410] évoqué par Augustin, "lorsque, dans la dévastation de cette grande ville et des autres, les cadavres des chrétiens furent privés de ces honneurs, il n'en résulta ni une faute pour les vivants qui ne purent les leur rendre, ni une punition pour les morts qui ne purent en rien sentir" (De Cura, III, 5). "Nous devons croire que Dieu n'eut pas d'autre dessein, en permettant ces incroyables sévices, que d'apprendre aux chrétiens qui méprisent la vie présente en confessant le Christ, à mépriser à plus forte raison la sépulture (De Cura, VI, 8), "...il entrait dans ses desseins que cette épreuve ne fût pas épargnée à ceux qui devaient passer par toutes les épreuves" (VIII, 10). Les chrétiens prient leurs défunts "en taisant leur nom" ("...quas faciendas pro omnibus in christiana et catholica societate defunctis etiam tacitis nominibus eorum sub generali commemoratione suscepit Ecclesia", IV, 6), la communauté des croyants se substituant à la parentèle et la relation à l'au-delà s'instituant par l'intercession des martyrs et des saints.
Cette position théologique conforte une pratique politique affirmée par l'Église dès que le christianisme devient la religion officielle de l'Empire et que le pouvoir civil fournit un cadre administratif à son établissement et à son expansion (concile d'Arles en 314). En 324, les sacrifices domestique sont interdits et notamment le sacrifice de victimes animales (cette interdiction est renouvelée en 380 sous Théodose) et les revenus des temples sont confisqués par Gratien en 392.
Pour servir à une approche de la créolité
La stigmatisation des rites hindous n'est donc pas (seulement) liée à la situation coloniale, elle répond à une nécessité théologique. Aujourd'hui, l'environnement culturel a évidemment changé. En l'absence de modèle religieux dominant, chacun est légitimé dans son histoire et sa spécificité : on aborde la question des appartenances avec les précautions du politiquement correct ou avec « humanisme ». On comprend. La pétition d'cuménisme est de rigueur et les religions sont supposées « dialoguer ».
L'entrée de la colonie dans le régime commun, avec la départementalisation de 1946 (dans les faits à partir des années soixante avec Michel Debré) a entraîné de profonds changements dans le mode de vie. Deux données économiques consécutives à la départementalisation suffiront ici à résumer cette révolution silencieuse : la constitution d'une classe de fonctionnaires (aujourd'hui 35% de la population active occupée, les trois fonctions publiques cumulées) et l'attribution du RMI (dit, dans les années 80, « argent Rocard » et parfois « argent Bon Dieu ») à près de 70.000 allocataires (couvrant 180.000 personnes). L'île de la Réunion a aujourd'hui un niveau de vie équivalent à celui des pays européens, mais 46 % de la population émarge à la C.M.U. complémentaire. Majoration des salaires de la fonction publique, aide aux entreprises, défiscalisation, transferts sociaux, tous ces éléments s'additionnent pour caractériser une société atypique (4,05 milliards d'euros seront engagés sur le budget de l'État en 2009 pour soutenir ce « développement ambigu » selon l'expression de Jean Benoist) dans un environnement d'économie libérale.
En métamorphosant la colonie, la départementalisation, en même temps qu'elle autorise l'expression des différents groupes, introduit dans le jeu identitaire un cinquième terme, le « zoreil » (le métropolitain) qui donne indirectement au terme « créole » un sens nouveau. Dans la société métissée qu'est la Réunion, l'assignation est banalement phénotypique. Les appellations « cafre », « malbar », « chinois », « zarab », supposées qualifier des « races », permettent l'utilisation de stéréotypes qui ont d'abord une fonction cognitive. La perception des « mélanges » donne lieu à une classification complexe sans connotation péjorative (ex. le qualificatif de « bâtard chinois »). Ce jeu différentiel suppose une unité qui se marquait dans l'expression (désuète) de « contre-nation », désignant essentiellement « chinois » et « zarab » et renvoyant implicitement à une communauté créole de référence. (L'opposition est ancienne : dans deux mémoires, datés de 1726 et 1727 et adressés aux directeurs de la Compagnie des Indes, les habitants, se qualifiant de "créoles" et se prévalant d'avoir "porté le poids du pays" et "conserv[é] l'île", se plaignent de la concurrence déloyale des "Hiropiens" [Européens], "forbans qui se sont retirés avec de l'argent dans cette île" ou nouveaux venus à qui les administrateurs font crédit - cité par Lougnon, L'ile Bourbon pendant la Régence, Desforges-Boucher, les débuts du café, 1956, p. 321-322.) La structure de la plantation opposait, en réalité, le « Gros blanc », le propriétaire terrien, au « petit », « Petit moun ». L'émergence d'un sens nouveau du mot créole, apparaît véritablement avec l'entrée de la Réunion dans la représentation politique nationale, l'arrivée concomitante des « zoreils » et la constitution d'une classe de fonctionnaires réunionnais, militants de la conscience identitaire. C'est la Départementalisation, puis la Décentralisation qui font le créole, l'« homme réunionnais » du sénateur Boyer (président du conseil général de La Réunion entre 1988 et 1994) alors que le terme créole désignait restrictivement le blanc né et élevé (criar) aux îles, attaché à une métropole comme à un cordon ombilical. Tous les autochtones deviennent potentiellement « créoles » face à cet allochtone qu'est le métropolitain et aux « autres ». Phénotypiquement, le terme « créole » qualifie désormais un type métissé propre à représenter une sorte de moyenne îlienne. Mais, là encore, la position dans l'échelle sociale détermine les aséités et les identités assumées : un commerçant ou un entrepreneur se définira comme « chinois réunionnais », « réunionnais d'origine indienne », « musulman réunionnais », « réunionnais » tout court s'il se reconnaît d'ascendance européenne et rarement « créole » ( on concèdera cette appartenance pour la langue ou la cuisine). La valorisation politique du terme, pragmatique et démographique, paraît qualifier une identité par défaut, du type de la « population générale » mauricienne ("ni... ni..."), dont la revendication fait précisément l'objet de la compétition politique locale dans le jeu politique national.
C'est donc un lieu commun que de constater qu'à la Réunion coexistent une religiosité associée à monde traditionnel disparu (celui qu'évoquent les gramounes) et une modernité exogène. Parmi les « produits » arrivés du Nord avec la départementalisation et ses fonctionnaires métropolitains, de nouveaux cultes et de nouveaux missionnaires vont répondre à cette transformation des modes de vie et des valeurs.
Le succès de l'un de ces mouvements, issu du pentecôtisme, peut être interprété comme un révélateur de la créolité. C'est la Mission Salut et Guérison étudiée par Bernard Boutter. La mission offre en effet une « solution » aux apories de l'identité dans le monde créole. La rupture généalogique, l'impossibilité de tout retour au tombeau familial, constitue le premier traumatisme de la créolisation. La fatalité du métissage, avec sa double appartenance, sa double fidélité (parfois sa double cuisine pour respecter les interdits alimentaires propres à chacun) est, elle aussi, souvent perçue comme une infidélité aux ancêtres et comme une source d'inquiétude. (Un certain nombre de rites, tel celui dit des « cheveux maillés », souvent décrit, expriment cette appréhension du « mélange » des différentes composantes de la société créole).
Un « coup de génie » du fondateur de la Mission, probablement inspiré par le succès des « assemblées de Dieu » en Afrique, est d'appeler son mouvement, non pas « assemblée de Dieu », mais « Mission Salut et Guérison », faisant de la maladie sa principale cible. Installé près de la gare routière de Saint-Denis, il rapporte dans ses mémoires que le succès a été immédiat. Néna un boug blanc, un zoreil y guérit demoune ! De fait, si l'on suit Boutter, la presque totalité des conversions a la guérison pour objet et les croyants sont d'anciens malades.
De quelles maladies guérit-on à la Mission ? Précisément, de celles que les fidèles imputent aux troubles de l'ancestralité. La Mission aurait une fonction d'exorcisme : dans une mise en scène mettant aux prises les ancêtres, assimilés aux créatures diaboliques, et l'Esprit saint, le converti, habité par l'Esprit au lieu d'être dépendant des « esprits », solde définitivement un héritage généalogique impossible : il renonce à la succession (comme on dit en droit notarial). Au lieu d'emprunter le cycle sans fin des « promesses », des « carêmes » et des sacrifices, votis nectere vota (Lucrèce, De Rerum Natura, V), le fidèle rompt, par cette nouvelle naissance que constitue le baptême volontaire de l'adulte et par ce soutien de l'Esprit, avec une généalogie, incertaine ou tyrannique, qu'il identifiait comme la cause de son infortune et comme l'objet de son imploration.
Cette double émancipation, des rites ancestraux et des institutions religieuses, paraît caractériser une religion proprement endogène, expressive de la créolité. A la différence des groupes qui cultivent un rattachement à l'origine authentique (comme le milieu indien en donne des exemples : fidélité aux fondateurs des temples de plantation ou renouveau), peut-être a-t-on là une expression spécifique de l'identité créole : ayant fait le deuil de l'origine. La crise de l'île s'exprimerait aujourd'hui par privilège dans cette expression religieuse d'une autonomie dépendante.