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Chapitre 18
Plan du chapitre :
A) Le territoire de la langue : les deux natures
Communication présentée au colloque international Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.
B) La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
Communication présentée à la Journée de lAntiquité, Université de la Réunion, 27 avril 2005.
C) Deux vérités ne peuvent être contraires" (Galilée) (en cours)
D) Foi d'animal : vérité du bestiaire dans la fable et le conte
Communication présentée aux Journées de la Recherche du CRLHOI, séance du 11 février 2006.
B)
La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
IV - 18.2
Je souhaiterais dabord limiter le propos annoncé par le titre de cette communication : non pas dÉratosthène à Ptolémée, mais : Ératosthène et Ptolémée. En effet, dÉratosthène à Ptolémée cela fait près de cinq siècles et beaucoup de monde
(Appolonios de Perge, Philon de Byzance, Cratès, Hipparque, Géminos, Vitruve, Agrippa, Nicomaque, Cléomène
pour citer les principaux noms). Je me bornerai à dire quelques mots, en réalité, dÉratosthène, dHipparque et de Ptolémée
En cette Journée de lantiquité, jaimerais commencer par parler dactualité. Je vais même faire un peu danticipation puisque je vais faire état dun article qui va paraître le mois prochain dans le Journal for the History of Astronomy (May 2005). Cet article traite de lidentification des constellations contenues dans un ouvrage disparu dHipparque, astronome grec ayant vécu à Rhodes au deuxième siècle avant notre ère, découverte faite, non pas dans une source manuscrite mais, plus étonnant, sur une statue.
Pour situer Hipparque, qui fait lobjet de cette découverte, probablement la figure majeure de lastronomie grecque, entre Ératosthène et Ptolémée, je vais citer ce que Pline en dit, pour avoir su prédire, sur plusieurs siècles, les éclipses de la lune et du soleil : La suite des temps, écrit Pline, a témoigné quil neut pas mieux fait sil avait pris part aux décisions de la nature. Grands hommes qui vous êtes élevés au-dessus de la condition humaine en découvrant la voie que suivent les divinités [
] salut à votre génie, interprètes du Ciel, vous dont l'esprit embrasse la nature entière, créateurs dune science qui vous a permis, en décryptant et en révélant les calculs des dieux, de vous arracher à l'esprit misérable et craintif des mortels ! (Histoire naturelle, II : 53-54).
Je vais revenir à Hipparque dans un instant et emprunter, au passage, à Pline le propos de cette communication :
Les calculs des dieux sont hors de la portée de nos esprits misérables et craintifs. Certes. En revanche, les mathématiques élémentaires sont accessibles à tous. Et je vais me borner à rappeler par quels calculs, dune géniale simplicité, et par quelles représentations les savants grecs ont réussi à donner une représentation du monde qui a, pour partie, servi de fondement à la science moderne.
En ces temps de papolâtrie (la nature même nos esprits misérables et craintifs y est probablement pour quelque chose), jaimerais aussi poser la question de savoir pourquoi (je nai pas de réponse à proposer ici) le fénoir de la théologie chrétienne a pu, pendant dix siècles, ignorer et mettre sous le boisseau le savoir lumineux de la science grecque légué par Ptolémée.
Hipparque (-190 / -120)
Les travaux dHipparque, qui va constituer le principal référent de Ptolémée, dans la seconde moitié du 2e siècle avant notre ère, sont parmi les plus riches de lastronomie antique. Hipparque a notamment découvert le phénomène de précession le lent décalage de la position des étoiles sur la voûte céleste et dressé la première carte précise du ciel, recensant entre 800 et 1 600 étoiles. De nombreux astronomes postérieurs se sont référés à ce catalogue, qui a disparu. De tous les écrits dHipparque, seuls ses Commentaires, qui discutent la description du ciel dEudoxe et dAratos, nous sont parvenus.
Un astronome de lUniversité de Louisiane, Bradley Schaefer, cest lauteur de larticle auquel jai fait allusion, pense avoir retrouvé sur lAtlas Farnèse, un marbre de plus de deux mètres de hauteur qui représente le titan Atlas portant un globe céleste sur ses épaules, une figuration du catalogue dHipparque. Cette sculpture, conservée à Naples, est une copie romaine du 2e siècle dun original grec.
Voici une reproduction de cet Atlas ainsi qu'une reproduction (à toutes fins utiles) sans feuille de vigne :
cliché : Griffith Observatory, source : http://www.expeditionzone.com
Sur le globe, dun diamètre de 65 centimètres, 41 figures représentant les constellations sont sculptées avec les cercles armillaires, l'équateur, l'écliptique, les tropiques, les cercles arctique et antarctique et les colures (deux cercles de référence perpendiculaires à l'équateur). En raison du lent déplacement du point vernal (du latin : ver, veris : printemps, soit le point où se trouve le Soleil le jour de l'équinoxe de printemps, dans l'hémisphère nord) sur le zodiaque, la position du soleil décrit un cercle et retrouve sa position initiale tous les 26 000 ans. Pour les Sumériens, léquinoxe de printemps se produisait dans la constellation du Taureau (supra : chapitre 2.10). Le point vernal rétrograde de 50 26 par an (en tenant compte de la force exercée par les autres planètes sur la Terre, agissant dans le sens opposé) et change de constellation tous les 2 140 ans. Il se situe actuellement dans la constellation des Poissons et progresse en direction du Verseau (quil atteindra dans six siècles environ). Cest précisément le phénomène de précession qui permet à Schaefer dattribuer à Hipparque la position des constellations du globe porté par Atlas qui correspondrait au ciel de la fin du 2e siècle avant notre ère.
Ératosthène (-276 / -194)
Le nom dEratosthène est associé à la mesure de la circonférence de la terre, dans un raisonnement qui met en uvre les ressources de la géométrie, de la trigonométrie et de lexpérience. Ce sont les attendus ou les pré-requis de ce raisonnement que je souhaite présenter brièvement ici, rappelant que lévidence (ou ce qui nous semble tel) requiert un travail de lesprit (qui se solidifie parfois en évidence, en effet, cela sappelle la transmission culturelle), produit de la réflexion et de limagination créatrice de plusieurs générations de savants. Il en va ainsi de lastronomie grecque. Ératosthène que je prends pour point de départ étant, bien entendu lui-même, un héritier. Peut-être avez-vous lu le roman de Denis Guedj : Les cheveux de Bérénice (Bérénice est la constellation qui se trouve entre la Vierge, le Lion, la Grande Ourse et Arcturus) qui met en scène la réalisation de cette mesure. Le calcul que je vais présenter est fort simple (cest un exercice quon fait aujourdhui en classe de Seconde et quon faisait autrefois en classe de Quatrième, il me semble) et on peut considérer, à lire les Cheveux de Bérénice, quil y a du paradoxe à étendre sur 375 pages ce qui se comprend dans linstant. Mais la connaissance de lenvironnement culturel de lÉgypte ptoléméenne est utile, précisément, pour caractériser la représentation du monde et le savoir qui soutiennent ce calcul.
Ératosthène était directeur de la fameuse bibliothèque dAlexandrie, fondée au 3e siècle avant lère chrétienne par Ptolémée Sôter et Démétrios de Phalère (disciple dAristote, chef du parti favorable aux Macédoniens, élu, grâce à leur appui, archonte décennal en 317, il se réfugie en Egypte en 307 quand Démétrios Poliorcète sempare dAthènes). La Bibliothèque était le centre culturel de toute la Méditerranée. On y trouvait les écrits de Sophocle, Euripide, Homère, Hippocrate, luvre dAristote (-384 / -322) et les uvres des savants les plus réputés. Callimaque, le prédécesseur d Ératosthène, réalise un catalogue qui archive et ordonne tous les documents présents. La bibliothèque aurait ainsi possédé plus de 500 000 rouleaux.
Les conditions épistémologiques de ce raisonnement sont (principalement) les suivantes.
Il suppose en effet :
- Que la terre est une sphère ;
- Que lanalyse mathématique peut être appliquée aux corps célestes (que les rayons du soleil, par exemple, peuvent être assimilés à des droites parallèles) ;
- Il se soutient, aussi, du travail de modélisation dans la description du monde. Un des principaux apports de Ptolémée à la mesure du monde va consister dans ce recours systématique à la modélisation et au calcul.
La terre est une sphère.
Lidée que la terre est une sphère est un des principaux héritages de lâge grec. Militent en faveur de cette idée un argument esthétique (pour les pythagoriciens et les platoniciens, la sphère est la forme mathématique la plus parfaite) et des arguments dobservation :
Qui plus est dit Aristote : la sphéricité de la terre nous est prouvée par le témoignage de nos sens [
] alors que dans les phases mensuelles de la lune, les segments sont de toutes espèces [
] dans les éclipses, la démarcation est toujours arrondie. Cette ligne courbe, si léclipse est due à linterposition de la Terre, signifie donc la sphéricité de celle-ci. (Traité du ciel, II ; 14)
et Strabon : Cest la courbure de la mer qui intercepte la vue des navigateurs et les empêche datteindre du regard les lumières lointaines situées à hauteur de leurs yeux. (Géographie, I, 1, 20) Les arguments de Cléomède ou de Marin de Tyr sont du même ordre.
En réalité, je lai rappelé, la géométrie des Grecs paraît indissociable de lastronomie. Le traité dAutolycos de Pitanè, intitulé La sphère en mouvement et daté des années - 330, traite dun même esprit de géométrie et dastronomie.
Les observations d'Eratosthène
En 205, Eratosthène conçoit et met en uvre une expérience pour mesurer la longueur du méridien terrestre (circonférence passant par les pôles) à partir de deux points : Syène (avant la première cataracte du Nil, aujourd'hui Assouan, célèbre pour son barrage) et Alexandrie. Pour Eratosthène, comme pour tous les Grecs, au moins depuis Anaximandre au 6e siècle, la terre est une sphère. La géométrie peut donc sy appliquer. Dans les Phénomènes dEuclide (c. 300 avant notre ère), la géométrie est explicitement appliquée à la sphère céleste. Pour les Grecs, également, la terre est un point par rapport à la sphère céleste en mouvement. Cest aussi un argument présent dans les Phénomènes, argument que Ptolémée fera sien : quel que soit le point dobservation sur terre, lobservateur se trouve toujours au centre de la sphère céleste.
Vous connaissez la formule dHérodote : LÉgypte est un don du Nil. La mesure de la terre est aussi un don du Nil. Il se trouve en effet que le cours du Nil vers la mer suit, à quelque chose près, le méridien terrestre (Syène est à 24°5de latitude Nord et Alexandrie à 31°12, cette différence n'affectant pas sensiblement le calcul). Le méridien de Syène, écrit Strabon (Géographie, II, 5, 7) décrit à très peu près le cours du Nil, approximativement de Méroé à Alexandrie, soit sur quelque dix mille stades. Cette donnée permet la synchronisation de la mesure de l'ombre à Alexandrie (midi vrai) quand il est midi à Syène.
Syène (aujourd'hui Assouan)
Halte de lArmée Française à Syène en Haute-Egypte.
Huile sur toile 112 x 164 cm par Jean- Charles Tardieu.
Château de Versailles
Eratosthène pose quil en est bien ainsi. Largument mathématique quil va utiliser, contenu dans les Éléments dEuclide, est le suivant : Deux droites parallèles coupées par une sécante forment des angles alternes internes égaux. Lhypothèse cosmologique rappelée précédemment, savoir que la terre est un point dans la sphère céleste, permet daffirmer que les rayons du soleil, provenant dune source très éloignée de la surface du globe (150 millions de kilomètres, en réalité), sont parallèles. Si les rayons du soleil sont parallèles, alors les angles formés par les ombres portées peuvent être assimilés à ceux formés par une sécante qui coupe deux droites parallèles. Ce raisonnement commande lexpérience qui suit.
La ville de Syène se situe à peu près sur le tropique du Cancer. De ce fait, à midi au moment du solstice dété, le soleil culmine dans le ciel. Le soleil, se trouvant à la verticale, éclaire le fond dun puits (et les ombres portées des objets verticaux sont parfaitement centrées). Au même moment, à Alexandrie, 5000 stades plus au nord (environ à 800 kilomètres de Syène - 787 km), sur le même méridien, on mesure lombre, courte et décentrée, dun obélisque dont la hauteur est connue. Cette mesure permet de calculer langle que font les rayons du soleil avec la verticale soit :
â = 7,2° (ou 7,12)
Il suffit maintenant, si la Terre est sphérique, de prolonger la verticale d'Alexandrie (l'obélisque) et celle de Syène (le puits). Ces deux verticales vont se rejoindre par définition au centre de la Terre. Les rayons solaires étant parallèles, l'angle formé par les deux verticales au centre de la Terre est donc égal à celui formé par l'ombre de l'obélisque, soit 7,2°.
La valeur de cet angle dont larc est connu (cest la distance séparant les deux villes) rapporté à la circonférence du cercle permet de calculer la circonférence de la terre sans autre forme de procès. 360° divisé par 7,2° donne 50. Ératosthène aurait ainsi estimé la circonférence terrestre à 250 000 stades soit, pour une valeur du stade de 157,50 mètres, 39 600 kilomètres, valeur proche des 40 000,07 kilomètres réels.
Ce calcul démontre la puissance de lastronomie et de la trigonométrie, dont Ptolémée va systématiser lemploi, pour arpenter le monde. Lexpérience dÉratosthène a vraisemblablement bénéficié de lappui de ladministration ptoléméenne (lagide) pour calculer la distance entre Syène et Alexandrie. Les intendants royaux avaient en effet à leur disposition des opérateurs et des outils appropriés à ce calcul. Ces fonctionnaires employaient des compteurs de pas (bématistes), spécialistes chargés, depuis Alexandre, de fournir aux armées les informations sur les itinéraires, des experts pour tenir le cadastre et calculer la surface (variable en fonction des crues) des champs cultivés et usaient de nilomètres, puits creusés sur les rives du Nil, gradués sur leurs parois, qui permettaient de déterminer lassiette de limpôt, les récoltes étant fonction de limportance de la crue du Nil.
Puits-nilomètre de Kôm Ombo, à environ 40 kilomètres au nord de Syène
(temple de lépoque ptolémaïque, dit aux deux divinités ,
Haroëris, le dieu à tête de faucon et Sobek, le dieu crocodile : on peut y voir des momies de cet animal ;
le temple, bâti sur une colline, domine une boucle du Nil et le site commandait vraisemblablement laccès à lor de la Nubie - Noubet : or)
Mais ce que cette expérience vient de démontrer et comment ! puisque le monde connu, lkoumène, est borné cest quil nest pas nécessaire davoir parcouru le globe pour en faire le tour. La mesure de la terre peut saffranchir du pas de lhomme. Il suffisait dy penser ! Bien sûr. Il y a dans cette formule à la fois quelque chose de juste et quelque chose dinjuste. Sil suffisait dy penser, pourquoi personne ny a-t-il donc pensé avant Ératosthène ? Mais cest dire aussi que cette opération, que tout un chacun peut refaire (et qui constitue un exercice pédagogique banal) était déjà là, préparée par lempilement du savoir opéré par les générations précédentes. Cest le grand Newton qui disait : Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants (jugement de Bernard de Chartres qui peut s'interpréter de différentes manières ; ainsi : "Nous voyons plus loin qu'eux"
; l'original énonce : " Nous les théologiens d'ici, sommes des nains juchés sur les épaules de géants, grâce à eux notre vue porte plus loin ".)
Jai rapporté ici lexpérience telle quon la trouve exposée dans les manuels (et sur le Net où jai effectué quelques copier-coller). Des auteurs, comme lastronome Jean-Baptiste Joseph Delambre (celui qui a mesuré le Mètre : soit le dix millionième du quart du méridien terrestre), dans son Histoire de l'astronomie, 1817-1827, se sont interrogés sur lexpérience dÉratosthène qui nous est connue grâce aux relations postérieures de Cléomède (contemporain de Posidonius) et de Strabon (c. -64 / +23). La difficulté de la mesure de langle du gnomon (Delambre conteste, par exemple, la pertinence de lutilisation dun scaphé cadran solaire constitué dune aiguille verticale qui fait une ombre sur une surface hémisphérique concave attestée par Cléomède pour un tel calcul), lapproximation de lestimation de la distance entre Syène et Alexandrie, le biais du diamètre apparent du soleil (langle sous lequel on voit cet astre depuis la terre)
lui paraissent constituer des conditions expérimentales rédhibitoires. Une compensation derreurs a probablement permis lobtention du résultat cité
Cette suspicion naffecte évidemment pas la valeur du raisonnement. Tout était donc incertain dans son calcul, écrit Delambre (op. cit. p. 89), mais ce calcul était dun homme desprit qui aperçoit ce quil faudra faire pour obtenir avec précision la grandeur de la Terre, quand on aura des données plus exactes.
Lautre méthode, proposée par Poséidonios (Posidonius dApamée, c. -135 / -51)
Canope était une ville voisine dAlexandrie (célèbre dans lantiquité pour la dissolution qui était supposée y régner), mais aussi létoile la plus brillante du ciel austral, que les marins utilisaient pour se guider de la Grèce à l'Égypte. Canope apparaît au niveau de lhorizon à Rhodes et culmine à 7,5 ° à lhorizon dAlexandrie, deux villes que lon situait sur le même méridien. Larc terrestre séparant Rhodes et Alexandrie vaut donc les 7,5 ° qui marquent la différence de hauteur de Canope au-dessus de lhorizon dans ces deux villes. La méthode est géométriquement juste, mais génératrice derreurs
que Ptolémée fera siennes. Le raisonnement de Posidonius montre, quoi quil en soit, que le recours au calcul des angles était banal pour les Grecs. Cest dans un même esprit quHipparque, en mesurant la durée dune éclipse de lune, avait estimé que celle-ci se trouve à 65 rayons terrestres du centre de la Terre (ce qui est proche des 60,25 rayons terrestre réels) et que le rayon de la lune était égal au tiers du rayon terrestre (0,25).
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Claude Ptolémée (100-180)
"La géographie partage la Terre selon les cercles du Ciel"
Ptolémée, dans la fresque de Raphaël au Vatican L'Ecole d'Athènes
Ptolémée est représenté de dos, portant la couronne. Strabon lui fait face, tenant la sphère étoilée.
(La Renaissance considère Strabon comme celui qui a mis en correspondance lastronomie et la cartographie, Géographie : II, 5, 4)
Claude Ptolémée vécut au 2e siècle de notre ère à Alexandrie. Les titres de ses différents ouvrages : Almageste (cest le nom que les Arabes donneront à sa Syntaxe mathématique : le Grand traité), Tetrabiblos (qui traite d'astrologie), Géographie, Harmonica, Optique, ... attestent de son intérêt pour lensemble des disciplines scientifiques de son temps. Dans les différents domaines où il a uvré, Ptolémée semble sêtre attaché à réaliser des synthèses du savoir, et à les vulgariser dirait-on aujourdhui. Loriginalité de ses travaux a parfois été mise en doute. On la notamment suspecté davoir repris le catalogue détoiles réalisé par Hipparque et, comme on sait peu de choses de lui, on a pu en faire un auteur fictif, une manière de Bourbaki dont les travaux auraient eu pour objet de rassembler en divers traités le savoir du temps.
Attribué à André Thevet (1502-1590), Claude Ptolomée Pelusien,
gravure au burin, couleur ajoutée à loriginal, 17,1 x 14,3 cm, New York, Collection Granger, 234.09
De fait, le premier ouvrage de Ptolémée, la Syntaxe mathématique, consiste en une mise en ordre (syn-taxis), une synthèse ordonnée des connaissances sur le système du monde, telle que lastronomie et la géographie mathématique peuvent nous le représenter. Ptolémée est vraisemblablement, avec Strabon, le père de la géographie (Ératosthène ayant été le premier auteur à user de ce terme pour intituler lun de ses ouvrages). Je résumerai cette paternité dans une opposition dont je vais donner le contexte : tandis que la chorographie (khora : contrée, la description, la topographie) rapporte ce qui se voit à lil, la géographie décrit ce qui se voit par lesprit. La géographie ne sépuise pas dans la seule observation, elle na pas pour objet lempirie, cest une science et cest le calcul qui lui donne ses outils. La géographie, développe Ptolémée, est une imitation graphique de la partie connue de la terre [
] dans son unité et sa continuité [
] Tandis que la chorographie a pour objectif létude des réalités partielles [
] la géographie, elle, vise à donner une vue densemble. (Géographie, I, 1) Létude de la forme et des dimensions de la terre entière, la connaissance de sa position par rapport au ciel sont des préalables indispensables si lon veut être capable dindiquer les dimensions et les caractéristiques de la partie connue de la terre, dindiquer aussi les parallèles de la sphère céleste sous lesquels se trouvent chacun des lieux du monde connu. (les italiques sont nôtres) (I, 6) Ce dernier membre de phrase indique une manière de subordination des localisations terrestres par rapport au système de coordonnées, à la construction mentale qui permet de les situer, de les faire exister géographiquement, en quelque sorte.
Juste de Gand (Joos van Gent) et Pedro Berruguete, CL PTOLEMAEO [AL]EX, vers 1476, peinture à l'huile sur bois, 98 x 66,3 cm,
Paris, Musée du Louvre, acquis en 1861, n° MI 657.
Le propre du géographe, cest en effet de prendre de la hauteur. Strabon écrit (Géographie, II, 5, 1) : Le simple fait de tracer sur une même surface plane lIbérie, lInde et tous les pays intermédiaires, tout autant que de déterminer couchants, levants, passages au méridien, comme sils étaient les mêmes pour tous exige une réflexion préalable sur la disposition et le mouvement du ciel, une claire conscience que la surface de la terre, sphérique dans la réalité, nest actuellement représentée en plan que pour les besoins de lil ; la formation reçue est alors proprement géographique ; dans le cas contraire, pas de géographie possible [...] Aussi bien le géographe ne destine-t-il pas sa géographie à lhomme du pays, ni au citoyen éclairé qui na jamais eu souci de ce quon nomme proprement les mathématiques, pas davantage au moissonneur et au laboureur, mais seulement à qui peut admettre que la terre dans son entier a la forme que lui attribuent les hommes de science, avec les conséquences quentraîne un tel préalable. Cette subordination de la représentation du monde à cette science première quest la physique (II, 5, 2), à rebours des imaginations de la doxa populaire, confère au géographe, si je puis dire, comme on le voit sur la représentation du globe de lAtlas Farnèse (supra) où les constellations sont portées sur la surface du globe, le point de vue de Sirius. Cest la projection des cercles célestes sur la Terre qui fonde la géographie. De même que le géomètre, pour mesurer la terre, a pris ses prémisses chez lastronome, que lastronome a emprunté au physicien, de la même manière le géographe doit emprunter au géomètre qui a mesuré le globe terrestre pour, de là, prendre son élan, se fiant à lui et à ceux à qui celui-ci sest fié. (II, 5, 4) Sous chacun des cercles célestes se projette son homonyme terrestre, et il en est de même pour les zones (II,5,3). Bien sûr, Ptolémée na pas inventé le GPS (!) (qui utilise la triangulation décrite par Thalès), mais il met, lui aussi, le cartographe en position dobservateur absolu. Substituant aux réseaux orthogonaux de Marin de Tyr, un système de projection de la sphère sur le plan (conique simple, Géographie : I, 24, 1 et conique homéotère, I, 24, 9), Ptolémée fonde la cartographie moderne et permet la représentation des grands espaces. Ce changement déchelle, qui met le globe à portée, ouvre le monde.
Un trait marquant de la méthode ptoléméenne, cest en effet le primat de la trigonométrie sur lestimation (quand bien même sa Géographie y fasse parfois exception). Car lévaluatation des distances en stades, constate Ptolémée, se fait à laide dimages, au jugé. La méthode astronomique [elle] na nul besoin dune évaluation en stades pour établir le rapport entre les diverses parties de la terre, ni pour dresser le plan densemble de la carte, car il suffit de supposer à la circonférence terrestre un nombre donné de segments. Ce qui importe donc, cest la mesure des arcs en degrés (quil appelle ici segments) et non la mesure des distances terrestres en stades
Je rappellerai ici que la trigonométrie, lart de trouver les parties inconnues dun triangle par le moyen de celles quon connaît dit dAlembert dans lEncyclopédie (1751), nest pas initialement un outil de calcul du triangle, mais du cercle. Cest une géométrie appliquée à létude du ciel. Elle est indissociable de lastronomie. On attribue à Hipparque les premières tables trigonométriques, qui font correspondre la valeur de langle au centre et la longueur de la corde interceptée dans le cercle. La corde dun angle  est égale à 2sin(Â/2). (Le calcul du sinus, du sanscrit jina : corde, est dû à lastronomie indienne ; il prend en compte la demi-corde de langle double plutôt que la corde de langle.)
Anonyme, Ptolémée, dans la Cosmographie, 1472, Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana (Codes Urb. lat. 277, fol. 3r.)
Lhypothèse géocentrique
Bien sûr, le nom de Ptolémée reste associé pour nous au géocentrisme, à une représentation du monde obsolète
Lhypothèse héliocentrique nest pourtant pas inconnue de la science grecque. Elle est avancée vers 280 avant notre ère par Aristarque de Samos. Lhypothèse géocentrique suppose la rotation de la sphère des fixes autour de laxe des pôles et explique le mouvement irrégulier des planètes, littéralement : (astres) errants, par des images illustrant la relativité du mouvement. Ainsi, rapporte Cléomène, on pourrait se représenter les étoiles fixes comme des passagers qui, sur un navire, restent chacun à la même place, et les planètes comme des passagers qui se déplacent en sens contraire du bateau, allant de la proue à la poupe en un mouvement assez lent
(I, 3)
Un apport de la pensée grecque tient dans son génie de la modélisation ; on vient den voir un résultat avec Ératosthène. Dans lhypothèse géocentrique, le ciel des fixes est assimilé à une sphère, animée dune rotation uniforme sur son axe. Au centre se trouve la terre, immobile et réduite à un point. Daprès Diogène Laerce, à Millet au 6e siècle, Anaximandre avait construit la sphère et Eudoxe de Cnide, deux siècles plus tard, y ayant porté les constellations, en expliquait le fonctionnement dans un traité intitulé Les phénomènes. Cet ouvrage, traduit en vers par Aratos, fait lobjet du Commentaire dHipparque. À la suite des astronomes babyloniens, Hipparque divise le cercle en 360° et établit les premières tables de cordes. Cest grâce à ces tables quil découvre que laxe de la terre n'est pas fixe, en comparant ses observations à celles de lastronome alexandrin, Timocharis, effectuées 150 ans plus tôt. Ptolémée explique comment calculer des longueurs de cordes et en publie un catalogue.
La Géographie (Cosmographia) comporte huit livres. Les deux premiers donnent les principes généraux de létablissement des cartes du monde connu. Ptolémée y expose les différents types de projections. Il discute les travaux cartographiques et les évaluations de Marin de Tyr (IIème siècle) qui constituent néanmoins, vraisemblablement, sa source principale. Du livre II au livre VII, il donne des listes de longitudes et de latitudes, en degrés, de 8 000 localités, classées par continent et région, et la liste de 300 villes, identifiées par leurs coordonnées, la durée du jour le plus long dans chacune delle ainsi que les heures mesurées depuis le méridien d'Alexandrie. Eratosthène avait divisé la sphère terrestre en soixante parties, Hipparque conçu une cartographie fondée sur la détermination astronomique des latitudes et des longitudes et, je lai dit, divisé la surface de la sphère terrestre en 360 parties (qui ont donné les degrés de la géographie moderne, subdivisés en minutes et en secondes darc) ; cest ce système que Ptolémée va mettre en uvre et perfectionner. Il parachève le savoir technique de confection des cartes (il est probablement le premier à utiliser la projection conique homéotère) et y porte les dernières connaissances géographiques. Dans sa conception générale et dans son vocabulaire, la cartographie daujourdhui hérite de cet achèvement. Ainsi les termes de latitude et de longitude (la partie connue de la terre étant plus large de louest à lest que du nord au sud, elle est appelée longueur, ou longitude, par rapport à la largeur, ou latitude, qui désigne la distance angulaire dun point par rapport à léquateur) la notion dantipodes, lusage dorienter les cartes le nord en haut et lest à droite, la conception doutils et de modèles et leur mode de fabrication, la généralisation de la notion déchelle, la mise au point de méthodes de projection des surfaces sphériques
Parisanus graecus 1401, fol. 2. Bibliothèque Nationale.
Armé de ces outils, il est possible de représenter le monde habité et de pressentir le monde à découvrir. En mathématiques, lesprit fait tour de la sphère sans rencontrer dobstacle.
La géographie ptoléméenne relève, en réalité, dune cosmographie mathématique qui englobe dans un tout (harmonieux, comme le mot cosmos lindique) le système céleste, la terre et Ptolémée est également théoricien de lastrologie, dans le Tetrabiblos les hommes. Cest en ce sens quelle se sépare, stricto sensu, du savoir scientifique tel que nous lentendons. Plus prosaïquement, ayant sondé par les astres les calculs des dieux concernant les destinées humaines, Ptolémée fait entrer les calculs des hommes lexpansion de lEmpire sur la carte du monde, dans les cercles du ciel. La guerre, ça sert aussi à faire avancer la géographie... de même que la géographie la colonisation : Il est clair, écrit Strabon, que la géographie tout entière est orientée vers la pratique du gouvernement.... Il serait plus facile de prendre en mains un pays si l'on connaissait ses dimensions, sa situation relative, les particularités originales de son climat et de sa nature" (I,1,16). Lempereur Auguste avait chargé Marcus Vipsanius Agrippa (64 - 12) détablir une carte monumentale de lEmpire. Cette carte était placée sur le Porticus Vipsaniæ, le long de la Via Flaminia, à proximité de lautel de la Paix. Le siècle de Ptolémée est ainsi un siècle de mise en valeur et de consolidation des limites du Dominium. Les Antonins, Trajan (qui règne de 98 à 117), Hadrien (de 117 à 138), Antonin (de 138 à 161) et Marc-Aurèle (de 161 à 180) voyagent et semploient à développer les échanges entre les provinces. Hadrien, par exemple, visite Alexandrie et remonte le cours du Nil. Lextension du monde romain est liée à la fois aux expéditions militaires et à la création de nouvelles routes commerciales. Les relations avec lInde, ouvertes par lexpédition dAlexandre, se développent par terre et par mer (depuis quHippalos a mis en évidence le régime des moussons), pour le commerce des épices. Avec la Chine, pour le commerce de la soie. Marin de Tyr, cité par Ptolémée, a recueilli le témoignage dun commerçant macédonien nommé Maes Titianos ayant envoyé des agents chez les Sères (les Chinois), dans les années 120, qui ont rapporté des informations sur les chaînes du Pamir, du Tian Chan, de lAltaï et sur les montagnes de la Chine... Vers le sud, aux confins de lAfrique, les expéditions de Cornelius Barbus (sous le règne de Tibère, vers lan 20) et de Septimius Flaccus (sous Vespasien), qui ont à la fois pour but le contrôle de populations en rébellion (notamment des Garamantes, peut-être issus des peuples de la mer) et le commerce (de livoire ou de fauves), permettent datteindre le mystérieux pays dAgisymba, où prospèrent la race des éléphants et les animaux insolites. (I, 9, 7) A propos des sources du Nil, dont les crues régulières étaient un sujet détonnement pour les Anciens, Ptolémée développe une explication en se fondant notamment sur le récit, utilisé par Marin de Tyr, dun marin dénommé Diogène, déporté par le vent de mousson vers le sud jusquau cap Rhapta (Dar es Salaam ?). Il apporte des informations, coordonnées à lappui, sur des montagnes dAfrique situées au-delà des itinéraires connus, au sud des lacs du Nil : les Monts de la Lune (IV, 9, 6) qui se trouvent à lextrémité sud-est de la partie connue de lAfrique et dont les neiges, en fondant, alimentent les lacs situés plus au nord, doù sortent deux cours deau dont la réunion forme le Nil. (IV, 8, 3)
De fait, comme le note encore Strabon, les Romains et les Parthes, en étendant leur empire, ont beaucoup ajouté à notre connaissance de la géographie, de même que jadis lexpédition dAlexandre, comme le soulignait Ératosthène. Alexandre nous a découvert la majeure partie de lAsie et tout le Nord de lEurope jusquà lIstros (le Danube) ; les Romains, tout lOuest de lEurope jusquà lElbe qui divise en deux la Germanie, ainsi que les pays situés plus loin que lIstros jusquau Tyras (le Dniestr) ; les régions situées encore au-delà, jusquaux Méotes (population de la mer dAzov ?) et au littoral qui finit en Colchide, nous ont été révélées par Mithridate surnommé Eupator, ainsi que par ses lieutenants ; les Parthes à leur tour nous ont familiarisés avec lHyrcanie, la Bactriane et les pays voisins, ainsi quavec les peuples scythes qui leur font suite, beaucoup moins connus précédemment. Aussi avons-nous des chances de pouvoir en dire plus long que nos prédécesseurs" (I,2,1). Et c'est le monde heureusement habité", c'est-à-dire, non seulement là où l'homme peut vivre, mais riche en ressources qui intéresse un Strabon, formant le dessein d'instruire l'homme désireux de savoir et tourné vers l'action (I, 1, 23) mais aussi d'être utile à l'administration et au gouvernement de l'imperium romanum.
Avec létat du savoir de la science grecque, la description des terres connues et les outils pour appréhender les terres à découvrir, Ptolémée lègue une représentation rationnelle du monde. Rationnelle, cest-à-dire accessible à la mesure de lhomme avec ce réseau des latitudes et des longitudes permettant de quadriller le globe. Il suffirait aux continuateurs de porter les connaissances nouvelles sur cette sphère dont lesprit a déjà fait le tour. Laventure de lexploration de la planète commence par cette projection idéale fondée sur la vérité mathématique de la trigonométrie. Une telle mimésis, cette imitation graphique de la terre [
] dans son unité et sa continuité autorise et appelle la circumnavigation. Si Colomb navait pas cru en la rotondité de la terre, il ne serait évidemment pas lancé dans laventure vers lOuest.
Puisque jai annoncé un parallèle entre Ératosthène et Ptolémée, je rappellerai en manière de conclusion de cette rapide présentation que, touchant la circonférence du globe, cest Eratosthène qui est dans le vrai, mais que cest grâce à lerreur de Ptolémée que Christophe Colomb a découvert lAmérique. Ptolémée, en effet, confiant dans la supériorité du calcul des angles et des cordes sur la mesure, suit Strabon qui, rapportant les résultats dÉratosthène et de Posidonius, décrète sans autre forme de procès que la circonférence de la terre est de 180 000 stades et quil est possible de toucher lInde en moins de 70 000 stades. Ptolémée donne à chaque degré une valeur équivalente à 80 kilomètres, au lieu de 112, ce qui confère à la circonférence du globe la valeur de 28 000 kilomètres. Propagandiste du calcul et préférant, paradoxalement, la vraisemblance à la mesure, il étire démesurément lAsie vers lest : sur 180° au lieu de 130° environ. Oui, pour découvrir le Nouveau Monde, il fallait croire à la rotondité de la terre, mais il nétait pas mauvais, non plus, destimer la distance à parcourir bien moindre
Sur le globe de Martin Behaim, réalisé à Nuremberg en 1492, lEurope, étendue sur 230°, fait directement face au Japon. Pour emporter la décision de ses commanditaires, Colomb aurait d'ailleurs utilisé, de surcroît à son argumentation cosmographique, lImago Mundi du Cardinal Pierre dAilly (1350-1420) qui argumente, sur la foi des Evangiles Apocryphes, que, les eaux ne représentant quun septième de la surface émergée, lAsie et lEurope sont proches.
Globe de Martin Behaim, http://gallery.sjsu.edu/cartography
Planisphère de Martin Behaim, 1492
Le Japon est situé à la longitude des îles Caraïbes :
Quoi quil en soit de cette erreur, lexploration de la planète peut se poursuivre.
Le fénoir théologique : la géographie de limaginaire
Pendant plus de dix siècles, pourtant, le génie humain illustré par la science grecque va se trouver recouvert par une vision théologique du monde. Le terme même de géographie disparaît (pour désigner la Géographie de Ptolémée, les auteurs de la Renaissance utiliseront le terme de cosmographie). La géographie, comme telle, navait sa place ni dans le quadrivium ni dans le trivium, les arts libéraux du Moyen Age.
Le Vatican na pas seulement mis une feuille de vigne sur les statues de la mythologie, il en a mis aussi sur le savoir. Le fait est connu : cest la science indienne et arabe
Almageste
Ptolemae magnae constructionis, Libri XIII
Parchemin, IXe siècle.
(Paris, BnF, Dép. des Manuscrits, Grec 2389, fol 54)
et sa traduction en arabe :
qui transmettront et vivifieront lastronomie des anciens Grecs. Sur cette amnésie scientifique se construit une géographie de limaginaire qui révèle sans doute les formes archétypales de la psyché humaine mais dont la valeur descriptive, à linverse de ce quelle fait accroire, est nulle.
Nous disposons ainsi de plus de six cents mappemondes produites par ces géographes poètes du Moyen Âge. Ces cartes théologiques ont généralement pour centre Jérusalem. Le monde habité, explique par exemple Isidore de Séville au 7e siècle (qui admet, par ailleurs, lidée de la rotondité de la terre, mais telle quon la représente sur les fameuses cartes T en O, où T représente la Méditerranée entre les trois continents et O le fleuve océanique entourant le monde)
Carte "T en O".
Gossuin de Metz, L'Image du monde. Copie du XIIIe siècle. Manuscrit sur parchemin (6 x 6 cm)
BnF, Manuscrits (Fr 1607 fol. 43)
a été partagé entre les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet et la carte du monde est le résultat de ce partage, parfois figuré sur trois feuilles, comme trois feuilles de trèfle. Cette tripartition physique dit assez le caractère idéal de cette représentation où cest le mythe (et non la projection des cercles célestes) qui tient la main du cartographe. Bien entendu, la terre est redevenue plate et les Solin (3e siècle), Orose (5e siècle), Cosmas dAlexandrie (6e siècle Cosmas doit son nom teknonyme à ses talents cosmographiques), font la description, aussi minutieuse quinvraisemblable, de ses merveilles.
L'koumène chrétien est donc plat, le plus souvent circulaire et divisé en trois parties par l'inscription de la lettre T dans le cercle. Dans la mappemonde de Zacharia Lilio (Orbis Breviarum, Florence 1493), le montant du T figure la Méditerranée qui sépare l'Europe et l'Afrique et les deux moitiés de la traverse du T le Nil et le Tanais (le Don). Au XIIe siècle, Pierre Comestor, auteur d'une Historica Scolastica, peut écrire de Jérusalemen : Certains disent que cet endroit est le nombril de la terre habitable, parce que tous les ans, un certain jour d'été, à l'heure de midi, le soleil descend jusqu'à l'eau du fond d'un puits, sans faire aucune ombre nulle part, phénomène que les philosophes disent avoir lieu à Syène. Exemple achevé de dégradation de l'héritage scientifique, de dissipation du patrimoine, dans le mythe.
Comparant la carte dEratosthène (ou celle, plus récente, de Posidonius, infra) avec la carte du monde de Ptolémée (pour une comparaison des cartes antiques, cf. Louis Figuier, La Terre et les Mers, ou description physique du globe, Paris, Librairie Hachette, 1884), on voit désormais un monde qui paraît ouvert à lexploration. Ptolémée discrédite définitivement lidée homérique dune pangée confinée, contenue par un océan inauspicieux. Lkoumène cesse dêtre représenté comme une île (en forme de chlamyde, disait-on : Strabon, II, 5, 6) avec Rhodes (où passe, depuis Eratosthène, lun des deux axes de référence du monde habité - Strabon, II, 5, 7) pour centre. Il représente le continent austral en prolongement de lAfrique et, dans sa Géographie (I, 10, 1), porte les terres jusquà 16° de latitude. Cette mention dune terre inconnue, au midi, fermant la mer de lInde (VII, 5, 2), cette mer étant, réitère Ptolémée quand il sagit dénumérer les mers incluses dans notre monde habité, entièrement encerclée par la terre (VII, 5, 3-4) fait évidemment sens pour nous, Réunionnais (qui nous sentons parfois au sud, très au sud du monde, comme écrivaient les Leblond), immédiatement concernés par cette antichtonie. Selon Ptolémée, la Lybie touche à lAsie par la terre inconnue qui enserre la mer de lInde (VII, 5, 5). Sauf sur sa façade occidentale, le monde habité serait partout prolongé par des terres inconnues. Pour ce qui concerne la conjecture australe, je renvoie aux travaux de notre collègue Jean-Michel Racault sur le mythe austral, qui continuera de prospérer jusqu'aux expéditions de James Cook, entre 1768 et 1775 (voir aussi : Numa Broc, de lAntichtone à lAntarctique, dans Cartes et figures de la terre, 1980). (Cette postulation est en réalité cohérente avec la théorie des sphères et celle de la gravité : les pythagoriciens, au Ve siècle, avaient formé lidée d'un continent austral en relation avec la rotondité de la terre ; Cratès de Mallos, au IIe siècle avant lère chrétienne, représentait le monde composé de quatre masses continentales : deux au Sud, et deux au Nord, le monde connu occupant le quadrant nord-est). Comme lexprime la représentation du globe illustrant la traduction latine de sa Géographie par Jacobo dAngelo (vide infra), Ptolémée donne à penser le monde habité comme une large pelure qui va du parallèle de Thulé jusquau parallèle dAnti-Méroé enveloppant le globe. Ayant perfectionné un système de coordonnées et de projections permettant de déterminer tous les points de la sphère et den figurer les positions, y ayant porté les limites extrêmes du monde connu et figuré la terre inconnue, il prépare les esprits à la découverte et trace les routes virtuelles du futur.
Le Zodiaque sur le bouclier d'Achille :
Elisabeth-Sophie Chéron, Pierres Antiques gravées tirées des principaux cabinets de France. Paris, 1711.
(BnF, Monnaies et Médailles (Res 54100 Che fol.)
Le Bouclier d'Achille, Iliade, livre XVIII. L'univers est symbolisé par le Zodiaque.
A chacun des douze signes zodiacaux correspond une scène de la vie d'Achille.
Le monde d'Homère :
Carte dessinée par Mary O. MacCarthy (1849)
Carte d'Ératosthène :
Dans : A. Villemin dans La Terre et les mers, ou description physique du globe,
de L. Figuier, Paris, Librairie Hachette, 1884
La terre selon Posidonius :
La terre selon Ptolémée :
Traduction latine de Jacopo d'Angelo de la Cosmographia (Géographie, de Ptolémée)
Florence, vers 1465-1470
Manuscrit sur parchemin (48 x 40 cm). BnF, Manuscrits (Latin 4801 fol. 74)
Cosmographie, publiée à Ulm en 1482
L. Holle, 1482
cote: Inc. C 94 LP
Mappemonde gravée par John Schnitzer de Arnheim (l. 1)
(Représentation du Nil, de ses différents bras et de ses sources dans les Monts de la Lune)
Reproduction issue du site web de la Bibliothèque Royale de Belgique : http://www.kbr.be/america/fr/fr1.htm
avec le commentaire suivant (adapté) :
Lédition dUlm de la Cosmographia a été réalisée par le bénédictin Nicholas Germanus, cartographe et enlumineur qui offre au duc de Ferrare, en 1466, une carte quil a dressée à partir de la Géographie. Une copie est imprimée à Bologne en 1477. Lédition dUlm est imprimée par Leinhart Holle à partir du manuscrit de Germanus. Une deuxième édition fut publiée également à Ulm en 1486. Lédition de 1482 contient trente-deux cartes gravées sur bois. Comme dans les éditions antérieures, par exemple celle de Rome en 1478, ou celle due à Berlinghieri en 1462, les cartes de lédition de 1482 sont tracées selon la nouvelle projection avec des méridiens et des parallèles courbes. Si on la compare avec la réédition de Berlinghieri (Florence, ca 1480) lédition d'Ulm contient cinq nouvelles cartes, dont une du Nord de lEurope qui englobe le Groenland, fait qui fut considéré comme une preuve de la connaissance du Nouveau Monde avant la découverte de Colomb. [...] Erasme édita à Bâle, en 1533, la version originale de la Cosmographia. Cest la première édition du texte grec. Les cartes qui sont jointes à louvrage de Ptolémée, aussi bien dans les différents textes manuscrits que dans les éditions, sont luvre dAgathodémon (Vème siècle), ingénieur et mécanicien dAlexandrie.
"VNIVERSALIS COSMOGRAPHIA SECVNDVM PTHOLOMAEI TRADITIONEM ET AMERICI VESPVCII ALIORVQUE LVSTRATIONES",
Planisphère dû à Martin Waldseemüller qui, en 1507, attribue le nom d'Americo Vespucci au continent nouvellement découvert (voir grossissement).
La terre australe, selon Ortelius :
ce continent austral que plus dun nomment pays de Magellan, daprès son inventeur (Ortelius),
ORTELIUS, Abraham
Typvs Orbis Terrarvm
Antwerp, 1595, Latin text edition. 360 x 495
source : www.tooleys.co.uk/a8.htm
...et retournant à l'autre pole du Sur, il n'y a pas homme qui sçache où s'arreste la terre qui est de l'austre costé du detroit de Magellan.
(traduction française, parue en 1598, de l'Historia natural y moral de las Indias, du jésuite José de Acosta, publiée à Séville en 1590, f° 41 v°)
*
Que Ptolémée, redécouvert et traduit en latin à la Renaissance, pionnier ou fédérateur de la science de son temps, soit devenu le rempart du dogme avec sa théorie géocentrique, voilà aussi qui nous rappelle le caractère spécifique de la recherche scientifique : quand les dogmes sont aussi merveilleux quintangibles, la science est toujours en chantier. Cest une leçon de lantiquité, que cette journée nous donne loccasion de méditer : la concurrence des savoirs, la concurrence plus précisément entre les visions anthropocentriques du monde les dogmes et le savoir objectif.
Pour l'iconographie de Ptolémée :
http://www.er.uqam.ca/nobel/r14310/Ptolemy/index.html
(Communication présentée à la Journée de lAntiquité, Université de la Réunion, 27 avril 2005)
Plan du chapitre :
A) Le territoire de la langue : les deux natures
Communication présentée au colloque international Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.
B) La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
Communication présentée à la Journée de lAntiquité, Université de la Réunion, 27 avril 2005.
C) Deux vérités ne peuvent être contraires" (Galilée) (en cours)
D) Foi d'animal : vérité du bestiaire dans la fable et le conte
Communication présentée aux Journées de la Recherche du CRLHOI, séance du 11 février 2006.
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