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présentation générale du site

4 Éléments d'Ethnographie Indienne (en cours)



Mots clés : Inde védique Sacrifice Ethnomathématiques

Champs : Anthropologie religieuse Ethnographie villageoise Route des Indes



1- Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne

2- L'aigle et le serpent

3- Rues de Pondichéry

4 - Nobili et la "querelle des rites Malabares"

5 - L'expansion européenne et les Cies des Indes


anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures



Le contact des religions

Une présentation en diaporama

[Descriptif de la page :
Il s'agit ici de présenter les divergences théologiques fondamentales.
Deux traits heurtent les évidences culturelles des européens :
- le thériomorphisme du panthéon indien (concernant la querelle des rites, la pratique des jésuites consistant à mêler de la cendre de bouse de vache au saint chrème servant au baptême et à la confirmation des indigènes fait évidemment question) ;
- les cultes de fécondité (dans son ouvrage contre les jésuites, évoquant Pondichéry et la querelle des rites malbars, Antoine Arnauld écrit : "Pour épargner au lecteur des idées obscènes, ils [ces Messieurs des Missions étrangères] se sont abstenus à dessein de rapporter d'autres superstitions abominables dont les Jes. autorisent la pratique, comme le Taly [voir infra], la fête du premier Menstrual &c." Les Jésuites, marchands, usuriers, usurpateurs..., p. 120, 1759) ;
(Théologiquement, c'est l'opposition du monisme chrétien et du manichéisme – populaire.)]

Le conflit des liturgies et les intérêts économiques

Les jésuites s'indignent auprès du Conseil de Pondichéry, en 1699, qu'on "tolère des temples aux idoles" et présentent à leurs supérieurs à Paris, comme une "opération aisée à conduire et sans grande conséquence", la destruction des pagodes (voir : Haudrère, 1993, p. 95 ; dossier dans : Paul Olagnier, Les jésuites à Pondichéry et l'affaire Naniapa (1705-1720), Paris, 1932 ; parmi les sources imprimées : Procès-verbaux des délibérations du Conseil Souverain de la Compagnie des Indes, Pondichéry : Société de l'histoire de l'Inde française, 1914, trois volumes - jusqu'en 1741). Les directeurs de la Compagnie sont d'un avis contraire, constatant que "... toutes les nations, excepté les Portugais, permettent le libre exercice de la religion pour attirer du commerce et des habitants dans leurs colonies" (Haudrère, p. 95). Les jésuites obtiennent l'interdiction des cérémonies hindouistes pendant la quinzaine de Pâques 1701. Le 15 août 1702 était à la fois une fête hindouiste et une fête catholique. "Le gouverneur interdit aux hindouistes toute manifestation publique du culte et les contraignit à remettre les clés des pagodes. Le lendemain matin quinze mille habitants, soit tisserands portant leurs métiers, soit maçons et terrassiers employés aux travaux de la construction du fort, se dirigèrent vers la porte de Madras en demandant qu'elle leur fut ouverte, afin de pouvoir quitter la ville. François Martin se fit porter au-devant d'eux et dut leur promettre de ne gêner en rien l'exercice de leur culte à l'avenir. Ils rebroussèrent alors chemin et reprirent leurs activités" (id, ibid. p. 96). Hébert, qui avait pris la suite de Martin, avait publié de "par le Roy", le 29 juillet 1708, une proclamation garantissant à ceux qui se fixeraient à Pondichéry la liberté d'y vivre "suivant leurs manières et coutumes" (Procès-verbaux du Conseil supérieur de Pondichéry, t. I, p. 47). Soucieux du commerce, les directeurs de la Compagnie s'en tiennent à une politique de statu quo ("il a été délibéré et arresté, d'une voix unanime, de laisser les choses en l'état qu'elles sont" expose, par exemple, le procès-verbal des délibérations du Conseil du 12 décembre 1732) et estiment que "ce zèle pour l'abolition des pagodes est outré. Il faut concilier la religion et le commerce. Ces mouvements violents des ecclésiastiques pourroient ruiner l'un et l'autre..." Le Conseil de Pondichéry restera toujours attentif "aux moyens de ménager les intérêts de notre Sainte Religion et en même temps ceux de la Compagnie, en n'irritant point les Gentils" afin de "conserver le peu de marchands qu'il y a dans la colonie" (12 décembre 1732).

En 1713, les jésuites ayant obtenu le rappel d'Hébert, Dulivier arrive à Pondichéry et, pour se conformer aux instructions du Conseil du Roi du 14 février 1711, annonce l'interdiction des cérémonies hindouistes pendant "la quinzaine de Pâques, l'octave du Saint-Sacrement, les fêtes de l'Ascension, de l'Assomption, de Saint-Louis, de la Toussaint, de Noël et les Dimanches, les jours de la nouvelle lune lorsqu'ils tombaient un dimanche, enfin de jouer des instruments de musique à leurs mariages ou à leurs enterrements lorsqu'ils auraient lieu un dimanche" (Olagnier, p 25). "Sur cette deffence plusieurs chefs des castes étoient venus tumultueusement le trouver [Dulivier] pour avoir la permission de faire leurs cérémonies comme ils avoient coutume de faire auparavant" (Procès-verbaux des délibérations du Conseil souverain, tome I, du 4 février 1715, p. 153). "Le premier du présent mois sept ou huit des principaux des castes sont venus luy demander la permission de faire leurs cérémonies de la nouvelle lune [Amavasya ; le calendrier en usage dans le sud de l'Inde est le shalivahana où le début du mois est marqué par la nouvelle lune] qui tombait directement dimanche dernier 3 du présent mois". Refus du gouverneur. "Dès le lendemain, 4e, plusieurs de ces peuples sortirent de Pondichéry et ont continué jusqu'à présent ensorte que la meilleure partie de la ville est déserte et que les boutiquaires, chettis, blanchisseurs, battleurs, macoas, coulis sont aussy sortis, qui sont les peuples dont nous avons absolument besoin pour fournir la cargaison des deux vaisseaux de Saint-Malo, "La Paix" et le "François D'Argonges" de présent mouillés en rade de Pondichéry, et qui sont obligés d'en partir incessamment dans la fin du présent mois au plus tard, pour proffiter de la mousson et faire leur retour en France." (p. 154) Ceci, note la délibération du Conseil du 6 février, "metoit les habitans dans la dernière nécessité [...], les denrées, les marchandises estant arrêtées sur les avenues de Pondichéry, et la meilleure party des fonds destinés pour faire la cargaison de ces vaisseaux dispersés dans les terres par les marchands auxquels on a été obligé de les avancer, et les rentes et revenus de la Compagnie aussy bien que les entrées cesseront et nous metteront dans l'impossiblité de pouvoir soutenir cet Etablissement" (p. 161).

Alors que les capucins sont d'avis "de permettre à ces peuples la cérémonie de la manière qu'il étoit permis lorsque Monsieur le gouverneur est arrivé à Pondichéry" (p. 156), les jésuites renchérissent : "à quoi le R. Père Bouchet répondit que suivant la grande expérience qu'il avait de ces troubles dans les Indes il faloit se servir de l'occasion, qui se présentoit, pour abatre la pagode [d'Iswaran ; voir infra] et que c'estoit un moyen seur pour les faire revenir à la ville" (p. 158). Il ajoute que "la cause et la raison de ces désordres estoient Nanyapa et dit qu'il avoit plusieurs fois représenté à Mon dit sieur le Gouverneur que tandis que Nanyapa seroit à la teste des affaires, ce sera toujours un obstacle à la religion et que pour faire mourir l'arbre il falloit couper la racine" (p. 158). "La matière mise en délibération et le tout bien considéré, l'assemblée d'un commune voix et d'un sentiment unanime a dit qu'on ne pouvoit mieux faire", vu les "dangers ardents" de cette conjoncture, "pour assurer le repos publicq et prévenir les malheurs qui arriveroient infailliblement [...] [que d'accorder à "ces peuples"] les mêmes libertez qu'ils avoient lors de l'arrivée de Mon dit sieur le Gouverneur, sans qu'ils puissent cependant rien augmenter ny innover." (p. 161-162), la cérémonie litigieuse ne se tombant d'ailleurs "que fort rarement les jours de dimanche" (p.156) Cette reculade ne fait évidemment les affaires du P. Bouchet qui, selon le procès-verbal des délibérations en date du 20 remet une lettre "en forme de plainte contre Nanyapa, de ce qu'il donne à manger aux pauvres à sa chauderie, comme il a coutume de faire toutes les années, où il se trouve cette années quantité de pauvres crétiens auxquels outre le manger le dit R. P. se plaint qu'il donne des chapelets par dérision et en mépris de la religion" (p. 163). Ceci, note la délibération du Conseil du 6 février, "mettoit les habitans dans la dernière nécessité [...] les vaisseaux qui sont en rade [étant] hors d'état de pouvoir partir [...], les denrées et les marchandises étant arrêtées sur les avenues de Pondichéry, et la meilleure partie des fonds destinés pour la cargaison de ces vaisseaux dispersés dans les terres par les marchands auxquels on a été obligé de les avancer, les rentes et les revenus de la Compagnie aussi bien que les entrées cesseront et nous mettront dans l'impossiblité de pouvoir soutenir cet établissement". Les membres du Conseil conclurent "d'une voix commune et d'un sentiment unanime qu'il convenoit, pour rappeler ces peuples, de leur accorder la permission de faire cette cérémonie qui n'arrive que fort rarement les jours de dimanche pour éviter les inconvénients qui en pourroient arriver en leur refusant [...] mais que "le cas arrivant que ces peuples demandent à innover ou augmenter quelque cérémonies", "cela ne se pouvait accorder" (Vinson, p. XLVII).
L'idéal des directeurs de la Compagnie est évidemment un modus vivendi, sous la loi du commerce, entre chrétiens, hindouistes et musulmans. "Nous sommes d'avis qu'il faudrait abandonner notre ville de Pondichéry si nous n'y laissions pas la liberté de religion aux gentils, en faisant cependant tout le possible pour diminuer le scandale de leurs cérémonies" (cité par Haudrère, 1993, p. 96-97).

La concurrence des deux calendriers liturgiques, l'hindou et le chrétien, fait apparaître l'association du premier avec le calendrier lunaire et il est clair que les fêtes hindouistes sont, pour les chrétiens, marquées du "scandale" des cultes de fécondité : c'est la "pagode du Lingam" qui focalise l'intérêt et la répulsion des missionnaires. L'iinstruction de Charpentier-Cossigny n'étant pas d'observance aisée qui énonce : "Ne jugeons point des coutumes des peuples avec lesquels nous n’avons aucune ressemblance, d’après nos préjugés et nos habitudes. Ces figures choquent les Européens, elles inspirent aux Indiens des idées religieuses". (Charpentier de Cossigny, J. F. Voyage à Canton, capitale de la province de ce nom, à la Chine; par Gorée, le cap de Bonne-Espérance et les Isles de France et de la Réunion. Suivi d'observations sur le voyage à la Chine de Lord Macartney et du citoyen Van-Braam et d'une esquisse des arts des Indiens et des Chinois. Paris : André, an VII [1798/99].)

La cathédrale de Pondichéry
(Jusqu'en 1776, la rue des Missions fut appelée la rue des Jésuites)


La rage destructrice des missionnaires européens étant aussi incompréhensible au moderne que l'institution de l'esclavage, le parti est ici de donner la parole aux acteurs et auteurs de l'époque. Dans Dell'Historia della Compagnia di Giesu. Il Giappone dell'Asia, datée de 1660, le père Daniello Bartoli fait état de la destruction d'innombrables temples pour "préserver l'honneur de Dieu de l'injure des idoles" (p. 34).On mettra ces citations sous le patronage de saint François-Xavier, l'"apôtre des Indes", dont les reliques feront l'objet d'un culte populaire et dont on a pu écrire (Relation des missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans les Indes Orientales, Paris : Jean Henault, 1659, p. 117) : Nasceris occiduis, Eois occidis Indis / Dissimile hoc unum, cætera Solis habes. François-Xavier caractérise ainsi – émotionnellement – le vertige apostolique qui le saisit à la destruction des autres dieux :
"Lorsque dans les eaux du baptême j'ai régénéré toute une bourgade, écrit François-Xavier, le 27 janvier 1545 à propos du royaume de Travancor [Thiruvitankur, Kerala], je fais abattre toutes les idoles et raser tous les temples. Je ne puis vous peindre la joie que j'éprouve en voyant tomber sous le marteau de mes nouveaux Chrétiens ces statues, ces idoles naguère l'objet de leur culte, de leur adoration. Telles sont les conquêtes de la croix sur l'empire de Satan [...] Encore une fois, ma joie et mon bonheur sont alors au dessus de toute expression : la langue, la plume sont muettes pour peindre mon ravissement" (nous soulignons)
(Lettres de Saint François-Xavier, apôtre des Indes et du Japon, traduites sur l'édition latine de Bologne de 1795, tome 1er, Lyon, 1828, p. 169).

1°) Abbé J. A. Dubois, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde, II, 1825, pp. 334-5. (Voir infra pour cet ouvrage, dont l'abbé Dubois s'est attribué la paternité.)

L'existence des populations du sud de l'Inde est scandée par le cycle des saisons et la fête majeure du calendrier est celle de la "renaissance" de l'année.

La fête du Pongol (II, 335-338)

"Mais la plus solennelle de toutes les fêtes, au moins dans le sud de la presqu'île, est celle qui porte le nom de pongol, et, dans quelques lieux, celui de maha-sankranty (note : Sankranty est le nom qu'on donne au premier jour du mois solaire, c'est-à-dire, à celui où le soleil passe d'un signe du zodiaque dans l'autre. Il doit être question ici de son entrée dans le signe du capricorne, époque que les anciens célébraient comme étant celle de la renaissance de cet astre lumineux.) L'arrivée de cette fête est un signal de réjouissance ; et, en effet, les Indiens ont deux bonnes raisons pour cela : la première, c'est que le mois qui précède le pongol, et qui est entièrement composé de jours malheureux, est enfin passé ; la seconde, c'est que le mois qui le suit doit être infailliblement composé de jours heureux" (p. 333-4).
"Le pongol ou maha-sankranty a toujours lieu au solstice d'hiver, époque où le grand astre ayant atteint le terme de sa course vers l'hémisphère austral, se rapproche du nord, et revient visiter les peuples de l'Inde.
La fête dure trois jours : le premier est appelé boghy-pongol [pongol de la joie]. Ce jour-là, les parens et le amis se visitent, se font des présents mutuels, se donnent des repas ; et tout se passe dans les divertissements et les plaisirs.
Le second jour porte le nom de souria-pongol [pongol du soleil] ; en effet, cette solennité paraît avoir pour objet spécial d'honorer cet astre. Les femmes mariées, après s'être purifiées par des ablutions qu'elles font sans ôter leurs vêtemens, et, encore toutes mouillées font cuire, en plen air, du riz dans du lait : dès que l'ébullition se manifeste, elles se mettent à crier, toutes ensemble : pongol o pongol ! pongol o pongol ! Peu de temps après on ôte le vase de dessus le feu, et on le porte devant l'idole de Vignessouara, à laquelle on offre une partie du riz [...]
Ce jour-là, les Indiens se rendent encore des visites. En s'abordant, les premières parole qu'ils s'adressent, sont celles-ci : le riz a-t-il bouilli ? A quoi on répond : il a bouilli. De là vient que, dans le sud de la presqu'île, on désigne la fête sous le nom de pongol, dérivé du verbe ponguédi en télinga, et pongradou en tamoul, qui signifie bouillir.
[Dans Satapatha-Brâhmana (XIV, 1, 1, 1 et sq.) on trouve la description d'un rite dans lequel on fait bouillir et déborder le lait, ainsi qu'une identification du soleil, du pot, de Visnu et du sacrifice associés à la "surabondance du flot vital" et à la fécondité des humains. (voir : Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne (2), in fine)]
Le troisième jour est le pongol des vaches [...] (335-336)

Cette religion naturelle est associée à la fécondité et à ses expressions. Les organes de la génération y sont divinisés et vénérés comme tels.
"On ne saurait concevoir rien de plus obscène, développe l'abbé Dubois, que ces deux signes du culte indien, le lingam et le nahmam. Le premier représente verenda utriusque sexûs in actu copulationis. [...] Les deux lignes blanches du nahmam, masculi liquorem seminalem significant ; la ligne rouge tracée entre les deux, feminæ fluxum mentruum fingit. Tels sont les deux principaux emblèmes de la religion des Indiens ! et tel est l'état de dégradation et de perversité dans lequel ces peuples infortunés sont tombés en matière de religion !" (I, p. 147)

Visitant, en 1900, la pagode de Madura "dédiée à Minatchi, triste femme d'un sire plus triste encore, le dieu Sundaresau (appelé aussi Soker ou Chokalingam)", le Père Suau évoque "le saint des saints ; c'est le dernier mot du brahmanisme : c'est le lingam, le phallus, fétiche infâme qui se dresse dans toutes les pagodes sivaïtes, sur toutes les routes, qui pend au cou de beaucoup de païens. C'est l'oracle énigmatique et clair à la fois, plus compris qu'aucun Véda et qu'aucun Pourana par cette foule malheureuse, réduite ainsi au culte de Priape" (1901, p.23-24).
Il relève, parmi les trésors offerts à Minatchi : "des colliers de pièces d'or ; un d'eux, très curieux [...] composé de pièces vénitiennes du XVIe siècle. Sur une des faces, ces pièces représentent Saint Pierre donnant l'investiture au doge ; sur l'autre, Notre-Seigneur Jésus-Christ ressuscitant. De sorte, qu'aux jours de fête, Minatchi l'infâme porte au cou l'image très pure du Sauveur » (p. 26).

Dans le livre II de son ouvrage (pp. 417-421), Dubois présente un extrait du Linga Purana :
"‘Le lingam, c'est Siva lui-même : il est de couleur blanche ; il a trois yeux et cinq visages ; il est vêtu de peau de tigre. Il existait avant le monde, et il est l'origine et le principe de tous les êtres. Il dissipe nos frayeurs et nos craintes, et nous accorde l'objet de tous nos désirs.’"
"Il n'est pas croyable, il même impossible qu'en imaginant cette ignoble superstition, les instituteurs de l'Inde aient eu en vue de faire rendre un culte immédiat à des objets dont le nom seul, chez les nations civilisées, effarouche la pudeur. Sans doute ce symbole obscène cachait un sens allégorique, et rappelait, dans le principe, la force reproductrice de la nature, la source de la génération de tous les êtres vivans. Au reste, ce lingam offre une analogie incontestable avec le Priape des Romains, le Phallus des Égyptiens. Ainsi donc tous les fondateurs des fausses religions eurent besoin de parler aux sens grossiers et de flatter les passions de leurs prosélytes, pour les attacher à leurs folles doctrines et les aveugler sur leurs impostures" (II, p. 420).

2°) Robert Challe, Journal d'un Voyage fait aux Indes orientales (août 1690 - août 1691) I, p. 25, jeudi 24 août 1690 :

Un culte de fécondité

"C'est qu'au coin d'un étang, qui n'est pas à deux portées de canon du fort, il y a entre plusieurs arbres un morceau de bois élevé de huit pouces, qui représente au naturel la racine du genre humain. Il est posé sur un cube de deux pieds de hauteur et s'en enlève avec la main ; et puisqu'il faut le dire, c'est ce que les libertins nomment godemici. Il est nu, et non pas couvert de satin ni d'autre chose douce à la friction, comme on dit que sont ceux dont se servent les filles et veuves chastes à contrecœur et surtout les religieuses. Celui-ci est de bois et rien dessus. Il est enchaîné à son cube et posé sur ses testicules qui lui servent de base. C'est à ce Priape que ces peuples obligent leurs femmes qui sont stériles de se frotter certain endroit du corps que je ne nomme pas. [...] Ce ne sont point les femmes seules qui vont rendre hommage à cette copie ; on y mène aussi les bestiaux pour les faire multiplier." (I, p. 25)

Un respect universel de toute forme vivante

Robert Challe, id., II, p. 28-29 :

"Ce ne sont pas les hommes seuls qui profitent de la charité de ces peuples. Les insectes les plus immondes s'en ressentent aussi [...] Il n'y a point d'homme, si propre soit-il, qui ne trouve sur lui quelquefois de la vermine : on la tue partout ; mais ici, on ne tue rien, crainte de tuer l'âme de père, mère ou autre. Ils ont sur eux des boîtes faites exprès, où ils renferment toute cette vermine, & le deuxième jour au plus tard, ils la portent dans une espèce de grange fort basse ; &, par des trous qui sont en haut, & qui se bouchent par de petites planches qui servent de chute, ils y vident ce qu'ils ont renfermé dans leurs boîtes. Ces animaux sont encore vivants : ils leur assurent leur subsistance par l'exposition d'un Lascaris, qui se fait lui-même un point de religion et de dévotion de s'en laisser dévorer. Il entre le soir par un trou : il y passe la nuit ; & il en sort le matin, grossi, bouffi, ne voyant goutte, n'entendant rien, & ne pouvant se soutenir, en un mot sans figure humaine : & comme il reste quelquefois plus d'un mois sans pouvoir travailler, on lui donne une roupie pour récompenser sa charité."

3°) Anquetil-Duperron, Voyage en Inde, 1754-1762 [1771] 1997, p. 376-377 : description d'un "hôpital des animaux" entretenu par des brahmes :
"Le 12 juillet [jour de nouvelle lune], les indous célèbrent la fête des mouches [...] Ils montrèrent leur zèle pour la conservation de ces animaux, en exposant en dehors de leurs maisons les choses sur lesquelles ils se jettent ordinairement, comme du sucre, de la farine, etc. Cette fête me fit penser à aller voir l'hôpital des animaux dont plusieurs personnes m'avoient déjà parlé. [...] L'emplacement qui forme l'hôpital des animaux est fort grand et divisé en plusieurs parties comme on peut le voir dans le plan. On y nourrit toutes sortes d'animaux que la dévotion des indous donne à cet hôpital. Les écrivains du nabab, qui sont indous, font ce qu'ils peuvent pour engager ce prince à leur abandonner les chevaux qui sont hors de service ; les brahmes m'en montrèrent un qu'ils avoient, après bien des sollicitations, obtenu de retirer de leur hôpital : c'étoit une sorte de triomphe de leur religion dont ils se glorifioient. Les animaux dans cet hôpital sont nourris aux frais des banians et servis par des brahmes logés dans l'enceinte jusqu'à ce qu'une mort naturelle les dérobe à leurs soins [...] Les insectes, puces, punaises, etc. sont hors de l'enclos, à gauche en entrant. leur nourriture consiste en riz, farine et sucre qu'on leur jette de tems en tems par la porte.
La vue de l'hôpital des animaux, entretenus par des êtres raisonnables avec tout l'ordre, le soin, le zèle même que l'on pourroit exiger d'eux s'il étoit question de leurs semblables et cela dans un pays où il n'y a d'établissement public ni pour les malades ni pour les vieillards ; la vue d'un pareil hôpital auroit de quoi étonner si l'on ne sçavoit pas que la nature se plaît aux disparates, en Asie comme en Europe."


Des travaux ayant été entrepris au temple d'Iswaran, le Conseil "s'est fait représenter la lettre du Conseil de Marine du treize février 1717 à M Hébert, et faisant attention aux ordres formels qu'elle contient de laisser subsister les pagodes et de ne pas souffrir qu'il soit touché en quelque façon à la pagode du Lingam de peur de soulever les Gentils" et décide, pour l'intérêt du commerce, de "blâmer publiquement" mais de ne pas sanctionner les "chefs de castes" ayant entrepris les travaux, "les défenses de faire aucune réparation aux pagodes leur [ayant] été réitérées". L'idée est de les laisser tomber en ruine, cet abandon étant symbolique de la désaffection espérée des gentils de leurs cultes (Procès-verbal des délibérations du Conseil du 12 décembre 1732, II, p. 357-358). En juillet de l'année suivante, "les Gentils ayant demandé plusieurs fois la permission de rétablir le mur d'enceinte de la pagode des marchands, qui est dans l'ancienne rue de Madras [...] le Conseil a éludé leur demande autant qu'il a pu, mais ne pouvant résister aux sollicitations réitérées de ces peuples [...] il a été délibéré et arresté de leur permettre de rétablir le mur d'enceinte de la dite pagode". Les instructions royales du 14 février 1711, prises sur le "mémoire des demandes faites par le R. R. P. P. Jésuites, missionnaires aux Indes, établis à Pondichéry", sont précises. Elles stipulent : "de ne laisser aux gentils que deux grande pagodes sçavoir une d'Issouren scituée dans la rue de Madras et l'autre de Péroumal dans la rue des Tisserans avec la liberté d'y faire des sacrifices 2 ou 3 fois la semaine, excepté durant la 15ne de Pâques, les dimanches, les fettes de l'Ascension, du Saint-Sacrement, de l'Assomption, de la Toussaint et de Noël". Elles demandent également "qu'on fasse murer ou fermer les portes de toutes les autres pagodes, afin qu'elles se détruisent elles mêmes par le temps avec déffences expresses d'en bâtir d'autres". Cette restriction du culte est associée à l'obligation de confier l'emploi de "Modéliar ou de chef des Malabares" à "un chrétien et qu'on l'otte incessamment au gentil Nanyapa" (voir le chapitre précédent) (I, p. 143).

Si les valeurs indiennes étonnent et choquent les Européens, c'est notamment parce que leur propre religion développe une conception de la divinité en rupture avec les cycles naturels. La Passion du Christ est ce drame qui, coulé dans le scénario annuel de réfection du monde de type Pongol (Saturnales ou Sacées, voir : Le Christ et le mock-king : Notes pour une lecture anthropologique de la Passion), développe une négation des valeurs temporelles et mondaines. Cette négation, ou sublimation, comporte évidemment une condamnation des cultes de fécondité et un contrôle, privé et public, de la sexualité. Comme on l'observe avec la "sociologie" des indiens convertis, notée précédemment, une doctrine qui ignore ou transgresse les ordres sociaux et les idéaux "mondains" et qui trouve ses adeptes dans les "déclassés", exploités ou sous-produits de l'ordre social peut bien faire fonction d'idéologie du salut et de contre-société, mais comme telle, l'évangélisation selon Nobili en fera l'épreuve, elle est sans "avenir politique". Autant cette "sortie du monde" pouvait être de peu de conséquence dans le monde romain quand les chrétiens se recrutaient parmi la lie de la plèbe (Tacite XV, 44), autant, dès lors que le christianisme devient religion de l'Empire, elle impose une division des fonctions entre "spirituels" et "temporels". Une relation dialectique se met alors en place : l'Église assure la sanctification de l'ordre social ; la puissance temporelle devient le bras armé de l'Église. Ces deux ordres de la trifonctionnalité peuvent paraître opposés, ils sont évidemment indissociables et complémentaires (voir : Que signifie "Porter la bonne parole" ? Mission et colonisation).

Si le christianisme "n'apport[e][en effet] à la société aucun concept juridique ou social nouveau" (F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, 1927, p. 61), en tant que "commencement", en substituant un temps linéaire au temps naturel, il ouvre l'histoire. (Exemple banal : recouvrant et retournant les fêtes "païennes" du solstice, le Noël chrétien, commémoration rétrospectivement ajustée à la naissance du Christ, fait d'un rite cyclique ("Noël" signifie étymologiquement "nouveau soleil", Néos Hêlios) non pas un recommencement mais un commencement (une naissance, "natalis") ; voir
: Penser la régularité : La forme et le temps dans la société traditionnelle). Le christianisme portera ainsi la théorie de l'expansion économique et politique de l'Europe et s'exportera avec ses découvreurs, ses militaires, ses missionnaires, ses marchands et ses colons. Dans la vision séculière du chrétien ordinaire, ayant intégré à sa représentation du monde la monogamie et la réserve sexuelle comme des conditions de la norme et du salut, les rites et les dieux des Indiens sont et ne peuvent être qu'anti-chrétiens. "Sommes-nous pas bien brutes, demande Montaigne, de trouver brutale l'action qui nous fait ?" C'est sur l'instruction de cette philosophie anti-naturelle que s'installe le christianisme partout où il s'établit.

La querelle des rites et le taly (sur la "querelle des rites Malabares" : voir)

Parmi les rites locaux admis par les jésuites et intégrés au rite chrétien, le port du taly, collier reçu par l'épouse le jour du mariage. Si le taly est un bijou traditionnel, son port ne contrevient pas au dogme. S'il représente les attributs de la génération, la tolérance des jésuites fait évidemment question.

Le procès de Naniapa (relaté dans la page : "
L'organisation sociale…"), Naniapa condamné, publiquement supplicié, emprisonné et ses biens vendus, donna lieu à l'arrestation de plusieurs marchands indiens qui lui étaient alliés. L'interrogatoire de l'un d'eux, Ramanada, à qui l'on voulut faire dire que Naniapa avait soudoyé le gouverneur Dulivier et le commandant Nyon pour conserver sa fonction de courtier – on le lui demande à cinq reprises, il répond par la négative à cinq reprises (Olagnier, p. 61) – porta aussi sur une question de liturgie. Les jésuites Boucher et Turpin l'interrogent, en présence du gouverneur Hébert, sur la nature du taly. Et comme il fait une réponse générale, on lui demande si Nanapia ne l'a pas mandaté pour amener chez le Père Tessier, Supérieur des Missions Étrangères, des brahmanes chargés de certifier que le taly "était l'image du dieu Poléar qui préside aux mariages"(soit une représentation des organes de la génération). Ramanada répond qu'il n'a jamais amené de brahmane chez le Père Tessier et il explique ses visites par le fait que ce missionnaire lui avait demandé un exemplaire du Ramayana qu'il lui commentait. On fait signer à Ramanada un procès-verbal de cet interrogatoire qui lui fait dire "qu'il avait servi d'interprète à Naniapa et à quatre Brahmanes, que les Pères Esprit de Tours et Thomas de Poitiers, Capucins, avaient fait venir de l'intérieur du pays pour donner leur avis au sujet du taly." (id. p. 63) Lors de la révision du procès de Naniapa, les commissaires, accédant à la demande de Ramanada et à celle de l'abbé Tessier et du Père Esprit, déclarèrent la pièce nulle (renvoyant la question de sa fausseté au Conseil de la Marine).


Mémoires historiques présentés en 1744 au souverain pontife Benoît XIV...
(volume 3, p. 561, voir infra)

Sonnerat rapporte l'affaire en ces termes : "Le taly a donné lieu à des contestations fort vives entre le P. Thomas, capucin, alors simple missionnaire aux Indes, et les jésuites de Pondichéry. Ces altercations ont même dégénéré en un procès dont les pièces ont été mises en dépôt au greffe du tribunal de cette ville.
Des missionnaires tolérans ayant permis à leurs néophytes, comme un acte purement civil, de suivre l’ancien usage de donner à leurs accordées le taly, M. de Tournon proscrivit absolument ce joyau et ordonna qu’au lieu de ce bijou indécent [plusieurs castes en portent (…) avec deux petites parties qui débordent, et des hiéroglyphes qui représentent le dieu Polléar ou le Lingam], les nouveaux convertis attacheraient au cou de leurs épouses une croix ou bien une médaille de la Vierge. Les indiens n’ont jamais voulu l’adopter : ils ont seulement consenti qu’on mît une croix sur un taly ordinaire ; ce qui produit un effet très bizarre" (Voyage aux Indes et à la Chine, par Sonnerat, depuis 1774 jusqu’en 1781, I, p. 148-149). 


Gold Chettiar “tali”
Tamil Nadu, 19th century
29 1/8 inches (length)
Susan L. Beningson Collection (057.114)


Tali représentant Shiva et Parasvati



Mémoires historiques présentés en 1744 au souverain pontife Benoît XIV,
sur les missions des pères Jésuites aux Indes orientales, Volume 2

Mémoires historiques présentés en 1744 au souverain pontife Benoît XIV,
sur les missions des pères Jésuites aux Indes orientales, Volume 1
édition de 1747

Religion et autochtonie

La négation de l’autre homme qui s’exprime dans l’idéologie de la conquête a la religion pour étendard. La légitimité politique se justifie par l’autel et ravale le colonisé en lui imposant les dieux du conquérant. L’expansion des monothéismes (militaire, théologique, économique) est le martyrologe des dieux autochtones. Après avoir fait raser le temple hindou d’Ayodhya, datant du XIe siècle, Babur fit construire en 1528 une mosquée sur ses ruines. La destruction du temple de Shiva à Pondichéry, dont les circonstances ont été rapportées plus haut, au-delà du conflit théologique, touche au fondement de l’identité indienne. Plusieurs milliers de mosquées et d’églises furent ainsi édifiées par les conquérants sur les vestiges de leurs destructions. La reconquête, quand elle a lieu, refait l’histoire en effaçant les stigmates de cette humiliation identitaire, comme en témoigne la mosquée-cathédrale de Cordoue. La destruction de la mosquée d’Ayodhya, Babri Masjid, le 6 décembre 1992, à l’instigation d'hindous prêchant l’”hindutwa” (l’idéologie du pays hindou, qui oppose les religions "véritablement indiennes", nées sur le sol indien, et les religions importées ou imposées qui séjournent en Inde) relève d’une telle reconquête. (voir : Une donnée archéologique du droit et Droit au sol et mythes d’autochtonie). A propos de la célébration du soixantième anniversaire d'un prélat en 1964, le métropolite de la Chaldean Syrian Church au Kerala, branche indienne d'une Église nestorienne, l'un des fondateurs de la Vishva Hindu Parishad (l'Association Hindoue Universelle), Swami Chinmayananda, adresse ses congratulations au prélat en des termes qui montrent qu'il comprend cette célébration à la mode brahmanique et comme une indianisation de l'Église en cause. Il se trompe, mais son argumentation est une bonne illustration de l'autochtonie : "C'est peut-être la première fois qu'un dignitaire de l'Eglise célèbre son Shastiabdapoorthi [Shashtiabdapoorthi], le 60e anniversaire. Je pense que le temps n'est pas très loin maintenant où un enfant du Christ sentira la nécessité [d'utiliser] onze pots de l'eau du Gange pour la consécration [abhiseka] avec ou sans récitation védique ! C'est là un processus merveilleux. La culture aryenne de notre pays agit comme un solvant pour toutes les pensées et les cultures étrangères. Personne ne peut résister à la beauté enchanteresse du mode de vie hindou et à la dignité royale des traditions hindoues. Je me réjouis que votre Église ait inauguré le retour au mode de pensée national" (cité par Tarabout, 1997 : 306, nous soulignons ; dans : Altérité et identité. Islam et christianisme en Inde, dir. Jackie Assayag & Gilles Tarabout, Paris, EHESS (coll. Purusartha, n°19), pp.303-331).

La cathédrale de Pondichéry n’a pas été construite sur les ruines du temple de Shiva détruit pas les jésuites de Pondichéry. Les deux édifices, qui se jouxtaient (comme en témoigne le mode opératoire des profanations dont le temple a fait l’objet, voir infra), ont coexisté jusqu’à la destruction de 1748. – Et c’est le conflit de deux impérialismes, l’anglais et le français qui est à l’origine de la destruction de l’église des jésuites : un protestant, fils d’émigrés huguenots français, l’anglais Pigot, la saccagera en 1761. La cathédrale d’aujourd’hui, inaugurée en 1791, a été édifiée à l’emplacement de l’ancienne église. Gennes de la Chancelière donne de cette dernière, en 1743, la description suivante : "Au couchant de la citadelle, est l'église des RP. jésuites, qui paroît d'une belle architecture. Elle est grande et voûtée en plein ceintre, avec un très beau portail et un dôme sommé d'une lanterne, qui fait fort bel effet" (Voyage aux Indes Orientales, 1743-1744, manuscrit n° 236 de la bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence). En décembre 1993, une organisation du Tamil Nadu, fondée en 1980 et se réclamant l’"hindutwa", l’Hindu Munnani ("Front Hindou"), qui milite pour la "libération des temples", le retour des hindous convertis à l’islam ou au christianisme et pour que "les hindous cessent être traités comme des citoyens de seconde zone dans leur propre pays", revendique le site de la cathédrale de Pondichéry pour y reconstruire le temple de Shiva. Deux membres du mouvement viennent faire brûler du camphre dans la cathédrale et l’Hindu Munnani invitera les hindous à une veillée de prière et de jeûne en l’honneur de Shiva, le 10 mars 1994, sur la place de la cathédrale. L’outrage identitaire appelle reconquête, réparation et réhabilitation des dieux profanés – la cathédrale n’est pas construite sur les ruines du temple, mais c’est bien la philosophie qu’elle exprime qui est à l’origine de sa destruction.

Voilà pour l'anthropologie que les Européens sont en mesure d'instruire. C'est le conflit ouvert entre christianisme et hindouisme qui nous intéressera ici et plus précisément l'opposition entre deux figures éminentes de ce conflit : le jésuite Gaston-Laurent Cœurdoux (1691-1779) et le dobache Ananda Ranga Pillai (1709-1761). La destruction du temple d'Iswaran par les Français, destruction à laquelle le père Cœurdoux mettra personnellement la main en brisant à coups de marteau le lingam autour duquel le temple était édifié est l'aboutissement de ce conflit. Cette destruction du temple de Siva par les jésuites, dont l'église (Notre-Dame de la Conception, appelée église Saint-Paul, sampokovil, appellation issue de la dénomination locale des jésuites, Pères de Saint-Paul) était édifiée à proximité immédiate (la croyance en l'immaculée conception résumant la théorie chrétienne de la génération, sauvée du péché originel), illustre la confrontation de deux théories de la génération et de la vie humaine : une vierge, mère de Dieu, contre un phallus divin, père de la création. "Iswaran" est le nom de Siva représenté par son symbole, vraisemblablement une pierre levée ou une éminence naturelle divinisée, Siva Svayambhu, auto-engendré. Le temple en cause, qu'on appelait la "pagode du lingam" (Vinson, 1894, p. XXIX), témoin d'un culte ancien, était particulièrement sacré aux yeux des Indiens. Le jour de sa destruction, le 8 septembre 1748, sera aussi celui de la fête de la Conception de la Vierge (cette date est aujourd'hui consacrée à la naissance de Marie).


Ananda Ranga Pillai

Les circonstances de cette destruction sont connues, c'est le siège de Pondichéry par l'amiral Boscawen en 1748, le temple aurait gêné la défense de la ville. Mais cette destruction est en réalité l'aboutissement d'une campagne menée de longue date par les jésuites auprès des autorités de la Compagnie, à Paris et à Pondichéry, pour obtenir la démolition de cet édifice qu'ils considéraient comme un affront à la vraie foi.L'historien des missions A. Launay rapporte la délibération du 9 mars 1714 du Conseil supérieur (citée plus haut) à propos "de plusieurs propositions émises par les Jésuites en vue d'augmenter les conversions" en ces termes : "art. 3. – De ne laisser aux gentils que deux grandes pagodes [...] qu'on fera murer ou fermer les portes des autres pagodes, afin qu'elles se détruisent elles-mêmes par le temps, avec défense expresse d'en construire d'autres". Lors de l'affaire de 1715, quand les Indiens quittent la ville suite à l'interdiction de leur culte (supra), "Le P. Bouchet, jésuite, demanda qu'on abattit une pagode du lingam située près de l'église des Jésuites à Pondichéry, ce qui ferait revenir les Malabars de la ville" (Histoire des missions de l'Inde, Pondichéry, Maïssour, Coïmbatour, I, p. XXXIII). "La délibération du Conseil du 31 janvier 1749 note que "Monsieur le Gouverneur a profité de la première rumeur et de l'effroi qu'a causé aux gens du pays l'approche des Anglais pour faire abattre la pagode du lingam qui, au grand scandale de la religion et sans que depuis longtemps on eut pu trouver ce prétexte spécieux pour l'abattre, étoit tout enjoignant l'église des RR. PP. Jésuites". Le 10 août 1701, François Martin, on l'a rappelé, avait ordonné la destruction de cette pagode à la requête des jésuites. Le 13 et le 15 plus de dix mille indiens voulurent sortir de la ville et Martin dut venir en personne révoquer son ordonnance (Vinson, p. LXIV, voir supra : "Le conflit des liturgies...").

[Volume V du Journal d'Ananda Ranga Pillai (pp. 297-312)]
Avant sa destruction, le temple a été l'objet de plusieurs profanations. La première a lieu dans la nuit du 17 mars 1746. Deux individus pénètrent dans le temple de Vedapuri avec une jarre remplie d'un liquide nauséabond, en versent le contenu sur la tête des dieux et la brisent sur l'image du dieu Nandi. Le sacrilège provoque une manifestation publique que Dupleix ne réussit pas à disperser. La deuxième profanation a lieu le 31 décembre 1746, quand une jarre est lancée à partir de l'église Saint-Paul dans le temple et s'écrase en répandant une odeur pestilentielle...

Les circonstances dramatiques du siège donnent à cette opposition religieuse un tour de superstition. Dupleix, qui "changeait de visage à mesure qu'arrivaient les nouvelles [...] approuvait tout ce qu'on lui proposait sans se demander si c'était bien ou mal... Il ne savait que faire et ne pouvait parler sans verser des larmes. Comment pourrais-je décrire son agitation frénétique ?" (V, p. 241) Il cède aux instances de ses conseillers, de son épouse et des jésuites et ordonne la démolition du temple d'Iswaran.

"Ce matin, note Ranga Pillai le 7 septembre 1748, des tentes ont été plantées autour de Saint-Paul [l'église des jésuites], puis on y a installé deux cents soldats blancs et cent cipayes. Le Gouverneur, M. Paradis et des officiers sont allés à l'église et ont demandé à y monter un mortier. Mais les pères ont demandé de faire raser le temple d'Isvaran. A mon avis le Gouverneur semble les avoir écoutés, à l'instigation de Madame, pour obtenir leur aide dans certaines affaires de la France ; comme on est en temps de guerre, on discuta beaucoup, on réunit le Conseil et l'on assura aux prêtres que le temple serait démoli. Puis le Gouverneur s'en revint chez lui.
"Il est venu ainsi à Monsieur le Gouverneur du déshonneur, dont les causes sont multiples [...] Il y a plus de cinquante ans que les Pères de l'église Saint-Paul demandent la démolition de la pagode de Vedabouri-Içvara ; tous les Gouverneurs qui ont précédé Monsieur disaient : "Ceci est un pays tamoul ; si on détruit cette pagode, ce sera honteux", et ils ont même rejeté un ordre venu, écrit et signé du Roi de France". (V, 295 s.)

8 septembre :
"Ce matin, M Gerbault, ingénieur, les prêtres, venus avec des terrassiers, des maçons, des coolies, deux cents hommes en tout, avec des pics, des pelles et tout ce qu'il faut pour abattre des murs, se sont attaqués à celui du sud et aux bâtiments annexes. Aussitôt les administrateurs du temple, des brahmanes et des pénitents sont venus me le dire." (V, 299)
"Je leur dis qu'ils n'avaient qu'une chose à faire, c'était de transférer les statues et les objets du culte dans le temple de Kalahasti. Ils insistèrent de nouveau pour que j'intervienne, mais je leur répétai ce que j'avais déjà dit et les pressai de déménager les statues des dieux et les chars processionnels." (V, 302 )
[Les statues et les objets de culte ont alors été transférés dan
s le temple des Chettiyars, Kalattisvara kovil ; voir galerie.]
"J'appris alors que les prêtres de Saint-Paul dirent aux Cafres, aux soldats et aux parias de rouer de coups les chefs de castes quand ils viendraient au temple pour emporter leurs affaires... Ils eurent le plus grand mal à sauver les statues portées en procession et les effigies du dieu Poulléar. Alors qu'on emportait les objets de culte, le Père Cœurdoux de Karikal arriva avec un grand marteau, donna des coups de pied au grand Lingam, le cassa avec son instrument et ordonna aux Cafres et aux Européens de briser les images de Vishnou et des autres dieux. Madame vint et dit au prêtre qu'il pouvait briser toutes les idoles qu'il voudrait. Il répondit qu'elle avait accompli ce qui n'avait pas été possible depuis cinquante ans, qu'elle devait être une de ces "mahatmas" qui ont établi la religion dans les premiers temps et qu'il publierait sa gloire dans tout le monde. Alors Barlam [un converti] donna à son tour des coups de pieds au grand Lingam avec ses sandales, huit ou dix fois et cracha dessus en présence de Madame, espérant que le prêtre et Madame verraient aussi en lui un Mahatma. Puis il suivit Madame. Je ne peux ni écrire ni décrire les abominations qui ont été commises dans le temple. Je ne sais quels fruits ils récolteront de tout cela. Tous les Tamouls sont convaincus que la fin du monde est arrivée. Les prêtres, les Tamouls convertis, le Gouverneur et sa femme sont plus réjouis qu'ils l'ont jamais été ; mais ils ne savent pas de quoi le futur sera fait." (V, 310)

Cette version des faits est confirmée, au moins dans son intention et dans ses conséquences, par une lettre du Père Possevin au Père d'Irlande, datée du 11 janvier 1749 : "Pendant le siège, on a rasé une pagode qui étoit près de notre église, article que nous n'avions pu obtenir jusqu'à présent, mais que M. Dupleix a fait de la meilleure grâce du monde, à la réquisition des missionnaires" (Lettres édifiantes et curieuses écrites par des missions étrangères, Mémoires des Indes, tome huitième, p. 151). Le temple sera rebâti en 1751, à la suite d'une décision du Grand Conseil du 31 janvier 1750, mais sur un autre emplacement ("elle [la pagode] se rebâtira dans un coin de la ville noire où elle ne sera pas plus gênante que deux autres qui y sont déjà" - Vinson, p. LXVI). Sur l'emplacement de l'ancien temple se trouve aujourd'hui l'imprimerie des missions, jouxtant la cathédrale. Selon une tradition populaire, le Lingam brisé serait caché sous l'un des autels de la cathédrale.

Cette rage religieuse, avec ses conséquences criminelles (entre autres, la mort de Naniapa en prison), paraît d'autant plus singulière que son cerveau et son bras armé, le Père Cœurdoux, était un érudit et, précisément, un spécialiste des langues et de la culture indienne. Il est vraisemblablement le premier lettré à avoir montré, avec des arguments linguistiques et philologiques, avant Williams Jones (1786) à qui les manuels attribuent cette primeur, la parenté remarquée du sanscrit et du latin (e. g. par Filippo Sasseti, marchand et lettré florentin, dans une lettre adressée de Cochin en 1586) ainsi que du grec (infra) et le véritable auteur des Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde (citées plus haut), vendus par l'abbé Dubois en 1808 à l'East India Company de Madras, pour la somme de vingt mille livres et présentés comme son œuvre (Murr, 1987). (Ce dernier est vraisemblablement entré en possession du manuscrit de Cœurdoux quand la "Société des Missions étrangères", dont il était membre, a officiellement remplacé les "Missions des jésuites" à Pondichéry, et en a hérité les biens-fonds, en vertu d'un arrêt du Conseil du 25 avril 1769.)


Dans un mémoire écrit en 1767 et publié en 1808 dans un supplément aux Mémoires de l'Académie (infra), Cœurdoux répond à la question : "D'où vient que, dans la langue Samskroutane, il se trouve un grand nombre de mots qui lui sont communs avec le latin et le grec, et surtout avec le latin ?" en invoquant "six causes" possibles : "au commerce, aux sciences, au voisinage des pays, à la religion, à la domination, à une commune origine, ou à plusieurs de ces causes réunies", pour retenir celle de la commune origine. Cœurdoux bénéficie des recherches antérieures de Jean-François Pons (Lettres..., de Karikal, le 23 novembre 1740) et d'Antoine Mosac de Chandernagor. La constitution des listes qu'il produit pour établir la parenté entre les trois langues est suivie de "remarques" touchant à la construction et à la prononciation des mots sanscrits, mettant notamment en évidence des règles et des évolutions phonétiques qui justifient des "étymologies" où la "ressemblance [...] paroîtra tirée de trop loin". Ce n'est certes pas la loi de mutation phonétique (Lautverschiebung) de Grimm (1822) avec sa rotation consonantique, mais cela permet de lever quelques doutes. Ainsi, cette "remarque" n° 4 :

"Le samskroutam n'a point la lettre f, et je crois qu'elle manque aussi aux autres langues de l'Inde ; le p et le b prennent sa place. On n'aura donc point de peine à reconnoître frater en brâta, qui signifie la même chose. Dites à un Indien de prononcer café, il dira capé [...] 6° : [...] L'aspiration h se change aussi en g, dont la prononciation sur-tout quand on le prononce un peu du gosier, approche beaucoup de l'aspiration. Au lieu de sandeham on prononce sandegam en tamoul : de là vient que Tite-Live, au lieu de Brahmanes, a dit Bragmanes ou Braomanès.
Ce qu'on vient de dire justifiera deux étymologies qui doivent paroître extraordinaires. Comment dans
aham, moi, trouver ego ! Au lieu d'aham, dites agam ; et suivant d'autres remarques, prononcez o au lieu de a, vous aurez ogom (ogo, ego). (p. 657)

Pour expliquer cette "commune origine" de langues si distantes, Cœurdoux fait référence à la Genèse, à l'existence d'une langue première, avant Babel, et à la différenciation, après Babel, de langues originellement apparentées. C'est peut-être cet évhémérisme biblique – le recours à ce scénario décrédibilisé – qui devait décrédibiliser la pertinence scientifique de l'observation du Père jésuite.

"Il eut fallut un miracle étonnant pour obliger les hommes, par la confusion qu'il mit dans leur langage, à aller peupler les diverses régions de la terre, suivant l'ordre qu'ils en avoient reçu. Mais cette confusion fut-elle si totale, qu'il n'en restât point quelques mots communs à tous les nouveaux langages ? Cela n'étoit pas nécessaire pour que les hommes réunis dans la plaine de Sennaar ne s'entendissent plus. Quelle ressemblance n'y a-t-il pas entre le françois et l'italien ? Cependant un François transporté tout d'un coup à Rome, y seroit pendant quelque temps comme sourd et muet ; il n'entendrait ni ne serait entendu.
Et ne seroit-ce pas là le dénouement simple de la question proposée ? Plusieurs termes communs restèrent dans les langues nouvelles ; un grand nombre se sont perdus par le laps du temps ; d'autres ont été défigurés à un point qu'il ne sont plus reconnoissables. Quelques-uns ont échappé à ce naufrage pour être aux hommes un mémorial éternel de leur commune origine et de leur antique fraternité.
" (p. 664)

Dans Mœurs et Coutumes des Indiens publiés par l'abbé Dubois en 1817 chez Longman, sous le titre Description of the character, manners and customs of the people of India, and their institutions, religious and civil, [Mœurs, Institutions et Cérémonies des peuples de l'Inde, l'édition française est de 1825] (voir : "L'Inde philosophique entre Bossuet et Voltaire, Mœurs et Coutumes des Indiens (1777), un inédit du Père G.-L. Cœurdoux s.j. dans la version de N.-J. Desvaulx, présenté et annoté par Sylvia Murr, EFEO, 1987) Cœurdoux écrit : "Ce n'est donc ni de l'Egypte, ni de l'Arabie, que je suis porté à faire venir les brahmes : je crois qu'ils sont les descendans, non de Sem, comme d'autres l'ont supposé, mais plutôt de Japhet. C'est par le Nord, selon moi, qu'ils pénétrèrent dans l'Inde ; et il faut chercher le premier séjour de leurs ancêtres dans le voisinage de cette longue chaîne de montagnes connue en Europe sous le nom de Mont Caucase." ([Cœurdoux-]Dubois, 1825, volume 1, p. 130 ; comparer avec Murr, p 18) Cette lecture littérale du mythe biblique de la dispersion des fils de Noé n'apparaît pas si éloignée, au moins dans son interprétation géographique, des thèses actuelles sur la diffusion des Indo-Européens, cette population mythique ayant transporté sa langue et ses représentations jusqu'aux rives du Gange et jusqu'aux limites septentrionales de l'Europe. Qu'on l'explique par l'expansion d'une population de "conquérants" à partir de la Russie méridionale, ou, à une époque plus ancienne, par la diffusion de l'agriculture à partir du Croissant fertile (voir : Avant Babel : Génétique des populations et systématique des langues, hypothèses sur la langue mère).


Images contemporaines :

Akya Lingam (Bénarès)

(http://www.daylife.com/photo/0afqd122LT2XM)
Shivalingam
Indian Hindu women devotees offer prayers by pouring milk on a Hindu God Lord Shiva Lingam
(a phallus standing as a symbol for the worship of Shiva),
at Kisaragutta on the outskirts of Hyderabad on March 6, 2008, on the occasion of the Hindu festival of Maha Shivaratri. Hindus mark the Maha Shivaratri festival by offering special prayers and fasting to worship Lord Shiva, the lord of destruction.

(Exposé accompagnant le diaporama visé en haut de page)

Le choc des religions à Pondichéry
à l'époque de la Compagnie des Indes


Diapo 1

Je vais présenter un dossier où le politique, le religieux et l'économique interfèrent. Ce sont des faits d'histoire. L'intérêt de les remettre en mémoire, plutôt que de les « garder sous le boisseau », est évidemment qu'ils peuvent donner matière à réflexion pour aujourd'hui, tout jugement de valeur suspendu. Je vais donc examiner comment une aventure commerciale, celle de la Compagnie des Indes de 1664, va être l'occasion d'une confrontation théologique et politique entre hindouisme et christianisme.

L'objet de l'établissement français à Pondichéry est commercial. La « fièvre de l'Inde » est alimentée par l'engouement des européens pour des produits manufacturés, principalement des toiles (les « indiennes »), dont la qualité surpasse ce qu'ils connaissent.

[Historique express sur les compagnies des Indes orientales et la côte de Coromandel.]

Diapo 2

En réalité, depuis l'antiquité, la côte de Coromandel est le théâtre d'échanges entre l'Orient et l'Occident. À environ six kilomètres de la ville de Pondichéry d'aujourd'hui, des vestiges d'occupations successives, liées aux fluctuations de l'embouchure de la rivière Ariancoupam, allant de l'époque néolithique (urnes funéraires visibles au Musée de Pondichéry) jusqu'à une occupation romaine qui fut prospère jusqu'au IIIe siècle, ont été mis à jour. La ville antique, Virapatnam (en sanscrit patnam signifie port et comptoir), était un emporium romain. Des amphores, des pièces d'or et d'argent attestent d'échanges commerciaux continus sur cette côte qui était aussi une destination du commerce chinois. Le Périple de la mer Érythrée, guide à l'usage des marins et des commerçants, rédigé c. 40-50 par un égyptien hellénophone, et la Géographie de Ptolémée font état d'un port nommé Poduké qui désignerait Putucceri. D'après Strabon, la flotte commerciale de Rome vers l'Inde pouvait engager plus de cent vingt vaisseaux

Voilà pour le cadre …

Je vais introduire la question de la confrontation théologique et politique annoncée par un exemple récent qui concerne la concurrence des édifices religieux.

Saint-Georges et al-Amin

Diapo 13

La mosquée al-Amin à Beyrouth a été inaugurée en 2003 par le Premier ministre d'alors, Rafik Hariri. Qui devait mourir dans un attentat en 2005.
Cette mosquée jouxte la cathédrale Saint-Georges - que voici.

Diapo 14

La cathédrale Saint-Georges de Beyrouth vient d'être dotée, en novembre 2016, d'un clocher-campanile (ce clocher a pour modèle le campanile de la basilique de Santa Maria Maggiore à Rome).

Pour l'archevêque Boulos Matar, l'idée d'adjoindre un clocher à la cathédrale Saint-Georges était un rêve d'architecte depuis la construction de l'édifice en 1894. Initialement, il devait mesurer 75 mètres de haut, la même taille que la tour de la basilique de Santa Maria Maggiore à Rome dont s'inspire ce clocher. Au lieu de cela, le responsable religieux a préféré raboter le clocher de trois mètres, pour ce qu'il décrit comme un message de paix.

Coexistence religieuse ou « querelle de clochers ? »
De la même hauteur que les minarets de la mosquée voisine, la construction de ce nouveau campanile avec sa croix relance une vieille « querelle de clochers ». La réalisation de la mosquée al-Amin, la plus grande du Liban avec ses 9 700 m_ de surface, avait été ressentie par certains comme une provocation. L'archevêque Boulos Matar, responsable religieux de la cathédrale Saint Georges, a expliqué que la hauteur du campanile avait été délibérément revue à la baisse pour s'aligner sur celle des minarets par souci de coexistence. Il a ajouté qu'il avait toujours bien accueilli l'édification toute proche de la mosquée al-Amin car elle était « à l'image du Liban ».
«Quand la mosquée a été construite nous étions heureux qu'il y ait une mosquée et une église côte à côte, a-t-il déclaré lors d'une interview dans ses bureaux de Beyrouth. C'est à l'image du Liban.» Et le dignitaire maronite, la principale communauté chrétienne du pays de préciser: « Je voulais donc que la hauteur de la tour soit exactement celle de la mosquée, en signe de solidarité et d'harmonie ».
Ce n'est pas l'avis du directeur du Centre arabe pour l'architecture basé à Beyrouth, George Arbid, l'édification du campanile de la cathédrale Saint-Georges met en avant la rivalité sectaire persistante dans la ville plutôt que l'harmonie inter-religieuse. «Il est clair que c'est un type de compétition - positif ou négatif - avec les minarets de la mosquée Amin qui est à côté de la cathédrale ».
Autre exemple de concurrence monumentale :

La mosquée-cathédrale de Cordoue

Diapo 19

comporte aussi un minaret, mais celui-ci est englobé par le clocher de la cathédrale.

Les conquérants arabes mirent en œuvre, dans les villes qui s'étaient rendues sans résistance, un partage des églises entre musulmans et chrétiens. Une moitié de l'église Saint Vincent fut ainsi occupée par les musulmans. Mais quand Abd al-Rahman 1er s'installe à Cordoue pour faire de la ville sa capitale, il s'approprie l'autre moitié et fait construire une mosquée. Quand Ferdinand III reconquiert la ville, en 1236, celle-ci est rendue au culte chrétien. On aménage des chapelles à l'intérieur de la mosquée jusqu'à ce que l'évêque Manrique décide, en 1523, d'ériger une église au centre même du sanctuaire musulman...

Dans le même esprit, Shah Abbas (1588-1629) autorisa les maçons chrétiens d'Alep qui avaient édifié palais et mosquées à construire leur église à condition que celle-ci épouse les formes d'une mosquée et que son clocher soit discret.

Je vais tirer l'enseignement de ces différents exemples :

Diapo 20

À un lecteur du Monde qui s'étonnait que les pays occidentaux acceptent et parfois subventionnent la construction de mosquées sur leur sol alors que l'Arabie Saoudite interdit l'édification de toute église sur le sien, un musulman répondit par ce théologème : “L'Arabie Saoudite est une mosquée”.

Il apparaît une association naturelle de la religion, de la politique et de l'identité.
Ou bien la religion est naturellement mobilisée quand il est question de souveraineté territoriale ; ou bien la religion est une propriété naturelle de l'habiter (du fait d'occuper un territoire).
Les mots qui viennent à l'esprit quand il est question du sol national (quand on parle de l'« amour sacré de la patrie », ou quand le matérialisme dialectique du Parti communiste chinois parle de Taïwan comme de la « province sacrée » de la Chine…) se réfèrent naturellement au sacré.

Ayodhya

Diapo 23

La légitimité politique se justifie par l'autel et ravale le colonisé en lui imposant les dieux du conquérant. L'expansion des monothéismes (militaire, théologique, économique) est le martyrologe des dieux autochtones. Après avoir fait raser le temple hindou d'Ayodhya, datant du XIe siècle, Babur fit construire en 1528 une mosquée sur ses ruines. Plusieurs milliers de mosquées et d'églises furent ainsi édifiées par les conquérants sur les vestiges de leurs destructions. La reconquête, quand elle a lieu, refait l'histoire en effaçant les stigmates de l'humiliation identitaire, comme en témoigne la mosquée-cathédrale de Cordoue.

J'en viens maintenant à :

La cathédrale de Pondichéry

Diapo 25

La cathédrale de Pondichéry est sous le coup d'une inculpation de ce type (si je puis dire).

La destruction de la mosquée d'Ayodhya, Babri Masjid, le 6 décembre 1992, a été perpétrée à l'instigation d'hindous prêchant l'« hindutwa » (l'idéologie du pays hindou, qui oppose les religions « véritablement indiennes », nées sur le sol indien, et les religions importées ou imposées qui séjournent en Inde).

En décembre 1993, deux membres d'un mouvement nationaliste hindou, le Front hindou Hindu Munnani, qui milite pour la « libération des temples » pénètrent dans la cathédrale pour y faire brûler du camphre. Des Om sont tracés sur les murs et le Front hindou invite la population à une veillée de prière (Maha Shivarathri : Grande nuit de Shiva), le 10 mars 1994 sur la place de la cathédrale. Il demande au gouvernement de Pondichéry que le bâtiment (le Jenmarakkini Madha Kovil : la Cathédrale de l'Immaculée conception) lui soit rendu afin de « reconstruire le temple Vedapuriswarar ».

Diapo 26

Question : la cathédrale de Pondichéry a-t-elle été édifiée sur les ruines d'un temple hindou ?
Où l'on voit l'intérêt de bien connaître l'histoire…
La réponse n'est ni oui ni non : en effet, il existait un temple hindou qui jouxtait la première église construite par les jésuites. Ce temple hindou a été détruit en 1748, pendant le siège de Pondichéry, à la demande des jésuites.

La cathédrale d'aujourd'hui a été édifiée sur les ruines de l'église voisine du temple, détruite, elle, par les anglais en 1761 - par un descendant de huguenots français réfugiés en Angleterre, d'ailleurs : on est en pleine guerre des religions…

La cathédrale de Pondichéry n'est pas construite sur les ruines d'un temple hindou, mais c'est bien un choc des religions qui est à l'origine de la destruction du temple hindou.

Diapo 27

La connaissance de l'histoire est évidemment tributaire des sources. On dispose de témoignages d'époque et, exceptionnellement d'une version indienne de ces événements.
Le courtier de Dupleix, Ananda Ranga Pillai (ou Poulé), a tenu un journal, de1736 à 1761, dont l'édition occupe 12 volumes, où ces événements sont rapportés.

Maintenant, pourquoi ce temple, en particulier, le temple d'Iswaran, a-t-il focalisé l'intérêt des missionnaires ?

Diapo 28

La destruction de ce temple touche à sa destination propre. Il symbolise les cultes de fécondité que le christianisme a pour vocation de combattre.

[La pratique missionnaire des jésuites apparaît de prime abord paradoxale, puisqu'elle est tolérante à certaines coutumes locales - cette tolérance donnant lieu à ce qu'on appellera « la querelle des rites malabares » et à la condamnation officielle par Rome de cette licence - et intolérante à ce que la pagode d'Iswaran représente.
(Ce qui montre que la tolérance en cause est tactique. Cette tolérance permet tout et ne concède rien sur l'essentiel.)]

Le choc en cause relève d'une opposition de souveraineté - à l'identique, sans doute, des oppositions religieuses citées plus haut, mais tempérée par les nécessités du commerce - mais c'est d'abord une opposition théologique.

Cette opposition frontale entre christianisme et hindouisme se double d'ailleurs d'une opposition entre deux ordres, capucins et jésuites.

Les capucins et les jésuites

Installés au Siam et chassés par une révolution de palais, les jésuites trouvent refuge à Pondichéry en 1689, chez les capucins. Une ordonnance royale de mars 1695 les autorise à s'établir aux Indes. Alors que les capucins, déjà installés parmi les Français, assurent les fonctions curiales, les jésuites développent une activité missionnaire propre (à l'origine de la querelle des rites à laquelle je viens de faire allusion). Après avoir cohabité, les deux ordres vont s'opposer sur des questions de juridiction et de doctrine.

Pour mémoire, le conflit entre les ordres religieux n'est pas de pure forme : une lettre du Conseil Supérieur de Pondichéry à la Compagnie, datée du 4 février 1720, rapporte que deux missionnaires des Missions Étrangères venus par le Comte de Toulouse et partis de Pondichéry le 27 janvier 1719 sont « morts à Chandernagor » et que « les Jésuites ont refusé de les enterrer… » (id., p. 106).

Dans la « querelle des rites Malabares » à laquelle je viens de faire référence, jésuites et capucins sont adversaires.

Donc, en 1699, les jésuites s'indignent auprès du Conseil de Pondichéry, qu'on « tolère des temples aux idoles » et présentent à leurs supérieurs à Paris, comme une « opération aisée à conduire et sans grande conséquence », la destruction des pagodes.

En réalité, pour les chrétiens, la religion hindouiste est marquée du « scandale » des cultes de fécondité. Une pagode, en particulier, que les européens appellent la « pagode du Lingam », le temple d'Iswaran, focalise à ce titre l'intérêt et la répulsion des jésuites qui vont s'employer à le faire détruire. « Iswaran » est le nom de Siva représenté par son symbole, vraisemblablement une pierre levée ou une éminence naturelle divinisée, Siva Svayambhu, auto-engendré. Le temple en cause, qui jouxtait l'église des jésuites, témoin d'un culte ancien, était sacré aux yeux des Indiens.

La Mahâ Shiva Râtri qui signifie "grande nuit de Shiva" a été célébrée, cette année 2017, dans la nuit du vendredi 24 février jusqu'au petit matin du samedi 25 février.

J'ouvre ici un dossier qui touche à ce qui fait l'originalité du message chrétien dans son environnement historique.
Comment expliquer que partout, là où le christianisme pénètre il se signale par son opposition aux cultes de fécondité.

Diapo 29

A la fin de la dernière glaciation,
La première révolution démographique est liée à l'agriculture et à la sédentarisation. C'est la transition néolithique caractérisée par la domestication de plantes et d'animaux.
Alors que la densité de peuplement des chasseurs-cueilleurs est d'un individu pour dix kilomètres carrés, les techniques de l'agriculture primitive peuvent nourrir cinq personnes par kilomètre carré.

Ce qui permet (dans l'abstrait) une augmentation de la densité de population considérable, puisqu'elle correspond à une augmentation virtuelle de 5 000 %.
La première révolution démographique, donc, c'est l'agriculture. Elle atteint ses limites au début de l'ère chrétienne. À l'an zéro : Nous étions de 190 à 250 millions.

Diapo 31

Question : Est-ce un hasard si, alors que la mode de vie néolithique atteint ses limites, dans un environnement saturé d'hommes et limité en ressources, s'observe aussi une crise des religions « néolithiques » - propres aux civilisations agricoles.

La critique envers les rites de fécondité se développe quand ceux-ci ne sont plus en mesure d'assurer la prospérité pour tous. « Le monde est plein et ne nous contient plus », dira saint Jean Chrysostome (= Bouche d'or) : De fait, on voit apparaître, dans les régions du monde à fort peuplement, une désaffection des concepts religieux liés à la pratique de l'agriculture et de l'élevage _(le sacrifice animal et son pouvoir vital de substitution ; la régénération du grain et son modèle de résurrection, le culte de l'ancestralité…) et l'apparition de religions en dissidence avec l'exaltation des cycles naturels.

Le message chrétien fait partie de ces philosophies (religions du salut, ou à mystère) qui prêchent l'abstinence et le retrait du monde - en réalité : la mesure.

Les Pères de l'Église réputaient « plein » ce monde « de peu » (« Le monde est déjà plein et ne nous contient plus » : Jérôme, Adversus Helvidium, 21, dont la thèse est que la virginité l'emporte sur le mariage… Chrysostome, Perì parthenías, 14, 17 et 19, qui, dans le grand mouvement de ferveur ascétique qui s'épanouit au cours du IVe siècle, fait un éloge de la virginité consacrée. C'est l'encratisme des gnostiques…
Au lieu de magnifier la pulsion vitale sous toutes se formes, la religion prône la mortification, l'ascétisme - en réalité, la mesure.
Dans les cultes de la nature, les dieux sont une assomption de la fécondité. Mais, pour les chrétiens, la sexualité n'est ni l'expression de la puissance vitale ni le remède à la mort, c'est le signe de l'infirmité de l'homme, voire la cause de la mort. Le serpent, symbole des générations chthoniennes, fait découvrir le genre à l'espèce humaine (ils surent qu'ils étaient nus...). C'est la Chute, la fin de l'immortalité pour Adam et Ève et l'amorce du cycle sans fin des engendrements. Mais Dieu s'est fait homme, et le Christ, tel un nouvel Adam, a racheté la nature mortelle de l'homme.
Devenir ancêtre, c'est revivre sous un autre statut ce qu'on a déjà vécu en tant que vivant. Autrement dit, la vie d'ancêtre, c'est comme la vie d'ici-bas… (précisément ce à quoi les « damnés de la terre » veulent échapper).
Diapo 33
Le décret de Tournon interdit le mariage des enfants et l'imposition du taly au cours de la cérémonie du mariage.
Ce joyau, pendu au cou de l'épouse par le mari pendant la cérémonie du mariage, représente fréquemment, dans les usages hindous, une figure obscène, stylisée mais reconnaissable. Il est indécent, dit le légat, que des chrétiennes portent cet impur ornement ; elles pourront user de quelque joyau représentant, soit la croix, soit une image de Jésus-Christ ou de la Vierge (Dictionnaire de Théologie Catholique, col. 1721).
La « fête du premier menstrual », cérémonie familiale qui marque l'accès de la jeune fille à l'état de femme, est interdite. « Le légat, fort choqué de cette publicité, déclare interdire et abolir les solennités de ce genre dont les missionnaires devront faire comprendre l'indécence aux parents et à la jeune fille » (DTC, col. 1722).
Destruction de la « pagode du lingam »

Diapo 38

Une lettre du Père Possevin au Père d'Irlande, datée du 11 janvier 1749 rapporte : « Pendant le siège, on a rasé une pagode qui étoit près de notre église, article que nous n'avions pu obtenir jusqu'à présent, mais que M. Dupleix a fait de la meilleure grâce du monde, à la réquisition des missionnaires » (Lettres édifiantes et curieuses écrites par des missions étrangères. Mémoires des Indes, tome huitième, p. 151).

Avant sa destruction, le temple a été l'objet de plusieurs profanations. La première a lieu dans la nuit du 17 mars 1746. Deux individus pénètrent dans le temple de Vedapuri avec une jarre remplie d'un liquide nauséabond, en versent le contenu sur la tête des dieux et la brisent sur l'image du dieu Nandi. Le sacrilège provoque une manifestation publique que Dupleix ne réussit pas à disperser. La deuxième profanation a lieu le 31 décembre 1746, quand une jarre est lancée à partir de l'église Saint-Paul dans le temple et s'écrase en répandant une odeur pestilentielle… (voir le volume V du Journal d'Ananda Ranga Pillai, p. 297-312).

Les circonstances de cette destruction sont connues, c'est le siège de Pondichéry par l'amiral Boscawen en 1748, le temple aurait gêné la défense de la ville. Mais cette destruction est en réalité l'aboutissement d'une campagne menée par les jésuites auprès des autorités de la Compagnie, à Paris et à Pondichéry, pour obtenir la démolition de cet édifice qu'ils considéraient comme un affront à la vraie foi. L'historien des missions, Adrien Launay, confirme cette volonté, rapportant la délibération du 9 mars 1714 du Conseil supérieur (citée plus haut) à propos « de plusieurs propositions émises par les Jésuites en vue d'augmenter les conversions » en ces termes : « art. 3. - De ne laisser aux gentils que deux grandes pagodes […] qu'on fera murer ou fermer les portes des autres pagodes, afin qu'elles se détruisent elles-mêmes par le temps, avec défense expresse d'en construire d'autres ». Et il rappelle que, lors de l'affaire de 1715, quand les Indiens quittent la ville suite à l'interdiction de leur culte (supra), « le P. Bouchet, jésuite, demanda qu'on abattit une pagode du lingam située près de l'église des Jésuites à Pondichéry, ce qui ferait revenir les Malabars de la ville » (Histoire des missions de l'Inde, Pondichéry, Maïssour, Coïmbatour, I, p. XXXIII). Le 10 août 1701, François Martin avait déjà ordonné la destruction de cette pagode à la requête des jésuites. Le 13 et le 15 plus de dix mille indiens voulurent sortir de la ville et Martin dut venir en personne révoquer son ordonnance (Vinson, p. LXIV, voir supra : « Le conflit des liturgies… »). L'épilogue de cette campagne est ainsi enregistré dans la délibération du Conseil du 31 janvier 1749 : « Monsieur le Gouverneur a profité de la première rumeur et de l'effroi qu'a causé aux gens du pays l'approche des Anglais pour faire abattre la pagode du lingam qui, au grand scandale de la religion et sans que depuis longtemps on eut pu trouver ce prétexte spécieux pour l'abattre, étoit tout enjoignant l'église des RR. PP. Jésuites ».

Les circonstances dramatiques du siège donnent à cette opposition religieuse un tour de superstition. Dupleix, qui « changeait de visage à mesure qu'arrivaient les nouvelles […] approuvait tout ce qu'on lui proposait sans se demander si c'était bien ou mal… Il ne savait que faire et ne pouvait parler sans verser des larmes. Comment pourrais-je décrire son agitation frénétique ? » (Journal, V, p. 241). Il cède aux instances de ses conseillers, de son épouse et des jésuites et ordonne la démolition du temple d'Iswaran.

Ce matin, note Ranga Pillai le 7 septembre 1748, des tentes ont été plantées autour de Saint-Paul [l'église des jésuites], puis on y a installé deux cents soldats blancs et cent cipayes. Le Gouverneur, M. Paradis et des officiers sont allés à l'église et ont demandé à y monter un mortier. Mais les pères ont demandé de faire raser le temple d'Isvaran. A mon avis le Gouverneur semble les avoir écoutés, à l'instigation de Madame, pour obtenir leur aide dans certaines affaires de la France ; comme on est en temps de guerre, on discuta beaucoup, on réunit le Conseil et l'on assura aux prêtres que le temple serait démoli. Puis le Gouverneur s'en revint chez lui._Il est venu ainsi à Monsieur le Gouverneur du déshonneur, dont les causes sont multiples […] Il y a plus de cinquante ans que les Pères de l'église Saint-Paul demandent la démolition de la pagode de Vedabouri-Içvara ; tous les Gouverneurs qui ont précédé Monsieur disaient : Ceci est un pays tamoul ; si on détruit cette pagode, ce sera honteux, et ils ont même rejeté un ordre venu, écrit et signé du Roi de France (V, p. 295 s.).

8 septembre :_Ce matin, M Gerbault, ingénieur, les prêtres, venus avec des terrassiers, des maçons, des coolies, deux cents hommes en tout, avec des pics, des pelles et tout ce qu'il faut pour abattre des murs, se sont attaqués à celui du sud et aux bâtiments annexes. Aussitôt les administrateurs du temple, des brahmanes et des pénitents sont venus me le dire (V, 299).

Je leur dis qu'ils n'avaient qu'une chose à faire, c'était de transférer les statues et les objets du culte dans le temple de Kalahasti. Ils insistèrent de nouveau pour que j'intervienne, mais je leur répétai ce que j'avais déjà dit et les pressai de déménager les statues des dieux et les chars processionnels (V, 302 )._[Les statues et les objets de culte ont alors été transférés dans le temple des Chettiyars, Kalattisvara kovil.]

J'appris alors que les prêtres de Saint-Paul dirent aux Cafres, aux soldats et aux parias de rouer de coups les chefs de castes quand ils viendraient au temple pour emporter leurs affaires… Ils eurent le plus grand mal à sauver les statues portées en procession et les effigies du dieu Poulléar. Alors qu'on emportait les objets de culte, le Père Cœurdoux de Karikal arriva avec un grand marteau, donna des coups de pied au grand Lingam, le cassa avec son instrument et ordonna aux Cafres et aux Européens de briser les images de Vishnou et des autres dieux. Madame vint et dit au prêtre qu'il pouvait briser toutes les idoles qu'il voudrait. Il répondit qu'elle avait accompli ce qui n'avait pas été possible depuis cinquante ans, qu'elle devait être une de ces « mahatmas » qui ont établi la religion dans les premiers temps et qu'il publierait sa gloire dans tout le monde. Alors Barlam [un converti], donna à son tour des coups de pieds au grand Lingam avec ses sandales, huit ou dix fois et cracha dessus en présence de Madame, espérant que le prêtre et Madame verraient aussi en lui un Mahatma. Puis il suivit Madame. Je ne peux ni écrire ni décrire les abominations qui ont été commises dans le temple. Je ne sais quels fruits ils récolteront de tout cela. Tous les Tamouls sont convaincus que la fin du monde est arrivée. Les prêtres, les Tamouls convertis, le Gouverneur et sa femme sont plus réjouis qu'ils l'ont jamais été ; mais ils ne savent pas de quoi le futur sera fait (V, p. 310)._

Diapo 39

Cette version des faits est confirmée, au moins dans son intention et dans ses conséquences (de surcroît à la délibération du Conseil citée plus haut), par une lettre du Père Possevin au Père d'Irlande, datée du 11 janvier 1749 : « Pendant le siège, on a rasé une pagode qui étoit près de notre église, article que nous n'avions pu obtenir jusqu'à présent, mais que M. Dupleix a fait de la meilleure grâce du monde, à la réquisition des missionnaires » (Lettres édifiantes et curieuses écrites par des missions étrangères, Mémoires des Indes, Lyon : 1819, tome huitième, p. 151). Le temple sera rebâti en 1751, à la suite d'une décision du Grand Conseil du 31 janvier 1750, mais sur un autre emplacement (« elle [la pagode] se rebâtira dans un coin de la ville noire où elle ne sera pas plus gênante que deux autres qui y sont déjà » - Vinson, op. cit., p. LXVI). Sur l'emplacement de l'ancien temple se trouve aujourd'hui l'imprimerie des missions, jouxtant la cathédrale. Selon une tradition populaire, le Lingam brisé serait caché sous l'un des autels de la cathédrale.

Diapo 40

Pigot

Diapo 43

L'« affaire Nanyapa »

Les Découvertes, l'exploitation des ressources nouvelles et le développement du commerce ébranlent les fondements du monde féodal. La fixité et la fonction des trois ordres sont remises en question : le commerce maritime ne déroge pas et ceux qui prient, quand bien même l'Église condamne le prêt à intérêt (assimilé à ce que l'on appelle aujourd'hui l'usure), se mettent à la banque.

L'ardeur des jésuites à détruire les pagodes va aussi s'employer à imposer un indien converti aux fonctions de courtier de la Compagnie. C'est l'« affaire Nanyapa » emprisonné en 1716 ?) dont Alfred Martineau, gouverneur des établissements français de l'Inde (1911- 1918), puis professeur au Collège de France, pourra écrire : « Il est peu de faits dans notre histoire coloniale qui se soient réclamés au même degré_des principes respectables pour couvrir une œuvre aussi peu morale et même aussi criminelle »._

Diapo 46

L'action missionnaire des jésuites est soutenue par une stratégie temporelle qui va, de fait, les mettre en concurrence avec la Compagnie.
- En 1708, par exemple, auprès du râja de Gingy pour la cession de territoires proches de Pondichéry
[(Martineau, in Olagnier, p. 9), visant vraisemblablement la création d'une manière de souveraineté sacerdotale en Inde du sud, avec les revenus que le contrôle des échanges dans cette partie du monde peut être en mesure d'engendrer.]
- Dans une lettre du 25 janvier 1719, La Morandière, employé de la Compagnie et avocat des Indiens, informe les directeurs de la Compagnie des visées des jésuites : « Je ne puis, Messieurs, […] vous taire l'ambition démesurée de ces pères qui, depuis trois ans, ont fait de considérables acquisitions dans les meilleures terres de vos dépendances. Si vous n'y apportez de prompts remèdes, ils seront seigneurs d'Ariancoupan, de la Rivière, de Mourougapat et du territoire particulier de Pondichéry. Dans la ville, ils ont des boutiques, la plus grande part du faubourg est à eux, de tous côtés, ils s'agrandissent. »

Cette stratégie temporelle des jésuites est confirmée par une lettre du Conseil du 27 janvier 1722 aux Directeurs à Paris : « Si vous n'y donnez ordre, Messieurs, vous pouvez comter que, dans la suitte, ils deviendront propriétaires de tous les terrains qui sont dans les limites de Pondichéry et du Bengale […] Cela mérite, Messieurs, votre attention » (cité par Olagnier, p. 108).

Ad majorem gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram… (Robert Challe, 24 août 1690)

En 1708, le courtier Lazaro, un converti, est remplacé par un hindouiste, Nanyapa, « Lazarou », « fort avancé en âge [se révélant] incapable de soutenir le commerce ». Pourquoi cette insistance des jésuites à avoir la main sur la fonction de courtier ? Ananda Ranga Pillai, marchand hindouiste qui sera choisi par Dupleix pour occuper cette fonction, estime dans son Journal, à la date du 19 septembre 1747, que l'exercice de cette charge par un marchand converti aurait permis aux jésuites de disposer aux « sept-huitièmes » du gouvernement de Pondichéry. En fait, les jésuites sont en concurrence avec les marchands de la Compagnie.

Le gouverneur Hébert revient à Pondichéry en juillet 1715, s'étant engagé à exécuter les instructions des jésuites, et notamment à révoquer Nanyapa. Il est rentré en France ruiné.
Le sort de Nanyapa est scellé quand il refuse d'entrer dans une combinaison, que lui propose Hébert, qui consiste à « doubler » les marchands de la Compagnie dont il a la confiance. Le 15 février 1716, Hébert écrit alors à Ponchartrain, Secrétaire d'État de la marine :
Les R.P. Jésuites, qui ont insisté pour que ce Gentil fût mis hors de service, prétendant qu'il était un grand obstacle à la conversion de plusieurs qui embrasseraient le Christianisme, ne se sont pas trompés, et depuis mon retour ici, j'ai été informé que cet homme a fait tant de concussions, malversations et autres crimes, que ce serait se rendre complice, si on n'y apportait le remède nécessaire… Son procès lui sera fait et parfait en observant les formalités requises et nécessaires… (id., p. 45).
Le Conseil de Marine réagit par cette note à la date du 2 janvier 1717 sur le registre des délibérations : « Supposé que Nanyapa se trouve criminel, on ne veut point empêcher que justice soit faite, mais s'il se trouve innocent de crimes dont on l'accuse, attendu que cet homme s'est rendu utile pour le commerce et agréable à la Cie de Saint-Malo, il faut le rétablir dans ses emplois en lui donnant un adjoint chrétien… »__

Quatre jours après le départ des vaisseaux de la Compagnie dont Nanyapa assurait le chargement, le 19 février 1716,_
Nanyapa était arrêté à neuf heures du matin, conduit au Fort avec deux de ses amis intimes, Tirouvangadam et Ramanadem. Hébert le fit enfermer dans un caveau rempli d'insectes, entièrement humide, où filtrait l'eau des fossés de la citadelle ; il n'avait qu'une planche pour se coucher, et il ne lui fut même pas permis de se faire apporter du linge et des vêtements de rechange (id., p. 46)._Peu de jours après son emprisonnement, quelques cavaliers maures vinrent d'Oulgaret pour demander une contribution : Hébert en prit prétexte pour faire mettre les fers aux pieds de Nanyapa, feignant de croire que ces cavaliers avaient été engagés par Nanyapa pour inquiéter la Compagnie. A ce régime, le malheureux tomba gravement malade : tout son corps enfla ; l'œdème s'étendit au point que les chairs recouvrirent en partie les fers de ses pieds ; Hébert lui refusa tout soin ; aucun médecin ne le visita, et personne, pas même son geôlier, ne devait lui adresser la parole (id., p. 46).
Fin février 1716, la procédure contre Nanyapa est engagée. « Le P. Turpin s'écria : "Nous le tenons à ce coup ! Il ne nous échappera pas ; le scélérat est tombé entre nos mains". C'était l'aveu dépouillé d'artifice du rôle que ces singuliers missionnaires qu'étaient les Jésuites allaient jouer dans ce procès » (id., p. 47). L'instruction se déroula en dépit de toute règle, les témoins subornés ou menacés, les aveux étant recueillis par le Père Turpin lui-même. Outre l'accusation de malversations financières au détriment de la Compagnie ou de prélèvement de taxes indues sur les marchands, etc., il est significatif qu'on accuse Nanyapa d'être responsable de l'exode des fidèles, en février de l'année précédente, quand la célébration de la nouvelle lune, tombant un dimanche, avait été interdite. Cette instruction à charge terminée, le dossier fut transmis à la Prévostière, qui dressa le réquisitoire suivant :_
Après avoir examiné les charges et informations faites à ma requête contre le nommé Nanyapa…_Prenant droit desdits informations et interrogatoires, Je conclus :_Premièrement que tous les particuliers qui ont des prétentions contre ledit Nanyapa soient renvoyés au Civil…_En second lieu, attendu que le nommé Nanyapa a abusé en diverses manières de l'authorité que luy donnait son emploi… qu'il soit mandé dans la Chambre pour y être blâmé et déclaré indigne et incapable de servir jamais la Compagnie, et en outre condamné à la restitution des sommes dont il lui a fait tort, qui seront liquidées par le Conseil en connaissance de cause et de plus à une amende considérable envers la Compagnie jusqu'au paiement de laquelle ainsy que celles ci-dessus il tiendra prison.[…] Au Fort Louis le 6 mai 1716. La Prévostière._
Insatisfaits de ce réquisitoire, « J.V. Bouchet, Supérieur Général des Pères Jésuites Français qui sont aux Indes, Dominique Turpin de la Compagnie de Jésus, Procureur des Missions de la même Compagnie dans les Indes. Car. De la Breüil, Supérieur de la Résidence de Pondichéry » adressent à Hébert, le 8 may 1716, cette requête :

[…] Que ne doit-on pas encore appréhender d'un homme qui est de notoriété publique l'ennemi mortel de notre Sainte Religion, qui a durant tant d'années empêché par diverses voies dans Pondichéry la conversion des Idolâtres, qui a perverti des catéchumènes et des chrétiens, qui peut rendre inutiles les travaux des missionnaires…
… Du reste la crainte des suppliants est d'autant mieux fondée qu'une des plus raisons alléguées pour ne pas déposer Nanyapa, lorsqu'ils insistaient là-dessus, était de leur dire que ce méchant homme serait capable de perdre leurs missions. Les amis et les protecteurs de Nanyapa ont dit et disent encore le même chose et il n'est personne dans Pondichéry qui ne pense que Nanyapa, pour se venger des missionnaires qu'il regarde comme les auteurs de son infortune, ferait tous ses efforts pour perdre la Religion si on luy rendait la liberté.
Cependant, Monsieur, la requête que les suppliants ont l'honneur de vous présenter ici contre Nanyapa n'est pas pour former de nouvelles accusations contre lui, ni pour contribuer à sa mort, encore qu'on trouve qu'il l'ait méritée, mais seulement pour satisfaire à leur obligation en prévenant les maux extrêmes qui arriveraient infailliblement si on relâchait un jour un ennemi redoutable de notre Sainte Religion et sur lesquels votre grand zèle, dont nous recueillons abondamment les fruits, vous ferait gémir inutilement avec nous, vous suppliant instamment que cette requête ne vienne pas à la connaissance de Nanyapa ni des Gentils, et ce faisant, ferez bien.

Le 5 juin, Nanyapa est amené devant le Conseil (le procès-verbal de cet interrogatoire est reproduit par Olagnier, p. 50-51). Nanyapa conteste les accusations et nie les faits qui lui sont reprochés. Le Conseil rendra l'arrêt suivant :_
Le Conseil a déclaré le dénommé Nanyapa atteint et convaincu de malversations, concussion, d'avoir abusé de l'autorité de son employ, d'avoir exercé un pouvoir tyrannique envers plusieurs habitants de Pondichéry, comme aussi d'avoir été fauteur de la sédition arrivée au début de l'année 1715 ; pour réparation de quoi, l'a condamné à être conduit au Bazar, là, à y être battu à nu sur les épaules de 50 coups de chabouc, l'a condamné à trois ans de prison, et à payer à la Compagnie 8.888 pagodes tant pour ce qu'il doit pour réparation des torts qu'il lui a faits, et une amende de 4.000 pagodes, - au bannissement perpétuel à l'expiration des trois années de prison, lui enjoint de garder son ban à peine de la hart, et au cas où il n'aurait pas payé les sommes auxquelles il était condamné au bout de ces trois années, il était condamné à être transporté à l'île Bourbon comme esclave le reste de ses jours […]
« Cette sentence ne fut pas exécutée le jour même, mais quatre jours après : Hébert avait attendu un jour de marché pour que sa victime subît plus d'humiliation en recevant ses cinquante coups de chabouc : auparavant, il l'avait fait attacher au carcan pendant une heure - ce qui n'avait pas été ordonné par l'arrêt » (op. cit., p. 53).

Le conflit des calendriers et des liturgies
(site)
[Descriptif de la page :
Il s'agit ici de présenter les divergences théologiques fondamentales.
Deux traits heurtent les évidences culturelles des européens :
- le thériomorphisme du panthéon indien (concernant la querelle des rites, la pratique des jésuites consistant à mêler de la cendre de bouse de vache au saint chrème servant au baptême et à la confirmation des indigènes fait évidemment question) ;
- les cultes de fécondité (dans son ouvrage contre les jésuites, évoquant Pondichéry et la querelle des rites malbars, Antoine Arnauld écrit : "Pour épargner au lecteur des idées obscènes, ils [ces Messieurs des Missions étrangères] se sont abstenus à dessein de rapporter d'autres superstitions abominables dont les Jes. autorisent la pratique, comme le Taly [voir infra], la fête du premier Menstrual &c." Les Jésuites, marchands, usuriers, usurpateurs..., p. 120, 1759) ;
(Théologiquement, c'est l'opposition du monisme chrétien et du manichéisme - populaire.)]

Le conflit des liturgies et les intérêts économiques

Les jésuites s'indignent auprès du Conseil de Pondichéry, en 1699, qu'on "tolère des temples aux idoles" et présentent à leurs supérieurs à Paris, comme une "opération aisée à conduire et sans grande conséquence", la destruction des pagodes (voir : Haudrère, 1993, p. 95 ; dossier dans : Paul Olagnier, Les jésuites à Pondichéry et l'affaire Naniapa (1705-1720), Paris, 1932 ; parmi les sources imprimées : Procès-verbaux des délibérations du Conseil Souverain de la Compagnie des Indes, Pondichéry : Société de l'histoire de l'Inde française, 1914, trois volumes - jusqu'en 1741). Les directeurs de la Compagnie sont d'un avis contraire, constatant que "... toutes les nations, excepté les Portugais, permettent le libre exercice de la religion pour attirer du commerce et des habitants dans leurs colonies" (Haudrère, p. 95). Les jésuites obtiennent l'interdiction des cérémonies hindouistes pendant la quinzaine de Pâques 1701. Le 15 août 1702 était à la fois une fête hindouiste et une fête catholique. "Le gouverneur interdit aux hindouistes toute manifestation publique du culte et les contraignit à remettre les clés des pagodes. Le lendemain matin quinze mille habitants, soit tisserands portant leurs métiers, soit maçons et terrassiers employés aux travaux de la construction du fort, se dirigèrent vers la porte de Madras en demandant qu'elle leur fut ouverte, afin de pouvoir quitter la ville. François Martin se fit porter au-devant d'eux et dut leur promettre de ne gêner en rien l'exercice de leur culte à l'avenir. Ils rebroussèrent alors chemin et reprirent leurs activités" (id, ibid. p. 96). Hébert, qui avait pris la suite de Martin, avait publié de "par le Roy", le 29 juillet 1708, une proclamation garantissant à ceux qui se fixeraient à Pondichéry la liberté d'y vivre "suivant leurs manières et coutumes" (Procès-verbaux du Conseil supérieur de Pondichéry, t. I, p. 47). Soucieux du commerce, les directeurs de la Compagnie s'en tiennent à une politique de statu quo ("il a été délibéré et arresté, d'une voix unanime, de laisser les choses en l'état qu'elles sont" expose, par exemple, le procès-verbal des délibérations du Conseil du 12 décembre 1732) et estiment que "ce zèle pour l'abolition des pagodes est outré. Il faut concilier la religion et le commerce. Ces mouvements violents des ecclésiastiques pourroient ruiner l'un et l'autre..." Le Conseil de Pondichéry restera toujours attentif "aux moyens de ménager les intérêts de notre Sainte Religion et en même temps ceux de la Compagnie, en n'irritant point les Gentils" afin de "conserver le peu de marchands qu'il y a dans la colonie" (12 décembre 1732).
En 1713, les jésuites ayant obtenu le rappel d'Hébert, Dulivier arrive à Pondichéry et, pour se conformer aux instructions du Conseil du Roi du 14 février 1711, annonce l'interdiction des cérémonies hindouistes pendant "la quinzaine de Pâques, l'octave du Saint-Sacrement, les fêtes de l'Ascension, de l'Assomption, de Saint-Louis, de la Toussaint, de Noël et les Dimanches, les jours de la nouvelle lune lorsqu'ils tombaient un dimanche, enfin de jouer des instruments de musique à leurs mariages ou à leurs enterrements lorsqu'ils auraient lieu un dimanche" (Olagnier, p 25). "Sur cette deffence plusieurs chefs des castes étoient venus tumultueusement le trouver [Dulivier] pour avoir la permission de faire leurs cérémonies comme ils avoient coutume de faire auparavant" (Procès-verbaux des délibérations du Conseil souverain, tome I, du 4 février 1715, p. 153). "Le premier du présent mois sept ou huit des principaux des castes sont venus luy demander la permission de faire leurs cérémonies de la nouvelle lune [Amavasya ; le calendrier en usage dans le sud de l'Inde est le shalivahana où le début du mois est marqué par la nouvelle lune] qui tombait directement dimanche dernier 3 du présent mois". Refus du gouverneur. "Dès le lendemain, 4e, plusieurs de ces peuples sortirent de Pondichéry et ont continué jusqu'à présent ensorte que la meilleure partie de la ville est déserte et que les boutiquaires, chettis, blanchisseurs, battleurs, macoas, coulis sont aussy sortis, qui sont les peuples dont nous avons absolument besoin pour fournir la cargaison des deux vaisseaux de Saint-Malo, "La Paix" et le "François D'Argonges" de présent mouillés en rade de Pondichéry, et qui sont obligés d'en partir incessamment dans la fin du présent mois au plus tard, pour proffiter de la mousson et faire leur retour en France." (p. 154) Ceci, note la délibération du Conseil du 6 février, "metoit les habitans dans la dernière nécessité [...], les denrées, les marchandises estant arrêtées sur les avenues de Pondichéry, et la meilleure party des fonds destinés pour faire la cargaison de ces vaisseaux dispersés dans les terres par les marchands auxquels on a été obligé de les avancer, et les rentes et revenus de la Compagnie aussy bien que les entrées cesseront et nous metteront dans l'impossiblité de pouvoir soutenir cet Etablissement" (p. 161).

Alors que les capucins sont d'avis "de permettre à ces peuples la cérémonie de la manière qu'il étoit permis lorsque Monsieur le gouverneur est arrivé à Pondichéry" (p. 156), les jésuites renchérissent : "à quoi le R. Père Bouchet répondit que suivant la grande expérience qu'il avait de ces troubles dans les Indes il faloit se servir de l'occasion, qui se présentoit, pour abatre la pagode [d'Iswaran ; voir infra] et que c'estoit un moyen seur pour les faire revenir à la ville" (p. 158). Il ajoute que "la cause et la raison de ces désordres estoient Nanyapa et dit qu'il avoit plusieurs fois représenté à Mon dit sieur le Gouverneur que tandis que Nanyapa seroit à la teste des affaires, ce sera toujours un obstacle à la religion et que pour faire mourir l'arbre il falloit couper la racine" (p. 158). "La matière mise en délibération et le tout bien considéré, l'assemblée d'un commune voix et d'un sentiment unanime a dit qu'on ne pouvoit mieux faire", vu les "dangers ardents" de cette conjoncture, "pour assurer le repos publicq et prévenir les malheurs qui arriveroient infailliblement [...] [que d'accorder à "ces peuples"] les mêmes libertez qu'ils avoient lors de l'arrivée de Mon dit sieur le Gouverneur, sans qu'ils puissent cependant rien augmenter ny innover." (p. 161-162), la cérémonie litigieuse ne se tombant d'ailleurs "que fort rarement les jours de dimanche" (p.156) Cette reculade ne fait évidemment les affaires du P. Bouchet qui, selon le procès-verbal des délibérations en date du 20 remet une lettre "en forme de plainte contre Nanyapa, de ce qu'il donne à manger aux pauvres à sa chauderie, comme il a coutume de faire toutes les années, où il se trouve cette années quantité de pauvres crétiens auxquels outre le manger le dit R. P. se plaint qu'il donne des chapelets par dérision et en mépris de la religion" (p. 163). Ceci, note la délibération du Conseil du 6 février, "mettoit les habitans dans la dernière nécessité [...] les vaisseaux qui sont en rade [étant] hors d'état de pouvoir partir [...], les denrées et les marchandises étant arrêtées sur les avenues de Pondichéry, et la meilleure partie des fonds destinés pour la cargaison de ces vaisseaux dispersés dans les terres par les marchands auxquels on a été obligé de les avancer, les rentes et les revenus de la Compagnie aussi bien que les entrées cesseront et nous mettront dans l'impossiblité de pouvoir soutenir cet établissement". Les membres du Conseil conclurent "d'une voix commune et d'un sentiment unanime qu'il convenoit, pour rappeler ces peuples, de leur accorder la permission de faire cette cérémonie qui n'arrive que fort rarement les jours de dimanche pour éviter les inconvénients qui en pourroient arriver en leur refusant [...] mais que "le cas arrivant que ces peuples demandent à innover ou augmenter quelque cérémonies", "cela ne se pouvait accorder" (Vinson, p. XLVII).

L'idéal des directeurs de la Compagnie est évidemment un modus vivendi, sous la loi du commerce, entre chrétiens, hindouistes et musulmans. "Nous sommes d'avis qu'il faudrait abandonner notre ville de Pondichéry si nous n'y laissions pas la liberté de religion aux gentils, en faisant cependant tout le possible pour diminuer le scandale de leurs cérémonies" (cité par Haudrère, 1993, p. 96-97).

La concurrence des deux calendriers liturgiques, l'hindou et le chrétien, fait apparaître l'association du premier avec le calendrier lunaire et il est clair que les fêtes hindouistes sont, pour les chrétiens, marquées du "scandale" des cultes de fécondité : c'est la "pagode du Lingam" qui focalise l'intérêt et la répulsion des missionnaires. L'iinstruction de Charpentier-Cossigny n'étant pas d'observance aisée qui énonce : "Ne jugeons point des coutumes des peuples avec lesquels nous n'avons aucune ressemblance, d'après nos préjugés et nos habitudes. Ces figures choquent les Européens, elles inspirent aux Indiens des idées religieuses". (Charpentier de Cossigny, J. F. Voyage à Canton, capitale de la province de ce nom, à la Chine; par Gorée, le cap de Bonne-Espérance et les Isles de France et de la Réunion. Suivi d'observations sur le voyage à la Chine de Lord Macartney et du citoyen Van-Braam et d'une esquisse des arts des Indiens et des Chinois. Paris : André, an VII [1798/99].

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La morale de cette histoire économique est tirée par Ananda Ranga Pillai à propos des conséquences à Pondichéry de la réforme fiscale de Machaut d'Arnouville, quand il note dans son journal, à la date du 10 octobre 1750, qu'il est désormais interdit d'hypothéquer ou de vendre sa maison aux « prêtres de Saint Paul » (i. e. aux jésuites).

Références

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Anquetil-Duperron, [1771] 1997, Voyage en Inde 1754-1762, Relation de voyage en préliminaire à la traduction du Zend Avesta, Paris : Maisonneuve et Larose, E.F.E.O.
Challe, Robert, [1721], 1983, Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, II, Août 1690 - août 1691, Paris : Mercure de France.
Charpentier de Cossigny, J. F. an VII [1798/99], Voyage à Canton, capitale de la province de ce nom, à la Chine; par Gorée, le cap de Bonne-Espérance et les Isles de France et de La Réunion. Suivi d'observations sur le voyage à la Chine de Lord Macartney et du citoyen Van-Braam et d'une esquisse des arts des Indiens et des Chinois , Paris : André.
Dubois, Abbé J. A., 1825, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde, Paris : Imprimerie royale.
Lot, Ferdinand, 1927, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, Paris : La Renaissance du Livre.
Murr, Sylvia, 1987, L'Inde philosophique entre Bossuet et Voltaire - I Mœurs et coutumes des Indiens (1777), un inédit du Père G.-L. Cœurdoux dans la version de Nicolas-Jacques Desvaulx [texte établi et annoté par S. Murr], Paris : EFEO.
Olagnier Paul, 1932, Les jésuites à Pondichéry et l'affaire Naniapa (1705-1720), Paris : Leroux.
Procès-verbaux des délibérations du Conseil Souverain de la Compagnie des Indes, 1914, Pondichéry : Société de l'histoire de l'Inde française.
Ranga Pillai, Ananda, 1996, The private Diary of Ananda Ranga Pillai, 12 volumes. New Delhi : Asian Educational Services.
Relation des missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans les Indes Orientales, 1659, Paris : Jean Henault.
Sonnerat, Pierre, 1806, Voyage aux Indes orientales et à la Chine: fait par ordre de Louis XVI, depuis 1774 jusqu'en 1781, Paris : Dentu.
Suau, Pierre, S.J., 1901, L'Inde Tamoule (en visite dans la mission du Maduré), Paris, H. Oudin.


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