Il convient de s'interroger sur l'idéologie funéraire de l'Église. Comment les auteurs chrétiens de l'Antiquité tardive, puis les ecclésiastiques du Moyen Age ont-ils envisagé les relations des vivants avec les morts ? Comment ont-ils concilié la doctrine de l'Église avec des comportements et des rites "païens". En somme, avant de s'intéresser aux usages sociaux de la mémoire funéraire, il faut évoquer le long processus de "christianisation" des cultures indigènes et l'instauration en Occident d'un culte chrétien des morts.
Dans un traité De cura pro mortuis gerenda, écrit vers 421-422, Augustin (+ 430) donne pour la première fois une définition chrétienne du culte des morts. L'objet du traité est clair : les "soins" que les vivants doivent apporter aux défunts. C'est ainsi qu'Augustin envisage les relations entre les vivants et les morts :
les vivants doivent se soucier des morts, mais ceux-ci ignorent ce que font les vivants et ne peuvent intervenir dans leurs affaires.
Le De cura est la réponse d'Augustin, à Paulin, évêque de Nole qui l'avait consulté sur les avantages d'une sépulture auprès de la memoria (tombeau) d'un saint : une veuve qui venait de perdre son fils avait sollicité qu'il fût inhumé dans la basilique de Nole à proximité du corps de saint Félix. "L'Eglise universelle, écrivait Paulin, a la coutume de prier pour les défunts ; on peut dès lors penser qu'il est utile à l'homme, après sa mort, d'être pourvu par la fidélité des siens d'un lieu de sépulture où se manifeste pour lui la protection des saints."
Question très concrète posée aux ecclésiastiques chargés de la pastorale. C'est donc dans la situation d'un évêque face à la demande d'une riche laïque qu'Augustin est amené à expliciter la manière dont il envisage les relations entre les vivants et les morts. Il se citera en 423-424 en réponse à la question : "L'offrande que l'on fait pour les morts apporte-elle quelques chose aux âmes ?"
Deux siècles plus tard, les Dialogues du pape Grégoire le Grand (+ 604) font état de questions identiques à propos de la sépulture dans les Eglises et de l'efficacité des suffrages pour les morts.
Au VIIIe siècle, Boniface écrit à Grégoire III sur la conduite à tenir à l'égard des Germains restés païens ou fraîchement convertis : "Tu me demandes si l'on peut faire des offrandes pour les morts..."
Au IXe siècles, c'est le liturgiste Amalaire qui remarque que le "peuple" (vulgus) a l'habitude de poser des questions sur le culte des défunts.
Les fondements de la doctrine
Lectures médiévales d'Augustin
Isidore de Séville (+ 636)
L'évêque Julien de Tolède reprend de longs extraits du De cura à propos de la sépulture, des rites funéraires et des suffrages pour les mort. Augustin est cité dans les collections canoniques.
Mais ce sont surtout les auteurs carolingiens qui reprennent les considérations d'Augustin.
Alcuin (+ 814) aborde la question des funérailles et de la commémoration des morts en se référant au livre sur les "soins à accomplir pour les morts".
Jonas d'Orléans (+ 856)
Les prescriptions synodales et conciliaires mises par écrit à l'époque carolingienne renvoient également à Augustin, tandis que des fragments du De cura entrent dans la liturgie funéraire.
Les auteurs des siècles suivants n'ont cessé de reprendre les textes d'Augustin.
Burchard de Worms (+1025)
Yves de Chartres (+1116)
Traitant des divers moyens permettant la libération des âmes, Gratien (+ vers 1142) ne cite rien d'autre.
Pierre le Vénérable (+ 1157 ), qui s'en prend vers 1139-1140 aux "hérétiques" partisans de Pierre de Bruis, leur reproche notamment de nier l'efficacité des suffrages pour les morts. Et pour démontrer leur "erreur" il cite le De cura et l'Enchiridion.
Quant aux liturgistes, Jean Beleth au Xlle siècle, puis Guillaume Durand au XIIIe siècle, ils reconnaissent à l'Enchiridion un rôle déterminant dans la formation de la liturgie funéraire et notent que des passages d'Augustin sont parfois utilisés dans les offices funèbres.
Dans un sacramentaire du début du XIIe siècle, ayant appartenu à l'abbé Wihald de Stavelot (diocèse de Liège), un extrait de l'Enchiridion occupe les marges du texte d'une messe mortuaire.
C'est encore à l'Enchiridion que recourt, vers 1215-l2l6, Thomas de Chobham, ainsi que Jacques de Vitry (+1240). Et lorsque Thomas d'Aquin (+1274) apprécie l'utilité des suffrages pour les morts, le De cura pro mortuis constitue toujours pour lui, comme pour les maîtres universitaires du XIIIe siècle, la principale autorité.
Qu'Augustin fut cité tout au long du Moyen Age, il n'y a rien là de très étonnant. En revanche, il est intéressant de remarquer que, sur la question des relations entre les vivants et les morts, lui seul fait autorité, que les auteurs du Moyen Age ne renvoient le plus souvent qu'à son oeuvre et paraissent envisager le problème dans les mêmes termes que les siens. De ce point de vue, les propositions d'Augustin ne sont pas seulement du Ve siècle ; elles sont tout aussi bien du IXe ou du XIVe siècle : elles représentent davantage les idées dominantes de ces époques que certaines réflexions émises alors - au demeurant fort peu nombreuses - dont la diffusion fut moindre. La fortune du traité De cura et de l'Enchiridion appelle en tout cas quelques précisions sur le culte chrétien des morts défini par Augustin, ainsi que sur la réception des idées augustiniennes dans 1'Occident médiéval : car il y eut quelques distorsions entre le discours de l'évêque d'Hippone et ses lectures médiévales.
Les coutumes (Consuetudines)
1. Pour les Anciens, explique Augustin, le sort des défunts dans l'au-delà était lié aux rites funéraires et à la sépulture. Mais dans la perspective du salut, ces rites ne sont plus d'aucun secours.
Lorsqu'en 410, lors du sac de Rome par les Barbares, des cadavres de chrétiens sont restés sans sépulture, la foi (fides) ne s'en est guère effarouchée. L'idée selon laquelle la sépulture est nécessaire au salut est en effet très éloignée de la foi chrétienne. En citant l'Écriture (Ps. 78, 2 ; Deut. 28, 26), Augustin affirme que les cadavres peuvent être jetés en pâture aux « oiseaux du ciel » et aux « bêtes de la terre », cela n'a pas d'importance : les bêtes qui les dévorent ne peuvent rien contre des corps destinés à la résurrection. Augustin évoque aussi le cas des martyrs de Lyon, rapporté par Eusèbe de Césarée, dont les corps furent jetés à des chiens et les ossements brûlés jusqu'à la dernière parcelle, sans que cela eût nui en rien à leur âme.
En niant l'utilité de la sépulture, Augustin opérait une sorte de «déplacement» par rapport aux conceptions et aux croyances qui avaient jusqu'alors prévalu. A Rome, les morts ne trouvaient le repos et n'acquéraient de puissance que par leur établissement dans un lieu de sépulture. Pour assurer la tranquillité des vivants et des défunts il fallait que la dépouille fût ancrée dans le sol (Confessions, IX, 27-28).
Selon Augustin, tout au contraire, le lieu d'ensevelissement, la tombe n'ont aucune importance : "Les fidèles ne perdent rien à être privés de la sépulture comme les infidèles ne gagnent rien à la recevoir". L'évêque d'Hippone fit de sa mère Monique l'exemple même d'un tel décalage par rapport aux usages (et au droit) de l'Antiquité.
De son vivant, Monique s'était toujours inquiétée de son tombeau. Mais à sa mort, alors que des proches exprimaient le désir de la voir mourir dans sa patrie, elle déclara que son corps pouvait être enseveli en n'importe quel lieu. Elle ne désirait plus mourir dans sa patrie, ne redoutait pas de laisser son corps loin de sa ville natale : "elle ne s'occupa point de savoir si elle aurait de somptueuses funérailles, si son corps serait embaumé dans des aromates ; elle ne souhaita point un monument de choix, ni ne se soucia de rejoindre le tombeau de ses pères (sepulchrum patrium)".
2. Variant selon les pays, les rites funéraires et la sépulture participaient aux "coutumes" des différents peuples. Certaines d'entre elles, comme les lamentations rituelles ou les repas célébrés aux funérailles, à la fin de la période de deuil et aux anniversaires des décès, furent jugées inassimilables par les chrétiens. En Afrique, Augustin combattit ces pratiques ayant l'apparence "d'actes rituels et de sacrifices offerts à des morts comme s'ils étaient des dieux". Les repas funéraires portaient en effet atteinte à la foi. Dans l'Occident du haut Moyen Age, la législation conciliaire les dénonça également. En 852, l'évêque Hincmar de Reims interdit à son clergé de participer aux banquets et aux libations, aux rires et aux chants qui accompagnent commémoration des défunts. Et au début du XIe siècle, Burchard de Worms défend aux chrétiens de porter des aliments sur les sépultures des défunts et de sacrifier pour les morts.
Yves de Chartres (+1116), puis Gratien (vers 1142) reprennent l'interdiction. Les libations aux parents défunts avaient été aussi dénoncées dans le Sermon 190 du Pseudo-Augustin (vers 460 ?), qui constitua pendant des siècles la lecture de l'Office pour la fête de la Chaire de Pierre, le 22 février. La Chaire de Pierre, qui solennisait les débuts de l'épiscopat de Pierre, s'était substituée à la Cara cognatio, une fête des défunts de la Rome païenne. Jean Beleth au XIIe siècle, puis Jacques de Voragine au Xllle siècle dénoncent encore la Cara cognatio.
Cependant, dans la mesure où ils ne portaient pas atteinte à la foi chrétienne, les rites funéraires, bien que jugés inutiles dans la perspective du salut, furent tolérés. Le souci de la sépulture ne fut pas considéré comme illégitime, dans la mesure où il renvoyait à un sentiment lié à la nature humaine.
Car s'ils ne soulagent pas les morts, les rites sont une "consolation"pour les vivants. En effet, "si les hommes savent qu'après leur mort, on ne rendra pas à leur dépouille les honneurs de la sépulture, tels que le demandent leur peuple et leur pays, ils seront affligés en tant qu'hommes" (VII, 9). La tombe permettait à la communauté des vivants de garder mémoire du mort : "on n'a pas d'autre raison de nommer mémoires ou monuments (uel memoriae uel monumenta) des sépultures qui attirent les regards, que de rappeler à la mémoire ceux que la mort a dérobés aux yeux des vivants, pour empêcher l'oubli de gagner les curs et les avertir de penser aux disparus" (IV, 6). Aussi, en ce qui concerne les devoirs à rendre aux morts, chacun peut "observer les coutumes de son peuple".
De fait, les archéologues notent aujourd'hui l'importance des coutumes régionales, locales ou familiales dans les rites funéraires. La présence de dépôts d'objets à l'intérieur de tombes chrétiennes confirme que la conversion au christianisme ne s'est pas accompagnée de l'abandon de toutes les anciennes coutumes. Comme l'écrit Paul-Albert Février, "être chrétien n'empêchait pas de respecter des traditions".
Les dépôts funéraires constituaient un hommage rendu aux morts et participaient à la somptuosité des funérailles ; ils ne contredisaient pas la foi.
La pratique des "offrandes" dans les tombes se maintint d'ailleurs jusqu'à la fin du Moyen Age, et parfois même plus tard encore. A la fin du XIIIe siècle, le théologien Godefroid de Fontaines (+ après 1306) cite encore Augustin : "en ce qui concerne les devoirs à rendre aux morts, il faut observer les coutumes de son peuple". Et en se référant au traité "sur les soins dus aux morts", il conclut qu'en matière de sépulture, "il faut observer ce qu'il y a de plus commun et de plus habituel".
La foi (fides)
l. La grande particularité du culte chrétien des morts réside dans la dissociation qui fut opérée entre la plupart des usages funéraires (rapportés aux "coutumes des peuples", qu'ils fussent licites ou illicites) et la doctrine de l'Eglise, relevant du domaine de la "foi".
Relative au salut des âmes, la doctrine de l'Église se limite à une proposition : les suffrages des vivants peuvent être utiles aux défunts. Car si les usages coutumiers n'étaient d'aucune utilité dans la perspective du salut, il était tout de même possible de soulager les morts : "nous lisons dans le Livre des Macchabées, écrit Augustin, qu'un sacrifice a été offert pour les morts". Selon le deuxième livre des Macchabées (XII, 38-43), au lendemain de sa victoire sur Gorgias, Judas Macchabée, qui avait découvert des objets idolâtriques sur les corps de ses soldats tués la veille, organisa une collecte pour faire un "sacrifice" destiné à effacer le péché commis par les défunts. "Tous se mirent en prière" (V, 42 ).
Il s'agit du seul passage biblique qui évoque explicitement une "prière pour les morts" (v. 44) . Cependant, même si l'on ne pouvait rien lire de tel dans l'Écriture, l'autorité de l'Église universelle suffirait à accréditer cette coutume, puisque, dans les prières que le prêtre offre au Seigneur Dieu sur son autel, elle réserve une place à la "recommandation des morts".
"Coutume de l'Église universelle" : Augustin reprend les termes qu'avait utilisés, dans sa lettre, Paulin de Nole. Les suffrages des vivants pour les morts ne sont pas fondés sur une loi, ni sur un texte sacré ; ils renvoient à la consuetudo, à la tradition de l'Eglise.
Selon Augustin, il y a trois types de suffrages, trois manières de soulager les morts : prier, célébrer l'eucharistie, faire l'aumône.
Mais les suffrages des vivants ne sont utiles qu'"à ceux-là seulement qui ont mérité pendant leur vie d'en profiter".
Cependant, "comme nous ne pouvons pas discerner ceux qui ont acquis ce mérite, nous devons supplier pour tous les régénérés, afin de n'omettre aucun de ceux qui peuvent et doivent en percevoir le bénéfice" (XVIII, 22).
Dans l'Enchiridion, Augustin explique qu'après la mort, les âmes des défunts, retenues dans de secrets dépôts en attendant la résurrection finale, sont soulagées par la piété des vivants, "lorsque pour elles est offert le sacrifice du Médiateur,ou que des aumônes sont distribuées dans l'Église".
Mais la messe et les aumônes - "ce que l'Église observe en vue de recommander à Dieu les âmes des défunts" - ne peuvent profiter qu'à ceux qui l'ont mérité de leur vivant : ceux dont la vie ne fut ni assez bonne pour n'avoir pas besoin de ces suffrages, ni assez mauvaise pour qu'ils ne puissent pas leur servir.
(Les premiers indices d'une prière chrétienne pour les morts remontent au IIe siècle. Les écrits de Tertullien (+ après 220) attestent ensuite l'existence de la prière eucharistique aux anniversaires de la mort, pratique confirmée un peu plus tard par Cyprien (+ 258), qui mentionne aussi la récitation des noms des défunts et la constitution d'un calendrier destiné à la commémoration liturgique, par l'eucharistie, des martyrs).
2. Inutiles dans la perspective du salut, les rites funéraires et le souci de la sépulture n'étaient donc que l'expression de sentiments liés à la "nature humaine" et des "coutumes" destinées assurer la cohésion sociale.
Considérés au miroir de la foi, ils étaient toutefois susceptibles d'une lecture chrétienne. Après avoir évoqué la piété avec laquelle furent organisées les funérailles des Justes, célébrées leurs obsèques, préparée leur sépulture, après avoir cité Tobie, qui s'est concilié la faveur de Dieu en ensevelissant les morts, la pieuse femme (il s'agit de Marie-Madeleine) qui, en vue de la sépulture du Christ, a répandu du parfum sur son corps (Mat. 25), et ceux qui ont détaché le Crucifié et l'ont enveloppé dans un linceul (Jean 19, 38),
Augustin conclut que de tels gestes funéraires attestent, chez ceux qui les accomplissent, la foi en la résurrection.
Et s'il est vrai que la sépulture importe peu au salut, il ne faut point que les vivants abandonnent les corps des défunts : le souci des corps est signe de "piété" et atteste la foi des vivants en la résurrection des corps. Bien qu'inutiles, les coutumes funéraires peuvent être, chez les vivants témoignage de foi.
Quant à la sépulture ad sanctos, auprès d'un corps saint, consolation pour les vivants, marque de leur affection et de leur piété, elle ne peut servir au défunt que dans la mesure où les fïdèles sont encouragés, en se rappelant la sainteté du lieu d'inhumation, à prier davantage pour lui : finalement, Augustin essaie donc de rapporter les usages au domaine des suffrages pour les morts, tels qu'il les a définis. Au moins autant qu'il minimise l'importance des rites funéraires, le De cura pro mortuis témoigne de la volonté d'intégrer ces rites (tolérés) dans le culte chrétien.
"Sanctii"
1. Une autre particularité du culte chrétien des morts tient à la hiérarchie qui fut introduite parmi les défunts. Certains d'entre eux ont été nettement distingués des autres trépassés. C'est au IV° siècle que le culte des martyrs se détacha véritablement, du moins dans les conceptions ecclésiastiques, du culte des morts.
C'est aussi à cette époque, à la suite de l'"invention", à Milan en 386, des restes de Gervais et de Protais, que se diffusa le culte des reliques.
Dès lors, les restes des martyrs firent l'objet de toutes sortes de manipulations rituelles ("inventions", "élévations", "translations").
La chasse aux reliques, le déplacement et la division des corps des martyrs heurtent au plus haut point le respect et l'horreur que ressentaient les Romains à l'égard des restes humains : selon le droit sépulcral romain, il convenait en effet de laisser les morts en paix dans leur tombe.
2. Pour les chrétiens, seules les sépultures des martyrs pouvaient être vénérées et recevoir des « offrandes », interdites pour d'autres qu'eux.
Selon Augustin, "tous ceux qui apportent des aliments sur les tombeaux des martyrs - ce que ne font pas les chrétiens les meilleurs et qui n'est pas une coutume dans la plupart des pays - prient, une fois qu'ils ont déposé les aliments, puis les emportent, pour s'en nourrir ou les distribuer aux pauvresé. Car "tous les hommages apportés sur les tombes des martyrs" sont des "ornements" et non des "sacrifices offerts à des morts comme à des dieux ".
A la coutume des repas funéraires, Augustin oppose donc la mémoire - entretenue par la prière et les aumônes - d'un certain type de morts : les martyrs.
3. Tout au long du Moyen Age, les conceptions augustiniennes ont défini le bon usage du culte des "saints" : un terme qui se substitue progressivement à celui de "martyrs".
Plus solennel, le culte des martyrs ou des saints avait surtout une autre signification que celui des simples défunts.
Lorsqu'à l'autel, les noms des martyrs sont récités, les fidèles ne doivent pas prier pour eux ; il ne faut prier que pour les autres défunts. Ce serait même une injure que de prier pour les martyrs ; il faut plutôt se recommander à eux. On ne commémore pas les martyrs de la même façon que les autres défunts, écrit Augustin, en priant pour eux ; mais on célèbre leur mémoire afin qu'ils prient pour nous.
Tandis qu'il faisait une distinction entre les "soins" dus aux martyrs et ceux dus aux autres défunts, Augustin distinguait aussi la prière d'action de grâces et la prière propitiatoire. Dans le passage de l'Enchiridion consacré aux suffrages pour les morts, il explique que l'eucharistie et les aumônes offertes à l'intention de tous les défunts constituent des actions de grâce pour ceux qui, de leur vivant, ont été tout à fait bons, des moyens de propitiation pour ceux qui n'ont pas été tout à fait mauvais et une consolation pour les vivants dans le cas de ceux qui ont été tout à fait mauvais. A propos des non ualde malis Augustin précise : aux uns, les suffrages des vivants apportent une "pleine rémission" ; et aux autres, ils rendent la "damnation plus tolérable".
Ecclesia
1. Dans la société antique, le culte des morts relevait surtout des coutumes privées ; il était célébré au foyer familial. Lors des cérémonies funéraires, assurées par les pères de famille, des mannequins, des poupées ou des masques représentaient les ancêtres et les parents décédés. Polybe (vers 200-120 av. J.C.) a laissé une précieuse description de ces cérémonies :
"Après l'éloge funèbre, le mort est enseveli avec les rites habituels, et son image, enfermée dans un reliquaire de bois, est emportée dans l'endroit le plus en vue de la maison. Cette image est un masque de cire représentant avec une remarquable fidélité la physionomie et le teint du défunt. (... ) Lorsque meurt quelque illustre parent, on porte [ces images] en procession aux funérailles...".
La sépulture était l'affaire des parents. Les tombes constituaient des lieux privés : selon le droit romain, "on appelle sépultures familiales celles que quelqu'un a établies pour lui et pour sa famille, et sépultures héréditaires, celles que quelqu'un a établies pour lui et pour ses héritiers".
La piété des familles envers les défunts se manifestait par des offrandes, des libations, des banquets offerts sur les tombes.
A l'occasion des parentalia, les parents se réunissaient pour un repas funèbre. (voir Prieur, 1986)
Au culte des morts privé et familial, les ecclésiastiques donnèrent un caractère public et spirituel.
Peter Brown a souligné avec force le rôle joué par le culte des saints dans ce processus :
"On déclara la tombe du saint propriété publique... On la rendit accessible à tous et elle devint le foyer de formes de rituel communes à toute la communauté".
Présentés à la vénération publique, les saints étaient aussi des morts très spiritualisés, déliés en principe des relations de parenté charnelle.
Aux cieux, ils participaient à la communauté des saints ; sur terre, celle des chrétiens les célébrait. Des offrandes alimentaires pouvaient bien leur être adressées : elles ne renvoyaient pas au souci des familles pour les défunts de leur parenté.
Les soins dus aux simples défunts ont très tôt participé au même mouvement. Il appartenait certes aux parents de s'occuper de leurs morts : chacun se soucie le mieux de ses proches. Mais lorsque "les parents, les enfants, les alliés ou les amis" négligent ce devoir, l'Ecclesia, comme une pieuse mère (pia matre communi) (De cura, XVIII, 22) prend en charge tous les membres défunts de la communauté chrétienne. Si la mort est une affaire privée, écrit Ambroise (+ 397), pleurer les morts est chose publique. Le deuil regarde l'ensemble de la communauté. En remplaçant les offrandes alimentaires déposées sur les tombes des parents défunts par l'eucharistie - culte communautaire par excellence - et par l'aumône faite aux pauvres, les chrétiens firent d'une institution privée une affaire publique.
Des rites funéraires aux suffrages pour les morts, des repas sur les tombes des pères à l'eucharistie et aux aumônes, des parents défunts à la communauté des morts, par toute une série de conversions, le christianisme déplaçait- au moins idéalement - le culte des morts du privé au public, de la parenté charnelle à la communauté spirituelle. Au milieu du VIIe siècle, à la veille de sa mort, Gertrude, abbesse dans le diocèse de Liège, avait demandé à être ensevelie sur un cilice, couverte d'un voile de laine grossière. Elle avait souhaité une sépulture semblable à celle des autres religieuses. Mais Gertrude, fille de Pépin de Landen, était une princesse. Le choix qui avait été le sien de se fondre dans la communauté monastique était d'autant plus significatif : à son illustre parenté et aux honneurs qui lui étaient dus, elle avait préféré sa communauté spirituelle.
2. A une époque où le terme de "saints" désignait encore les baptisés aspirant à la vie éternelle et la communauté céleste que les fidèles étaient appelés à rejoindre, sans doute la notion de communion des saints fut-elle également utilisée pour rendre compte de la communauté des vivants et des défunts réunis dans la foi.
L'évêque d'Hippone avait en quelque sorte déplacé les préoccupations de ses contemporains. Les rites funéraires qui prévalaient dans l'Antiquité n'importaient plus guère au regard de la foi chrétienne.
Augustin avait spiritualisé le culte des morts.
Une telle dissociation permit au culte des morts de s'adapter aux structures de la société.
La prise en charge des défunts par l'Ecclesia permit aux ecclésiastiques de se poser en médiateurs entre les vivants et les morts, de gérer la memoria chrétienne des défunts.
Les fondements de la prière monastique pour les morts
Les Dialogues de Grégoire le Grand (Rome 540-604)
Le quatrième livre des Dialogues donne la version chrétienne du culte des défunts et la pratique de la prière pour les morts, notamment en milieu monastique.
Le caractère narratif des passages relatifs aux morts les place, davantage que les considérations d'Augustin, du côté des pratiques et des rites.
La question qui introduit les développements de Grégoire est à peu près la même que celle qui avait été posée à Augustin par Paulin de Nole : "Devons-nous penser qu'il est utile aux âmes que leur corps soit inhumé dans les églises ?" Ce n'est plus la tombe du saint dont les fidèles cherchent la proximité, mais l'église. Grégoire fait une réponse analogue à celle d'Augustin, et distingue plusieurs catégories de péchés, en précisant que les fautes les moins graves sont rémissibles, tandis que les "péchés graves" empêchent la délivrance. Ces derniers rendent la sépulture dans les églises non seulement inutile, mais nuisible. Quatre petits récits racontent alors comment des cadavres de pécheurs, enterrés dans des églises, ont été miraculeusement rejetés de leur sépulture ou ont pris feu.
Abordant la question de la sépulture dans les églises, Jonas d'Orléans (+ 843 ) renvoie aux récits de Grégoire : les lecteurs du livre des Dialogues, écrit-il, verront à qui peut profiter la sépulture à l'intérieur d'une église, et à qui elle peut nuire. Dans l'Elucidarium, Honorius d'Autun ( + vers 1137) note que les mauvais ne tirent aucun profit de la sépulture dans les églises :
"il leur est même très nuisible d'être unis par la sépulture à ceux dont ils sont si loin par le mérite". Et il ajoute : " On lit que nombreux sont ceux que les démons ont déterrés et jetés loin des lieux consacrés".
En se référant aux Dialogues, Jean Beleth (XIIe siècle ) fait la même remarque. Les Dialogues inspirèrent également le droit de l'Église. Au début du VIIIe siècle, une collection canonique cite déjà les Dialogues, afin de justifier l'usage de la prière pour les morts et de déterminer à qui profite la sépulture dans les églises. Et lorsque, vers 1142, Gratien traite de la sépulture dans les églises, il cite les Dialogues par l'intermédiaire de Burchard de Worms (+1025) et d'Yves de Chartres (+1116). Ainsi les textes normatifs renvoyaient-ils, pour toute démonstration, à de petits récits exemplaires.
2. Dans les Dialogues, une seconde question complète la première: "Qu'est-ce qui pourrait donc rendre service efficacement aux âmes des morts ?" Comme Augustin, Grégoire affirme l'efficacité de la prière eucharistique pour les défunts qui l'ont mérité : "si après la mort les péchés ne sont pas impardonnables, l'offrande de l'hostie salutaire aide beaucoup les âmes même après la mort, à tel point que parfois, les âmes elles-mêmes des trépassés font voir qu'elles la demandent... "
Et à propos de l'efficacité de l'eucharistie, Grégoire rapporte deux histoires, dont celle du moine Justus qui, pour avoir enfreint son vu de pauvreté, avait été jeté après sa mort, sur l'ordre de Grégoire, dans une fosse à fumier. Après trente jours, cependant, Grégoire invita les frères à assister le défunt sous la forme d'un service liturgique équivalent en durée à la "pénitence" qui lui avait été infligée : pendant trente jours, on célébra des messes pour l'âme du défunt. Justus apparut ensuite à son frère Copiosus, pour témoigner de l'efficacité des messes.
Alcuin (+ 804) reprend ce récit. Pour justifier la pratique des suffrages pour les morts, Raban Maur (+ 856) renvoie aussi aux Dialogues. Pierre le Chantre (+ 1197) affirme l'efficacité de la messe pour les morts, en se référant à un récit des Dialogues. Et Bernard de Fontcaude illustre l'utilité des suffrages pour les défunts par plusieurs exempla, tirés des Dialogues.
Au XIIe siècle, dans les marges du sacramentaire de Wibald de Stavelot, l'histoire de celle femme qui, croyant son époux mort au combat, offrait l'eucharistie à son intention, chaque semaine. Le mari, qui en réalité avait été fait prisonnier, se sentait délivré de ses liens à chaque célébration faite "pour l'absolution de son âme". La présence de textes et d'histoires de ce genre au sein d'un recueil de pièces liturgiques est significative.
3. Augustin était très réticent par rapport aux apparitions des morts. Pour lui, si les morts apparaissent aux vivants, ce ne peut être qu'en rêve. Avec la permission ou sur l'ordre de Dieu, les anges font savoir aux rêveurs, à l'insu des morts eux-mêmes que tel ou tel, par exemple, est à ensevelir. Ce ne sont pas les âmes de morts qui apparaissent aux vivants, mais leurs images (simulitudines). Les morts ne voient rien de ce qui se passe sur terre de ce qui arrive aux vivants. Seuls les saints ont le pouvoir d'intervenir dans les affaires terrestres (De cura, X, 12 ; XI, 13 ; XVI, 19). Chez Grégoire, cependant, les développements relatifs aux suffrages pour les morts sont étayés par de nombreux récits des revenants qui viennent réclamer aux vivants des prières pour leur salut puis les informer de leur délivrance.
A partir du Xle siècle, alors que la mémoire des morts revêtait des formes institutionnelles stables, les ecclésiastiques, en particulier les moines, se mirent à recueillir et à composer des récits de revenants en grand nombre.
Les revenants mis en scène dans les récits monastiques tourmentent ceux qui entendaient se défaire de leur souvenir, exigent le respect de leurs dernières volontés, réclament les prières des vivants.
Les formes liturgiques
1. A l'époque d'Augustin, les morts étaient commémorés par la prière, l'eucharistie et les aumônes. A partir du VIIe siècle, la prière pour les défunts prit la forme de l'Office monastique, des Heures récitées en communauté. "Prie souvent pour ses péchés", écrit Dhuoda en faisant allusion à l'oncle de son fils Guillaume, "surtout en compagnie de beaucoup d'autres durant les nocturnes, les matines, les vêpres et les autres heures".
L'Office des défunts, ensemble de prières, de textes scripturaires et patristiques, récité de manière régulière dans la plupart des communautés ecclésiastiques, aux différentes heures liturgiques de la journée, se diffusa dans tout l'Occident aux VIIIe et IXe siècles. La pratique des messes dites "privées", fondées pour le salut de défunts particuliers, s'imposa également.
Elle semble bien liée à l'évolution des pratiques pénitentielles : importés sur le continent par les moines irlandais, le principe de la pénitence tarifée (qui fixait les pénitences selon un tarif établi en fonction de la nature des péchés à expier) et celui de la commutation des peines (qui permettait de substituer à la pénitence des fondations ou des messes) autorisèrent la multiplication de messes « "privées" ou "spéciales" célébrées à l'intention des défunts, pour hâter la rémission de leurs fautes.
Encore faut-il remarquer qu'il n'y avait pas, à cette époque, de lien "mécanique" entre la nature des péchés et le nombre des messes célébrées à l'intention des pécheurs. La "comptabilité" des services funéraires restait pour une large part symbolique ; les kyrielles de messes "privées" réclamées par certains fondateurs avaient pour fonction de tisser des liens multiples, sinon infinis, entre les défunts et la communauté chargée de les prendre en charge.
A partir des VIIe et VIIIe siècles, le développement des messes "privées" entraîna dans les abbayes un accroissement considérable du nombre des autels et de celui des prêtres parmi les moines. Spécialistes des suffrages pour les morts, les moines se virent aussi chargés de distribuer aux pauvres les aumônes que les fondateurs destinaient au rachat de leurs péchés.
Les monastères étaient devenus des lieux d'intercession et d'échange. C'est que les groupements monastiques réalisaient très concrètement la société spirituelle rêvée par les auteurs chrétiens. Fondées sur des liens spirituels, ces communautés parfaites étaient tout à fait désignées pour mettre en uvre les relations entre vivants et défunts définies par les ecclésiastiques. La gestion de la mémoire des morts rencontrait en outre certaines dimensions de la spiritualité monastique. L'idéal monastique était une mort (symbolique) au monde, permettant d'anticiper la joie éternelle : le moine, lit-on dans les textes de l'époque, est mortuus mundo.
2. Prières, messes et aumônes étaient organisées selon des rythmes particuliers. Certains ont coutume, écrit Ambroise (+397 ), de commémorer les défunts le troisième ou le trentième jour après leur mort, tandis que d'autres le font le septième ou le quarantième jour, ainsi que l'enseigne l'Écriture (Gen., 50, 2).
Évoquant l'eucharistie pour les défunts au terme d'une période de deuil de trois jours, appelée triduum, au cours de laquelle des prières sont dites près de la tombe, Augustin prône surtout, en s'appuyant sur l'Écriture (Gen. 50, 10 ; Eccli. 22, 12), le deuil de sept jours, préférable à celui de neuf jours, qui rappelle trop la "coutume des Gentils".
Les célébrations funéraires du troisième, septième, trentième et quarantième jour, reprises par les chrétiens à des traditions antérieures, seront observées tout au long du Moyen Age.
Le récit de Grégoire le Grand concernant le moine Justus est par ailleurs à l'origine de la pratique du trentain : lorsqu'un frère mourait, chaque jour une messe était célébrée pour son âme, pendant trente jours consécutifs. Enfin, le jour anniversaire de la mort des défunts pouvait être commémoré chaque année.
La coutume consistant à commémorer les défunts certains jours, précise Amalaire (+ avant 853), n'interdit pas de prier ou d'offrir l'eucharistie quotidiennement à leur intention. Les célébrations des troisième, septième et trentième jours revêtent un caractère plus solennel et "public", marqué par la participation de tous les « amis » du défunt et par la distribution d'aumônes. Mais en réalité, toutes les messes sont, au moins en partie, célébrées pour les défunts.
La mémoire des défunts était en effet rappelée à toutes les messes ordinaires : pendant l'eucharistie, à un moment précis.
Les noms des défunts étaient récités. Les noms ont d'abord figuré sur des tablettes d'ivoire, des dyptiques. Au X' siècle, Folcuin de Lobbes (+ 990) évoque la "coutume" qui consistait à commémorer, à la messe, les noms des défunts inscrits sur les dyptiques . Pour diverses raisons, la liturgie romaine supprimera la commémoration des morts le dimanche et les jours de fête, contrairement à la liturgie anglicane.
Si les dyptiques sont parfois restés en usage - jusqu'à une date assez tardive, on préféra le plus souvent, à partir du IX~ siècle, pour des raisons pratiques, inscrire les noms des défunts dans les marges ou sur le calendrier des sacramentaires qui servaient à la messe.
3. La variété des types de suffrages pour les morts, des rythmes des célébrations funéraires et de leurs bénéficiaires potentiels atteste la diversité et la mobilité des pratiques funéraires : la coutume régnait de fait en la matière.
Il s'agit là d'un fait culturel singulier, lié tout à la fois à la « christianisation » de l'Occident et aux usages sociaux de la mémoire funéraire. Les pièces liturgiques témoignent également de la diversité et de la mobilité des formes de la prière pour les morts.
Entre 784 et 791, le pape Hadrien 1er avait envoyé à Charlemagne un exemplaire du sacramentaire grégorien, destiné à réaliser dans ses États la réforme liturgique. L'exemplaire papal, l'Hadrianum, fut corrigé, puis complété par Benoît d'Aniane. Puis, à partir du IXe siècle, les liturgistes carolingiens ajoutèrent à l'Hadrianum et au Supplément d'Aniane toute une série d'oraisons. La portion la plus importante de ces ajouts est constituée par la collection des messes pour les défunts et chaque rédacteur a puisé comme il l'a voulu aux sources dont il disposait.
L'époque carolingienne constitue un moment décisif dans la prise en charge des morts par l'Église.
Tout d'abord, à des fins souvent pastorales, des ecclésiastiques, tels qu'Alcuin, Jonas d'Orléans, Amalaire et Raban Maur, ont alors puisé dans les Dialogues de Grégoire le Grand, mais surtout dans le traité d'Augustin sur les "soins dus aux morts", pour en extraire quelques citations qui, mises bout à bout, formèrent des sortes de compendium, définissant le bon usage du culte chrétien des morts. Au même moment, les messes "privées" commençaient à proliférer, tandis que la récitation de l'office des morts devenait dans certaines communautés monastiques une pratique quotidienne.
Si les ecclésiastiques avaient d'abord manifesté peu d'intérêt pour les rites funéraires, les conciles et les capitulaires carolingiens se mirent à condamner avec beaucoup plus de fermeté les pratiques funéraires jugées "superstitieuses" et à exiger des prêtres une bonne connaissance des rites de préparation à la mort et de commémoration. Vers 801-802, le premier capitulaire de l'évêque Gerbald de Liège ordonne aux prêtres de se rendre auprès des mourants et de leur conférer l'extrême-onction, en récitant des prières.
Quelques années plus tard, vers 812-814, celui de l'évêque Walcaud de Liège, qui se présente sous la forme d'un catalogue de questions destinées à vérifier les connaissances des prêtres, prévoit de leur demander notamment s'ils connaissent bien les formules, celles des messes pour un ou plusieurs défunts, des messes funéraires des troisième, septième et trentième jour, ainsi que des messes anniversaires. Dans les recueils liturgiques - auxquels les autorités prêtaient désormais la plus grande attention -, se trouvaient également insérées de nouvelles prières, destinées à la commemoratio des défunts. Et puis, des récits de vision et de voyages de l'âme dans l'au-delà furent composés, qui permirent de "christianiser" les histoires traditionnelles de contacts avec le monde des morts. Diffusés sur le continent, après s'être développés dans le monde irlandais et anglo-saxon, ces récits avaient aussi pour fonction de démontrer l'efficacité de l'entreprise d'intercession et de rétribution mise au point par l'Eglise tout en encourageant les fondations et les dons aux communautés écclésisatiques.
Vers le milieu du VIIIe siècle : institutionnalisation de ces pratiques. Se forment les premières associations, rassemblant évêques et abbés dont les membres s'engagaient à la mort de l'un d'eux, à célébrer la mémoire du défunt. Une confraternité, récitations de psautiers, fondation de messes spéciales.
En Alsace, en 776-777 une telle confraternité se forme, à l'usage de ses membres dans une abbaye.
Le développement de la memoria funéraire à l'époque carolingien est le fruit d'une rencontre entre les entreprises pastorales de l'Eglise, la réforme du monachisme et les exigences de la politique impériale qui s'appuie sur un ensemble d'abbayes... Liant toute une clientèle de fidèles et d'obligés.
2. Dans la pratique, la récitation des noms des défunts au Memento fut le plus souvent remplacée par une formule collective de recommandation à Dieu. Seuls les noms des personnes les plus importantes étaient réellement prononcés.
La mémoire collective des noms avait été évoquée par Augustin : l'Église doit prier pour tous les chrétiens défunts "en taisant leur nom" (IV, 6).
Ici encore, les auteurs carolingiens allaient citer l'évêque d'Hippone, qui justifiait en quelque sorte les usages nécrologiques de leur temps. En 813, lors du concile de Chàlon-sur-Saône, en renvoyant au texte d'Augustin, les évêques et les abbés de la Lyonnaise (Lyon, Sens, Tours et Rouen) prescrivirent de prier à chaque messe "pour tous les défunts".
Si l'on excepte la célébration des souverains défunts, le culte des morts semble avoir surtout consisté, durant le haut Moyen Age, en commémorations collectives à l'intention de tous les défunts ou de l'ensemble des défunts d'une communauté.
Les célébrations individuelles, le troisième, le septième ou le trentième jour, faisaient davantage partie d'un long cycle de funérailles que de commémoration proprement dite.
Au moment de son trépas, le défunt était pris en charge par la communauté qui l'entourait. Et tandis que son âme était confiée à la société des saints, son corps rejoignait, dans une nécropole ou un cimetière, des masses de corps que rien ne distinguait souvent les uns des autres.
Si l'on a beaucoup insisté, jadis sur les sépultures de privilégiés, sur les "tombes de chefs" de l'époque mérovingienne, les spécialistes ont tendance aujourd'hui à souligner l'aspect communautaire des cimetières du haut Moyen Age.
En fait, seule la mémoire des saints patrons, des souverains et de quelques privilégiés échappait à longue échéance à l'indifférenciation communautaire.