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Copyleft : Bernard CHAMPION

2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image

1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (.wmv) (.mov) (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache
(film 40') (film allégé)
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1674)

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


DES DEVOIRS A RENDRE AUX DÉFUNTS

Augustin (422)


CHAPITRE PREMIER. EST-IL UTILE A UN MORT D'ÊTRE ENSEVELI AUPRÈS DU TOMBEAU D'UN MARTYR?

1. Je suis votre débiteur depuis longtemps, cher collègue dans l'épiscopat, vénérable Paulin; car il y a longtemps que vous m'avez fait remettre une lettre par les gens de notre très-religieuse fille Flora, pour me demander s'il est utile à quelqu'un qui est mort que son corps soit enseveli auprès du tombeau d'un saint. La veuve susnommée vous avait fait une demande de ce genre pour son fils décédé dans votre pays; et vous lui avez répondu par une lettre de consolation, lui annonçant en même temps que le voeu de sa piété et de son amour maternel était accompli, et que le cadavre du fidèle jeune homme Cynégius était déposé dans la basilique du bienheureux confesseur Félix.

A cette occasion vous m'avez écrit à moi-même, par les messagers porteurs de la lettre destinée à la veuve. En me soumettant la question, vous me demandez de vous faire connaître mon opinion, sans me taire la vôtre. A votre avis, ce ne sont pas de vains sentiments qui portent les âmes religieuses et fidèles à rendre ces sortes de soins à leurs morts. Vous ajoutez de plus qu'on ne peut taxer de vaine pratiques la coutume universelle dans l'Eglise d'adresser des supplications pour les défunts; et vous croyez pouvoir aussi conclure de là qu'il est utile à un homme, après la mort, que la piété de ses proches pourvoie à l'inhumation de son corps en choisissant un lieu de sépulture tel, qu'il apparaisse qu'on réclame pour lui le secours des saints.

2. Cela posé, vous vous objectez ce que dit l'Apôtre: «Nous comparaîtrons tous devant le tribunal du Christ, pour être traités chacun selon ce que nous aurons fait dans notre corps, de bien ou de mal»; et vous dites que vous ne voyez pas bien comment ce texte peut s'accorder avec notre opinion. Car cette sentence de l'Apôtre nous avertit que ce qui peut être utile après la mort doit être avant la mort, et non pas alors que le moment sera venu de recevoir en proportion de ce que nous aurons fait avant de mourir. Mais voici la solution: c'est qu'il est une manière de vivre par laquelle on mérite, durant la vie du corps, que les soins donnés aux morts soient utiles; et c'est en ce sens que les actes religieux qu'on fait pour eux après la vie du corps, les aident selon ce qu'ils ont fait durant cette vie du corps. Car il en est qui ne retirent aucune aide de ce qu'on fait pour eux; savoir ceux qui ont fait tant de mal qu'ils sont indignes d'être ainsi secourus, et ceux qui ont fait de bien qu'ils n'ont plus besoin de cette sorte de secours. Ainsi le genre de vie que chacun a mené durant la vie du corps, est la cause de l'utilité ou de l'inutilité de tous les pieux devoirs qu'on peut leur rendre après cette vie. En effet, s'ils n'ont acquis en-deçà du tombeau aucun mérite en vertu duquel ces devoirs peuvent leur être utiles, vous ne leur en trouverez pas davantage au delà.

Donc, d'une part, ni l'Eglise, ni les familles ne font une chose vaine en entourant les défunts de tant de soins religieux; et d'un autre côté, chacun n'en est pas moins traité selon ce qu'il a fait de bien ou de mal durant la vie du corps, et le Seigneur le rend à chacun (281) selon ses oeuvres. Car si les soins pieux sont utiles à quelqu'un après la mort, c'est qu'il l'a mérité durant cette vie.

3. Cette courte solution pourrait suffire pour répondre à votre demande. Mais je réclame quelque temps votre attention pour traiter d'autres questions qu'elle soulève. Nous lisons dans, les livres des Machabées qu'un sacrifice fut offert pour les morts,. Mais lors même qu'on ne lirait rien de semblable dans les anciennes Ecritures, nous avons sur ce point l'autorité si grave de l'Eglise universelle, évidemment constatée par la coutume, puisque la recommandation des morts a sa place dans les prières que le prêtre adresse au Seigneur Dieu à son autel.

CHAPITRE II. DE QUELLE UTILITÉ SONT LES HONNEURS DE LA SÉPULTURE. LE DÉPAUT DE SÉPULTURE NE NUIT PAS AUX MORTS CHRÉTIENS.

Examinons avec plus de soin s'il est de quelque utilité à l'âme d'un mort que son corps soit enseveli. Et d'abord le défaut de sépulture des corps est-il cause d'une souffrance ou d'une augmentation de souffrance pour les âmes des hommes après cette vie? C'est ce que nous allons rechercher non pas en consultant l'opinion vulgaire et générales mais à 1a lumière des saints livres de notre religion. Il n'est point à croire, en effet, comme on le lit dans Virgile, que ceux qui meurent sans sépulture sont repoussés de la barque sur laquelle on passe le fleuve infernal :

Nec ripas datur horrendas, nec rauca fluenta
Transportare prius, quam sedibus ossa quierunt.
(Enéid., liv. 6,327, 328.)

Quel cœur de chrétien pourrait sentir de l'attrait pour ces imaginations de la poésie et de la fable, quand nous voyons le Seigneur Jésus, pour rassurer les chrétiens qui devaient tomber entre les mains de leurs ennemis, et laisser en mourant leurs corps à la merci des bourreaux, leur dire qu'un cheveu de leur tête ne peut périr, et les exhorter à ne pas craindre ceux qui, après avoir tué le corps, n'ont plus ensuite aucun pouvoir ? Aussi, je crois en avoir assez dit, dans le premier livre de la Cité de Dieu, pour fermer la bouche à ceux qui rendant l'ère chrétienne responsable des ravages des barbares, et en particulier du saccage récent de Rome, objectaient encore aux chrétiens que le Christ ne leur était point venu en aide dans cette affliction. Lorsqu'on leur répondait que le Christ avait recueilli les âmes des fidèles en considération des mérites de leur foi, ils se rejetaient sur les cadavres laissés sans sépulture, et en faisaient le thème de leurs déclamations. Voici le texte entier de ma réponse sur cette question de la sépulture.

4. «... Mais dans cet immense massacre les cadavres ne purent même être ensevelis! - La piété des fidèles ne s'effraie pas plus que de raison à cette pensée, parce qu'ils savent que les corps même dévorés parles bêtes farouches n'en ressusciteront pas moins, et qu'un cheveu de leur tête ne peut périr. En vain la Vérité dirait: «Ne craignez pas ceux qui peuvent tuer le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme ( 1. Mt 10,28-30 Lc 12,4-7 .- 2. Ps 78,2-3 )»; si tous les mauvais traitements possibles exercés par les méchants sur les corps de ceux qu'ils ont tués pouvaient nuire tant soit peu à la vie future. Se trouvera-t-il un esprit assez absurde pour prétendre, au sujet de ceux qui tuent le corps, qu'il ne faut pas les craindre avant la mort, parce qu'il importe peu qu'ils tuent le corps; mais qu'il faut les craindre après la mort, de peur qu'ils ne laissent les corps des tués sans sépulture? Alors le Christ aurait donc erré en disant: «Ceux qui tuent le corps, et qui ensuite n'ont plus aucun pouvoir?» Car ils en auraient encore beaucoup dans ce cas, en maltraitant les cadavres. Loin de nous la pensée que ce que la Vérité a dit soit une fausseté. Elle a dit en effet qu'ils ont du pouvoir lorsqu'ils tuent, parce que le sentiment existe dans le corps que l'on tue; mais ils n'en ont plus ensuite, parce que le corps tué est complètement privé de sentiment. Aussi, bien des cadavres de chrétiens sont restés gisants, et la terre ne les a pas recouverts. Mais personne au monde n'a pu en tirer un seul du ciel ni de la terre; de la terre, que remplit tout entière de sa présence Celui qui sait comment ressusciter ce qu'il a lui-même créé. Il est vrai qu'on lit dans les Psaumes: «Ils ont livré les dépouilles mortelles de vos serviteurs en nourriture aux oiseaux du ciel, et les chairs de vos saints aux bêles;de la terre; ils ont répandu leur sang comme de l'eau autour de Jérusalem; et il n'y avait personne pour donner la sépulture (2)». Mais ces paroles témoignent éloquemment de la cruauté de ceux qui ont commis ces forfaits, plutôt que du malheur de ceux qui en ont été les victimes. Aux yeux des hommes, ces scènes paraissent affreuses et barbares, mais «aux yeux de Dieu la mort de ses saints est précieuse ».

Concluons donc que tous ces devoirs rendus aux morts, les soins funèbres, la manière d'ensevelir, la pompe des obsèques, sont plutôt des consolations pour les vivants, que des bienfaits pour les morts. Si une sépulture distinguée est de quelque utilité pour l'impie, l'homme pieux pâtira donc d'un humble enterrement ou même d'un manque de sépulture? Mais voici que la foule de ses serviteurs a fait au riche vêtu de pourpre des funérailles splendides aux yeux des hommes; et cependant celles que les anges firent au pauvre couvert d'ulcères le furent bien autrement aux. yeux du Seigneur. Ils ne l'ont pas descendu dans un tombeau de marbre, mais ils l'ont transporté dans le sein d'Abraham. Ils rient de ce que nous disons, ceux contre qui nous avons entrepris de défendre la Cité de Dieu; et pourtant leurs philosophes eux-mêmes ont fait peu de cas du soin de leur sépulture; souvent des armées entières se sont fort peu souciées du lieu où elles demeureraient gisantes, des bêtes de la terre dont elles seraient la pâture; et leurs poètes ont pu exprimer ces faits par ce langage non dépourvu de raison.

Le ciel recouvre ainsi ceux à qui l'urne manque. A combien plus forte raison doivent-ils s'abstenir de prendre le défaut de sépulture des corps pour thème de leurs déclamations contre les chrétiens, à qui en outre cette grande promesse est faite: cette même chair et tous ces membres se reformeront un jour; en un instant, ils reprendront non-seulement à la terre, mais dans les entrailles les plus profondes des autres éléments, les parcelles dispersées et subtilisées de leurs cadavres, et leur forme première leur sera rendue, complète et indestructible.

CHAPITRE 3. POURQUOI LE SOIN DES FUNÉRAILLES ET DE LA SÉPULTURE EST LOUABLE.

5. «Toutefois ce n'est point là un motif de mépriser et de jeter à la voirie les corps des défunts, surtout ceux des justes et des fidèles, qui ont été comme les instruments et les vases dont l'âme s'est saintement servie pour opérer toutes sortes de bonnes oeuvres. Le vêtement et l'anneau d'un père, ou tout autre souvenir semblable sont d'autant plus chers à ses enfants que leur affection pour lui fut plus vive: à quel titre mépriserait-on les corps mêmes, qui nous sont unis bien plus étroitement que n'importe quel vêtement? Le corps ne nous a pas été donné comme un ornement ou un aide extérieur, il appartient à la nature même de l'homme. De là vient qu'une piété attentive s'est empressée de rendre aux anciens justes les soins funèbres, de célébrer leurs obsèques, et de pourvoir à leur sépulture; et tandis qu'ils vivaient, ils ont eux-mêmes prescrit à leurs enfants d'ensevelir leurs corps et parfois aussi de les transporter d'un lieu en un autre (n 23,25 Gn 47,30). C'est en ensevelissant les morts que Tobie a mérité les faveurs de Dieu: c'est à ce titre qu'il est loué, et un ange même en rend témoignage (2Tb 2,9 Tb 12,12 ). Le Seigneur lui-même, qui devait pourtant ressusciter le troisième jour, publie et recommande de publier la bonne couvre de cette femme pieuse qui avait répandu une huile parfumée sur ses membres, et parce qu'elle l'avait fait en vue de sa sépulture (Mt 26,7-13). L'Evangile mentionne encore avec éloge ceux qui prirent soin de recueillir son corps sur la croix, de le couvrir avec un soin pieux et de l'ensevelir avec honneur (Jn 19,38). Toutefois ces faits autorisés ne signifient pas qu'il reste aucun sentiment dans les cadavres; mais ils nous montrent que les corps mêmes des morts ne sont pas étrangers à la Providence de Dieu, qui a pour agréables ces pieux devoirs, parce qu'ils servent à établir la foi en la résurrection. Il y a là aussi un enseignement salutaire; et nous pouvons y voir combien sont nécessaires les oeuvres de miséricorde pratiquées à l'égard des vivants qui en sentent les effets, puisque Dieu ne laisse pas sans récompense les devoirs et les soins rendus aux membres glacés des mortels. Il y a encore d'autres dispositions des saints patriarches sur leur sépulture ou le transport de leurs corps, et auquel ils ont attaché un sens prophétique (Gn 42,30 Gn 50,24). Mais ce n'est pas ici le lieu d'en disserter, et les traits que nous venons de citer suffisent. Reprenons, et faisons une réflexion sur les choses nécessaires pour sustenter les vivants, telles que le vêtement et la nourriture. La privation ne s'en fait pas sentir sans une grande affliction, et pourtant loin de briser la vertu dans les bons, je dis la patience courageuse qui s'y soumet, loin de déraciner la piété de leurs âmes, elle l'exerce au contraire, et la rend plus féconde. A plus forte raison, la privation des funérailles et de la sépulture ordinaire ne peut-elle rendre malheureux ceux qui habitent déjà dans la paix les demeures invisibles des Justes. Par conséquent, lorsque dans la dévastation de cette grande ville et des autres, les cadavres des chrétiens furent privés de ces honneurs, il n'en résulta ni une faute pour les vivants qui ne purent les leur rendre, ni une punition pour les morts qui ne purent en rien sentir».

Voilà comment j'ai raisonné cette matière de la sépulture, et tel est mon sentiment formulé ailleurs. Je l'ai transcrit ici, parce qu'il m'était plus facile de le copier, que de l'exprimer de nouveau d'une autre manière.

CHAPITRE IV. LE LIEU DE LA SÉPULTURE D'UN MORT NE LUI EST PAS UTILE PAR LUI-MÊME, MAIS PARCE QU'IL EXCITE A PRIER POUR LE DÉFUNT.

6. S'il en est ainsi, c'est évidemment une oeuvre de pieuse affection pour les morts, que de choisir leur lieu de sépulture auprès des tombeaux des saints. Car si c'est un acte de religion de les ensevelir, c'en sera un aussi, on le sent, de s'occuper du choix du lieu. Mais en examinant ces soins que les vivants rendent aux morts pour se consoler, et qui révèlent en même temps leur pieuse affection pour leurs proches, il faut voir quel profit peuvent en retirer les morts eux-mêmes. Je n'en vois qu'un. C'est qu'en se rappelant le lieu où ces corps chéris reposent, les vivants les recommandent à ces mêmes saints comme à des patrons à qui ils les ont confiés pour les aider par leurs prières auprès de Dieu. Or on pourrait en agir ainsi, lors même qu'il ne serait pas possible d'inhumer les morts dans ces lieux choisis. Mais pourquoi appelle-t-on Mémoires ou Monuments ces tombeaux remarquables que l'on construit aux défunts, sinon pour soustraire à l'oubli du coeur ceux que la mort a soustraits aux yeux des vivants? En effet, ils le rappellent à notre souvenir, et ils nous avertissent de penser à eux. C'est ce que fait voir très-clairement le nom même de Mémoire, aussi bien que celui de Monument, (de monere mentem) qui signifie avertissement. Aussi les Grecs appellent-ils munemeion, ce que nous appelons Mémoire ou Monument, parce que dans leur langue la mémoire ou la faculté de se souvenir se dit muneme. Lors donc que le coeur se porte vers l'endroit où repose le corps d'une personne bien chère, et que le lieu vénérable qui porte le nom du martyr se présente en même temps à l'esprit, celui qui mêle la prière au souvenir du coeur recommande affectueusement l'âme bien-aimée à ce saint martyr. Or il n'est pas douteux que cet acte de la vive charité des fidèles pour les défunts, ne soit utile à ceux d'entré eux qui ont mérité, tandis qu'ils vivaient, de recevoir ce soulagement après leur mort.

Toutefois, lorsque, pour un motif grave et impérieux, il est impossible ou d'inhumer les corps, ou de les inhumer dans ces lieux, on ne doit pas pour cela omettre les supplications pour les esprits des morts. L'Eglise a pris à tâche de les faire en général pour tous ceux qui sont morts dans la société chrétienne et catholique, même sans les nommer, ainsi, à défaut de parents, d'enfants, de proches ou d'amis, cette tendre Mère, unique et universelle, leur rend ce pieux devoir. Que si ces supplications offertes pour les morts par une foi et une piété légitimes venaient à manquer, je suis d'avis qu'il ne servirait de rien à leurs âmes de déposer leurs corps privés de vie dans n'importe quels lieux saints.

CHAPITRE V. EN QUELLE MESURE LE LIEU DE LA SÉPULTURE EST UTILE AUX MORTS.

7. Lorsque la fidèle mère d'un fils défunt a désiré voir le corps déposé dans la basilique du martyr, elle s'est persuadée certainement que les mérites du martyr viendraient en aide à l'âme. Or cette persuasion équivalait à une supplication; c'est là ce qui fut utile au mort, et rien autre chose. Elle va maintenant par la pensée visiter ce tombeau, et elle recommande de plus en plus son fils dans ses prières comment, en cela, l'esprit du mort est-il aidé? est-ce le lieu où est le corps mort qui l'aide? Non; c'est le vivant amour de sa mère qu'excite le souvenir du lieu. Car elle pense à la fois et à celui qu'elle recommande, et à celui à qui elle le recommande; et ce double souvenir n'émeut pas en vain cette âme religieuse.

En effet, ceux qui prient font avec les membres de leurs corps des gestes en harmonie avec la supplications ils ploient les genoux, ils étendent les mains, ils se prosternent sur le sol, et d'autres mouvements visibles semblables, quoique leur volonté invisible et l'intention cachée au fond de leur coeur soient connues de Dieu, et qu'il n'ait pas besoin de ces signes pour lire dans l'âme humaine comme dans un livre ouvert. Cependant c'est ainsi. que l'homme s'excite lui-même à prier et à gémir avec plus d'humilité et de ferveur. Et, je ne sais comment cela se fait, mais, quoique ces mouvements du corps ne puissent avoir lieu, sans qu'un mouvement de l'âme les ait précédés, il n'en arrive pas moins que ces signes visibles eux-mêmes rendent à leur tour plus. puissant le mouvement intérieur qui les a causés; et ainsi le sentiment d'affection qui a, dû les précéder pour qu'ils pussent se produire, s'accroît parce qu'ils se sont produits. Toutefois, si quelqu'un était empêché, lié même, de telle sorte qu'il ne pût faire cet usage de ses membres, l'homme intérieur ne laisserait pas de prier en lui, et de se prosterner devant Dieu dans ces profondeurs cachées où habite la componction. De même, Celui qui adresse à: Dieu des supplications pour l'âme d'un des siens qui est mort, s'intéresse vivement au lieu ou. il déposera le corps; un premier sen-' liment d'affection choisit un lieu sanctifié, et lorsque le corps y est déposé, le souvenir du lieu sanctifié, renouvelle et augmente à son. tour ce sentiment d'amour qui a précédé et produit le choix de la sépulture.

Mais lors même que cette âme religieuse ne peut inhumer celui qu'elle aime, dans le lieu qu'elle préfère, elle n'en doit pas moins continuer les supplications nécessaires et ne pas, cesser de le recommander. Peu importe le lieu où gît ou ne gît pas la chair du défunt c'est à son esprit qu'il faut procurer le repos., Lorsque l'esprit est sorti de la chair, il a emporté avec lui le sentiment, par lequel seul il est possible de s'intéresser au sort heureux ou malheureux de quelqu'un. Ce n'est donc pas de cette chair qu'il attend d'être aidé pour vivre; parce que c'est lui-même qui la faisait vivre, et il en a emporté la vie en en sortant, comme il la lui rapportera en y rentrant. Non, ce n'est pas la chair qui mérite pour l'esprit, c'est l'esprit qui mérite pour la chair jusqu'à la résurrection elle-même, et c'est lui qui la fera revivre soit pour le châtiment, soit pour la gloire.

CHAPITRE VI. CORPS DE MARTYRS BRULÉS, ET LEURS CENDRES JETÉES DANS LE RHÔNE.

8. Nous lisons le fait suivant dans l'Histoire ecclésiastique, écrite en grec par Eusèbe, et traduite en latin par Ruffin. Dans la Gaule des corps de martyrs furent jetés aux chiens; ce que les chiens en laissèrent fut jeté dans les flammes avec les os et entièrement consumé; et les cendres jetées à leur tour dans le fleuve du Rhône, afin qu'il n'en restât aucun souvenir. Nous devons croire que Dieu n'eut pas d'autre dessein, en permettant ces incroyables sévices, que d'apprendre aux chrétiens qui méprisent la vie présente en confessant le Christ, à mépriser à plus forte raison la sépulture. Car si de pareils traitements exercés sur les corps des martyrs étaient un obstacle au bienheureux repos de leurs âmes victorieuses, assurément Dieu ne le permettrait pas. Le sens des paroles du Seigneur est donc éclairci par le fait même. Lorsqu'il a dit: «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et qui a ensuite n'ont plus aucun pouvoir , il n'a pas voulu dire qu'il ne leur laisserait aucun pouvoir sur les corps des morts, mais bien que, quoi qu'ils fissent, la félicité des chrétiens défunts n'en serait aucunement amoindrie, que les sens de ceux qui sont pleins de vie après la mort n'en seraient nullement affectés, et que leurs corps eux-mêmes n'en souffriraient aucun dommage, au moins en ce qui regarde l'intégrité de leur résurrection.

CHAPITRE VII. LE SOIN DE LA SÉPULTURE VIENT DU SENTIMENT D'AFFECTION QUE L'HOMME ÉPROUVE POUR SON PROPRE CORPS.

9. Cependant, il est un vif sentiment dans le coeur de l'homme, c'est celui en vertu duquel jamais personne n'a haï sa propre chair (Ep 5,29). Aussi, si les hommes viennent à savoir que, après leur mort, leurs corps seront privés de quelqu'un de ces soins que comporte la solennité de la sépulture eu usage dans leur famille ou dans leur patrie, ils s'en attristent en leur qualité d'hommes; et ils craignent pour leurs corps avant la mort, ce qui leur est indifférent après la mort. C'est pour cela que Dieu, comme nous le voyons dans les livres des Règnes, menace un prophète par un autre prophète de ne point laisser ensevelir son cadavre dans le sépulcre de ses pères, parce qu'il avait transgressé ses ordres. L'Ecriture rapporte le fait en ces termes: «Voici ce que dit le Seigneur: Parce que tu as désobéi à la parole du Seigneur, et que tu n'as pas observé le commandement qu'il t'avait fait, parce que tu es revenu sur tes pas, que tu as mangé du pain et bu de l'eau dans un lieu où il t'avait commandé de ne pas manger de pain ni boire de l'eau, ton cadavre ne sera pas porté dans le sépulcre de tes pères (1R 13,24-32)». Si nous pesons la valeur de cette punition au poids de l'Evangile, nous trouverons qu'elle n'en mérite même pas le nom; car nous venons de voir que lorsque le corps est tué il n'y a absolument aucune souffrance à craindre pour les membres privés de vie. Mais si nous considérons l'affection naturelle de l'homme pour sa propre chair, nous comprenons qu'il peut pendant sa vie éprouver terreur et crainte en vue de choses auxquelles il sera insensible après la mort. Et telle fut cette peine que le coeur du prophète souffrait de ce qui devait arriver à son corps, bien qu'il ne dût pas en souffrir alors que l'événement aurait lieu. C'est dans cette mesure que le Seigneur voulut punir son serviteur qui n'avait pas méprisé par orgueil le précepte divin, mais qui avait cru obéir en désobéissant, et s'était laissé tromper par la fourberie d'autrui. En effet, lorsque la dent d'une bête féroce lui donna la mort, cette mort ne fut pas de celles qui précipitent l'âme dans les supplices de l'enfer; on doit le croire, quand on voit le lion qui l'avait tué garder son corps même, laisser intacte sa monture, et celle-ci assister sans trembler avec cette terrible bête féroce aux funérailles de son maître. A ce signe extraordinaire, on reconnaît que cet homme de Dieu fut frappé d'une peine temporaire jusqu'à sa mort, plutôt que d'avoir été puni après sa mort. L'Apôtre a des paroles qui se rapportent à notre sujet; après avoir rappelé les maladies et la mort dé plusieurs comme punition de certaines offenses, il ajoute: «Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu. Et s'il arrive qu'il nous juge, «c'est, pour nous corriger, afin que nous ne «soyons pas damnés avec le monde (Co 11,31-32 )». Celui qui avait trompé le prophète dont nous parlons l'ensevelit honorablement dans son propre sépulcre, et il voulut à son tour être enseveli auprès de lui. Il espérait ainsi que ses propres ossements seraient épargnés; lorsque s'accomplirait la prophétie de cet homme de Dieu, comme il arriva au temps où Josias roi de Juda déterra en ce pays les ossements d'un grand nombre de morts, et s'en servit pour polluer les autels sacrilégement élevés aux idoles. Josias épargna en effet ce monument où reposait le prophète qui plus de trois cents ans à l'avance avait prédit ces événements; et à cause de lui, la sépulture de celui qui l'avait trompé fut elle-même respectée (R 23,16-18). Et celui qui avait donné la mort à sors âme par le mensonge avait ainsi pourvu au soin de son cadavre, stimulé par ce sentiment en vertu duquel personne n'a jamais haï sa propre chair.

C'est donc à cause de cette affection naturelle que nous avons tous pour notre chair, que l'un se sentit puni en apprenant que son corps ne serait pas porté au sépulcre de ses ancêtres, et que l'autre prit soin d'épargner à ses ossements la profanation, en se faisant ensevelir auprès de celui dont le sépulcre ne devait point être violé.

CHAPITRE VIII. LES MARTYRS ONT DÉDAIGNÉ LE SOIN DE LEUR SÉPULTURE.

10. Les martyrs combattant pour la vérité du Christ ont triomphé de ce sentiment naturel. Il n'est en cela rien d'étonnant. Comment auraient-ils tenu compte de ce qu'ils ne devaient pas ressentir après la mort, ceux que ne purent vaincre les tourments qu'ils ressentaient étant en vie? Sans doute Dieu pouvait disposer autrement de leurs restes, lui qui permit au lion de tuer le prophète, et ne lui permit pas de .toucher ensuite à son cadavre, et qui fit de-ce bourreau le gardien du supplicié. Dieu avait mille ressources pour éloigner les chiens des cadavres de ses fidèles, pour effrayer la cruauté des hommes mêmes, et les empêcher d'oser brûler les cadavres et de jeter leurs cendres dans les flots. Mais il entrait dans ses desseins que cette épreuve ne fût pas épargnée à ceux qui devaient passer par toutes les épreuves.

Il ne devait pas être dit que le courage des confesseurs, intrépide en face des cruels tourments qui devaient leur arracher la vie du corps, pâlirait devant la crainte d'être privés de l'honneur d'une sépulture; ni que leur foi en la résurrection redouterait de voir leurs corps consumés par les flammes. Enfin, il y avait encore une raison de permettre tant d'horribles excès, qui firent ressortir tant de gloire. Les martyrs ardents à confesser le Christ rendirent ainsi témoignage à cette Vérité qui leur avait appris que ceux qui tueraient leurs corps n'auraient plus ensuite aucun pouvoir; que tout ce qu'ils essaieraient contre les corps morts ne serait rien, puisque l'âme sortie d'une chair privée de vie ne pourrait en rien sentir, ni le Créateur de cette chair en rien perdre. Mais tandis que les martyrs souffraient avec un grand courage, sans rien craindre de ces sévices exercés sur les corps de ceux qui déjà avaient été tués, un deuil immense attristait leurs frères, impuissants à leur rendre les derniers devoirs, et à soustraire la moindre partie de leurs restes à la vigilance de cruels gardiens. Ainsi l'atteste la même histoire ( Euseb. Hist. eccl. liv. 5, ch.1). Mais voyez: en vain on lacérait les membres des suppliciés, en vain on brûlait leurs os, en vain on dispersait leurs cendres, aucune douleur ne les atteignait. Et en même temps un grand sentiment de pitié affligeait le coeur de ceux qui ne pouvaient les ensevelir. Ils sentaient, pour ainsi dire, en ceux qui n'avaient plus aucun sentiment; et la compassion s'inclinait vers ceux qui déjà étaient exempts de la souffrance.

CHAPITRE IX. POURQUOI L'ÉCRITURE LOUE LES SOINS DONNÉS AUX MORTS.

11. A. cause de ce sentiment de pitié compatissante, l'Ecriture loue, le roi David bénit ces hommes qui ont fait aux ossements arides de Saül et de Jonathas la miséricordieuse aumône de la sépulture (S 2,5). Mais enfin, quelle sorte de miséricorde exerce-t-on à l'égard de ceux qui sont privés de sentir? Devons-nous en revenir à l'opinion qui prétend que le passage du fleuve infernal est prohibé aux morts sans sépulture ? La foi chrétienne y répugne; et s'il en était ainsi, cette immense multitude de martyrs dont les corps furent privés de sépulture, auraient été indignement traités; et la vérité se serait trompée en disant: «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et qui ensuite «n'ont plus aucun pouvoir»; car ils en auraient eu un bien funeste sur les martyrs qu'ils auraient ainsi empêchés de parvenir aux demeures désirées. Cette opinion est donc évidemment fausse; et le refus de sépulture ne nuit pas plus aux fidèles, que la sépulture n'est utile aux infidèles. Pourquoi donc alors est-il dit que ceux qui ont enseveli Saül et son fils ont fait une oeuvre de miséricorde, et pourquoi un saint roi les a-t-il bénis? En voici la raison: le sentiment naturel en vertu duquel personne n'a jamais haï sa propre chair est cause que nous désirons qu'on prenne soin de la sépulture de nos corps. C'est donc faire preuve d'un bon coeur et d'une compassion louable, que de gémir de voir le corps d'autrui traité comme nous ne voudrions pas qu'on traitât le nôtre, et de rendre aux autres hommes des soins auxquels ils sont insensibles sans doute, mais auxquels nous sommes sensibles pour eux, parce que nous désirons qu'on nous les rende à nous-mêmes, lorsque nous y serons insensibles à notre tour.

CHAPITRE X. DES APPARITIONS DE MORTS QUI DEMANDENT LA SÉPULTURE.

12. Certaines visions que l'on rapporte soulèvent une question qu'il me paraît utile de ne pas négliger dans cette discussion. On raconte que plus d'une fois des morts laissés sans sépulture ont apparu à des vivants qui l'ignoraient, leur ont fait connaître les lieux où gisaient leurs corps, en leur disant de prendre soin de leur donner la sépulture dont ils avaient été privés. Répondre que ce sont de fausses apparitions, contre le sentiment de plusieurs fidèles qui ont écrit sur ce sujet, contre la persuasion de ceux qui affirment avoir eu de ces visions, ce serait faire preuve de peu de mesure. Il vaut mieux donner une autre réponse. De ce que les morts paraissent en songe s'occuper d'entretiens, d'indications, de demandes à propos de leur sépulture, il ne s'ensuit pas qu'ils sentent qu'ils en sont privés. Car les vivants aussi apparaissent quelquefois à des vivants endormis, sans savoir qu'ils leur apparaissent; et ce sont ceux-ci qui leur racontent ce qu'ils ont rêvé d'eux, et leur disent qu'ils le ont vus faire ou dire une chose ou une autre. Voilà donc quelqu'un qui me voit en songe lui montrer une chose qui a eu lieu, ou même lui prédire ce qui doit arriver; et moi je l'ignore absolument; et je ne m'occupe même pas de savoir non-seulement ce qu'il rêve, mais même s'il veille pendant que je dors ou s'il dort tandis que je veille, ou si nous dormons ou veillons tous deux dans le même temps; et lui voit un songe et il me voit dans ce songe. Faut-il alors s'étonner que les morts sans le savoir et sans s'en apercevoir, soient vus en songe par les vivants et leur disent des choses que ceux-ci reconnaissent pour vraies à leur réveil? Je suis porté à attribuer ces apparitions aux opérations angéliques, et à croire que ces phénomènes se produisent soit par la permission, soit par l'ordre d'en-haut, puisque ceux à qui appartiennent ces corps l'ignorent complètement.

Or ces visions sont parfois utiles, soit pour procurer quelque consolation aux vivants par la vue en songe des images de leurs morts chéris, soit pour recommander au genre humain par ces avertissements, d'accomplir un devoir d'humanité en ensevelissant les morts. Car si la sépulture n'est d'aucun secours aux défunts, elle ne peut pourtant être négligée par les vivants sans offenser la religion. Parfois aussi de fausses visions jettent les hommes dans de graves erreurs, non sans qu'ils le méritent. Telle serait l'apparition qui reproduirait celle que la fiction poétique attribue à Enée descendu aux enfers: L'image d'un homme privé de sépulture apparaît, parle un langage semblable à celui que tint Palinure (Enéide, liv. 6,337-383), indique où est son corps, demande et prie qu'on le cherche et qu'on l'ensevelisse. Au réveil, celui qui a eu la vision trouve le corps sans sépulture au lieu indiqué, et il va conclure, de la vérité de l'indication, qu'on ensevelit les morts pour que les âmes puissent pénétrer dans les lieux d'où sont repoussées les âmes de ceux qui restent sans sépulture, en vertu de je ne sais quelle loi des enfers qu'il a rêvée. La croyance à de pareilles fables ne l'entraîne-t-elle pas bien loin du sentier de la vérité?

CHAPITRE 11. UN PÈRE MORT APPARAÎT A SON FILS. AUGUSTIN APPARAÎT EN SONGE AU RHÉTEUR EULOGE, ET LUI EXPLIQUE UN PASSAGE DE CICÉRON.

13. Telle est la faiblesse humaine, que lorsqu'on voit un mort en songe, on s'imagine voir son âme; tandis que, si l'on voit de même en songe un homme vivant, on croit sans hésiter que ce n'est ni son âme ni son corps, mais simplement sa ressemblance qui nous a apparu. Comme s'il ne pouvait pas en être ainsi des hommes morts qui ne s'en aperçoivent pas davantage, et dont la ressemblance et non l'âme apparaît à ceux qui dorment.

Dans le temps que j'étais à Milan, j'appris le fait suivant. Un homme vint réclamer le paiement d'une dette au fils d'un père décédé, en produisant le billet de celui-ci. Le fils ne savait pas que son père avait payé avant de mourir; mais il conçut un profond chagrin, et s'étonnait de ce que son père, qui avait fait un testament au moment de sa mort, ne lui avait pas parlé de cette dette. Tandis qu'il était dans cette anxiété, son père lui apparut en songe, et lui indiqua l'endroit où se trouvait un écrit qui annulait le billet. Le jeune homme trouva l'écrit, le produisit, et se fit rendre le billet de son père, que celui-ci avait négligé de redemander lorsqu'il avait payé sa dette. Aussi croit-on en ce pays que, c'est l'âme de cet homme qui a pris soin de son fils, est venue vers lui pendant qu'il dormait, lui a appris ce qu'il ne savait pas, et l'a ainsi délivré d'une grande peine.

Mais presque dans le même temps où j'entendis ce fait, et tandis que j'étais encore à Milan, j'appris cet autre trait. Euloge, rhéteur de Carthage, qui apprit cet art à mon école, me le raconta lui-même lorsque je fus revenu en Afrique. Euloge qui expliquait alors à ses disciples les livres de la rhétorique de Cicéron, préparant un jour la leçon qu'il devait donner le lendemain, tomba sur un passage obscur n'ayant pu parvenir à le comprendre, il se coucha tout préoccupé, eut de la peine à s'endormir. Or, cette même nuit je lui expliquai en songe le passage qu'il ne comprenait pas. Mais non, ce n'était pas moi, ce n'était qu'une image de moi-même, à mon insu, tandis que je faisais tout autre chose, ou que je rêvais d'autres rêves, sans songer, à coup sûr, à me préoccuper de ce qui pouvait tracasser Euloge.

Comment ont lieu ces visions, je l'ignore: mais qu'importe? et qui nous empêche de croire que les choses se passent de la même manière quand ce sont des morts qui apparaissent, que lorsque ce sont des vivants, c'est-à-dire que ni les uns ni les autres n'ont ni connaissance ni souci de ceux qui voient leurs images en rêve, ni du temps, ni du lieu de ces rêves?

CHAPITRE XII. VISIONS DES FRÉNÉTIQUES. -VISION DE COURMA LE CURIAL.

14. Les visions qui ont lieu pendant la veille, comme chez les frénétiques et les autres hommes atteints de toute espèce de folie qui trouble les sens, ne sont pas différentes des visions du sommeil. En effet, ceux-ci parlent seuls comme s'ils avaient affaire à des personnes présentes, ils adressent la parole aussi bien aux personnes absentes qu'aux personnes présentes, mortes ou vivantes qu'ils voient en imagination. Or, les vivants ne savent pas qu'ils apparaissent à ces insensés, ni qu'ils causent avec eux. Et en réalité ils ne sont pas près d'eux, et ils ne causent pas avec eux; ce sont les sens troublés de ces hommes qui leur procurent ces visions imaginaires. Eh bien! il en est de même des morts. Ceux qui ont quitté cette vie paraissent présents aux personnes ainsi prédisposées, tandis qu'en réalité ils sont absents et qu'ils ignorent complètement si quelqu'un les voit en imagination.

15. Il existe un autre phénomène semblable à celui-ci: c'est celui qui se produit dans certaines personnes que la vie des sens abandonne dans des moments donnés, plus complètement encore que pendant le sommeil, et qui éprouvent alors des visions semblables. Elles aussi voient apparaître les images des morts et des vivants. Or, lorsqu'elles reviennent à elles-mêmes, et qu'elles racontent qu'elles ont vu tel ou tel mort, on croit qu'elles se sont trouvées vraiment avec eux. Ceux qui les écoutent ne remarquent pas qu'elles ont vu aussi des images de personnes vivantes, absentes, et qui n'en savent rien. Il y avait dans le municipe de Tullinus, près d'Hippone, un pauvre curial du nom de Courma; c'était un paysan des plus simples et qui aurait pu difficilement faire un décemvir. Etant devenu malade il tomba en syncope et parut comme mort durant plusieurs jours. On l'aurait enseveli comme privé de vie, sans un léger souffle si faible qu'à peine le saisissait-on en approchant la main de ses narines. Il ne remuait aucun membre, ne prenait aucun aliment; on avait beau le piquer, ni ses yeux ni aucun des sens de son corps n'en était affecté.

Toutefois il avait des visions pareilles à celles qu'on éprouve en dormant; et après plusieurs jours, étant sorti de cet état, il se mit à les raconter. Et d'abord au moment où il ouvrit les yeux, il se mit à dire: Qu'on aille tout de suite chez Courma le forgeron, voir ce qui s'y passe. On y court et on trouve cet autre Courma mort au moment même où le premier avait repris ses sens, et venait en quelque sorte de ressusciter. Alors il apprit à l'assistance attentive que l'autre avait reçu l'ordre de comparaître au moment où lui-même avait été congédié, et qu'il avait entendu dire dans ce lieu d'où il revenait: Ce n'est pas Courma le curial, mais Courma le forgeron qu'on a ordonné d'amener en ce séjour des morts. Dans sa vision, semblable à un songe, il vit aussi les morts traités suivant la diversité de leurs mérites, et il en reconnut plusieurs qu'il avait connus vivants. Etaient-ce vraiment des morts qu'il voyait? Je le croirais peut-être s'il n'avait pas aussi vu dans cette espèce de songe plusieurs personnes qui vivent encore, savoir, plusieurs clercs de son pays et leur prêtre; il entendit au même lieu celui-ci lui dire de venir à Hippone se faire baptiser par moi; ce qui fut fait, ajoutait-il. Dans cette même vision où il vit plus tard des morts, il avait donc vu aussi un prêtre, des clercs, et moi-même qui ne sommes certainement pas morts. Or, pourquoi ne croirait-on pas qu'il a vu des morts absents comme nous, et à leur insu comme il nous a vus à notre insu; et par conséquent, qu'il n'a pas vu les morts eux-mêmes, mais leurs images, comme il a vu aussi des images de lieux. En effet, il. vit encore le champ où était ce prêtre avec les clercs, et Hippone où il crut être baptisé par moi. Or, il n'était certainement pas présent en ces lieux quand il s'y voyait être. Car il n'a pas su ce qui s'y passait en ce moment; et il l'aurait su sans doute, s'il s'était vraiment trouvé là. Ce qu'on voit dans cet état, ce n'est donc pas la présence réelle des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais comme une ombre et une représentation imagée des objets.

Enfin, après bien d'autres visions,cet homme raconta qu'il avait été introduit dans le paradis, et qu'on lui avait dit au moment où on le renvoyait vers les siens: Va te faire baptiser, si tu veux être un jour dans ce séjour des bienheureux. Puis, comme on l'avertissait de se faire baptiser par moi, il répondit que la chose était faite. Mais celui qui lui parlait répliqua Va te faire baptiser en réalité; car tu ne t'es vu baptiser qu'en songe. Plus tard cet homme guérit, et vint à Hippone. Pâques était proche; il se fit inscrire avec les autres parmi les postulants, étant inconnu de moi comme beaucoup d'autres; et il ne raconta sa vision ni à moi ni à aucun des miens. Il fut baptisé, et après les saints jours, il retourna chez lui. Ce ne fut qu'après deux ans ou même plus que toutes ces choses vinrent à ma connaissance. Le premier qui m'en parla fut un de mes amis qui était aussi celui de Courma, un jour que la conversation, à table, roulait sur ces matières. J'insistai ensuite pour le voir et entendre le récit de sa propre bouche, en présence d'hommes honorables, ses concitoyens, qui attestèrent tout, et sa maladie étonnante durant laquelle il était resté plusieurs jours comme mort, et la mort de cet autre Courma le forgeron dont j'ai parlé plus haut, et tous les détails qu'il me donnait et que les témoins se rappelaient et assuraient lui avoir entendu raconter alors.

Pour conclure, il a donc vu son baptême, et moi-même, et Hippone, et la basilique, et le baptistère, non dans leur réalité, mais dans certaines ressemblances des choses; il a vu de même plusieurs autres hommes vivants, à l'insu de ces vivants. Pourquoi donc n'aurait-il pas vu de même les morts, à l'insu de ces morts?

CHAPITRE XIII. LES AXES DES MORTS N'INTERVIENNENT PAS DANS LES AFFAIRES DES VIVANTS.

16. Mais pourquoi ne verrions-nous pas là des opérations angéliques, et l'économie de la Providence de Dieu faisant ainsi un bon emploi du ministère des bons et des mauvais anges selon l'insondable profondeur de ses jugements? Ainsi les esprits mortels seraient éclairés ou illusionnés, consolés ou effrayés dans la mesure de miséricorde ou de punition méritée par chacun et fixée par Celui à qui l'Eglise n'attribue pas en vain dans ses chants la miséricorde et la justice (Ps 100,1).

On prendra comme on voudra ce que je vais dire. S'il était vrai que les âmes des morts s'intéressent aux affaires des vivants, et que ce fussent elles-mêmes qui apparaissent en songe, ma tendre mère, pour ne parler que de moi, ne me délaisserait jamais durant mon sommeil, elle qui m'a suivi, pendant sa vie, et sur terre et sur mer. Loin de moi la pensée qu'une vie meilleure l'ait rendue cruelle, au point de ne pas venir consoler la tristesse de son fils, quand quelque chagrin lui serre le coeur, son fils, qu'elle aima uniquement, et qu'elle ne voulut jamais voir affligé! Mais le psaume sacré fait retentir un chant plein de vérité dans ces paroles: «Le Seigneur m'a recueilli, parce que mon père et ma mère m'ont délaissé (Ps 26,10 )». Si nos parents nous ont délaissés, comment donc s'intéressent-ils à nos peines et à nos affaires? Et si nos parents ne s'y intéressent pas, qui sont, parmi les morts, ceux qui savent ce que nous faisons ou ce que nous souffrons. Le prophète Isaïe dit: «C'est Vous qui êtes notre père; car Abraham ne sait plus qui nous sommes, et Israël a cessé de nous connaître (Is 63,16)» . Si ces grands patriarches ont ignoré le sort de ce peuple sorti d'eux, de cette postérité qui leur fut promise comme une récompense de leur foi, comment peut-on dire encore que les morts interviennent dans les affaires et les actions des vivants pour les connaître et y participer? Et en quel sens avancer qu'il est heureux de mourir avant que viennent les maux futurs, si l'on est encore sensible après la mort à toutes les calamités humaines? Ou bien est-ce une erreur, et devons-nous croire à la parfaite quiétude de ceux que tourmente la vie inquiète des vivants? Pourquoi donc Dieu a-t-il promis au très-pieux roi Josias, comme un grand bienfait, de le retirer du monde avant que viennent fondre sur le peuple et la contrée les maux dont il les menaçait? Le Seigneur s'exprime en. ces termes: «Voici ce que dit le Seigneur Dieu d'Israël: Les paroles que j'ai prononcées sur ce lieu et sur ceux qui l'habitent, disant qu'il deviendra désert et maudit, t'ont pénétré de crainte en ma présence; tu as déchiré tes vêtements, tu as pleuré devant moi; et je t'ai écouté, dit le Seigneur des armées: il n'en sera point ainsi; voici que je te réunirai à tes pères, et tu seras enseveli en paix; et tes yeux ne verront pas tous ces maux que je ferai fondre sur ce lieu et sur ceux qui l'habitent ». Effrayé des menaces de Dieu, ce roi avait pleuré, il avait déchiré ses vêtements, et le voilà rassuré contre les maux à venir par l'annonce d'une mort prématurée; il reposera dans la paix, de telle sorte qu'il ne verra aucun de ces maux. Ainsi les morts sont dans un lieu où ils ne voient pas ce qui se passe ni ce qui arrive aux hommes en cette vie. Comment donc peuvent-ils voir leurs tombeaux, ou leurs corps, comment peuvent-ils voir s'ils sont ensevelis ou s'ils sont gisants sans sépulture? Comment peuvent-ils prendre part aux misères des vivants? Car, ou bien ils subissent eux-mêmes leurs propres châtiments, s'ils en ont mérité; ou bien, suivant la promesse faite à ce Josias, ils reposent en paix, dans ces lieux où ils n'endurent aucune souffrance ni en eux-mêmes ni par les autres, parce qu'ils sont délivrés de ces maux qu'ils enduraient en eux-mêmes et dans les autres durant cette vie terrestre.

CHAPITRE XIV. OBJECTION.

17. Mais, dira quelqu'un, si les morts n'ont aucun souci des vivants, comment se fait-il que ce mauvais riche tourmenté dans les enfers pria le patriarche Abraham d'envoyer Lazare à ses cinq frères encore vivants, pour les prévenir, afin qu'ils ne vinssent pas à leur tour dans ce lieu de tourments? Mais, répondrai-je, suit-il des paroles du mauvais riche qu'il sut, ce que ses frères faisaient ou souffraient au même moment? Il s'intéressait des vivants, quoiqu'il ignorât ce qui se passait parmi eux, tout comme nous nous intéressons aux morts, sans connaître ce qu'ils font. En effet, si nous ne prenions aucun intérêt aux morts, à coup sûr nous n'adresserions pas pour eux à Dieu des supplications. Enfin Abraham n'envoya pas Lazare aux vivants; il répondit au contraire, qu'ils avaient Moïse et les prophètes, et qu'ils eussent à les écouter pour être préservés des supplices.

Ici nous nous demanderons de nouveau comment le patriarche Abraham ignorait ce qui se passait ici-bas; il savait que Moïse et les prophètes, c'est-à-dire leurs livres y étaient, et qu'en obéissant à leurs prescriptions on évitait les tourments de l'enfer; il savait enfin que le mauvais riche avait vécu dans les délices, et le pauvre Lazare dans les peines et les douleurs. Car il dit encore au premier Souviens-toi, mon fils, que tu as eu des biens durant ta vie, et que Lazare n'a eu que des maux. Voilà donc qu'il savait un fait qui s'était passé chez les vivants et non chez les morts. Mais il ne l'avait pas su au moment où il avait lieu chez les vivants; il avait pu l'apprendre par Lazare qui l'avait fait connaître aux morts; voilà ce qu'il faut dire pour ne pas faire mentir le prophète qui a écrit: «Abraham ne nous connaît plus».

CHAPITRE XV. COMMENT LES MORTS PEUVENT SAVOIR CE QUI SE PASSE ICI-BAS.

18. Il faut donc le reconnaître : les morts ne savent pas les choses d'ici-bas, au moins dans le moment où elles se font; plus tard, ils peuvent les apprendre de ceux qui en mourant s'en vont d'ici pour aller les rejoindre. Apprennent-ils tout de cette manière? Non, mais seulement les choses que .ceux-ci peuvent se rappeler et par conséquent leur apprendre, et qu'il est nécessaire que les autres sachent. Les morts peuvent encore savoir quelque chose de ce qui se passe ici-bas par les anges qui y sont présents; et ils l'apprennent d'eux dans la mesure jugée convenable par Celui à qui tout est soumis. Car si les anges ne pouvaient être présents dans les lieux habités par les vivants et par les morts, le Seigneur Jésus aurait-il pu dire: «Il arriva que le pauvre mourut, et que son corps fut porté par les anges dans le sein d'Abraham (Lc 16,22-29)?» Ils pouvaient donc être tantôt ici-bas et tantôt là, ceux qui transportèrent Lazare selon l'ordre de Dieu. Les morts ont encore un autre moyen de savoir quelques-unes des choses d'ici-bas, qu'il est nécessaire à eux ou aux autres qu'ils sachent; c'est la révélation du Saint-Esprit. Par elle, ils peuvent connaître non-seulement le passé et le présent, mais encore l'avenir. Ainsi en a-t-il été non de tous les hommes, mais des seuls prophètes tandis qu'ils vivaient ici-bas; toutefois ils ne connaissaient pas toutes choses, mais seulement celles que la divine Providence jugeait bon de leur révéler.

Il peut aussi arriver que les morts soient envoyés chez les vivants, comme en un sens inverse, saint Paul du milieu des vivants fut ravi au ciel (1Co 12,2). Les divines Ecritures en rendent témoignage. En effet, le prophète Samuel, défunt, prédit l'avenir au roi Saül, vivant (1S 28,7-9 ). Selon plusieurs, je le sais, le prophète en personne ne put être évoqué par l'art magique, et ce fut quelque malin esprit complice des oeuvres perverses du roi, qui fit apparaître une image du prophète. Mais le livre de l'Ecclésiastique, qu'on dit avoir été écrit par Jésus, fils de Sirach, et que plusieurs attribuent à Salomon, à cause d'une certaine ressemblance de style, rapporte, parmi les louanges des anciens pères, que Samuël prophétisa même après sa mort (Si 46,23 ). Veut-on contester l'autorité de ce livre parce qu'il n'est pas dans le canon des Hébreux? Alors qu'objectera-t-on contre le fait de Moïse, qui meurt certainement dans le Deutéronome (Dt 34,5), et qui dans l'Evangile apparaît aux vivants, avec Elie, qui n'est pas mort (Mt 17,3)?

CHAPITRE XVI. COMMENT LES MARTYRS VIENNENT A NOTRE SECOURS.

19. Nous avons ainsi les éléments nécessaires pour résoudre ce problème: Puisque, en thèse générale, les morts ignorent ce que font les vivants, comment les martyrs interviennent-ils dans les affaires humaines, ainsi que le prouvent leurs bienfaits à l'égard de ceux qui les invoquent? En effet, le confesseur Félix, donc vous entourez le tombeau au milieu de vous d'une si pieuse affection, a non-seulement fait sentir son intervention par des bienfaits réels, mais il a apparu aux yeux des hommes eux-mêmes, lorsque Nole était assiégée par les barbares: nous l'avons appris, non par des bruits incertains, mais de témoins irrécusables. Il faut le reconnaître, ces phénomènes divins se produisent tout à fait en dehors de l'ordre accoutumé qui régit chaque espèce de créatures. L'eau fut changée en vin, au moment où le Seigneur le voulut (Jn 2,9): est-ce une raison pour nous d'apprécier les propriétés de l'eau et la place qu'elle occupe dans l'ordre des éléments d'après ce rare ou plutôt cet unique miracle? Lazare est ressuscité? Jn 11,44 s'ensuit-il que tout mort ressuscite quand il lui plaît ou que ceux qui dorment dans le tombeau peuvent être réveillés par les vivants, comme ceux qui dorment dans leur lit le sont par ceux qui sont éveillés? Autres sont les limites des choses humaines, autres les signes des vertus de Dieu: autre ce qui se fait naturellement, autre ce qui s'opère miraculeusement; bien que Dieu soit présent à la nature quand elle opère, et que la nature ne soit pas absente, quand le miracle opère à son tour. Ainsi, de ce que les martyrs interviennent auprès de quelques personnes, pour les guérir ou les secourir, il ne s'ensuit pas que tous les morts puissent intervenir dans les affaires des vivants. Au contraire, puisque les morts ne peuvent ainsi intervenir en vertu de leur propre nature, ces faits nous donnent à comprendre que c'est à la puissance divine qu'il faut attribuer l'action des martyrs sur les affaires des vivants.


20. De quelle manière a lieu cette intervention dont on ne peut douter? comment les martyrs viennent-ils en aide à ceux qui sont certainement l'objet de leur protection? voilà une question qui surpasse les forces de mon intelligence. Sont-ils eux-mêmes présents, en personne, au même moment, dans des lieux si divers et si éloignés les uns des autres, auprès de leurs monuments, et partout ailleurs, où leur intervention se fait sentir? Ou bien restent-ils dans ces demeures préparées à leurs mérites, loin de tout commerce humain, priant en général pour tous les besoins des suppliants (comme nous prions nous-mêmes pour les morts, sans être auprès d'eux, sans savoir où ils sont ni ce qu'ils font), et pendant ce temps-là le Dieu tout-puissant, présent partout, sans être circonscrit en nous ni éloigné de nous, exauce-t-il les prières des martyrs, et par le ministère des anges qui pénètrent en tous lieux, distribue-t-il ces sortes de soulagements à ceux d'entre les hommes qu'il en juge dignes dans cette vallée de larmes? Est-ce de cette manière que par son admirable puissance et son ineffable bonté, il exalte les mérites de ses martyrs, où il veut, quand il veut, et comme il veut, mais surtout, ainsi que nous le voyons par leurs tombeaux, parce qu'il sait que cela nous est expédient pour exalter la foi de Jésus-Christ qu'ils ont confessée en souffrant? Voilà, je le répète, une question, un sujet trop élevé pour que je puisse y atteindre, trop obscur pour que je puisse l'approfondir. En un mot, y a-t-il présence des martyrs? ou les anges viennent-ils se substituer à eux? Lequel des deux Ou est-ce tous les deux, c'est-à-dire tantôt l'un, tantôt l'autre? Voilà ce que je n'ose pas (292) décider; je préférerais interroger ceux qui le savent. Car quelqu'un le sait, mais ce n'est pas celui qui croit le savoir et qui l'ignore en effet. Il s'agit ici des dons de Dieu, et Dieu les distribue comme il lui plaît, selon ce que dit l'Apôtre en parlant de la manière dont l'Esprit-Saint se manifeste à chacun pour l'utilité de tous: «A l'un est donné par l'Esprit le langage de la sagesse; à l'autre est donné par le même Esprit le langage de la science; un autre reçoit la foi par le même Esprit; un autre la grâce de guérir les maladies; un autre le don de faire des miracles; un autre le don de prophétie; un autre le discernement des esprits; un autre le don de parler diverses langues; un autre le don d'interpréter les discours. Or, c'est l'unique et même Esprit qui opère toutes ces choses en tous, leur distribuant à chacun son propre don, selon sa volonté (1Co 12,7-11)». Parmi tous ces dons spirituels, énumérés par l'Apôtre, se trouve donc le discernement des esprits; quiconque l'a reçu, celui-là sait les choses dont nous parlons comme il faut les savoir.

CHAPITRE XVII. LE MOINE JEAN.

21. Tel fut, croyez-le, ce moine du nom de Jean, que consulta Théodose l'Ancien sur l'issue de la guerre civile; car il avait aussi le don de prophétie. Je ne doute pas, pour moi, que chacun ne puisse recevoir quelqu'un de ces dons, et même qu'un seul n'en puisse avoir plusieurs. Or, voici ce qui arriva au moine Jean. Une femme très-religieuse était tourmentée d'un vif désir de le voir, et elle lui faisait demander cette faveur par son mari. Jean refusait, parce qu'il n'avait jamais permis aux femmes de le visiter. Le mari insistait vivement. Va, dit le moine, va dire à ta femme qu'elle me verra la nuit prochaine, mais pendant son sommeil. C'est ce qui eut lieu; et il lui donna tous les avis qui convenaient à une fidèle épouse. Lorsqu'elle fut éveillée, elle dépeignit à son mari l'homme qu'elle avait vu, et il était bien tel que celui-ci le connaissait: elle lui raconta en outre tout ce qu'il lui avait dit. Je tiens le fait de quelqu'un qui l'a su d'eux-mêmes, homme grave et noble, et parfaitement digne de foi. Mais si j'avais vu moi-même le saint moine, qui, dit-on, écoutait très-patiemment toutes les questions qu'on lui faisait, et y répondait avec une sagesse exquise, je l'aurais interrogé à mon tour, et lui aurais posé une question analogue à celle qui nous occupe. Etait-ce lui-même qui avait apparu à cette femme durant son sommeil, c'est-à-dire était-ce son esprit avec l'image de son corps, comme nous nous voyons nous-mêmes en songe; ou bien cette vision eut-elle lieu tandis qu'il veillait, occupé à autre chose, ou, s'il dormait, rêvant d'autre chose; ou bien fût-ce par un ange, ou de quelque autre manière? Enfin avait-il su le fait à l'avance, par une révélation de l'Esprit prophétique, et jusqu'à pouvoir en donner l'assurance?

En effet, s'il apparut lui-même en songe à la personne, il ne le put certainement que par une grâce miraculeuse, et non pas naturellement; en vertu du don de Dieu, et non pas de son propre pouvoir. Si la femme l'a vu en songe pendant qu'il était occupé d'autre chose, ou endormi et ayant d'autres rêves, ce fait a son pendant dans les Actes des Apôtres. C'est de cette manière, en effet, que le Seigneur Jésus, parlant de Saul à Ananie, lui fit connaître que Saul l'avait vu en songe venir vers lui, tandis qu'Ananie lui-même n'en savait rien (Ac 9,10-15). Quelque solution que l'homme de Dieu m'eût donnée, je l'eusse incontinent interrogé sur les martyrs. Apparaissent-ils en personne dans les songes, ou bien de toute autre manière à ceux qui les voient, sous la forme qu'il leur plaît de prendre, notamment quand les démons dont les hommes sont possédés confessent qu'ils sont tourmentés par eux et leur demandent merci? Ou bien ces apparitions se font-elles à un signe de la volonté divine par les puissances angéliques, pour l'honneur et la considération des saints et pour l'utilité des hommes, tandis que les martyrs, jouissant du souverain repos, vaquent à des contemplations bien plus hautes et meilleures, séparés de nous tout ça priant pour nous? A Milan, auprès des saints martyrs Gervais et Protais, les démons appelaient Ambroise par son nom, aussi bien que ces saints morts, Ambroise évêque, encore vivant, et lui criaient merci, tandis qu'il était occupé ailleurs et ne savait ce qui se passait. Enfin je demanderais à Jean si certaines apparitions ont lieu par la présence même des martyrs et d'autres par celle des auges; puis, si nous pouvons, et à quels - 293 - signes, distinguer les unes des autres; ou bien, si ceux-là seuls peuvent les reconnaître et les discerner, qui ont reçu ce don de l'Esprit de Dieu qui attribue à chacun ce qu'il lui plaît. Jean c'est ma pensée, traiterait toutes ces questions comme je le désire; et alors, ou je serais instruit par sa parole de maître, et j'aurais la connaissance et la certitude des vérités qu'il m'apprendrait; ou je croirais, sur sa parole de savant, ce qui ne pourrait devenir l'objet de ma science. Que s'il venait à me répondre par le texte de l'Ecriture: «Ne cherche pas des vérités trop hautes pour ta petitesse, ne te mesure pas avec des vérités trop fortes pour ta faiblesse, et contente-toi d'occuper toutes tes pensées de la méditation des commandements du Seigneur (Si 3,22)», je lui rendrais grâce encore. Car lorsqu'il s'agit de choses obscures et incertaines que nous ne pouvons pas saisir, ce n'est pas un mince avantage d'acquérir la certitude évidente de l'inutilité de nos recherches, et de savoir qu'une chose qu'on croyait utile à connaître et qu'on voulait apprendre, peut être ignorée sans inconvénient.

CHAPITRE XVIII. CONCLUSION.

22. Concluons. Soyons assurés que nous n'atteindrons les morts auxquels nous rendons des devoirs que par l'autel, la prière et l'aumône. Voilà les supplications solennelles et les sacrifices qui leur sont utiles. Sans doute ils ne profitent pas à tous, mais à ceux-là seulement qui ont mérité d'être ainsi secourus tandis qu'ils vivaient. Or, comme nous ne sommes pas à même de faire cette distinction, nous devons nous acquitter de ces devoirs envers tous ceux qui ont été régénérés, de peur d'omettre quelqu'un à qui ils peuvent et doivent être utiles. Il vaut mieux les rendre inutilement à ceux à qui ils ne peuvent ni nuire, ni profiter, que d'en laisser manquer ceux qui en profiteraient. Chacun doit s'en acquitter envers ses proches avec d'autant plus de soin qu'on en agit de même à son égard. Quant aux soins de la sépulture du corps, quels qu'ils soient, ils ne sont d'aucun secours pour le salut; mais c'est un devoir d'humanité, fondé sur ce sentiment en vertu duquel personne ne hait sa propre chair. Aussi doit-on, autant qu'on le peut, prendre ce soin de la chair de nos semblables lorsqu'ils l'ont délaissée. Ceux qui ne croient pas à la résurrection de la chair, ne manquent pas à ce devoir; à plus forte raison les fidèles doivent-ils le remplir à l'égard d'un corps, mort il est vrai, mais destiné à la résurrection et à une durée éternelle. N'attesteront-ils pas ainsi en outre cette foi à la résurrection? Quant à ensevelir les corps auprès des mémoires ou monuments dés martyrs, je ne vois pas, pour moi, que les défunts puissent en retirer d'autre secours que celui de la pieuse affection qui les recommande au patronage des martyrs, et qui, à cette occasion, supplie pour eux avec plus de ferveur.

23. Telle est la réponse qu'il a été en mon pouvoir de faire à la question que vous avez cru devoir me poser. Si elle a été plus longue qu'il ne convient, pardonnez-le-moi; j'en ai ainsi agi parce que j'étais heureux de causer plus longtemps avec vous. Ecrivez-moi, je vous prie, afin que je sache quel accueil votre dilection, vénérable frère, aura fait à ce livre. Du reste, je n'en doute pas, il vous agréera mieux en considération de celui qui vous le porte, je veux dire notre frère et notre comprêtre Candidien, que votre lettre m'a fait connaître; je l'ai accueilli de tout mon coeur, et je ne le laisse aller qu'à regret. Car il nous a beaucoup consolés dans la charité du Christ tandis qu'il était auprès de nous, et, je vous l'avouerai, c'est à ses instances que vous devez d'avoir été obéi. Mon coeur est agité par de si graves préoccupations que, sans ses recommandations assidues, ma mémoire aurait failli, et vous n'auriez sans doute pas reçu la réponse à votre question.

Traduction de M. DEFOURNY.



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