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le 1er mai 1999
B. C.
responsable du
département dEthnologie
à
Monsieur [X]
Adjoint au Directeur
de la Recherche
Monsieur le Directeur,
Invité par lAlliance française de Madagascar pour la préparation et pour linauguration, ce 17 mai, dune exposition que je réalise avec luniversité dAntananarivo (dont vous pouvez voir une version en français à ladresse URL, provisoire car la page est en cours, suivante : <univreunion.fr/~ancel/AMBILA3/index1.htm>), je regrette de ne pouvoir être présent lors de votre visite annoncée du 14 au 17 mai. Je le regrette, car jaurais souhaité défendre de vive voix le dossier et les travaux de notre laboratoire dont lhabilitation na pas été renouvelée. Mes collègues [X et X du département d'Ethnologie] se feront donc un devoir de vous présenter ce dossier qui est, me semble-t-il, emblématique de la situation réunionnaise.
On ne peut rien comprendre à cette situation sans le recours à lhistoire. Dans une lettre personnelle à [X, expert au Ministère], jécrivais ce qui suit.
Luniversité de la Réunion se signale par un investissement en infrastructure et en équipement considérable - tous les collègues qui nous rendent visite sont étonnés par limportance de nos moyens comparés aux leurs : le campus, en voie dachèvement, est probablement un des plus modernes de France - mais aussi, ce qui est beaucoup moins visible mais tout aussi déterminant, par le caractère spécifique de son personnel universitaire.
Ces deux données sont la conséquence directe de la loi de Départementalisation de 1946 qui a fait basculer en quelques années un pays du Tiers Monde - pour parler vite - dans un mode de vie métropolitain. La création, presque ex nihilo, de routes, dhôpitaux, décoles, de collèges, de lycées a provoqué la venue à la Réunion dun nombre important de fonctionnaires et de techniciens qui ont été les exécutants de cette transformation : de moins de 500 en 1946, les métropolitains (les natifs de métropole) sont aujourdhui plus de 50.000.
Tout cela, qui sest véritablement mis en place dans les années soixante sous limpulsion de Michel Debré dans un contexte de guerre froide et alors que le taux de croissance démographique de la Réunion devenait un des plus élevés au monde, créait les conditions douverture dun Centre universitaire (rattaché à Aix-en-Provence), dun Rectorat, puis dune Université à part entière.
Au moment où le recrutement du personnel universitaire va seffectuer, cet investissement na pourtant pas encore changé une donnée géographique dimportance : léloignement de la métropole (que la récente concurrence dans le transport aérien a permis de réduire notablement en divisant en quelques années le prix du billet davion par quatre), car lépoque nest pas si lointaine où les fonctionnaires partaient en congés tous les trois ans et où le voyage durait... un mois. Dans les disciplines où il ny a pas de raison scientifique particulière de venir faire de la recherche à la Réunion (soit, essentiellement, la volcanologie, la linguistique créole et lethnologie régionale) et alors que la formation na pas encore produit les compétences locales nécessaires, les postes ont donc souvent été pourvus avec les moyens du bord. Une étude sommaire des profils de carrière montre ainsi, avec un taux de réussite inégalé ailleurs, et pour cause, lintégration à luniversité denseignants du primaire, du lycée professionnel ou du collège, largement dépourvus des compétences normalement requises. Le reclassement denseignants de la coopération africaine a fait le reste et les invalidations prononcées par le Conseil National des Universités, à 10.000 kilomètres des faits, nont rien changé au fond.
Les conséquences de ces données originelles continuent et continueront longtemps à courir. Selon une sélection naturelle qui sobserve partout mais qui se vérifie ici avec une particulière évidence, ceux qui font de la recherche (bien minoritaires) sont rarement en mesure de faire pièce à ceux qui occupent les fonctions de représentation de luniversité - qui ne seraient jamais entrés à luniversité sils navaient eu le bonheur de poser leur sac à la Réunion, il y a une vingtaine dannées ou davantage, et qui ignorent (ou veulent ignorer) à peu près tout des règles et des contraintes de la recherche scientifique et de la vie universitaire [...]
Ce constat nest pas différent de celui que vient de dresser mon prédécesseur Paul OTTINO, portant sur les dix années antérieures, dans une lettre adressée au Directeur de la Recherche, M. [X], et il serait vain dattendre de cette première couche de peuplement qui se perpétue dans ses choix et dans ses recrutements une évolution significative. Nayant pour ma part aucune ambition administrative, cest en tant que membre, à ma modeste place, de la communauté scientifique que jai à connaître de ces dysfonctionnements. Car ce qui est en cause, cest la qualité de lenseignement et de la recherche à luniversité de la Réunion, dont chaque enseignant-chercheur, quil le veuille ou non, est en quelque façon comptable. Je vais en donner quelques exemples récents.
- Un projet de linguistique appliquée répondant à un appel doffres de lAUPELF, dont le responsable est un polytechnicien de Grenoble (il est fait état de ces travaux dans le Monde du 6-7 décembre 1998) et auquel je suis associé (en tant quanimateur dun programme national sur les invariants logiques intitulé RÉSEAU - cest de lanthropologie fondamentale) pour la partie Océan indien vient dêtre recalé... par le Conseil scientifique de luniversité de la Réunion. Les réponses aux appels doffre nationaux ou internationaux, au lieu dêtre simplement transmises par la voie administrative aux jurys compétents sont ainsi filtrées par la compétence locale.
- Le Ministère a récemment alloué à luniversité de la Réunion une importante dotation budgétaire au titre du PPF. La répartition qui vient de nous être notifiée fait une nouvelle fois apparaître que Madagascar a été oubliée dans ce partage - alors que plusieurs projets malgaches étaient soumis au Conseil. La Réunion a certes intérêt à développer ses relations avec lAfrique du Sud, qui sest taillée la part du lion. Mais on peut légitimement se demander si la venue à la Réunion de charters de collègues sud-africains qui, jusquà ce que linvitation leur en soit faite, ignoraient lexistence de notre île constitue le meilleur emploi des crédits de recherche. La production scientifique de ces financements (jexcepte de cette critique les travaux de nos collègues juristes sur lAfrique du sud, auxquels je participe dailleurs indirectement) est aussi volatile et aussi fongible que le kérosène qui en justifie lutilisation. En réalité, dans le meilleur des cas, la politique scientifique de luniversité de la Réunion consiste à ne mécontenter personne et à neutraliser les projets de quelque originalité en vertu de léquivalence de toutes les demandes, les instances dévaluation étant inexistantes.
- Nous organisons, avec lInstitut Universitaire de France et deux autres laboratoires de la Faculté, lUPRESA et le CRLH, un colloque pluridisciplinaire sur le conte intitulé Lhospitalité dans le conte. Ce colloque aura lieu en octobre 1999 et nous devons assumer les invitations régionales. Croit-on que luniversité de la Réunion, alors que la venue de deux professeurs au Collège de France est annoncée, va répondre à la hauteur de la confiance qui nous est faite ? Notre budget est à ce jour de... 20.000 F.
- Avec mes collègues [X] et [X] qui ont dailleurs été recrutés à cette fin - nous militons pour ouvrir une formation de DEUG Sciences humaines à luniversité. Il existe en effet à la Faculté des Lettres trois Licences en Sciences humaines alors que fait défaut la formation initiale pour y accéder. Cette absence interdit, de fait, lentrée des étudiants réunionnais dans la filière. Le Ministère a donné un avis favorable à cette création (lettre de Madame [X]) ; dans une lettre adressée au président de luniversité, le Vice-Président et le Doyen de Paris V-Sorbonne, ainsi quun professeur de Sociologie de ce prestigieux établissement, ont fait savoir quils étaient prêts à appuyer et à sengager dans louverture de cette formation ; plusieurs personnalités et de nombreuses associations réunionnaises soutiennent ce projet... Mais le dernier mot reste évidemment au Conseil dadministration de luniversité.
Je me rends bien compte en rapportant tout cela que jai lair de décrire une contrée visitée par un héros de Jonathan Swift ou de Pierre Boulle... Luniversité de la Réunion compte bien entendu des enseignants-chercheurs reconnus - et même plusieurs érudits - mais cela ne fait quune minorité. La structure administrative des universités est conçue pour que la communauté des enseignants-chercheurs, préservant lindépendance nécessaire à ses travaux, gère elle-même ses intérêts matériels et moraux. Mais cette structure peut aussi servir, pourvu quils soient en majorité, non pas des intérêts scientifiques et pédagogiques, mais des intérêts entrés par hasard ou par effraction dans la communauté universitaire. Alors que cest (généralement) sa qualité scientifique et morale qui désigne lenseignant-chercheur, sans quil soit nécessairement candidat dailleurs, aux fonctions de représentation, nous sommes ici dans le cas de figure inverse où la représentation devient un métier parallèle et un moyen de promotion scientifique.
La Faculté des Lettres a pourtant connu une notable embellie quand le Doyen en titre, sétant mis en réserve de luniversité dans lattente de plus hautes fonctions (quil occupe aujourdhui), fit maladroitement appel à un authentique chercheur - quil a ensuite poussé à la démission. Nous avons donc vécu quelques mois privilégiés qui ont permis à léquipe décanale dorganiser la recherche, de nouer des relations institutionnelles avec les universités malgaches et dinstaurer au sein de la Faculté le climat démulation scientifique qui sied à une communauté universitaire. Quand ce collègue est retourné à ses travaux après une démission fracassante (selon la presse locale), il ny avait aucun candidat à la reprise, le Conseil de Faculté étant celui de lancienne équipe. Cette opportunité a évidemment rapidement été saisie : Ah ! le niveau monte à la Fac des Lettres, a pu déclarer un notable dionysien : ils ont mis trois instituteurs aux commandes . Le vrai problème est que cette équipe est tout à fait représentative des intérêts intellectuels et moraux de la Faculté et que nous ne sommes quun très petit nombre à nous sentir mal représentés. Les plans de carrière cousu main, avec leur création de diplômes factices (ce quon appelle ici des diplômes feuilles de tôle, par référence aux campagnes électorales où un camion rempli de sacs de ciment et de feuilles de tôle suit le candidat...) prospèrent donc dans notre serre tropicale à une vitesse inconnue ailleurs. Visé par un tract du Snesup, veuillez trouver dans les pièces jointes à mon courrier un exemple entre dix, touchant la manipulation dune commission de spécialistes.
Quand donc le Ministère a déqualifié le C.A.G. au profit du C.I.R.C.I. il a, sans le savoir, tenu léchelle de ces promotions. Et il sest dit ici que lévaluation du Ministère avait accompli à peu près le travail inverse de celui du procureur [X], aujourdhui en poste en Corse, qui a, lui, mis fin à limpunité.
Je me permets de vous joindre, pour ne pas vous ennuyer de littérature, le formulaire, à la sobriété spartiate, que vos Services demandent aux enseignants-chercheurs pour lattribution de la prime dencadrement doctoral. Il vous permettra, je pense, de juger de lengagement du C.A.G. dans la recherche régionale et dans la recherche fondamentale. Je vous joins également la lettre que jai adressée à mon collègue [X], président de la 20ème section du C.N.U., quand jai appris notre liquidation. Si vous en avez le temps, je me permets de vous adresser aussi le texte de la communication que jai faite à la séance inaugurale du colloque "Langues et Droits" organisé par la Faculté de Droit de Nanterre. Elle illustre comment des travaux régionaux comme ceux que je conduis actuellement à Madagascar (cf. compte-rendu de mission pour lAUPELF) nourrissent une problématique juridique et anthropologique. Cette communication illustre en outre, puisquelle fait appel à des travaux conduits dans notre laboratoire par deux collègues de métropole, la pluridisciplinarité que nous nous efforçons dimprimer à nos travaux. Je vous joins enfin une lettre que jai adressée, à la suite dune précédente mission à Madagascar, à la Présidente de la Région (qui soutient financièrement désormais nos étudiants qui font leur terrain à Madagascar) et qui était alors aussi Secrétaire dÉtat à la Francophonie. Le sens de cette lettre était que luniversité de la Réunion ne remplira sa mission à la hauteur des formidables outils dont elle vient dêtre dotée que si, au lieu de rester une enclave technologique (dailleurs sous-employée) dans un environnement déchec scolaire et dencadrement médiocre, elle réussit à attirer les meilleures intelligences de la région, de Maurice, de Madagascar, voire dAfrique du Sud...
Votre visite est annoncée ici par le souci de mettre sur pied les Écoles doctorales. Je crois savoir que les notables qui nous représentent vont vous proposer, pour répondre à cette création, le programme régional que nous avons réussi à réaliser contre eux ou malgré eux. Cest ainsi, entre autres exemples, que, constatant labsence de tout échange scientifique avec lîle Maurice, Madagascar et les Comores et ayant consacré les vacances australes 1993-1994 à mettre en chantier, après des contacts noués sur le terrain, un programme de recherche intitulé Les facteurs culturels du développement, jai appris dun coup de téléphone de Montréal où se réunissait le jury de lAUPELF que notre projet... avait été bloqué par le Doyen de la Faculté des Lettres et nétait pas parvenu à destination. Je note aussi, au planning très serré qui nous a été communiqué, que vous allez être très encadré. Cela ma immédiatement fait penser à un voyage que jai effectué de lautre côté du Rideau de fer pendant lequel, ayant pris des libertés avec le circuit accompagné, je me suis entendu expliquer que cette précaution avait pour seul but de méviter de faire de mauvaises rencontres...
Je vous souhaite, Monsieur le Directeur, un bon séjour dans notre île intense - comme dit la publicité.
B. C.
Pièces jointes
- Formulaire de demande de prime dencadrement doctoral et de recherche - 1999.
- Lettre à [X], président du C.N.U. 20ème section.
- Rapport de mission à Madame la Secrétaire dÉtat à la Francophonie.(doc)
-Le territoire de la langue, communication au colloque Langues et Droits, Paris-X, octobre 1998.
- Compte-rendu dune mission AUPELF (6-31 janvier 1999).
- Lettre ouverte au Président de luniversité datée du 13 novembre 1998 (tract SNESup).(doc)
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