|
La misogynie d'Hésiode
et la structure de la famille en Grèce ancienne
(Journée de l'Antiquité, 15 avril 2015)
« Il y en a qui se battent à Marathon, d'autres dans la salle à manger. »
(Franz Kafka, Lettres à Milena, trad. fr. 1972, p. 180)
Je propose d'ouvrir la « boîte de Pandore » des clichés pour essayer de montrer ce que l'un de ces clichés signifie dans son environnement social, celui de la structure de la famille en Grèce ancienne.
Le stéréotype en cause concerne ce qu'il est convenu d'appeler la « guerre des sexes », le répertoire misogyne d'Hésiode alimentant cette base quasi inépuisable des clichés en cause. Au-delà de ce qui relève de cette présumée « guerre des sexes », ce que je souhaite mettre en évidence, c'est, dans cette représentation des genres, ce que la misogynie d'Hésiode révèle du type de mariage en Grèce ancienne.
On peut noter au passage que ce qui choque, quand on lit Hésiode aujourd'hui, ou étonne, ces imprécations dont il accable l'« engeance des femmes » fait aussi sourire - il suffit d'en faire l'épreuve autour de soi. Ce qui signale une singulière permanence de ces évaluations
Voilà donc bien un cliché, c'est-à-dire un stéréotype qui enferme un noyau de réalité sociale. Ce que je vais essayer de montrer c'est que les jugements d'Hésiode manifestent la tension d'une structure juridique particulière qui fait toujours sens aujourd'hui :
le mariage à dot et l'héritage en ligne verticale.
Je vais réserver Pandore et sa dimension cosmogonique (Pandora c'est, étymologiquement, "Celle qui donne tout") pour une autre discussion et analyser des propos d'Hésiode qui se veulent pratiques, concernant la place de la femme dans une communauté rurale. Précisément dans des recommandations où il définit, à l'intention de son frère, avec qui il a un différend d'héritage pour le partage des terres de leur père, ce que doit être la conduite de l'honnête homme.
Pour l'essentiel, donc je vais lire Les Travaux et les Jours.
La révolution néolithique et la Chute
Un trait saillant de la conception hésiodique des âges de l'humanité, c'est la mise en évidence indirecte d'une écologie particulière, celle qui définit la condition laborieuse du paysan grec. Les Travaux et les Jours constituent une source d'information unique sur le calendrier, les modes de culture et l'organisation de l'unité agricole, de l'« habitation » (au sens créole du mot), au VIIIe siècle. La manière, donc, dont Hésiode vit le temps présent lui fait imaginer, par opposition à cet âge de fer et conformément à la tradition orale, un âge d'or des premiers temps.
Qu'est-ce qui caractérise cet âge d'or ? Sous le règne de Cronos, les hommes n'avaient pas à travailler la terre, celle-ci leur fournissait généreusement et spontanément (zeídôros ároura automátê) de quoi festoyer sans qu'il soit besoin de la retourner et de l'ensemencer. Les hommes vivaient comme des dieux, hos theoi (Travaux, 112 s.). Ignorant la maladie, ils vivaient éternellement jeunes.
C'est, a contrario de la situation d'aujourd'hui, une représentation idéalisée de la condition de chasseur-cueilleur : pas besoin de retourner la terre : il suffit de cueillir. Condition à ce point idéale qu'elle confère une éternelle jeunesse
De surcroît, la concurrence n'existait pas entre les hommes. C'est de nouveau l'image inversée de la situation laborieuse que connaît le paysan qui doit lutter contre les éléments et, la terre étant appropriée et individualisée, entretenir et défendre son bien. En ce temps-là, les hommes vivaient paisibles, sans éris, bonne ou mauvaise, émulation ou querelle.
La condition d'aujourd'hui est donc à l'opposé de ce tableau édénique : c'est la condition du paysan après la transition néolithique.
Zeus ayant caché le grain aux hommes, ceux-ci ne peuvent le consommer qu'après l'avoir l'a cultivé (« C'est ce que les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes », Travaux, v. 42). Le pain n'appartient qu'à l'homme, mais aussi le travail méthodique du paysan, observateur des signes du ciel et soumis à la loi des champs (Travaux, v. 388 : pédion nómos). Ainsi « le travail bien ordonné est pour les mortels le premier des biens, le travail mal ordonné le pire des maux » (v. 471-472). La condition humaine est donc celle du paysan qui fait « succéder travail à travail « (Kai ergon ep' ergô ergadzesthai - v.-382). [Le sens du verbe ergadzesthai, utilisé dans la traduction grecque de la Bible (« cultiver et prendre soin du Jardin » - Genèse 2, 15) a évolué en fonction du mode de subsistance] le destin de l'homme est la peine à la glèbe.
L'unité économique est restreinte, familiale : « Ayez d'abord une maison, une femme et un buf de labour », recommande-t-il, avec « tous les instruments qu'il faut, afin de ne pas avoir à les demander à un autre » (Travaux, v. 405-408).
C'est l'oikos (la maison, au sens de communauté économique incluant terres, parents proches et domesticité) où, idéalement, le fils succède au père comme maître de maison : « Puisses-tu n'avoir qu'un fils pour nourrir le bien paternel [
] et mourir vieux en laissant ton fils à ta place » - ibid. v. 375-378). On va voir que ce sont les contraintes liées à la perpétuation de cet oikos patrôios (l'héritage vertical) qui commande l'alliance et qui détermine les statuts.
Quand les travaux agricoles requièrent une femme, il faut « une femme achetée et non épousée » (« qui au besoin puisse suivre les bufs ») (Travaux, v. 405-406). Autrement dit une esclave.
Quel est donc le statut de l'épouse ?
L'épouse, en effet, est recluse dans la demeure et Hésiode la compare au faux bourdon, qui reste dans la ruche et qui se nourrit de ce que les abeilles y apportent (Théogonie, 595 sq.)
Quel est le rôle de l'épouse dans cette structure ?
Hésiode recommande (Travaux, 695 sq.) d'épouser, sur la trentaine, une fille vierge, pubère depuis quatre ans, choisie dans le voisinage. « D'abord examine bien tout, précise-t-il, afin de ne pas épouser de la risée pour tes voisins ». Cette notion de voisinage est révélatrice du type de mariage en cause (j'y reviendrai).
Il me semble que la « misogynie » d'Hésiode, avec ses accents de stéréotype, au-delà de ce qui peut relever de son histoire personnelle (que nous ne connaissons pas : a-t-il fait un mariage hypergamique - au-dessus de sa condition ? son épouse était-elle hors norme ?) doive d'abord être comprise dans sa signification juridique.
Ce que l'on peut savoir de l'héritage et de la succession de l'oikos (du bien paternel) suppose une filiation bilatérale, un type de parenté descriptif et un mariage à dot (une alliance entre égaux et une dévolution partagée). Toutes ces expressions (« filiation bilatérale », « parenté descriptive » et « mariage à dot ») ont bien entendu un sens précis et je vais tenter de montrer que les outils et le champ de comparaison de l'anthropologie peuvent ici se révéler utiles.
Je vais commencer par une formule un peu rustique - simplificatrice - qui qualifie les principales stratégies matrimoniales :Il y des sociétés où l'on « achète » une épouse (je mets des guillemets au verbe « acheter » car il ne s'agit pas en réalité d'une transaction marchande) ; il y a donc des sociétés où l'on achète une épouse et d'autres où l'on achète un mari._Dans le premier cas on parle du prix de la fiancée, dans le second de dot à proprement parler.
En Europe (et en Extrême-Orient) c'est ce dernier mode de transaction qui a cours. Sur les 1 267 sociétés répertoriées dans l'Ethnographic Atlas de Murdock (1986), moins de 5 % sont des sociétés à dot.
Il s'agit de sociétés stratifiées, inégalitaires, où la monogamie est de règle.
Ceci ce vérifie pour la Grèce. Les termes que j'ai employés « acheter un mari » ne sont pas surfaits. Voici ce que déclare Médée dans la pièce d'Euripide du même nom : « Il nous faut en dépensant plus d'argent qu'il n'en vaut acheter un mari qui va devenir (c'est la contradiction que souligne Médée) ce mari acheté, donc, va devenir le maître de notre corps » (Médée, v. 232-3).
Cet argent (chrematôn uperbole posin priasthai), cette dépense hyperbolique, c'est évidemment la dot qui accompagne l'épouse quand elle va s'établir chez son mari.
La pratique de la dot était coutumière jusqu'à une époque récente en Europe et le personnage du « coureur de dot » une figure de la littérature populaire. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le problème de la dot fournit la trame de multiples uvres romanesques ou théâtrales. Des auteurs connus (et oubliés) tels Augier, Dumas, les Margueritte, Prévost, de Turseau, Brieux
ont exploité ce registre.
La dot étant, je le rappelle (j'ai trouvé cette définition dans un guide du mariage sur le Net) : Ce qui était autrefois apporté à la jeune fille par ses parents pour lui permettre de trouver un mari, lui offrir une partie de leur fortune, et aussi affirmer leur puissance et leur richesse.
J'en profite pour rappeler cette définition de Willy, le mari de Colette, preuve, s'il était besoin, que l'intérêt matériel peut commander les affaires de cur
« dot : présent donné au futur pour dissimuler l'imparfait »
En réalité, la dot, qu'on la considère comme un héritage anticipé ou la main de sa famille propre au foyer de son époux, consacre la capacité de la femme à posséder. C'est ce qui m'intéresse ici, cette capacité n'étant pas reconnue dans toutes les sociétés, il s'en faut.
La rédaction de 1804 du Code civil (l'article 1540) précise qu'il appartient au mari de faire vivre le ménage et ne fait état d'aucune forme de participation économique de la femme à la communauté. Réécrit en 1942, l'article précise que les charges pèsent à titre principal sur le mari et que la femme contribue par ses apports en dot ou en communauté. La dot est donc au XIXe siècle la participation la plus normale de la femme aux dépenses de la vie commune.
En ce sens on a pu dire que la dot est le prix de l'oisiveté de la femme mariée.
Pour le dire en termes populaires : « On ne peut pas faire travailler la bourgeoise, c'est la fille de son père. » La « bourgeoise » en question étant une « patronne » (une égale et non une subordonnée). Le propre du bourgeois, d'ailleurs, est sa capacité à faire vivre son foyer sans faire travailler son épouse.
Le faux bourdon d'Hésiode, ce serait donc l'épouse dotée, qui reste dans la ruche et qui se nourrit de ce que les abeilles y apportent. Cette épouse, recluse dans la maison, n'est donc pas une incapable juridique et elle reste en quelque sorte la mandataire de sa propre famille dans une famille qui n'est pas la sienne. Elle est aussi une autorité dans le foyer, ce pourquoi il faut épouser une jeune fille « afin de lui enseigner de sages manières ».
Le procès de l'éthos féminin instruit par Hésiode est aussi le procès d'un régime matrimonial où l'épouse, oisive, est claquemurée dans la demeure tandis que l'homme se dépense au travail des champs. La misogynie d'Hésiode, enchâssée dans une structure juridique spécifique, se développe sur deux fronts : économique et sexuel, les clichés anti-féminins étant déclinés en association avec le statut conjugal de l'épouse.
La configuration économique propre à l'oikos caractérise des maisons (au sens d'unité économique et familiale) engagées dans une bonne éris, sans doute, mais aussi sujettes à des contradictions propres._Ainsi l'épouse, alliée et étrangère, reste la représentante (« épousée » et non « achetée ») d'une autre maison.__
L'épouse, selon Hésiode, dont la gloutonnerie épuise le capital économique et sexuel de l'époux serait donc constitutionnellement caractérisée par cette double voracité, alimentaire et sexuelle._
Voracité alimentaire :
Elle ne fait rien « engrangeant dans [son] ventre le fruit des peines d'autrui » (Travaux, v. 704-705 ; Théogonie, v. 599) et sa séduction est en réalité une tromperie intéressée. Avec sa « croupe affriolante », pugostolos, ses « fesses pomponnées » elle « n'en veut qu'à ton grenier » (Travaux, v. 373-374) [sa « croupe enjolivée » (stolè : vêtement ; probablement par l'effet d'une tunique qui épouse la forme du corps) Madame de Genlis rapporte, dans ses Mémoires, un dialogue entendu à travers la cloison d'une chambre qui se concluait d'un : "Voilà comme il faut avoir un cul pour réussir dans le monde !" Il s'agissait d'un faux cul, bien sûr quand sortir se disait : "mettre son cul".]
Voracité sexuelle :
La séduction de ce « beau mal », kalòn kakòn, inventé par Zeus pour se venger de Prométhée est en réalité l'appât et l'hameçon de sa voracité sexuelle. Hésiode conçoit en effet les relations sexuelles de manière inégalitaire.
Dans son calendrier des activités agricoles, ajusté sur la position des constellations, il écrit à propos de la période de la canicule : « Sirius [
] dessèche la tête et les genoux, rend les femmes lascives, makhlótatai et les hommes amorphes (met les hommes « à plat » aphaurotatoi, « les genoux en flanelle » Travaux, v. 586 - la synovie étant conçue comme un équivalent de la semence : « genou » se rattache étymologiquement à « engendrer ») Bien que cette « répugnante faute » qui consiste à monter dans le lit d'un frère soit attribuée à l'homme dans la litanie des conseils et des objurgations qu'Hésiode dispense à son frère Persès, c'est bien cette séduction trompeuse du sexe féminin qui est en cause (Travaux, 328-329).
Avec ce ventre affamé qui sèche son époux avant l'âge (qui le « consume sans torche »), voracité alimentaire et voracité sexuelle associées, Hésiode dresse le portrait d'une épouse maîtresse de la table et des conjonctions, sapant l'économie laborieuse et continente du maître de l'oikos (je rappelle qu'idéalement il doit n'avoir qu'un fils, v. supra).
Pourquoi donc se marier ?
C'est que l'épouse est le mal nécessaire pour avoir une descendance, ce qui permet d'assurer ses vieux jours et de transmettre son bien. « Car celui qui fuit la cohorte de soucis qu'engendrent les femmes et reste célibataire sera sans appui quand viendra la vieillesse maudite » (Théogonie, v. 603-604) et il « verra son bien partagé entre ses collatéraux » (id., v. 606).
Ce type de jugement est un lieu commun. L'épouse est le « mal nécessaire » à la perpétuation de la lignée, disent Ménandre et Lucien (L'Arbitrage, 490 ; Amours, 38). Dans le dialogue de Lucien, le zélateur de l'amour philosophique retient et fait sien le souhait du « sage Euripide » (Hippolyte, 616 s.) qui voulait qu'on puisse acheter sa descendance à prix d'argent dans les temples.
« O Jupiter, pourquoi as-tu mis au monde les femmes, cette race de mauvais aloi? Si tu voulais donner l'existence au genre humain, il ne fallait pas le faire naître des femmes : mais les hommes, déposant dans tes temples des offrandes d'or, de fer ou d'airain, auraient acheté des enfants, chacun en raison de la valeur de ses dons ; et ils auraient vécu dans leurs maisons, libres et sans femmes. »_
« Mais à présent, dès que nous pensons à introduire ce fléau dans nos maisons, nous épuisons toute notre fortune. Une chose prouve combien la femme est un fléau funeste : le père qui l'a mise au monde et l'a élevée y joint une dot, pour la faire entrer dans une autre famille, et s'en débarrasser. L'époux qui reçoit dans sa maison cette plante parasite se réjouit ; il couvre de riches parures sa méprisable idole, il la charge de robes, le malheureux, et épuise toutes les ressources de son patrimoine. Il est réduit à cette extrémité : s'il s'est allié à une illustre famille, il lui faut se complaire dans un hymen plein d'amertume ; ou s'il a rencontré une bonne épouse et des parents incommodes, il faut couvrir le mal sous le bien apparent. Plus aisément on supporte dans sa maison une femme nulle, et inutile par sa simplicité. Mais je hais surtout la savante : que jamais du moins ma maison n'en reçoive qui sache plus qu'il ne convient à une femme de savoir ; car ce sont les savantes que Vénus rend fécondes en fraudes, tandis que la femme simple, par l'insuffisance de son esprit, est exempte d'impudicité. Il faudrait que les femmes n'eussent point auprès d'elles de servantes, mais qu'elles fussent servies par de muets animaux, pour qu'elles n'eussent personne à qui parler, ni qui pût à son tour leur adresser la parole. Mais à présent les femmes perverses forment au dedans de la maison des projets pervers, que leurs servantes vont réaliser au dehors. [
] Ou qu'on leur enseigne enfin la modestie, ou qu'on souffre que je les attaque toujours. »
Quoi qu'il en soit, ces doléances matrimoniales définissent une relation contractuelle qui argumente l'opposition des genres en termes de capital. La transmission d'un bien non diminué exige travail incessant et relations sexuelles maîtrisées. Légataire éphémère du patrimoine génétique et économique de sa lignée, condamné à s'allier pour la perpétuer, simple fideiscommis, l'homme laisse la place, usé par les travaux des champs et les discords de la vie conjugale.
L'épouse dotée, cette étrangère toute-puissante installée à demeure, exprime une nécessité dont les deux déclinaisons possibles (et deux seulement) engendrent l'affliction : qui se marie avec une femme de « sain jugement », le mal, qu'à cela ne tienne, viendra inéluctablement compenser le bien dans la maison ; qui se marie avec une « folle », ce sera, « sa vie durant », un « mal sans remède » pour l'époux, portant « en sa poitrine un chagrin qui ne quitte plus son âme ni son cur » (Théogonie, v. 607-612). La téléologie sociale, la nécessité de conserver et de transmettre son patrimoine, conditionne un destin de souffrances (dont la femme est la personnification
).
Origine de l'unité économique de type oikos
On peut être surpris de constater qu'à l'époque d'Hésiode, ce qu'on appellerait aujourd'hui la famille conjugale semble être la norme. La question se pose donc de l'ancienneté de cette formation.
Au début de sa Politique, Aristote caractérise la société comme une « communauté » (koinonia) dont l'unité originelle serait, précisément, l'oikos. C'est, selon lui, la première forme de société qui ait existé, il la définit comme une communauté du mari et de la femme, du maître et de l'esclave. De là, Aristote imagine qu'on passe au village, komé, puis à la cité, polis.
Ne projette-t-il pas le présent sur le passé ? C'est l'avis d'Émile Benvéniste dans une étude sur l'évolution des appellations de parenté dans les langues indo-européennes : « Aristote, écrit Benvéniste, projette dans l'absolu un état historique » (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1969, I, p. 310)._
L'idée reçue, c'est que les sociétés sont d'abord communautaires avant d'êtres individualistes. C'est la « horde primitive » selon Totem et tabou ou la Guerre du feu
_
L'étude de Benvéniste met en évidence, de fait, un resserrement des appellations de parenté évoluant d'un mode classificatoire vers un mode descriptif. « Phrater ne désigne pas le frère de sang » (p.213) il se réfère à une parenté classificatoire : « Il a fallu spécifier par un terme explicite le « frère de sang » : en latin, pour le frère consanguin on dit frater germanus, ou simplement germanus [
] De même en vieux-perse, quand Darius, dans les proclamations royales, veut parler de son frère consanguin, il ajoute hamapita, hamata, de même père, de même mère », comme en grec homo-patrios, homo-metrios (p. 213). Le grec a créé adelphos (littéralement « né de la même matrice ») pour le « frère de sang » (p. 214). « Quand on a désigné en grec la sur par la forme féminine (adelphe) du terme pour « frère » (adelphos), on a introduit un changement radical dans l'état indo-européen. Le contraste ancien entre « frère » et « sur » repose sur cette différence que tous les frères forment une phratrie issue mystiquement du même père ; mais il n'y a pas de « phratries » féminines. Mais, quand dans une nouvelle conception de la parenté, le rapport de consanguinité est mis en relief, et c'est là la situation en grec historique, un terme descriptif devient nécessaire et il est le même pour le frère et la sur » (p. 222).
_
Quand ? interroge Benvéniste. C'est la question
« Le système grec marque la transition d'un type de désignation à l'autre : tous les termes de parenté tendent à se fixer avec une signification unique et exclusivement descriptive. C'est pourquoi le nom du « frère » a été remplacé par celui de « co-utérin » (p. 269). « La qualification patrios signifie « des pères, ancestral », et s'applique aux dieux de la lignée [
] mais patroios est ce qui appartient au père personnel : fortune, esclaves » (p. 273). « Là où l'état indo-européen commun est conservé, il est caractérisé par des termes de parenté classificatoire, qui tendent à s'éliminer au profit de termes descriptifs » (p. 274-5).
Quand Benvéniste écrit : « Nous assistons à l'abolition de la structure sociale indo-européenne et à la promotion de termes nouveaux [
] (p. 310), il pose l'existence d'un état originel « communautaire » (qu'il imagine, d'ailleurs, de type matrilinéaire) que l'évolution aurait défait au profit d'un modèle plus « restrictif ». Ainsi le radical *swe
parenté d'alliance et non parenté consanguine (p. 330) (distinction d'avec tout le reste et retranchement sur soi-même, effort pour se séparer de tout ce qui n'est pas le *swe - p. 332) qui implique une liaison de caractère social, parental ou sentimental (p. 331) illustre-t-il cette mise en vedette du soi.
Si l'évolution en cause n'est pas contestable, deux questions se posent quant à son point initial et à son point terminal. La première, celle du degré de « communauté » originel. En prenant aussi en compte un retard des créations lexicales sur les pratiques sociales, on peut former l'hypothèse que :
Dès qu'il y a concurrence pour les terres fertiles et monopole, une stratification sociale se met en place et que l'héritage de cette stratification implique des pratiques de parenté adaptées et un système congruent avec la transmission verticale.
Si les informations d'ordre archéologique concernant la famille et la propriété liées à la concurrence pour les terres fertiles sont confirmées
Un instantané : une tragédie de l'âge de la pierre...
Daté de 4 600 ans avant l'ère chrétienne, cet instantané paraît révéler une expression de la composition de la famille. Certes, les circonstances sont exceptionnelles et ce sont peut-être ces circonstances exceptionnelles qui justifient cette hypotypose des relations familiales visible dans 4 tombes multiples découvertes en 2005 à Eulau, sur une terrasse de lss située au-dessus de la Saale. (Haak, W. et al., 2008, "Ancient DNA, Strontium isotopes, and osteological analyses shed light on social and kinship organization ot the Later Stone Age", PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), vol. 105, p. 18226-18231.)
J'ai parlé tout à l'heure de la transition néolithique et de la concurrence pour les terres fertiles
Nous y sommes en quelque sorte.
Conformément à l'usage, les hommes et les garçons sont accompagnés de haches de pierre, les femmes et les filles d'outils de silex et de colliers de dents animales (Biens funéraires). Des os d'animaux portant des traces de découpage attestent une offrande de nourriture pour chaque tombe. L'inhumation simultanée de ces 13 individus (la datation au radiocarbone n'ayant révélé aucune différence significative entre les tombes) s'explique par le fait qu'ils ont vraisemblablement succombé à un même raid meurtrier. Une pointe de flèche en silex est restée fichée dans une vertèbre lombaire d'une victime, deux autres ont le crâne fracturé, plusieurs présentent des lésions aux avant-bras et aux métacarpes... Toutes ces victimes étant âgées de moins de 10 ans et, pour les adultes, approximativement de 30 ans à 60 ans, on peut imaginer que la ferme (ou le campement) a été attaquée alors que les hommes valides, jeunes adultes et adolescents, se trouvaient à l'extérieur. Ceux-ci auraient procédé à cette inhumation qui met en évidence les liens familiaux des défunts.
La coutume, dans la culture concernée, est d'inhumer les morts en position fléchie, face au sud, les hommes reposant sur le côté droit et les femmes sur le côté gauche.
Ici, "la disposition des morts semble être le miroir de leurs relations dans la vie. Ce qui s'exprime par la position face à face de plusieurs paires d'individus ainsi que dans l'agencement de leurs bras et de leurs mains, entrecroisés dans plusieurs cas."
Qui sont ces personnes entrelacées ad vitam aeternam ? Deux tombes contiennent quatre individus, l'une, une femme âgée de 35 à 50 ans, un homme âgé de 40 à 60 ans, l'autre, une femme âgée de 30 à 38 ans et trois enfants âgés de 6 mois à 9 ans. Une autre renferme trois squelettes, un homme âgé de 25 à 40 ans et deux enfants de 4 à 6 ans. La dernière tombe renferme les restes d'une femme de 25 à 35 ans et d'un enfant âgé de 4 à 5 ans.
L'exceptionnelle conservation des squelettes a permis aux chercheurs de mettre en uvre les techniques moléculaires d'identification génétique et de déterminer, au moins pour les deux tombes contenant quatre individus, leurs relations familiales. La première tombe, qui renferme un homme et une femme adulte avec deux enfants, est une illustration de la famille « nucléaire » : la femme et les deux enfants partagent le même ADN mitochondrial, l'homme et l'enfant de sexe masculin le même haplogroupe pour le chromosome Y :
"Il apparaît, commentent les auteurs, que l'orientation coutumière des corps est ici battue en brèche dans l'intention de mettre chaque enfant face à un parent pour exprimer leur relation biologique" (p. 18228).
Autrement dit, pour raccorder ceci à la question de la famille « façon Hésiode », ce qui serait mis en évidence par cette disposition, c'est une application d'un système de parenté dit descriptif
L'analyse moléculaire permet d'établir que deux des trois jeunes de la deuxième tombe sont des germains ou, à tout le moins, sont apparentés par leur ADN mitochondrial. Elle exclut que la femme qui partage cette tombe puisse être leur mère. Ce qui paraît se marquer dans la disposition des individus (conforme à la coutume, en l'occurrence), puisque les deux enfants ne font pas face à cette femme - qui n'est pas leur mère. Les auteurs suggèrent que la femme en cause, pour autant que cette co-présence ne soit pas accidentelle, peut être une tante paternelle ou une belle-mère. Ils relèvent également que le garçon présent dans cette tombe sans homme est accompagné d'une hache de pierre, tel l'homme adulte de la cellule domestique.__
Un autre apport remarquable de cette étude est révélé par les valeurs du ratio isotopique du strontium des dents des squelettes. Le caractère homogène du rapport isotopique du strontium 86 et 87 des dents des enfants, cohérent avec l'environnement des tombes, montre qu'ils ont été inhumés là où ils ont grandi. Ce qui est aussi le cas pour l'un des deux hommes concernés. Il est clair, en revanche, que les femmes ont grandi dans un autre environnement géologique. « But the female clearly fall outside this range, and must have spent their early lives elsewhere » (p. 18229). Ce qui implique mariage exogamique et patrilocalité. Ces femmes, proposent les auteurs de l'étude, pourraient être originaires des montagnes du Harz à une soixantaine de kilomètres d'Eulau.
L'évolution de l'habitat néolithique, des maisons collectives aux maisons plus réduites de l'âge du bronze destinées à des groupes familiaux plus restreints, peut-il constituer une direction vers une famille conforme au type caractérisé par Hésiode, cité plus haut ?
Voilà ! En cette Journée de l'antiquité, de fait pluridisciplinaire, je souhaitais illustrer une rencontre entre archéologie, génétique, droit, histoire et philologie. J'espère avoir répondu à ce programme
|
|
|