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Madagascar

Bernard CHAMPION
présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)
7- Le grand Pan est-il mort ? :
hindouisme réunionnais, panthéisme, polythéisme et christianisme
8 - "La 'foi du souvenir' :
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?

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SOMMAIRE



Logiques de l'exclusion et figures de l'altérité :
Présentation de quelques données anthropologiques élémentaires
pour une recherche sur l’économie de l’exclusion*

* Toutes les illustrations de cet article sont extraites d’une thèse de doctorat d’État soutenue à la Sorbonne. Sauf une, dont l’opportunité a fait l’objet de réserves de la part du Doyen de la Faculté des Lettres. L’auteur de l’article, convaincu que la réflexion scientifique ne peut se soumettre sans se renier à des considérations politiques ou diplomatiques assume seul et entièrement les conséquences de cette publication.


“Un jour, il prit au piège un gros corbeau, barbouilla ses ailes de rouge, sa gorge de bleu et sa queue de vert. Quand il vit une bande de corbeaux survoler notre cabane, il lâcha son souffre-douleur. À peine eut-il rejoint ses congénères qu’une lutte à mort s’engagea. De tous côtés on s’acharna sur l’imposteur (...) Les corbeaux prenaient de la hauteur, et soudain nous vîmes leur victime tomber en vrille dans les labours (...) Ses frères lui avaient crevé les yeux et du sang ruisselait sur son plumage. Après un dernier effort pour s’arracher à la terre gluante, ses forces l’abandonnèrent.”
Jerzy Kosinski,
L’Oiseau bariolé

Captatio benevolentiae
Le propos d’analyser, aujourd’hui, d’hypothétiques logiques de l’exclusion comporte un premier objet critique, celui d’avoir à distinguer la vulgarité. Distinguer la vulgarité, c’est-à-dire la faire distincte quand nous préférons ne pas trop la voir ; lui trouver sens quand elle nous paraît largement inintelligible ; et, en quelque manière, lui rendre justice quand elle est injustifiable.
Pour présenter notre sujet, nous prendrons donc d’abord l’excuse d’un conte traditionnel chinois qui énonce : “La langue doit être vulgaire pour porter loin et les mots concerner les moeurs pour toucher à point ”et nous nous ferons une caution de ce constat porté, en 1936, par Julien Benda : “C’est la rançon d’une éducation rationaliste de nous rendre étrangère à peu près toute l’espèce humaine ”. Constat qui est le précipité de notre cause, en réalité.
Cette recherche rencontrerait une sorte de point aveugle de la modernité : un nécessaire aveuglement répondant à sa cohérence propre et à son accomplissement. Un exemple stratégique de cet embarras a précisément l’appréhension de manifestations d’exclusion pour raison. Cet exemple, auquel nous ferons référence pour sa valeur de paradoxe et qui mériterait de devenir une question d’école de la sociologie politique et de son art de la prévision, c’est l’échec des sondages électoraux à créditer l’extrême-droite de ses voix. Si , malgré les correctifs en majoration systématiquement appliqués aux intentions de vote avouées en faveur de J.M. Le Pen, la science politique ne sait en estimer la progression, c’est que le concept de ce crédit lui fait défaut. Nécessairement, puisque cette progression est une régression. La modernité veut un homme ayant intégré l’étrangeté de la différence (somatique, raciale, morale ou culturelle) dans le spectre de la variabilité individuelle : le mal n’y peut avoir forme humaine. Et ce, en contradiction avec l’exclusivisme que les sociétés, dans leur généralité, cultivent chez leurs membres. En montrant la relation d’un tel a priori avec l’exercice de la modernité, il est possible d’évaluer — retour critique à la loi commune — les succès de l’extrême-droite avec la crise, matérielle et morale, de son axiomatique (et il était possible de prévoir, par exemple, le score de J.M. Le Pen au premier tour des élections présidentielles de 1988).

On posera qu’il existe des contraintes de la “nature humaine” qui offensent et contrarient le dessein de la modernité et que l’analyse et le recyclage conceptuel des chutes de la modernité, autrement insignifiantes et résiduelles, peuvent révéler (sous la condition d’un renversement méthodologique qui permettrait de juger l’exception que nous constituons dans la généralité des cultures avant de vouloir la généralité exceptionnelle) la permanence et la cohérence — fussent-elles inavouables — de ces contraintes.

Une expression clandestine du manifeste d’exclusion : le graffiti
S
oit un objet anthropologique que sa banalité ou son indignité rendent impropre à la consommation intellectuelle : ces inscriptions, admonestations, dénonciations ou proclamations qu’on peut lire sur les murs des lieux publics. Soit, par exemple, le corpus constitué par l’ensemble des graffiti relevés en mars 1987 dans une dépendance de la bibliothèque générale de la Sorbonne. On peut retenir ce lieu — ce haut lieu — non seulement pour sa valeur symbolique, mais aussi parce qu’il faut posséder une carte d’étudiant pour y pénétrer et que cette condition définit une population intellectuelle et donne une information indirecte sur les auteurs anonymes de ces professions de foi clandestines. Les slogans, injures, certitudes assassines, voire espérances criminelles en cause composent sans doute un portrait singulièrement mutilé de la forme humaine et l’on tient habituellement et justement ce type de littérature comme l’expression d’un défoulement ou comme le fait d’une minorité imbécile que neutralise le jeu des institutions. Mais il n’est pas indifférent que le
lieu privilégié de cette vidange d’insanités soit une manière d’isoloir et que la revendication de cette littérature se trouve aujourd’hui au coeur du débat politique. Si une élection peut être un “défoulement”, soit une sorte de régression sans lendemain, comme on a pu le dire à propos du score obtenu par le Front National aux élections européennes de juin 1984, force est de constater qu’il est des régressions pleines d’avenir.

Des catachrèses (figures mortes) pleines de vie
Un trait récurrent de ces manifestes secrets qui, souvent, clament par les moyens les plus frustes une urgence vitale, c’est l’inculpation de la différence et la protestation d’identité et c’est le recours, idéal et répétitif, à une violence corporelle qui vise à nier l’autre dans son identité et spécialement dans son identité sexuelle. La première cohérence de cette logique de l’exclusion se construit ici sur une impulsion du corps en prise avec l’identité archaïque, impulsion requise ou provoquée quand s’éprouve une perte de contrôle des constituants fondamentaux de la personne (maîtrise et reproduction de l’identité, des images et des rites) ou une incapacité à faire jouer les clauses de la dominance naturelle (souveraineté élémentaire du “chez soi ”).
Pour évaluer ce naturel auquel nous entendons faire exception — le “progrès de la conscience” est un regrès de la vérité corporelle — et pour estimer ce principe, qui fait partie de nos évidences sociologiques, qui condamne la dépréciation, la dérision, l’exclusion de la différence, nous retiendrons l’étude d’une humanité, pourtant proche et prestigieuse puisque nous nous réclamons de son “miracle”, sans doute représentée par son exagération comique, qui exploite une dépréciation systématique de l’étranger, de la difformité, de la singularité. Et qui semble prospérer sur cette identification de la différence et du mal qui constitue l’interdit moral majeur, banal et éminent, de la modernité.

La figure de l’autre dans la comédie d’Aristophane :un combat politique par des moyens anthropologiques
Une première surprise de la comédie d’Aristophane, qui se développe dans une situation de crise politique et morale (guerre du Péloponnèse, guerre civile, faillite des institutions), serait qu’on y voit prospérer, trait pour trait, les images et les figures de l’exclusion incriminées et cette “toute-puissance” du corps qui avilit toute altérité et toute altération.
Aristophane tient que la corruption de la démocratie résulte de l’indifférence à la qualité de citoyen et son remède dans le ressaisissement corporel de l’identité. Que c’est dans le conditionnement de sa communauté que le citoyen découvre, comme le hop lite dans la formation de combat, la vérité de ses propres jointures, sa conformité et son harmonie, et que c’est dans le rappel de ce civisme qu’est le salut. La composition démocra-tique est une éducation en commun qui disqualifie en même temps l’étranger et le citoyen qui entend s’excepter de cette communauté éducatrice : le défaut d’origine et le défaut de corps. Car la vérité et l’erreur s’opposent comme deux hygiènes corporelles.

“Séparer la langue du corps”
Quand l’homme vrai a le corps fait et le mot rare et juste, le défaut d’éducation et le défaut d’origine produisent sophismes, délations et… sodomies. Cette perversion du corps et de la parole, cette incapacité à faire jouer la distinction originelle que l’éducation incorpore à l’iden-
tité, le choeur des Oiseaux en fait le diagnostic en quatre phrases : “Il existe à Délationville (Phanès), près de la Clepsydre (l’horloge à eau qui mesurait le temps de la parole à l’assemblée), une race scélérate qui a nom englottogastre (qui vit de sa langue); ils récoltent, sèment et vendangent avec leur langue et cueillent des figues (sycophante : litt. “dénonciateur de figues”). Ils sont étrangers de naissance : des Gorgias, des Philippe; c’est de ces Philippe qui vivent de leur langue qu’est venu l’usage, partout en Attique, “de couper à part, lors des sacrifices, la langue de la victime ”... La comédie d’Aristophane travaille entre les deux caricatures d’un corps non bridé et d’une parole non tenue — panglossie, logorrhée, sophistique ; énurésie, diarrhée, sodomie. Le dérèglement des ouvertures corporelles autorisant la “logocratie des enviandés”. La comédie compose, dans la vérité d’un rire commun, l’unanimité des opinions et des intérêts qui fait l’ordre d’une société, cet art de vivre en corps sous l’institution d’une parole constituante. L’exagération comique a ici pour objet de provoquer le ressaisissement salvateur de la constitution originelle. Quand Aristophane dirige les forces de l’inversion sociale propre au temps de Dionysos, non plus seulement dans une subversion systématique et provisoire des hiérarchies, mais contre un pouvoir politique déterminé, il est l’acteur d’une société dans laquelle la vérité n’est plus une et cosmologique — dialectique de la société et de la nature qui s’exprime dans le carnaval — mais revendiquée contradictoirement par des forces sociales aux intérêts contradictoires. C’est pourtant sur une représentation de l’homme commune à ces adversaires qu’Aristophane fonde son combat.

Un désordre rituel qui œuvre à la réfection de l’ordre
E
n montrant que la “théâtrocratie” qu’est devenu le gouvernement démocratique — le vieux Démos soumis par les “singes amuseurs du peuple” — donne le spectacle d’une farce aussi dérisoire qu’insensée : une caricature de l’homme grec. Mais comment le rire a-t-il ce pouvoir extraordinaire de refaire l’ordre ? On proposera ici une interprétation unifiant physiologie, psychologie et sociologie du rire. Cette interprétation, qui prend au mot le savoir empirique contenu dans les expressions associant le rire à l’insensibilité vitale et à la vitalité, fait notamment appel aux neurosciences et, spécifiquement, à la chimie du cerveau. La “chimie du rire” : cet intitulé singulier a pour première raison les caractéristiques du protoxyde d’azote (N2 O), autrement dénommé “gaz hilarant”, qui a, à la fois, la propriété de faire rire et d’induire l’anesthésie. Ce gaz est aujourd’hui couramment utilisé, parmi d’autres, en anesthésie générale. Cette relation, “chimiquement prouvée”, du rire et de l’anesthésie invite naturellement à considérer une hypothèse qui rencontre, en réalité, le savoir commun : le rire est un moyen réflexe de faire face à l’adversité.

La physiologie du rire, cette commotion qui fait plaisir, cette résolution plaisante d’une rupture significative, engage, par référence aux états psychosomatiques causés par la peur, la stupeur, la surprise, l’analyse des points suivants :
- le rire résulte d’une perception globale, non analytique, de la situation gélogène : on rit avant de pouvoir dire pourquoi l’on rit (cette perception implique le cerveau droit) ;
- le rire constitue une réponse réflexe à la chute : il engage des circuits neurologiques capables de travailler indépendamment du cerveau volontaire (les réflexes, par comparaison avec les réponses calculées, ont un double avantage, de rapidité et d’autonomie) ;
- le rire constitue une réponse émotionnelle à la surprise : cette réponse procède d’une mise en communication directe de l’aire de la personnalité, située dans le cortex frontal, et du “cerveau des émotions” (hypothalamus).
Ces trois données militent pour une approche “archaïque” du rire, par opposition à une approche qui se voudrait exclusivement intellectualiste. Quel rapport, maintenant, entre “endormir la douleur” et “rire” ? Si l’analgésie locale consiste bien dans un blocage de l’information, on peut penser que l’inhalation du protoxyde d’azote fasse “disjoncter” les relais centraux de la vigilance sensitive. L’ébriété de l’anesthésie, déconnexion du cerveau sensoriel et du cerveau émotionnel, alors que le rire apparaît a priori comme une manifestation d’origine psychologique ou mentale — ce qu’il est — annonce non seulement une cause matérielle, exogène, au rire, mais encore une proximité fonctionnelle du rire et de l’anesthésie.
Neutraliser la sensibilité (ce mot reçoit, d’ailleurs, un sens moral), c’est, chimiquement, produire l’euphorie. Anesthésier la vigilance (principe de réalité), ce peut être libérer le rire. Que l’anesthésie, ce relâchement chimique de l’attention, puisse provoquer le rire, cela fait voir a contrario la conscience dans sa fonction d’adaptation au réel sous la loi de la moindre douleur et le rire, quand il est recherché et exploité, suspension provisoire de la sensibilité qui permet à l’homme de se protéger de la différence ou de fuir artificieusement le danger, comme une adaptation paradoxale à la réalité, une accommodation au monde qui dénie la valeur du réel, un paradis endocrine.
Ayant appris la vérité de sa forme et pourtant agressé par la difformité, ayant à s’adapter à un monde hostile ou changeant, se représentant à la fois le pessimal et l’optimal, pareillement outré dans ses illusions et ses désillusions, adonné tour à tour à ces inconsistances contraires, l’homme — cet être qui ne sait presque rien d’instinct — a la ressource ambiguë, parmi les moyens que la sélection naturelle a laissé à sa disposition, concurremment ou parallèlement aux “paradis artificiels” qu’une moisson empirique lui découvre, des voies capiteuses d’un savoir réflexe qui tourne le dos aux lois du savoir. Une pharmacologie naturelle lui permet de reprendre le dessus quand la difformité ou la déformation font brusquement irruption dans le champ de son assurance, de supporter l’adversité et, parfois, d’en avoir raison. La chimie du rire et l’agressivité du rire se conjuguent en une même inculpation et une même annulation de la différence. Résolution organique d’une des plus fortes émotions psychosomatiques qui soient, celle qui tout soudain dérange et remet en place l’équilibre de l’image corporelle, ce quant-à-soi qui soutient l’ordre du monde, le rire c’est l’homme. C’est l’ordre.
Ainsi la comédie d’Aristophane, en présentant une image inversée de l’homme, travaille-t-elle à composer et à parfaire l’homme vrai, courageux, tempérant, actif tel que l’idéal en est défini par le Discours Juste dans les Nuées.

De même que c’est attaché à un nom propre qu’un vice passe en proverbe, sur la scène d’Aristophane, les attaques personnelles prennent une valeur universelle. Dans les Guêpes, ce n’est pas moins de soixante particuliers qui sont ainsi assignés dont, le plus souvent, nous ne savons
rien que cet idiotisme ou cet idiopathisme qui leur vaut de participer à cette anthropologie négative de l’homme grec :
Mais la cible privilégiée d’Aristophane, c’est l’inverti et l’inversion sexuelle constitue la situation dramatique privilégiée où se délivre son message politique. Le devoir de la forme, dans cette anthropologie où l’erreur se discrimine à son mode de vie (Nuées: 889 s.), supporte toutes les distinctions qui donnent corps à la société. Le relevé des images du corps fait ici apparaître les lignes de force de la seule morale universelle, celle qui a le corps pour scène et pour nom, l’autre homme pour opposé et pour faire-valoir et qui enferme chaque identité dans sa physis, son genre, sa contenance et sa mouvance. Si les attendus de la typologie sexuelle commandent l’économie de ce système dont l’expression s’épanouit clandestinement sur les murs de la cité moderne, c’est que la maîtrise sexuelle, opposition de l’activité et de la passivité, tient le territoire et exécute la différence. Trivialement et universellement.

Qu’il ne saurait exister de citoyen passif, que déchéance corporelle vaut, littéralement, déchéance civique (argument du réquisitoire d’Eschine contre Timarque, son adversaire politique, en 345), c’est l’avertissement d’Aristophane à son public. En faisant capituler le Discours Juste au constat que la foule des spectateurs compte une majorité de “pédés” (euryproktoi), avec ce “fouet public” qu’est la comédie, selon l’expression du grammai-rien byzantin Tzetzès, il fustige la décadence des “moeurs nouvelles”. Dans l’échelle des valeurs des positions, “tromper”, “posséder”, “triompher” se signifient par l’acte emblématique de l’activité et le doigt d’infamie (skimalizein), réduction idéale de l’adversaire à l’état de chose informe (“Je te secouerai le cul en le bourrant comme un boyau à boudin”— Cavaliers), est dérision de la passivité absolue. La féminisation de l’ennemi est un trait commun des protestations d’identité et, spécifiquement, des protestations d’identité territoriale.

Les imitations que la mode propose aux jeunes gens, ce sont les paroles relâchées ou étrangères des “englottogastres”, professionnels de l’éloquence que cette seule spécialisation condamne à l’erreur. Car il est une ouverture du corps aussi stratégique pour la composition sociale que celles sur le contrôle desquelles s’édifie la maîtrise individuelle : où se séparent le monde et sa représentation. Dans cette distance du représentant au représenté, la culture achève en comportement social l’indétermination instinctuelle. Si la parole fait et défait le corps, elle ne peut valablement tirer son autorité que de la conscience civique, expression d’une commune appartenance. Qu’on ne puisse “séparer la langue du corps”; que les perversions du fondement et les perversions du verbe relèvent d’un même défaut; que les orateurs et les politiciens soient, par prédilection, des “pédés”, voilà qui ne doit pas étonner, car le relâchement physique induit une passivité morale, un processus de déréalisation des mots qui culmine dans cette parole déréglée — nécessairement étrangère — qu’est l’art sophistique !

La “logocratie des enviandés” prospère sous la loi de Gresham (“Quand deux monnaies sont sur le marché, la mauvaise chasse la bonne”) de la valeur civique : “Souvent, il nous a paru que cette ville en usait avec les mauvais et les honnêtes citoyens comme avec la monnaie ancienne et l’or nouveau (...) Ainsi, parmi les citoyens, ceux que nous savons être bien nés, sages, justes, bons et honnêtes, formés aux exercices de la palestre, aux chœurs et à la musique, ceux-là nous les vilipendons, et nous employons à toutes fins les pièces de cuivre, des étrangers, des rouquins, des gueux issus de gueux, derniers venus dont la cité, jadis, n’aurait même pas voulu comme boucs émissaires (pharmakoi) ”(Nuées).

En 468, Cimon bat les Perses sur l'Eurymédon :

le soldat perse représenté sur ce vase à figures rouges dit :
“Je suis Eurymédon. Je me penche en avant ”.



(Sorbonne)


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Skimalizô
Activité et passivité
“Le fabricant de faux (…) fait la figue au fabricant de piques.” (Paix : 549)



“LES RACISTES”
Page de couverture du Nouvel Observateur du 25 septembre 1987


Une du Journal de l’Ile de La Réunion


Lieu commun du libéralisme : le processus de différenciation sociale ne produit pas d’autre
Dans un article intitulé : “Une figure de l’abjection en Nouvelle-Bretagne : le rubbish man”, Michel Panoff analyse la position du “malheureux” chez les Maenge et expose l’utilité sociale d’hommes sans société (- déracinés, réfugiés, orphelins ; - marginaux, inadaptés, débiles), qui vérifient l’observation qui veut que les “malheureux soient mauvais”. Rubbish man qualifie un état social et non une fonction. Mais la déchéance fait ici du déchet humain un pôle d’attraction et de répulsion salutairement démonstratif de la vérité des valeurs. Frappé d’incapacité sociale et morale, le rubbish man n’est pas seulement un homme de rien par rapport au puissant, un zéro,
“mais un signe - par rapport au signe +. L’épithète de saleté qui le qualifie n’est pas figurée. Dans la conception autochtone, la “crasse” signifie la déperdition de substance vitale et la maladie. Les expressions de “tas d’ordures”, “face dégoûtante” qui lui sont appliquées prétendent décrire objectivement un état de fait. C’est qu’en réalité ces hommes donnent le change par une “apparence de vie” et que leur nom est plutôt synonyme de “cadavre ambulant”.
“Morts en sursis”, ils représentent environ 50% des suicidés recensés. Leur pertinence involontaire apparaît pleinement dans le rôle de boucs émissaires et de “pédagogues” que l’ingénierie sociale leur assigne.
“Une relation circulaire (se met) en place qui permet au big man de faire constater doctoralement à l’ethnographe que les malheureux n’ont, au bout du compte, que ce qu’ils méritent. Frappé d’ostracisme par la communauté d’asile, le réfugié s’habitue à son isolement et démontre ainsi qu’il est asocial par nature. Tout juste toléré à condition de se taire, il révélera par son silence qu’il est foncièrement sournois. Privé de femme, il sera soupçonné en permanence d’adultère, et de sorcellerie pour la raison qu’il lui est interdit de se mêler aux forts en gueule donc d’affronter au grand jour les autres hommes. Et il n’est jusqu’à son aspect physique qui ne plaide contre lui puisque, généralement mal nourri, il est affligé d’une maigreur et d’une mine hâve qui confirment la désertion supposée de son ‘âme’”.

La cour n’est qu’une cascade de mépris (selon Saint-Simon)
La physique de la conjuration du mal expose le processus de formation du sacré comme le sens qui procède du traitement de l’impureté par détachement, expulsion, sublimation.




(Cardon)
Quand le big man rencontre l’homme-poubelle


Cette représentation fait le personnage qui a charge d’assumer le mal indispensable à l’équilibre social. Tantôt distinct du pouvoir, quand celui-ci est exercé sans intermédiaire rituel ; tantôt formant couple avec le pouvoir rituel ; tantôt ne faisant qu’un avec le pouvoir rituel. Il peut être entretenu au coeur de la société ou déporté à ses marges. Il arrive aussi que deux partenaires ou deux groupes se rendent le service mutuel de résorption de l’impureté : ainsi de ces opposants rituels que l’ethnologie dénomme des “alliés à plaisanterie” ou des sociétés divisées en moitiés : on épouse les filles des autres, on enterre les morts des autres. L’échange de l’impureté, réciproque ou unilatéral, apparaît comme une utilité majeure de la division sociale. S’il y a une fonction positive de l’altérité dans ce travail que l’autre assume (à son corps défendant, le plus souvent), d’assainir la vie de la collectivité, qu’advient-il dans la société égalitaire ? Où il y a bien, par exemple, un autre qui ramasse les poubelles, mais où il ne peut exister d’homme-poubelle ? Quand l’homme qui ramasse les poubelles est invité par le big man à partager les croissants du pouvoir, il ne faut pas voir là le rapprochement significatif des deux pôles de l’action rituelle (d’ailleurs non représentable en bonne logique symbolique), c’est au contraire pour manifester urbi et orbi qu’il n’y a aucune distance significative entre le président de Démocratie française, même si celui-ci entend descendre de Louis XV, et l’homme qui occupe la fonction la moins noble : qu’il n’y a pas d’autre.

Le droit au sol et la suspension des réflexes classificatoires
Race scélérate d’englottogastres” et “gueux issus de gueux”, pharmakos, rubbish man, la modernité proclame évidemment une autre expérience de la différence. Cette proclamation est même le lieu commun de son discours. Nous croyons pourtant que cette archéologie du droit n’est pas inappropriée quand il s’agit d’appréhender la coupable étrangeté des manifestations d’exclusion dans notre société et qu’on peut faire servir
les raisons de l’archaïsme à la compréhension d’une crise de la modernité.
La sémiologie de l’expression et la physique sociale auxquelles nous venons de faire référence découvrent les motions d’exclusion au cœur de l’intimité identitaire et de l’identité territoriale. Le droit au sol est un droit aussi “imprescriptible” — pour user d’un terme précisément rituel et juridique à la fois — qu’ “irrationnel”. Et sa mise en cause, réelle ou imaginaire, peut déchaîner l’inhumanité que l’on sait. Pathologie, sans doute, mais pathologie de la modernité et non, absolument, pathologie de l’humanité. On ne peut évaluer les phénomènes en cause dans l’ignorance
de ces données premières : les crimes contre l’humanité sont des crimes de l’humanité.

Monsieur Lévy, Madame Dupont et Monsieur Dupont
Dans leur mythologie et dans leur histoire, les peuples légitiment une souveraineté sur une terre revendiquée comme un propre parce qu’inséparable de leur être. L’appartenance nationale, c’est la reconnais-sance de soi dans une telle concrétion de mythe, d’histoire et de
souveraineté territoriale. Que de tels titres soient largement surévalués ne change rien à l’affaire puisque c’est l’intime croyance qui est en cause. Une croyance qui préexiste à ses arguments. Quand Léon Poliakov souligne, par exemple, que “Monsieur Lévy a autant de chances que sa concierge, Madame Dupont, de descendre de Vercingétorix”, il met certes en évidence le peu de
consistance historique de tels mythes de souveraineté. Mais il en démontre en même temps la pertinence puisque la rationalité de son argument attise une conviction qui est au principe de l’antisémitisme : ce n’est pas des quartiers de noblesse de Madame Dupont qu’il est en réalité question dans cette généalogie de la souveraineté, mais du fait premier que Madame Dupont, qui s’estime chez elle, se trouve en position de service, voire de “servitude ”, par rapport à Monsieur Lévy, qu’elle estime chez elle. Porté à sa connaissance, l’argument de Poliakov ne ferait que renforcer cette conviction — dès l’instant qu’on en veut à ses certitudes intimes — qu’on la dépouille déjà. Et cet exemple, qui fait Madame Dupont bien dérisoire, réunit idéellement les conditions de la tragédie qui la fait criminelle — on sait le rôle des concierges dans la dénonciation des Juifs. — Monsieur Dupont, d’ailleurs, (Édouard Frédéric-Dupont), “député des loges”, justement, s’est fait élire à Paris, en mars 1986, sur la liste législative du Front National.

L’étude de la comédie d’Aristophane nous a ouvert le champ de la signification des positions et des compositions corporelles dans la définition de la vérité sociale et politique. Ce langage du corps, expression et défense de l’identité sexuelle qui justifie une maîtrise et un exclusivisme territorial, une hiérarchie et une fermeture, nous servira de fil directeur pour le dépouillement systématique, à partir de 1981, des discours, proclamations, prises de position de l’extrême-droite française sur les questions de l’identité, de l’immigration, de la sécurité et des valeurs. Fermeture de l’identité, superlativité de la qualité de national, reproduction démographique, généalogie de la souveraineté légitimée par une opposition active à la différence. Tels sont les principaux traits de cette idéologie.

Si la modernité va avec une autre expérience du semblable, si l’exclusion y est condamnée et si le crime raciste y constitue “le crime par excellence”, c’est que la suspension, puis la condamnation des réflexes classificatoires est nécessaire à son exercice et que celui-ci engendre une morale plus large que les morales d’identité. L’analyse du statut de l’altérité dans l’éducation moderne et des conditions de la reconnaissance dans la cité industrielle prépare l’étude des logiques de l’inclusion dont nous marquerons, en étudiant les données élémentaires de la reconnaissance de la forme humaine et de la communication, les prémisses morales (ce mot étant entendu dans son sens le plus large).

Un vivant capable de mettre un monde entre le monde et lui : débilité instinctive et foisonnement neuronal ou : l’avatar de nature en l’homme l’homme.
P
réalable à l’examen de la question “de quelle nécessité relèvent les manifestations d’exclusion ici visées ? ” : quelle distance entre nature et culture ?
Le sujet proposé engage une discussion anthropologique : celle du statut de l’expression. Nous aborderons le symbolique comme l’énigme d’une médiation qui tient à la fois de la nécessité naturelle et de la cohérence — et cohérence implique autonomie — et de la cohérence représentative.
Une recherche d’ “universaux” qui fait de la culture, même hypothétiquement, un moyen d’accès à la nature et qui se donnerait pour objet la compréhension d’une continuité entre nature et culture — et pas seulement la spécification de la rupture en quoi consiste l’hominisation — rencontre une opposition de principe dans les conceptions qui s’attachent à définir et à surévaluer cette mutation. Une variante de ces philosophies, et probablement de celles qui contiennent le plus de nécessité, car elles fondent leur surévaluation de la forme humaine non pas simplement sur un a priori d’appartenance, mais sur une description rigoureuse de l’activité mentale, se réclame de la théorie de l’arbitraire du signe, soit de la théorie d’une médiation qui formalise une distance irréductible entre la nature et l'homme.

On indiquera sommairement ici pourquoi on ne peut souscrire sans réserve à une philosophie qui semble faire de l’arbitraire du signe un cordon de protection sanitaire contre — nous citons Claude Lévi-Strauss dans La Potière Jalouse — les “débordements de la nature”. L’idée stratégique de La Potière Jalouse était de démontrer que la pluralité des codes qui définit en propre le discours mythique s’analyse comme un système d’équations et qu’il n’est de privilège d’aucun code sur un autre. Qu’en particulier — c’est là l’enjeu du débat, obligé, mais non nécessaire —, il ne saurait exister d’empire du code psycho-organique sur les autres codes. Le dispositif qui soutient ce jugement est le recours à la théorie saussurienne de l’arbitraire du signe et le constat — corollaire — que toute expression est soumise à l’action de contraintes mentales. “L’appréhension primitive d’une structure globale de signification est un acte de l’entendement”. Ceci contre Vico, Rousseau ou Freud qui voient dans la métaphore et dans le symbole ce langage des origines auquel notre sujet renvoie. Les expressions utilisées par Lévi-Strauss pour caractériser ce qu’il nomme “pulsions” ou “émotions” : “forces torrentueuses”, “bouillonnement”, “déborde-ments” dénoncent une conception singulièrement péjorative, traditionnelle il est vrai et conforme à la philosophie du mythe, du non-distingué. Conception qui met face à face l’esprit et le corps, la matière et la forme, comme si l’arbitraire du signe, quelque liberté la représentation de la représentation administre, enlevait la nécessité. C’est déférer au postulat fondateur du discours mythique, qui fait de la mise en forme la solution par excellence, que d’abonder dans le sens de la forme. À condition de ne pas omettre que la mise en forme a ici un office pédagogique. Il ne peut exister de privilège du code psycho-organique dans le mythe pour la simple raison que la ressource du mythe est d’agencer l’équivalence des codes, de permettre à l’esprit de déployer la lumière de sa grammaire sur l’énigme du monde, de traduire l’inquiétante étrangeté du code psycho-organique qui fait l’homme un mystère à sa propre conscience en incorporant sa syntaxe à l’ordre d’un monde pesé au trébuchet d’une logique binaire.

Si la valeur est horizontale — de position et non d’expression — quel statut pour l’expressif et le rituel ?
Mais ce qui n’a de nom dans aucune langue et que, pourtant, toutes les langues nomment et s’épuisent à signifier — le réel, en un mot — n’est monstrueux qu’en raison de l’indistinction (Indo-Européen* STIG- : instinct) de sa loi. Les “forces torrentueuses” de la pulsion, pour reprendre les expressions dramatiques de Lévi-Strauss, sont si peu torrentielles, son “bouillonnement” si peu éruptif, ses “débordements” si peu débordants qu’il faut à la nature humaine le secours et la protection de la culture pour se manifester. Tant l’homme vient au monde nu, dans un dénuement physique et moral — sans fourrure, sans armes et sans loi — qui faisait imaginer à Aristarque de Samos que les premiers hommes avaient été déposés “tout faits”, armés de leurs techniques et de leurs codes, sur le rivage de la terre inhospitalière. S’ensuit-il, pour autant , que la psyché soit une cire vierge de toute empreinte, cire sur laquelle la culture imprimerait un programme souverain ?
En faisant jouer à la théorie de l’arbitraire du signe une fonction “libératrice”, quand elle n’est que médiatrice, en creusant l’écart nature/culture, on minore l’impact du fait évolutif dans l’anthropogenèse et le fait social — et dans l’épigénèse de ce “maître cerveau sur son homme perché”*. À l’inverse d’une telle pétition, notre recherche a pour objet de comprendre, entre la panglossie de l’arbitraire du signe (surévaluation de la forme humaine) et l’éthologie (égalisation de la forme humaine dans l’ordre naturel), comment la culture révèle la nature de l’homme. (Il s’agirait ici de lester un idéalisme, sans doute irrépressible, qui a trouvé ses raisons a posteriori dans le monisme de la binarité vers quoi tend l’intelligence du vivant — l’imputation d’intellectualisme visant la structure, d’abord donnée pour une construction heuristique, étant levée par la nature des choses, puisque l’esprit traite en effet une “matière” déjà structurée. On peut poser, sur d’identiques postulats, l’intime conviction contrariant l’intime croyance, quelle que soit l’autonomie formelle de l’unité centrale, que la structure ne nous délivre pas du mal, que le médium, loin d’invalider le message, le réalise, et que “la vie est force et non sens”, quand bien même pour être force elle doive être sens).

L’exclusion et son naturel : exhibition génitale et inhibition génitale
Le destin des logiques d’exclusion ici présentées est celui de leur hypothétique fondement dans la nature sociale de l’homme et de la capacité de la culture à susciter et à entretenir une nature hors nature. La question du statut épistémologique de l’expression et du rite est cruciale pour la théorie anthropologique en ce qu’elle concerne un point de contact entre nature et culture. Le rite engage, en effet, les formes les plus éminentes de la civilisation et a pour objet les formes les plus archaïques de l’émotivité : le rite a trait à la mort, à la sexualité, à l’identité, à la communauté, au sol...
Le débat concernant le rapport nature/culture sera nourri par la considération et les enjeux d’un fait d’observation : qu’une figure de l’exclusion visée, la menace sexuelle à l’adresse de l’étranger qui porte atteinte à l’intégrité territoriale ou à la souveraineté élémentaire, soit pertinente, mutatis mutandis, dans le monde animal. Chez plusieurs espèces de primates, en effet, le mâle chargé du guet réagit par une érection quand un intrus s’approche du territoire de la communauté (turgescence qui n’est pas sans rappeler l’enflure verbale de proclamations citées)... Le dieu grec Priape, gardien des vergers et des jardins, était ainsi représenté “avantageusement” et dissuasivement si l’on en croit, notamment, un avertissement comminatoire que le poète Léonidas de Tarente lui met dans la bouche. Les Hermès ithyphalliques qui gardaient les portes d’entrée des maisons athéniennes marquaient aussi les frontières (à ne pas franchir). La fonction des positions et des symboles sexuels dans l’établissement et l’aplomb des hiérarchies peut être relevée chez l’homme et chez l’animal. Ces rapprochements doivent, toutefois, être tempérés d’une réserve — hormis celle, d’ordre moral, qui doit marquer de suspicion le principe même de telles réductions — c’est que ces comportements sont toujours ritualisés chez l’animal — il n’y a pas de passage à l’acte — alors que des données anthropologiques concordantes montrent qu’ils sont fréquemment réalisés chez l’homme. C’est ainsi que l’homme qui viole une frontière politique, la limite d’un territoire de chasse ou de pâture, l’adultère, l’homme surpris dans un harem, le cambrioleur — celui qui empiète sur le territoire de l’autre : l’intrus, le maraud, le casseur — peuvent être soumis à un tel traitement de rétorsion. Mais aussi le nouvel arrivant, le novice, le bleu ou le bizut, selon des modalités et des valeurs dont des psychodrames — ou des drames — rituels encore en vigueur aujourd’hui rappellent la permanence. (On notera ici que le mot “canular” — du latin cannula — argotisme scolaire de la rue d’Ulm, se réclame sans trop le savoir d’un moyen d’affranchissement dont on trouverait un équivalent en Papouasie).

Une figure rituelle de l’anthropologie universelle
L
’examen d’un autre dispositif naturel d’exclusion, intra-familial celui-là, permettra de mettre en évidence une contrainte évolutive dans l’institution humaine. Il est un commencement obligé, qui figure aussi bien dans les copies d’élèves que dans les travaux spécialisés, qui veut, quand on évoque l’origine, la spécificité humaine, la culture, un événement fondateur ou une institution fondatrice caractérisant le passage de la nature à la culture.
Élémentaire ou savant, ce jugement, qui tient que l’inceste est couramment pratiqué dans le règne animal se fonde souvent sur l’autorité de Lévi-Strauss qui écrit, en effet, mais au conditionnel, que l’inceste “serait un phénomène naturel communément réalisé chez les animaux”. C’est un lieu commun de l’anthropologie universelle que de démontrer, preuves à l’appui, que les hommes, à la différence des bêtes — et des voisins, parfois — ne s’accouplent pas sans règle. Les Jivaros, par exemple, réputés réducteurs de têtes, ne manquent pas à ce savoir-vivre : ils aiment comparer l’incestueux au ver de terre, qui se faufile dans le premier orifice venu. Et les psychanalystes, ces hommes que la langue anglaise, comme le rappelle brillamment Lévi-Strauss, dénomme headshrinkers, voient la prohibition de l’inceste comme la fondation qui fait le sujet humain, dès lors qu’il est capable d’opposer deux phonèmes, un client potentiel du psychanalyste.



Épouvantail dans une rizière
(Bali)



Papous de Kogoume sur la rivière Konga
(Wickler : 1966)

Faire-part de mariage d’un dénommé Wolinski
détail (1971)

Dans le cercle de la protection familiale : un dispositif d’exclusion
L’observation des mœurs animales fournit, pourtant, dans des sociétés où les anthro-pologues sont peut-être moins intégristes que les nôtres, une référence à l’institution humaine. Pour décrire un des dispositifs qui empêchent la cohabitation de congénères chez les mammifères sociaux, les éthologistes emploient une expression empruntée à la psychologie, l’expression de “castration psychologique”. Dans plusieurs sociétés, et notamment en Afrique, chez les Duru ou les Moudang, on explique l’origine de la circoncision par une pratique empruntée aux singes, qui se signalent par la dureté avec laquelle ils répriment leurs petits et qui, parfois, leur mutilent le sexe. Il existe, en réalité, quantité de données, tant ethnographiques que psychologiques, qui font soupçonner le caractère émotionnel — comme une donnée première de l’identité — de l’évitement de l’inceste. Ces données invitent à considérer quel type de relation peut exister entre l’évitement de l’inceste avéré dans les sociétés animales et l’institution humaine. Entre nature et culture.

Le rituel et le matériel : tradition et modernité
La théorie de l’arbitraire du signe dont il vient d’être fait mention, professée à l’économie par Saussure de 1906 à 1911, participe de ce grand mouvement de rupture de l’homme avec les rythmes vitaux, rupture qui démontre la supériorité matérielle de la médiation — de ce langage qui culmine dans le “silence articulé de l’algorithme” (Kojève) et dans la technique — sur l’expression. Cette désaffection de l’homme occidental de la nature et de sa propre nature, qui fonde un optimisme technique et un pessimisme de la forme humaine, un monde construit en dépit et dans le dépit de la sensation, ne révolutionne pas seulement l’art du sentir, autrement dénommé “esthétique”, elle marque la fin d’un privilège : celui de la capacité de la forme humaine et de son savoir spécifique à signifier valablement le réel et à organiser l’espace social.

L’homme est le sujet d’une société universelle, un être qui vit de communs, coinonicôn (Chrysippe)
L’idéal de l’homme moderne — idéal d’un homme sans chair qui, significativement, se réalise dans un espace urbain où la chair s’affiche partout — a pour mal les archaïsmes de la nature humaine tels que l’histoire des civilisations et l’épaisseur des langues en conserve le dépôt. La conscience de la modernité, ou médialangue, est faite de cette censure des actions et des passions qui impriment le destin de la forme humaine dans son partage de nature. Mais cette paix des opposés par la civilisation des humeurs et la civilité de l’expression trouve ses limites dans les limites de son exercice économique. La paix blanche — la paix de l’échange marchand — est travaillée à son tour par la loi des écosystèmes qu’elle soumet quand sa loi fait défaut, quand le petit blanc ou l’intégriste s’emparent des moyens de la modernité pour les mettre au service des pseudo-spéciations que constituent les dogmes raciaux ou les religions. Alors que les lois et les inhibitions des sténotypies rituelles contiennent l’homme dans l’ethos de sa forme, la modernité, caractérisée par l’invention de moyens physiques et administratifs d’effacement de la forme humaine (capacité de donner la mort à distance, pouvoir administratif et technique d’anéantissement de masse...) lui donne la liberté critique de s’affranchir de toute dette d’humanité. Si les rites sommairement exposés dans cette présentation se trouvent aujourd’hui constituer le langage de la régression sociale et morale, c’est pourtant sur de tels archétypes que les sociétés humaines, “villageoises”, sans doute, quand c’est la planète qui est devenue un village et que chaque homme est virtuellement “citoyen du monde”, cosmopolite, pour user d’un terme stoïcien, se sont institutionnalisées. Les plus grands livres de l’humanité sont des manuels de boucherie. La civilisation se marque, en effet , dans la codification de la mort. On dit que l’homme est un loup pour l’homme, voulant exprimer par là la férocité bestiale d’un être insensible à la douleur du semblable. C’est médire du loup s’il s’agit d’imputer à cet animal une férocité intraspécifique. Car si l’homme était un tel loup pour le loup, il ferait preuve d’une humanité remarquable. À défaut de connaître, peut-être, ce que nous dénommons “pitié”, cette espèce met en œuvre des dispositifs rituels qui préviennent l’issue mortelle des combats entre congénères. C’est méconnaître aussi qu’il existe, dans les sociétés humaines, des dispositions qui soutiennent les dispositifs labiles de reconnaissance du semblable. Il suffit d’énoncer, pour caractériser la singulière sauvagerie qui distingue l’espèce humaine, que l’homme est un homme pour l’homme, c’est-à-dire un être qui peut se soustraire au devoir de la reconnaissance spécifique, exception qui peut définir tant la barbarie que l’excès de civilisation : quand l’individu se libère des normes qui informent les rites de l’humanité.

La pertinence de cette recherche contrastée sur le rituel et le matériel, opposition de la tradition et de la modernité, se signale, croyons-nous, par sa capacité à poser la question du mal dans la société moderne et particulièrement à évaluer certaines données constitutives de la tragédie du XXe siècle : le génocide.
Le drame de la souveraineté élémentaire s’exacerbe spécifiquement quand la société industrielle, qui fait coexister sous une même loi l’expatrié et l’autochtone et qui fonde la légitimité sur la possession des signes monétaires, est en crise. L’abolition du mal moral (quand le mal a figure humaine), propriété du système, a pour condition la sécurité du système. Dans la perspective des logiques d’exclusion ici désignées, nous présenterons une dérive tragique de la société sans mal, accouplement monstrueux de la technique et de la religion, qui constitue aujourd’hui une référence majeure de la culpabilité et de la morale dans la conscience occidentale, l’extermination massive des Juifs par l’Allemagne nazie.

Dans la division significative traditionnelle, la réjection du mal est, pour l’essentiel, périodique. C’est dire que le mal, qui fait corps avec le bien, renaît. (“Pourquoi n’écrasez-vous pas vos ennemis alors que vous en avez le pouvoir ? demande-t-on à des naturels. — Parce que nous avons besoin d’eux pour chasser la maladie”.) Avec l’arriération que constitue la dénonciation de l’impureté dans la cité industrielle — puisque le monde industriel est idéalement un monde sans impureté, caractérisé par une exigence de péremption de la réalité symbolique qui faisait la vérité corporelle et cosmologique — la réjection du mal, bien que répondant à une conceptualisation religieuse, obéit à un scénario administratif. Comme si l’impureté, sans avoir changé de nature, appelait un traitement conforme, en effet, à la nature de l’être industriel et administratif et pouvait faire l’objet d’une division sans reste : relevant d’une représentation “scientifique”, passible d’un dépistage “biologique”, justiciable de solutions “économiques”. Problème d’identification et problème d’échelle, le travail de purification n’est plus à hauteur d’homme. Soustrait au théâtre émotionnel du rite, il dépend désormais du formulaire et de la machine. Alors que la passion rituelle extériorise la reconnaissance et voit dans le mal attirance et répulsion, le caractère secret de la “solution finale”, l’anonymat et la banalisation de son exécution dénoncent un changement radical : un déni matérialiste de la forme humaine. La délivrance ne résulte plus d’un face-à-face, d’un besoin de purification qu’épuise ou fatigue la procédure d’exclusion. Aucun signe ne doit témoigner d’une quelconque identité entre le bourreau et sa victime, vouée à la récupération profane et utilitaire. Le mal sera transformé en savon. Le mal ? Quel mal ? Hitler promettait une terre sans mal pour un temps sans durée : mille ans.

Quand on pénètre à Auschwitz, rien du théâtre de la division significative dont les religions sacrificielles font leur officialité. On est saisi, au contraire, par le caractère anodin et misérable des baraquements. On attend l’usine de la mort, on découvre des corons. Dans ce dessein de 1942 (décision de la “solution finale”) exécuté avec les moyens du XIXe siècle, on voit bien que l’extermination des Juifs était, pour le IIIe Reich, un problème presque secondaire — le Juif, cet homme sans armée, sans chefs et sans territoire, n’était pas l’ennemi à vaincre — un abcès à vider, un problème de dignité doctrinale et d’hygiène publique. Heydrich, “l’ingénieur en chef de la plus grande machine d’anéantissement de tous les temps ”, se voulait le “cocher-éboueur” du IIIe Reich. Ingénieur-éboueur ? Mélange intime et sinistre de science et de religion.

“Antisémitisme passionnel ” et “antisémitisme rationnel”
Nous proposerons une approche du génocide — caractérisée dans le chapitre en conclusion d’une thèse de doctorat* — fondée sur la transformation de l’antisémitisme rituel en antisémitisme réel. Transformation qui répond au concept technique et juridique d’une modernité qui ne croit plus au mal et à la réquisition d’une philosophie du mal, à la superposition de la logique profane et la logique rituelle. “Un jour, note Chaïm Kaplan dans son Journal de Varsovie, la morale chrétienne envahit la vie publique. Alors le malheur descendit sur nous”. C’est dire, dans les mots de l’assiégé, qu’il n’est plus un seul espace de liberté dans un monde pourtant indifférent à la différence, voué à la rationalité industrielle, quand la morale s’en saisit. Morale totalitaire qui prétend épuiser la forme humaine et se soustraire à toute dette d’humanité. Ce passage du rituel au réel était programmé dès 1919.
“L’antisémitisme en tant que mouvement politique ne doit pas être et ne peut pas être déterminé par le sentiment mais par le sens des réalités (...) L’antisémitisme qui s’exprime uniquement par des sentiments s’exprime finalement sous la forme de pogroms. L’antisémitisme rationnel, au contraire, doit conduire à une lutte planifiée et légale et à l’élimination des privilèges que les Juifs possèdent chez nous (...) Son but ultime doit être inébranlablement l’élimination pure et simple des Juifs ”. L’auteur de ces lignes s’appelait Adolf Hitler (lettre à A. Gewlich du 16 septembre 1919). Dans un monde où le mal ne peut avoir forme humaine, où la différence et la difformité ne font idéalement aucune différence, les logiques de l’exclusion ici visées, résistances à l’éthique et à l’ethos modernes, à supposer qu’elles soient fondées dans la nature sociale de l’homme, représenteraient une sorte d’aberration évolutive. Mais le constat que l’homme aurait créé un monde inadapté à lui-même, inadapté à sa “physiologie morale” et aux réquisitions de ses passions collectives est aussi un constat d’ouverture. Il invite à considérer :
— Que la connaissance et l’étiologie des mécanismes en cause, alors qu’une approche strictement morale peut se voir reprocher de
“recommander l’ignorance des causes comme thérapeutique des effets”, est la condition préalable de leur évaluation.
— Qu’il existe aussi des logiques de l’inclusion, relayées et ritualisées par la morale, qu’on peut voir naturellement à l’œuvre chez le jeune. Ce spontanéisme moral — un bien fait sans penser à bien — fait apparaître les cultures comme des systèmes de restriction de la reconnaissance, des pseudo-spéciations : c’est la reconnaissance qui est facile, c’est la méconnaissance qui doit être éduquée. (L’universel de moralité reposerait donc sur un dispositif d’ouverture conspécifique).
— Qu’en vertu de ce pouvoir de créer un monde hors du monde, l’homme peut se civiliser, c’est-à-dire, au-delà du savoir-vivre administratif auquel la loi oblige, ayant levé cette appréhension de la différence dont il se fait une sécurité, faire l’expérience de l’assentiment d’humanité.
— Que la pertinence des mécanismes exposés est telle en vertu de nécessités sociales, reproductives, religieuses ou politiques pondérables, sinon caduques : quand c’était la fermeture à l’autre, la pseudo-spéciation, qui était adaptée, c’est aujourd’hui l’ouverture qui est fonctionnelle...
— Que les faits ici exposés — désaveu et dénégation de cet idéal et de ce naturel — révèlent dramatiquement les conditions limites de l’exercice de l’identité, conditions en deçà desquelles la reconnaissance de l’autre n’est pas possible. Et rappellent, contre l’espérantisme d’un idiome sans histoire ni idiotique, d’un droit sans État, d’un corps sans humeur, d’un monde où l’œcuménisme de la convention contiendrait tous les “débordements de la nature”, que la forme humaine est justiciable d’un héritage et d’une histoire.

Pour une
A nthropologie des
F ormes et des
F onctions
E lémentaires de la
C ommunication et de la
T ransaction
S ociale
Nous croyons qu’une approche anthropologique des phénomènes d’exclusion peut contribuer à en renouveler l’évaluation, notamment parce qu’une telle approche permettrait de soustraire l’analyse à la relation spéculaire qui interdit de prendre une mesure objective de cette exception à nos évidences morales et conceptuelles. Un caractère de la modernité intellectuelle, en effet, cohérent il est vrai avec les conditions de possibilité de la modernité, est, paradoxalement, alors que l’information historique, anthropologique et biologique aujourd’hui disponible sur la diversité humaine et sur l’unité de l’homme est considérable, la fermeture — la spécialisation — de sa réflexion critique. Le programme de recherche ici défini a pour idéal, à l’inverse de cette assurance, la polyvalence documentaire. Il prend place dans le projet d’un groupe de recherche pluridisciplinaire sur les formes primitives de la communication sociale (dénommé A.F.F.E.C.T.S.).


BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Bischof, N.
“Éthologie comparative de la prévention de l’inceste” in : R. Fox : Anthropologie biosociale. Paris, 1978.
Debidour, V.H.
Aristophane par lui-même. Paris, 1962.
Dover, K.J.
Greek Homosexuality. Londres, 1978.
Fehling, D.
Ethologische Ueberlegungen auf dem Gebiet der Altertumskunde. Munich, 1974.
Lévi-Strauss, Cl.
La potière jalouse. Paris, 1985.
Panoff, M.
“Une figure de l'abjection en Nouvelle-Bretagne”. L'Homme, XXV-94. Paris, 1985.
Saussure (de), F.
Cours de linguistique générale. Paris, 1986.
Wickler, W.
Ursprung und biologische Deutung des Genitalpräsentierens mannlicher Primaten. Munich, 1966.



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