Logiques de l'exclusion et figures de l'altérité :
Présentation de quelques données anthropologiques élémentaires
pour une recherche sur léconomie de lexclusion*
* Toutes les illustrations de cet article sont extraites dune thèse de doctorat dÉtat soutenue à la Sorbonne. Sauf une, dont lopportunité a fait lobjet de réserves de la part du Doyen de la Faculté des Lettres. Lauteur de larticle, convaincu que la réflexion scientifique ne peut se soumettre sans se renier à des considérations politiques ou diplomatiques assume seul et entièrement les conséquences de cette publication.
Un jour, il prit au piège un gros corbeau, barbouilla ses ailes de rouge, sa gorge de bleu et sa queue de vert. Quand il vit une bande de corbeaux survoler notre cabane, il lâcha son souffre-douleur. À peine eut-il rejoint ses congénères quune lutte à mort sengagea. De tous côtés on sacharna sur limposteur (...) Les corbeaux prenaient de la hauteur, et soudain nous vîmes leur victime tomber en vrille dans les labours (...) Ses frères lui avaient crevé les yeux et du sang ruisselait sur son plumage. Après un dernier effort pour sarracher à la terre gluante, ses forces labandonnèrent.
Jerzy Kosinski,
LOiseau bariolé
Captatio benevolentiae
Le propos danalyser, aujourdhui, dhypothétiques logiques de lexclusion comporte un premier objet critique, celui davoir à distinguer la vulgarité. Distinguer la vulgarité, cest-à-dire la faire distincte quand nous préférons ne pas trop la voir ; lui trouver sens quand elle nous paraît largement inintelligible ; et, en quelque manière, lui rendre justice quand elle est injustifiable.
Pour présenter notre sujet, nous prendrons donc dabord lexcuse dun conte traditionnel chinois qui énonce : La langue doit être vulgaire pour porter loin et les mots concerner les moeurs pour toucher à point et nous nous ferons une caution de ce constat porté, en 1936, par Julien Benda : Cest la rançon dune éducation rationaliste de nous rendre étrangère à peu près toute lespèce humaine . Constat qui est le précipité de notre cause, en réalité.
Cette recherche rencontrerait une sorte de point aveugle de la modernité : un nécessaire aveuglement répondant à sa cohérence propre et à son accomplissement. Un exemple stratégique de cet embarras a précisément lappréhension de manifestations dexclusion pour raison. Cet exemple, auquel nous ferons référence pour sa valeur de paradoxe et qui mériterait de devenir une question décole de la sociologie politique et de son art de la prévision, cest léchec des sondages électoraux à créditer lextrême-droite de ses voix. Si , malgré les correctifs en majoration systématiquement appliqués aux intentions de vote avouées en faveur de J.M. Le Pen, la science politique ne sait en estimer la progression, cest que le concept de ce crédit lui fait défaut. Nécessairement, puisque cette progression est une régression. La modernité veut un homme ayant intégré létrangeté de la différence (somatique, raciale, morale ou culturelle) dans le spectre de la variabilité individuelle : le mal ny peut avoir forme humaine. Et ce, en contradiction avec lexclusivisme que les sociétés, dans leur généralité, cultivent chez leurs membres. En montrant la relation dun tel a priori avec lexercice de la modernité, il est possible dévaluer retour critique à la loi commune les succès de lextrême-droite avec la crise, matérielle et morale, de son axiomatique (et il était possible de prévoir, par exemple, le score de J.M. Le Pen au premier tour des élections présidentielles de 1988).
On posera quil existe des contraintes de la nature humaine qui offensent et contrarient le dessein de la modernité et que lanalyse et le recyclage conceptuel des chutes de la modernité, autrement insignifiantes et résiduelles, peuvent révéler (sous la condition dun renversement méthodologique qui permettrait de juger lexception que nous constituons dans la généralité des cultures avant de vouloir la généralité exceptionnelle) la permanence et la cohérence fussent-elles inavouables de ces contraintes.
Une expression clandestine du manifeste dexclusion : le graffiti
Soit un objet anthropologique que sa banalité ou son indignité rendent impropre à la consommation intellectuelle : ces inscriptions, admonestations, dénonciations ou proclamations quon peut lire sur les murs des lieux publics. Soit, par exemple, le corpus constitué par lensemble des graffiti relevés en mars 1987 dans une dépendance de la bibliothèque générale de la Sorbonne. On peut retenir ce lieu ce haut lieu non seulement pour sa valeur symbolique, mais aussi parce quil faut posséder une carte détudiant pour y pénétrer et que cette condition définit une population intellectuelle et donne une information indirecte sur les auteurs anonymes de ces professions de foi clandestines. Les slogans, injures, certitudes assassines, voire espérances criminelles en cause composent sans doute un portrait singulièrement mutilé de la forme humaine et lon tient habituellement et justement ce type de littérature comme lexpression dun défoulement ou comme le fait dune minorité imbécile que neutralise le jeu des institutions. Mais il nest pas indifférent que le
lieu privilégié de cette vidange dinsanités soit une manière disoloir et que la revendication de cette littérature se trouve aujourdhui au coeur du débat politique. Si une élection peut être un défoulement, soit une sorte de régression sans lendemain, comme on a pu le dire à propos du score obtenu par le Front National aux élections européennes de juin 1984, force est de constater quil est des régressions pleines davenir.
Des catachrèses (figures mortes) pleines de vie
Un trait récurrent de ces manifestes secrets qui, souvent, clament par les moyens les plus frustes une urgence vitale, cest linculpation de la différence et la protestation didentité et cest le recours, idéal et répétitif, à une violence corporelle qui vise à nier lautre dans son identité et spécialement dans son identité sexuelle. La première cohérence de cette logique de lexclusion se construit ici sur une impulsion du corps en prise avec lidentité archaïque, impulsion requise ou provoquée quand séprouve une perte de contrôle des constituants fondamentaux de la personne (maîtrise et reproduction de lidentité, des images et des rites) ou une incapacité à faire jouer les clauses de la dominance naturelle (souveraineté élémentaire du chez soi ).
Pour évaluer ce naturel auquel nous entendons faire exception le progrès de la conscience est un regrès de la vérité corporelle et pour estimer ce principe, qui fait partie de nos évidences sociologiques, qui condamne la dépréciation, la dérision, lexclusion de la différence, nous retiendrons létude dune humanité, pourtant proche et prestigieuse puisque nous nous réclamons de son miracle, sans doute représentée par son exagération comique, qui exploite une dépréciation systématique de létranger, de la difformité, de la singularité. Et qui semble prospérer sur cette identification de la différence et du mal qui constitue linterdit moral majeur, banal et éminent, de la modernité.
La figure de lautre dans la comédie dAristophane :un combat politique par des moyens anthropologiques
Une première surprise de la comédie dAristophane, qui se développe dans une situation de crise politique et morale (guerre du Péloponnèse, guerre civile, faillite des institutions), serait quon y voit prospérer, trait pour trait, les images et les figures de lexclusion incriminées et cette toute-puissance du corps qui avilit toute altérité et toute altération.
Aristophane tient que la corruption de la démocratie résulte de lindifférence à la qualité de citoyen et son remède dans le ressaisissement corporel de lidentité. Que cest dans le conditionnement de sa communauté que le citoyen découvre, comme le hop lite dans la formation de combat, la vérité de ses propres jointures, sa conformité et son harmonie, et que cest dans le rappel de ce civisme quest le salut. La composition démocra-tique est une éducation en commun qui disqualifie en même temps létranger et le citoyen qui entend sexcepter de cette communauté éducatrice : le défaut dorigine et le défaut de corps. Car la vérité et lerreur sopposent comme deux hygiènes corporelles.
Séparer la langue du corps
Quand lhomme vrai a le corps fait et le mot rare et juste, le défaut déducation et le défaut dorigine produisent sophismes, délations et
sodomies. Cette perversion du corps et de la parole, cette incapacité à faire jouer la distinction originelle que léducation incorpore à liden-
tité, le choeur des Oiseaux en fait le diagnostic en quatre phrases : Il existe à Délationville (Phanès), près de la Clepsydre (lhorloge à eau qui mesurait le temps de la parole à lassemblée), une race scélérate qui a nom englottogastre (qui vit de sa langue); ils récoltent, sèment et vendangent avec leur langue et cueillent des figues (sycophante : litt. dénonciateur de figues). Ils sont étrangers de naissance : des Gorgias, des Philippe; cest de ces Philippe qui vivent de leur langue quest venu lusage, partout en Attique, de couper à part, lors des sacrifices, la langue de la victime ... La comédie dAristophane travaille entre les deux caricatures dun corps non bridé et dune parole non tenue panglossie, logorrhée, sophistique ; énurésie, diarrhée, sodomie. Le dérèglement des ouvertures corporelles autorisant la logocratie des enviandés. La comédie compose, dans la vérité dun rire commun, lunanimité des opinions et des intérêts qui fait lordre dune société, cet art de vivre en corps sous linstitution dune parole constituante. Lexagération comique a ici pour objet de provoquer le ressaisissement salvateur de la constitution originelle. Quand Aristophane dirige les forces de linversion sociale propre au temps de Dionysos, non plus seulement dans une subversion systématique et provisoire des hiérarchies, mais contre un pouvoir politique déterminé, il est lacteur dune société dans laquelle la vérité nest plus une et cosmologique dialectique de la société et de la nature qui sexprime dans le carnaval mais revendiquée contradictoirement par des forces sociales aux intérêts contradictoires. Cest pourtant sur une représentation de lhomme commune à ces adversaires quAristophane fonde son combat.
Un désordre rituel qui uvre à la réfection de lordre
En montrant que la théâtrocratie quest devenu le gouvernement démocratique le vieux Démos soumis par les singes amuseurs du peuple donne le spectacle dune farce aussi dérisoire quinsensée : une caricature de lhomme grec. Mais comment le rire a-t-il ce pouvoir extraordinaire de refaire lordre ? On proposera ici une interprétation unifiant physiologie, psychologie et sociologie du rire. Cette interprétation, qui prend au mot le savoir empirique contenu dans les expressions associant le rire à linsensibilité vitale et à la vitalité, fait notamment appel aux neurosciences et, spécifiquement, à la chimie du cerveau. La chimie du rire : cet intitulé singulier a pour première raison les caractéristiques du protoxyde dazote (N2 O), autrement dénommé gaz hilarant, qui a, à la fois, la propriété de faire rire et dinduire lanesthésie. Ce gaz est aujourdhui couramment utilisé, parmi dautres, en anesthésie générale. Cette relation, chimiquement prouvée, du rire et de lanesthésie invite naturellement à considérer une hypothèse qui rencontre, en réalité, le savoir commun : le rire est un moyen réflexe de faire face à ladversité.
La physiologie du rire, cette commotion qui fait plaisir, cette résolution plaisante dune rupture significative, engage, par référence aux états psychosomatiques causés par la peur, la stupeur, la surprise, lanalyse des points suivants :
- le rire résulte dune perception globale, non analytique, de la situation gélogène : on rit avant de pouvoir dire pourquoi lon rit (cette perception implique le cerveau droit) ;
- le rire constitue une réponse réflexe à la chute : il engage des circuits neurologiques capables de travailler indépendamment du cerveau volontaire (les réflexes, par comparaison avec les réponses calculées, ont un double avantage, de rapidité et dautonomie) ;
- le rire constitue une réponse émotionnelle à la surprise : cette réponse procède dune mise en communication directe de laire de la personnalité, située dans le cortex frontal, et du cerveau des émotions (hypothalamus).
Ces trois données militent pour une approche archaïque du rire, par opposition à une approche qui se voudrait exclusivement intellectualiste. Quel rapport, maintenant, entre endormir la douleur et rire ? Si lanalgésie locale consiste bien dans un blocage de linformation, on peut penser que linhalation du protoxyde dazote fasse disjoncter les relais centraux de la vigilance sensitive. Lébriété de lanesthésie, déconnexion du cerveau sensoriel et du cerveau émotionnel, alors que le rire apparaît a priori comme une manifestation dorigine psychologique ou mentale ce quil est annonce non seulement une cause matérielle, exogène, au rire, mais encore une proximité fonctionnelle du rire et de lanesthésie.
Neutraliser la sensibilité (ce mot reçoit, dailleurs, un sens moral), cest, chimiquement, produire leuphorie. Anesthésier la vigilance (principe de réalité), ce peut être libérer le rire. Que lanesthésie, ce relâchement chimique de lattention, puisse provoquer le rire, cela fait voir a contrario la conscience dans sa fonction dadaptation au réel sous la loi de la moindre douleur et le rire, quand il est recherché et exploité, suspension provisoire de la sensibilité qui permet à lhomme de se protéger de la différence ou de fuir artificieusement le danger, comme une adaptation paradoxale à la réalité, une accommodation au monde qui dénie la valeur du réel, un paradis endocrine.
Ayant appris la vérité de sa forme et pourtant agressé par la difformité, ayant à sadapter à un monde hostile ou changeant, se représentant à la fois le pessimal et loptimal, pareillement outré dans ses illusions et ses désillusions, adonné tour à tour à ces inconsistances contraires, lhomme cet être qui ne sait presque rien dinstinct a la ressource ambiguë, parmi les moyens que la sélection naturelle a laissé à sa disposition, concurremment ou parallèlement aux paradis artificiels quune moisson empirique lui découvre, des voies capiteuses dun savoir réflexe qui tourne le dos aux lois du savoir. Une pharmacologie naturelle lui permet de reprendre le dessus quand la difformité ou la déformation font brusquement irruption dans le champ de son assurance, de supporter ladversité et, parfois, den avoir raison. La chimie du rire et lagressivité du rire se conjuguent en une même inculpation et une même annulation de la différence. Résolution organique dune des plus fortes émotions psychosomatiques qui soient, celle qui tout soudain dérange et remet en place léquilibre de limage corporelle, ce quant-à-soi qui soutient lordre du monde, le rire cest lhomme. Cest lordre.
Ainsi la comédie dAristophane, en présentant une image inversée de lhomme, travaille-t-elle à composer et à parfaire lhomme vrai, courageux, tempérant, actif tel que lidéal en est défini par le Discours Juste dans les Nuées.
De même que cest attaché à un nom propre quun vice passe en proverbe, sur la scène dAristophane, les attaques personnelles prennent une valeur universelle. Dans les Guêpes, ce nest pas moins de soixante particuliers qui sont ainsi assignés dont, le plus souvent, nous ne savons
rien que cet idiotisme ou cet idiopathisme qui leur vaut de participer à cette anthropologie négative de lhomme grec :
Mais la cible privilégiée dAristophane, cest linverti et linversion sexuelle constitue la situation dramatique privilégiée où se délivre son message politique. Le devoir de la forme, dans cette anthropologie où lerreur se discrimine à son mode de vie (Nuées: 889 s.), supporte toutes les distinctions qui donnent corps à la société. Le relevé des images du corps fait ici apparaître les lignes de force de la seule morale universelle, celle qui a le corps pour scène et pour nom, lautre homme pour opposé et pour faire-valoir et qui enferme chaque identité dans sa physis, son genre, sa contenance et sa mouvance. Si les attendus de la typologie sexuelle commandent léconomie de ce système dont lexpression sépanouit clandestinement sur les murs de la cité moderne, cest que la maîtrise sexuelle, opposition de lactivité et de la passivité, tient le territoire et exécute la différence. Trivialement et universellement.
Quil ne saurait exister de citoyen passif, que déchéance corporelle vaut, littéralement, déchéance civique (argument du réquisitoire dEschine contre Timarque, son adversaire politique, en 345), cest lavertissement dAristophane à son public. En faisant capituler le Discours Juste au constat que la foule des spectateurs compte une majorité de pédés (euryproktoi), avec ce fouet public quest la comédie, selon lexpression du grammai-rien byzantin Tzetzès, il fustige la décadence des moeurs nouvelles. Dans léchelle des valeurs des positions, tromper, posséder, triompher se signifient par lacte emblématique de lactivité et le doigt dinfamie (skimalizein), réduction idéale de ladversaire à létat de chose informe (Je te secouerai le cul en le bourrant comme un boyau à boudin Cavaliers), est dérision de la passivité absolue. La féminisation de lennemi est un trait commun des protestations didentité et, spécifiquement, des protestations didentité territoriale.
Les imitations que la mode propose aux jeunes gens, ce sont les paroles relâchées ou étrangères des englottogastres, professionnels de léloquence que cette seule spécialisation condamne à lerreur. Car il est une ouverture du corps aussi stratégique pour la composition sociale que celles sur le contrôle desquelles sédifie la maîtrise individuelle : où se séparent le monde et sa représentation. Dans cette distance du représentant au représenté, la culture achève en comportement social lindétermination instinctuelle. Si la parole fait et défait le corps, elle ne peut valablement tirer son autorité que de la conscience civique, expression dune commune appartenance. Quon ne puisse séparer la langue du corps; que les perversions du fondement et les perversions du verbe relèvent dun même défaut; que les orateurs et les politiciens soient, par prédilection, des pédés, voilà qui ne doit pas étonner, car le relâchement physique induit une passivité morale, un processus de déréalisation des mots qui culmine dans cette parole déréglée nécessairement étrangère quest lart sophistique !
La logocratie des enviandés prospère sous la loi de Gresham (Quand deux monnaies sont sur le marché, la mauvaise chasse la bonne) de la valeur civique : Souvent, il nous a paru que cette ville en usait avec les mauvais et les honnêtes citoyens comme avec la monnaie ancienne et lor nouveau (...) Ainsi, parmi les citoyens, ceux que nous savons être bien nés, sages, justes, bons et honnêtes, formés aux exercices de la palestre, aux churs et à la musique, ceux-là nous les vilipendons, et nous employons à toutes fins les pièces de cuivre, des étrangers, des rouquins, des gueux issus de gueux, derniers venus dont la cité, jadis, naurait même pas voulu comme boucs émissaires (pharmakoi) (Nuées).
En 468, Cimon bat les Perses sur l'Eurymédon :
le soldat perse représenté sur ce vase à figures rouges dit :
Je suis Eurymédon. Je me penche en avant .
(Sorbonne)
.
Skimalizô
Activité et passivité
Le fabricant de faux (
) fait la figue au fabricant de piques. (Paix : 549)
LES RACISTES
Page de couverture du Nouvel Observateur du 25 septembre 1987
Une du Journal de lIle de La Réunion
Lieu commun du libéralisme : le processus de différenciation sociale ne produit pas dautre
Dans un article intitulé : Une figure de labjection en Nouvelle-Bretagne : le rubbish man, Michel Panoff analyse la position du malheureux chez les Maenge et expose lutilité sociale dhommes sans société (- déracinés, réfugiés, orphelins ; - marginaux, inadaptés, débiles), qui vérifient lobservation qui veut que les malheureux soient mauvais. Rubbish man qualifie un état social et non une fonction. Mais la déchéance fait ici du déchet humain un pôle dattraction et de répulsion salutairement démonstratif de la vérité des valeurs. Frappé dincapacité sociale et morale, le rubbish man nest pas seulement un homme de rien par rapport au puissant, un zéro,
mais un signe - par rapport au signe +. Lépithète de saleté qui le qualifie nest pas figurée. Dans la conception autochtone, la crasse signifie la déperdition de substance vitale et la maladie. Les expressions de tas dordures, face dégoûtante qui lui sont appliquées prétendent décrire objectivement un état de fait. Cest quen réalité ces hommes donnent le change par une apparence de vie et que leur nom est plutôt synonyme de cadavre ambulant.
Morts en sursis, ils représentent environ 50% des suicidés recensés. Leur pertinence involontaire apparaît pleinement dans le rôle de boucs émissaires et de pédagogues que lingénierie sociale leur assigne.
Une relation circulaire (se met) en place qui permet au big man de faire constater doctoralement à lethnographe que les malheureux nont, au bout du compte, que ce quils méritent. Frappé dostracisme par la communauté dasile, le réfugié shabitue à son isolement et démontre ainsi quil est asocial par nature. Tout juste toléré à condition de se taire, il révélera par son silence quil est foncièrement sournois. Privé de femme, il sera soupçonné en permanence dadultère, et de sorcellerie pour la raison quil lui est interdit de se mêler aux forts en gueule donc daffronter au grand jour les autres hommes. Et il nest jusquà son aspect physique qui ne plaide contre lui puisque, généralement mal nourri, il est affligé dune maigreur et dune mine hâve qui confirment la désertion supposée de son âme.
La cour nest quune cascade de mépris (selon Saint-Simon)
La physique de la conjuration du mal expose le processus de formation du sacré comme le sens qui procède du traitement de limpureté par détachement, expulsion, sublimation.
(Cardon)
Quand le big man rencontre lhomme-poubelle
Cette représentation fait le personnage qui a charge dassumer le mal indispensable à léquilibre social. Tantôt distinct du pouvoir, quand celui-ci est exercé sans intermédiaire rituel ; tantôt formant couple avec le pouvoir rituel ; tantôt ne faisant quun avec le pouvoir rituel. Il peut être entretenu au coeur de la société ou déporté à ses marges. Il arrive aussi que deux partenaires ou deux groupes se rendent le service mutuel de résorption de limpureté : ainsi de ces opposants rituels que lethnologie dénomme des alliés à plaisanterie ou des sociétés divisées en moitiés : on épouse les filles des autres, on enterre les morts des autres. Léchange de limpureté, réciproque ou unilatéral, apparaît comme une utilité majeure de la division sociale. Sil y a une fonction positive de laltérité dans ce travail que lautre assume (à son corps défendant, le plus souvent), dassainir la vie de la collectivité, quadvient-il dans la société égalitaire ? Où il y a bien, par exemple, un autre qui ramasse les poubelles, mais où il ne peut exister dhomme-poubelle ? Quand lhomme qui ramasse les poubelles est invité par le big man à partager les croissants du pouvoir, il ne faut pas voir là le rapprochement significatif des deux pôles de laction rituelle (dailleurs non représentable en bonne logique symbolique), cest au contraire pour manifester urbi et orbi quil ny a aucune distance significative entre le président de Démocratie française, même si celui-ci entend descendre de Louis XV, et lhomme qui occupe la fonction la moins noble : quil ny a pas dautre.
Le droit au sol et la suspension des réflexes classificatoires
Race scélérate denglottogastres et gueux issus de gueux, pharmakos, rubbish man, la modernité proclame évidemment une autre expérience de la différence. Cette proclamation est même le lieu commun de son discours. Nous croyons pourtant que cette archéologie du droit nest pas inappropriée quand il sagit dappréhender la coupable étrangeté des manifestations dexclusion dans notre société et quon peut faire servir
les raisons de larchaïsme à la compréhension dune crise de la modernité.
La sémiologie de lexpression et la physique sociale auxquelles nous venons de faire référence découvrent les motions dexclusion au cur de lintimité identitaire et de lidentité territoriale. Le droit au sol est un droit aussi imprescriptible pour user dun terme précisément rituel et juridique à la fois qu irrationnel. Et sa mise en cause, réelle ou imaginaire, peut déchaîner linhumanité que lon sait. Pathologie, sans doute, mais pathologie de la modernité et non, absolument, pathologie de lhumanité. On ne peut évaluer les phénomènes en cause dans lignorance
de ces données premières : les crimes contre lhumanité sont des crimes de lhumanité.
Monsieur Lévy, Madame Dupont et Monsieur Dupont
Dans leur mythologie et dans leur histoire, les peuples légitiment une souveraineté sur une terre revendiquée comme un propre parce quinséparable de leur être. Lappartenance nationale, cest la reconnais-sance de soi dans une telle concrétion de mythe, dhistoire et de
souveraineté territoriale. Que de tels titres soient largement surévalués ne change rien à laffaire puisque cest lintime croyance qui est en cause. Une croyance qui préexiste à ses arguments. Quand Léon Poliakov souligne, par exemple, que Monsieur Lévy a autant de chances que sa concierge, Madame Dupont, de descendre de Vercingétorix, il met certes en évidence le peu de
consistance historique de tels mythes de souveraineté. Mais il en démontre en même temps la pertinence puisque la rationalité de son argument attise une conviction qui est au principe de lantisémitisme : ce nest pas des quartiers de noblesse de Madame Dupont quil est en réalité question dans cette généalogie de la souveraineté, mais du fait premier que Madame Dupont, qui sestime chez elle, se trouve en position de service, voire de servitude , par rapport à Monsieur Lévy, quelle estime chez elle. Porté à sa connaissance, largument de Poliakov ne ferait que renforcer cette conviction dès linstant quon en veut à ses certitudes intimes quon la dépouille déjà. Et cet exemple, qui fait Madame Dupont bien dérisoire, réunit idéellement les conditions de la tragédie qui la fait criminelle on sait le rôle des concierges dans la dénonciation des Juifs. Monsieur Dupont, dailleurs, (Édouard Frédéric-Dupont), député des loges, justement, sest fait élire à Paris, en mars 1986, sur la liste législative du Front National.
Létude de la comédie dAristophane nous a ouvert le champ de la signification des positions et des compositions corporelles dans la définition de la vérité sociale et politique. Ce langage du corps, expression et défense de lidentité sexuelle qui justifie une maîtrise et un exclusivisme territorial, une hiérarchie et une fermeture, nous servira de fil directeur pour le dépouillement systématique, à partir de 1981, des discours, proclamations, prises de position de lextrême-droite française sur les questions de lidentité, de limmigration, de la sécurité et des valeurs. Fermeture de lidentité, superlativité de la qualité de national, reproduction démographique, généalogie de la souveraineté légitimée par une opposition active à la différence. Tels sont les principaux traits de cette idéologie.
Si la modernité va avec une autre expérience du semblable, si lexclusion y est condamnée et si le crime raciste y constitue le crime par excellence, cest que la suspension, puis la condamnation des réflexes classificatoires est nécessaire à son exercice et que celui-ci engendre une morale plus large que les morales didentité. Lanalyse du statut de laltérité dans léducation moderne et des conditions de la reconnaissance dans la cité industrielle prépare létude des logiques de linclusion dont nous marquerons, en étudiant les données élémentaires de la reconnaissance de la forme humaine et de la communication, les prémisses morales (ce mot étant entendu dans son sens le plus large).
Un vivant capable de mettre un monde entre le monde et lui : débilité instinctive et foisonnement neuronal ou : lavatar de nature en lhomme lhomme.
Préalable à lexamen de la question de quelle nécessité relèvent les manifestations dexclusion ici visées ? : quelle distance entre nature et culture ?
Le sujet proposé engage une discussion anthropologique : celle du statut de lexpression. Nous aborderons le symbolique comme lénigme dune médiation qui tient à la fois de la nécessité naturelle et de la cohérence et cohérence implique autonomie et de la cohérence représentative.
Une recherche d universaux qui fait de la culture, même hypothétiquement, un moyen daccès à la nature et qui se donnerait pour objet la compréhension dune continuité entre nature et culture et pas seulement la spécification de la rupture en quoi consiste lhominisation rencontre une opposition de principe dans les conceptions qui sattachent à définir et à surévaluer cette mutation. Une variante de ces philosophies, et probablement de celles qui contiennent le plus de nécessité, car elles fondent leur surévaluation de la forme humaine non pas simplement sur un a priori dappartenance, mais sur une description rigoureuse de lactivité mentale, se réclame de la théorie de larbitraire du signe, soit de la théorie dune médiation qui formalise une distance irréductible entre la nature et l'homme.
On indiquera sommairement ici pourquoi on ne peut souscrire sans réserve à une philosophie qui semble faire de larbitraire du signe un cordon de protection sanitaire contre nous citons Claude Lévi-Strauss dans La Potière Jalouse les débordements de la nature. Lidée stratégique de La Potière Jalouse était de démontrer que la pluralité des codes qui définit en propre le discours mythique sanalyse comme un système déquations et quil nest de privilège daucun code sur un autre. Quen particulier cest là lenjeu du débat, obligé, mais non nécessaire , il ne saurait exister dempire du code psycho-organique sur les autres codes. Le dispositif qui soutient ce jugement est le recours à la théorie saussurienne de larbitraire du signe et le constat corollaire que toute expression est soumise à laction de contraintes mentales. Lappréhension primitive dune structure globale de signification est un acte de lentendement. Ceci contre Vico, Rousseau ou Freud qui voient dans la métaphore et dans le symbole ce langage des origines auquel notre sujet renvoie. Les expressions utilisées par Lévi-Strauss pour caractériser ce quil nomme pulsions ou émotions : forces torrentueuses, bouillonnement, déborde-ments dénoncent une conception singulièrement péjorative, traditionnelle il est vrai et conforme à la philosophie du mythe, du non-distingué. Conception qui met face à face lesprit et le corps, la matière et la forme, comme si larbitraire du signe, quelque liberté la représentation de la représentation administre, enlevait la nécessité. Cest déférer au postulat fondateur du discours mythique, qui fait de la mise en forme la solution par excellence, que dabonder dans le sens de la forme. À condition de ne pas omettre que la mise en forme a ici un office pédagogique. Il ne peut exister de privilège du code psycho-organique dans le mythe pour la simple raison que la ressource du mythe est dagencer léquivalence des codes, de permettre à lesprit de déployer la lumière de sa grammaire sur lénigme du monde, de traduire linquiétante étrangeté du code psycho-organique qui fait lhomme un mystère à sa propre conscience en incorporant sa syntaxe à lordre dun monde pesé au trébuchet dune logique binaire.
Si la valeur est horizontale de position et non dexpression quel statut pour lexpressif et le rituel ?
Mais ce qui na de nom dans aucune langue et que, pourtant, toutes les langues nomment et sépuisent à signifier le réel, en un mot nest monstrueux quen raison de lindistinction (Indo-Européen* STIG- : instinct) de sa loi. Les forces torrentueuses de la pulsion, pour reprendre les expressions dramatiques de Lévi-Strauss, sont si peu torrentielles, son bouillonnement si peu éruptif, ses débordements si peu débordants quil faut à la nature humaine le secours et la protection de la culture pour se manifester. Tant lhomme vient au monde nu, dans un dénuement physique et moral sans fourrure, sans armes et sans loi qui faisait imaginer à Aristarque de Samos que les premiers hommes avaient été déposés tout faits, armés de leurs techniques et de leurs codes, sur le rivage de la terre inhospitalière. Sensuit-il, pour autant , que la psyché soit une cire vierge de toute empreinte, cire sur laquelle la culture imprimerait un programme souverain ?
En faisant jouer à la théorie de larbitraire du signe une fonction libératrice, quand elle nest que médiatrice, en creusant lécart nature/culture, on minore limpact du fait évolutif dans lanthropogenèse et le fait social et dans lépigénèse de ce maître cerveau sur son homme perché*. À linverse dune telle pétition, notre recherche a pour objet de comprendre, entre la panglossie de larbitraire du signe (surévaluation de la forme humaine) et léthologie (égalisation de la forme humaine dans lordre naturel), comment la culture révèle la nature de lhomme. (Il sagirait ici de lester un idéalisme, sans doute irrépressible, qui a trouvé ses raisons a posteriori dans le monisme de la binarité vers quoi tend lintelligence du vivant limputation dintellectualisme visant la structure, dabord donnée pour une construction heuristique, étant levée par la nature des choses, puisque lesprit traite en effet une matière déjà structurée. On peut poser, sur didentiques postulats, lintime conviction contrariant lintime croyance, quelle que soit lautonomie formelle de lunité centrale, que la structure ne nous délivre pas du mal, que le médium, loin dinvalider le message, le réalise, et que la vie est force et non sens, quand bien même pour être force elle doive être sens).
Lexclusion et son naturel : exhibition génitale et inhibition génitale
Le destin des logiques dexclusion ici présentées est celui de leur hypothétique fondement dans la nature sociale de lhomme et de la capacité de la culture à susciter et à entretenir une nature hors nature. La question du statut épistémologique de lexpression et du rite est cruciale pour la théorie anthropologique en ce quelle concerne un point de contact entre nature et culture. Le rite engage, en effet, les formes les plus éminentes de la civilisation et a pour objet les formes les plus archaïques de lémotivité : le rite a trait à la mort, à la sexualité, à lidentité, à la communauté, au sol...
Le débat concernant le rapport nature/culture sera nourri par la considération et les enjeux dun fait dobservation : quune figure de lexclusion visée, la menace sexuelle à ladresse de létranger qui porte atteinte à lintégrité territoriale ou à la souveraineté élémentaire, soit pertinente, mutatis mutandis, dans le monde animal. Chez plusieurs espèces de primates, en effet, le mâle chargé du guet réagit par une érection quand un intrus sapproche du territoire de la communauté (turgescence qui nest pas sans rappeler lenflure verbale de proclamations citées)... Le dieu grec Priape, gardien des vergers et des jardins, était ainsi représenté avantageusement et dissuasivement si lon en croit, notamment, un avertissement comminatoire que le poète Léonidas de Tarente lui met dans la bouche. Les Hermès ithyphalliques qui gardaient les portes dentrée des maisons athéniennes marquaient aussi les frontières (à ne pas franchir). La fonction des positions et des symboles sexuels dans létablissement et laplomb des hiérarchies peut être relevée chez lhomme et chez lanimal. Ces rapprochements doivent, toutefois, être tempérés dune réserve hormis celle, dordre moral, qui doit marquer de suspicion le principe même de telles réductions cest que ces comportements sont toujours ritualisés chez lanimal il ny a pas de passage à lacte alors que des données anthropologiques concordantes montrent quils sont fréquemment réalisés chez lhomme. Cest ainsi que lhomme qui viole une frontière politique, la limite dun territoire de chasse ou de pâture, ladultère, lhomme surpris dans un harem, le cambrioleur celui qui empiète sur le territoire de lautre : lintrus, le maraud, le casseur peuvent être soumis à un tel traitement de rétorsion. Mais aussi le nouvel arrivant, le novice, le bleu ou le bizut, selon des modalités et des valeurs dont des psychodrames ou des drames rituels encore en vigueur aujourdhui rappellent la permanence. (On notera ici que le mot canular du latin cannula argotisme scolaire de la rue dUlm, se réclame sans trop le savoir dun moyen daffranchissement dont on trouverait un équivalent en Papouasie).
Une figure rituelle de lanthropologie universelle
Lexamen dun autre dispositif naturel dexclusion, intra-familial celui-là, permettra de mettre en évidence une contrainte évolutive dans linstitution humaine. Il est un commencement obligé, qui figure aussi bien dans les copies délèves que dans les travaux spécialisés, qui veut, quand on évoque lorigine, la spécificité humaine, la culture, un événement fondateur ou une institution fondatrice caractérisant le passage de la nature à la culture.
Élémentaire ou savant, ce jugement, qui tient que linceste est couramment pratiqué dans le règne animal se fonde souvent sur lautorité de Lévi-Strauss qui écrit, en effet, mais au conditionnel, que linceste serait un phénomène naturel communément réalisé chez les animaux. Cest un lieu commun de lanthropologie universelle que de démontrer, preuves à lappui, que les hommes, à la différence des bêtes et des voisins, parfois ne saccouplent pas sans règle. Les Jivaros, par exemple, réputés réducteurs de têtes, ne manquent pas à ce savoir-vivre : ils aiment comparer lincestueux au ver de terre, qui se faufile dans le premier orifice venu. Et les psychanalystes, ces hommes que la langue anglaise, comme le rappelle brillamment Lévi-Strauss, dénomme headshrinkers, voient la prohibition de linceste comme la fondation qui fait le sujet humain, dès lors quil est capable dopposer deux phonèmes, un client potentiel du psychanalyste.
Épouvantail dans une rizière
(Bali)
Papous de Kogoume sur la rivière Konga
(Wickler : 1966)
Faire-part de mariage dun dénommé Wolinski
détail (1971)
Dans le cercle de la protection familiale : un dispositif dexclusion
Lobservation des murs animales fournit, pourtant, dans des sociétés où les anthro-pologues sont peut-être moins intégristes que les nôtres, une référence à linstitution humaine. Pour décrire un des dispositifs qui empêchent la cohabitation de congénères chez les mammifères sociaux, les éthologistes emploient une expression empruntée à la psychologie, lexpression de castration psychologique. Dans plusieurs sociétés, et notamment en Afrique, chez les Duru ou les Moudang, on explique lorigine de la circoncision par une pratique empruntée aux singes, qui se signalent par la dureté avec laquelle ils répriment leurs petits et qui, parfois, leur mutilent le sexe. Il existe, en réalité, quantité de données, tant ethnographiques que psychologiques, qui font soupçonner le caractère émotionnel comme une donnée première de lidentité de lévitement de linceste. Ces données invitent à considérer quel type de relation peut exister entre lévitement de linceste avéré dans les sociétés animales et linstitution humaine. Entre nature et culture.
Le rituel et le matériel : tradition et modernité
La théorie de larbitraire du signe dont il vient dêtre fait mention, professée à léconomie par Saussure de 1906 à 1911, participe de ce grand mouvement de rupture de lhomme avec les rythmes vitaux, rupture qui démontre la supériorité matérielle de la médiation de ce langage qui culmine dans le silence articulé de lalgorithme (Kojève) et dans la technique sur lexpression. Cette désaffection de lhomme occidental de la nature et de sa propre nature, qui fonde un optimisme technique et un pessimisme de la forme humaine, un monde construit en dépit et dans le dépit de la sensation, ne révolutionne pas seulement lart du sentir, autrement dénommé esthétique, elle marque la fin dun privilège : celui de la capacité de la forme humaine et de son savoir spécifique à signifier valablement le réel et à organiser lespace social.
Lhomme est le sujet dune société universelle, un être qui vit de communs, coinonicôn (Chrysippe)
Lidéal de lhomme moderne idéal dun homme sans chair qui, significativement, se réalise dans un espace urbain où la chair saffiche partout a pour mal les archaïsmes de la nature humaine tels que lhistoire des civilisations et lépaisseur des langues en conserve le dépôt. La conscience de la modernité, ou médialangue, est faite de cette censure des actions et des passions qui impriment le destin de la forme humaine dans son partage de nature. Mais cette paix des opposés par la civilisation des humeurs et la civilité de lexpression trouve ses limites dans les limites de son exercice économique. La paix blanche la paix de léchange marchand est travaillée à son tour par la loi des écosystèmes quelle soumet quand sa loi fait défaut, quand le petit blanc ou lintégriste semparent des moyens de la modernité pour les mettre au service des pseudo-spéciations que constituent les dogmes raciaux ou les religions. Alors que les lois et les inhibitions des sténotypies rituelles contiennent lhomme dans lethos de sa forme, la modernité, caractérisée par linvention de moyens physiques et administratifs deffacement de la forme humaine (capacité de donner la mort à distance, pouvoir administratif et technique danéantissement de masse...) lui donne la liberté critique de saffranchir de toute dette dhumanité. Si les rites sommairement exposés dans cette présentation se trouvent aujourdhui constituer le langage de la régression sociale et morale, cest pourtant sur de tels archétypes que les sociétés humaines, villageoises, sans doute, quand cest la planète qui est devenue un village et que chaque homme est virtuellement citoyen du monde, cosmopolite, pour user dun terme stoïcien, se sont institutionnalisées. Les plus grands livres de lhumanité sont des manuels de boucherie. La civilisation se marque, en effet , dans la codification de la mort. On dit que lhomme est un loup pour lhomme, voulant exprimer par là la férocité bestiale dun être insensible à la douleur du semblable. Cest médire du loup sil sagit dimputer à cet animal une férocité intraspécifique. Car si lhomme était un tel loup pour le loup, il ferait preuve dune humanité remarquable. À défaut de connaître, peut-être, ce que nous dénommons pitié, cette espèce met en uvre des dispositifs rituels qui préviennent lissue mortelle des combats entre congénères. Cest méconnaître aussi quil existe, dans les sociétés humaines, des dispositions qui soutiennent les dispositifs labiles de reconnaissance du semblable. Il suffit dénoncer, pour caractériser la singulière sauvagerie qui distingue lespèce humaine, que lhomme est un homme pour lhomme, cest-à-dire un être qui peut se soustraire au devoir de la reconnaissance spécifique, exception qui peut définir tant la barbarie que lexcès de civilisation : quand lindividu se libère des normes qui informent les rites de lhumanité.
La pertinence de cette recherche contrastée sur le rituel et le matériel, opposition de la tradition et de la modernité, se signale, croyons-nous, par sa capacité à poser la question du mal dans la société moderne et particulièrement à évaluer certaines données constitutives de la tragédie du XXe siècle : le génocide.
Le drame de la souveraineté élémentaire sexacerbe spécifiquement quand la société industrielle, qui fait coexister sous une même loi lexpatrié et lautochtone et qui fonde la légitimité sur la possession des signes monétaires, est en crise. Labolition du mal moral (quand le mal a figure humaine), propriété du système, a pour condition la sécurité du système. Dans la perspective des logiques dexclusion ici désignées, nous présenterons une dérive tragique de la société sans mal, accouplement monstrueux de la technique et de la religion, qui constitue aujourdhui une référence majeure de la culpabilité et de la morale dans la conscience occidentale, lextermination massive des Juifs par lAllemagne nazie.
Dans la division significative traditionnelle, la réjection du mal est, pour lessentiel, périodique. Cest dire que le mal, qui fait corps avec le bien, renaît. (Pourquoi nécrasez-vous pas vos ennemis alors que vous en avez le pouvoir ? demande-t-on à des naturels. Parce que nous avons besoin deux pour chasser la maladie.) Avec larriération que constitue la dénonciation de limpureté dans la cité industrielle puisque le monde industriel est idéalement un monde sans impureté, caractérisé par une exigence de péremption de la réalité symbolique qui faisait la vérité corporelle et cosmologique la réjection du mal, bien que répondant à une conceptualisation religieuse, obéit à un scénario administratif. Comme si limpureté, sans avoir changé de nature, appelait un traitement conforme, en effet, à la nature de lêtre industriel et administratif et pouvait faire lobjet dune division sans reste : relevant dune représentation scientifique, passible dun dépistage biologique, justiciable de solutions économiques. Problème didentification et problème déchelle, le travail de purification nest plus à hauteur dhomme. Soustrait au théâtre émotionnel du rite, il dépend désormais du formulaire et de la machine. Alors que la passion rituelle extériorise la reconnaissance et voit dans le mal attirance et répulsion, le caractère secret de la solution finale, lanonymat et la banalisation de son exécution dénoncent un changement radical : un déni matérialiste de la forme humaine. La délivrance ne résulte plus dun face-à-face, dun besoin de purification quépuise ou fatigue la procédure dexclusion. Aucun signe ne doit témoigner dune quelconque identité entre le bourreau et sa victime, vouée à la récupération profane et utilitaire. Le mal sera transformé en savon. Le mal ? Quel mal ? Hitler promettait une terre sans mal pour un temps sans durée : mille ans.
Quand on pénètre à Auschwitz, rien du théâtre de la division significative dont les religions sacrificielles font leur officialité. On est saisi, au contraire, par le caractère anodin et misérable des baraquements. On attend lusine de la mort, on découvre des corons. Dans ce dessein de 1942 (décision de la solution finale) exécuté avec les moyens du XIXe siècle, on voit bien que lextermination des Juifs était, pour le IIIe Reich, un problème presque secondaire le Juif, cet homme sans armée, sans chefs et sans territoire, nétait pas lennemi à vaincre un abcès à vider, un problème de dignité doctrinale et dhygiène publique. Heydrich, lingénieur en chef de la plus grande machine danéantissement de tous les temps , se voulait le cocher-éboueur du IIIe Reich. Ingénieur-éboueur ? Mélange intime et sinistre de science et de religion.
Antisémitisme passionnel et antisémitisme rationnel
Nous proposerons une approche du génocide caractérisée dans le chapitre en conclusion dune thèse de doctorat* fondée sur la transformation de lantisémitisme rituel en antisémitisme réel. Transformation qui répond au concept technique et juridique dune modernité qui ne croit plus au mal et à la réquisition dune philosophie du mal, à la superposition de la logique profane et la logique rituelle. Un jour, note Chaïm Kaplan dans son Journal de Varsovie, la morale chrétienne envahit la vie publique. Alors le malheur descendit sur nous. Cest dire, dans les mots de lassiégé, quil nest plus un seul espace de liberté dans un monde pourtant indifférent à la différence, voué à la rationalité industrielle, quand la morale sen saisit. Morale totalitaire qui prétend épuiser la forme humaine et se soustraire à toute dette dhumanité. Ce passage du rituel au réel était programmé dès 1919.
Lantisémitisme en tant que mouvement politique ne doit pas être et ne peut pas être déterminé par le sentiment mais par le sens des réalités (...) Lantisémitisme qui sexprime uniquement par des sentiments sexprime finalement sous la forme de pogroms. Lantisémitisme rationnel, au contraire, doit conduire à une lutte planifiée et légale et à lélimination des privilèges que les Juifs possèdent chez nous (...) Son but ultime doit être inébranlablement lélimination pure et simple des Juifs . Lauteur de ces lignes sappelait Adolf Hitler (lettre à A. Gewlich du 16 septembre 1919). Dans un monde où le mal ne peut avoir forme humaine, où la différence et la difformité ne font idéalement aucune différence, les logiques de lexclusion ici visées, résistances à léthique et à lethos modernes, à supposer quelles soient fondées dans la nature sociale de lhomme, représenteraient une sorte daberration évolutive. Mais le constat que lhomme aurait créé un monde inadapté à lui-même, inadapté à sa physiologie morale et aux réquisitions de ses passions collectives est aussi un constat douverture. Il invite à considérer :
Que la connaissance et létiologie des mécanismes en cause, alors quune approche strictement morale peut se voir reprocher de
recommander lignorance des causes comme thérapeutique des effets, est la condition préalable de leur évaluation.
Quil existe aussi des logiques de linclusion, relayées et ritualisées par la morale, quon peut voir naturellement à luvre chez le jeune. Ce spontanéisme moral un bien fait sans penser à bien fait apparaître les cultures comme des systèmes de restriction de la reconnaissance, des pseudo-spéciations : cest la reconnaissance qui est facile, cest la méconnaissance qui doit être éduquée. (Luniversel de moralité reposerait donc sur un dispositif douverture conspécifique).
Quen vertu de ce pouvoir de créer un monde hors du monde, lhomme peut se civiliser, cest-à-dire, au-delà du savoir-vivre administratif auquel la loi oblige, ayant levé cette appréhension de la différence dont il se fait une sécurité, faire lexpérience de lassentiment dhumanité.
Que la pertinence des mécanismes exposés est telle en vertu de nécessités sociales, reproductives, religieuses ou politiques pondérables, sinon caduques : quand cétait la fermeture à lautre, la pseudo-spéciation, qui était adaptée, cest aujourdhui louverture qui est fonctionnelle...
Que les faits ici exposés désaveu et dénégation de cet idéal et de ce naturel révèlent dramatiquement les conditions limites de lexercice de lidentité, conditions en deçà desquelles la reconnaissance de lautre nest pas possible. Et rappellent, contre lespérantisme dun idiome sans histoire ni idiotique, dun droit sans État, dun corps sans humeur, dun monde où lcuménisme de la convention contiendrait tous les débordements de la nature, que la forme humaine est justiciable dun héritage et dune histoire.
Pour une
A nthropologie des
F ormes et des
F onctions
E lémentaires de la
C ommunication et de la
T ransaction
S ociale
Nous croyons quune approche anthropologique des phénomènes dexclusion peut contribuer à en renouveler lévaluation, notamment parce quune telle approche permettrait de soustraire lanalyse à la relation spéculaire qui interdit de prendre une mesure objective de cette exception à nos évidences morales et conceptuelles. Un caractère de la modernité intellectuelle, en effet, cohérent il est vrai avec les conditions de possibilité de la modernité, est, paradoxalement, alors que linformation historique, anthropologique et biologique aujourdhui disponible sur la diversité humaine et sur lunité de lhomme est considérable, la fermeture la spécialisation de sa réflexion critique. Le programme de recherche ici défini a pour idéal, à linverse de cette assurance, la polyvalence documentaire. Il prend place dans le projet dun groupe de recherche pluridisciplinaire sur les formes primitives de la communication sociale (dénommé A.F.F.E.C.T.S.).
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
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Debidour, V.H.
Aristophane par lui-même. Paris, 1962.
Dover, K.J.
Greek Homosexuality. Londres, 1978.
Fehling, D.
Ethologische Ueberlegungen auf dem Gebiet der Altertumskunde. Munich, 1974.
Lévi-Strauss, Cl.
La potière jalouse. Paris, 1985.
Panoff, M.
Une figure de l'abjection en Nouvelle-Bretagne. L'Homme, XXV-94. Paris, 1985.
Saussure (de), F.
Cours de linguistique générale. Paris, 1986.
Wickler, W.
Ursprung und biologische Deutung des Genitalpräsentierens mannlicher Primaten. Munich, 1966.
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