le 8 juillet 1998
B. C.
Professeur des universités
à
Monsieur [X]
Ministre
de lEducation Nationale
Objet : Habilitation des équipes dAccueil.
Monsieur le Ministre,
Je viens de recevoir, pratiquement par le même courrier, une lettre du Président du Conseil National des Universités (20° section) mannonçant la promotion à la première classe (ainsi que le recrutement dun de nos anciens thésards à un poste de Maître de conférences) et un avis de vos Services mannonçant la liquidation du laboratoire dont jai la responsabilité.
[...]
La question est donc de savoir comment il est possible de rendre deux évaluations aussi contradictoires, qui se soldent lune, celle portée par les Experts de lUniversité, par une promotion et une consécration et lautre, portée par les Experts du Ministère, par une mise à la trappe.
On mobjectera que les Experts dont nous contestons lévaluation sont, eux aussi, des chercheurs. Le problème est que dans luniversité française, à la différence des universités anglo-saxonnes, lexpertise est considérée - bien à tort - comme une activité mineure. Je suis expert pour un organisme canadien dévaluation en Sciences humaines et je suis frappé, comparant et les méthodes et le mode de recrutement du fait, par exemple, que je sois incapable de répondre à la question (qui ma été posée) : Comment et sur quels titres le Ministère recrute-t-il ses Experts ? - qui tiennent pourtant lavenir de la recherche de mon université entre leurs mains.
Lévaluation et la critique constituant un des fondement du processus dacquisition de la vérité, nul ne saurait prétendre sy soustraire et il ne sagit donc nullement ici dinstaller le chercheur sur une sorte dAventin inaccessible. Je préfère personnellement, et de loin, la critique à la louange qui, comme le remarquait Valéry, laisse sans réponse alors que la critique, quand elle est compétente, permet de refaire et de préciser ses évidences... et de progresser.
Je noterai dabord quune précédente évaluation du Ministère - mais cette fois lExpert était venu à la Réunion - avait conclu à la nécessité de soutenir et de développer la filière Anthropologie. Et quune autre expertise, toute fraîche celle-ci (je nai pas retrouvé la précédente, mais elle figure nécessairement dans les dossiers), portée par Madame [...] de la Mission Scientifique et Technique (DSPT 6) sous la référence SHS/CR/97, datée du 12 septembre, conclut au caractère bien construit et adapté au contexte régional de notre projet de développement de la filière Sciences humaines...
Permettez-moi, puisquil ma été fait reproche par le Conseiller Pédagogique National qui nous a rendu visite - je me demande bien sur quelle observation - de ne pas faire de recherche locale, une remarque élémentaire danthropologie appliquée qui concerne précisément le sujet. La première condition pour produire une expertise et être en situation de prodiguer des conseils est évidemment la connaissance du terrain. Il est bien impossible de comprendre la situation de luniversité de la Réunion sans la connaissance de lhistoire, de léconomie de lîle et, spécifiquement, sans prendre en compte les conséquences culturelles et sociales de la départementalisation qui, en quelque vingt ans, a fait passer lîle du tiers monde à un mode de vie métropolitain. Comment sétonner quune expertise portée à 10 000 kilomètres de sa matière, nayant connaissance ni du milieu ni des acteurs et couronnée par la visite dune mission express qui ne sest donnée, à ma connaissance, aucun des moyens denquête qui sont pourtant le B-A BA des évaluations (ses conclusions, déjà contenues dans ses valises, précédant visiblement son observation), produise des résultats aussi contraires au jugement quont pu porter sur notre activité les universitaires les plus prestigieux ?
Que notre université soit perfectible, quelle connaisse des dysfonctionnements, je ne suis pas le dernier à lavoir proclamé, métant souvent signalé, nul ne lignore ici, par des prises de position particulièrement critiques. Cest dire quil ny a pas chez nous, il sen faut et probablement moins quailleurs, unanimité des points de vue quant au mode de fonctionnement et aux objectifs. Dans une communication faite lors dun colloque international intitulé Vingt ans danthropologie à la Réunion, en 1995, jai proposé un bilan de lhistoire croisée de la départementalisation et de luniversité. Je me permets de vous adresser le texte de cette intervention. On peut certes ne pas partager mes analyses, elles font pourtant maintenant objectivement partie du dossier. Jai été chargé de la réalisation dun numéro spécial de la revue Droit et Cultures (éditée par le C.N.R.S.) sur la Réunion, dans lequel jen reprends largument.
Sa position de juge, a fortiori quand son évaluation, par exception avec le principe de toutes les juridictions, se donne comme sans appel, faisait une obligation morale à la Commission dexpertise de prendre en compte les différents points de vue locaux - qui lui auraient nécessairement révélé, derrière lunanimité de façade qui lui a été présentée, une réalité bien plus complexe quil ny paraît. Le fait de ne pas vouloir savoir et délivrer des solutions est pour le moins paradoxal. Comment administrer des remèdes dans lignorance des causes ?
En confondant donc largement, dans une même grisaille, ceux qui produisent et les autres ; davantage : en distinguant ou donnant carte blanche à ceux dont chacun sait ici quils sont tout à fait incapables de figurer dans aucune publication scientifique, on ne peut quêtre inquiet pour lavenir. Bien que cette inversion des valeurs soit finalement assez rassurante pour soi (en donnant une information indirecte sur la qualité du jugement qui vous déprécie), il nest pas douteux que, loin de porter remède, tout cela ne fera quaggraver les dysfonctionnements... Et que, pour ce qui concerne la recherche en Sciences humaines dans lOcéan indien, il vient dêtre tiré un trait non seulement sur vingt ans danthropologie mais sur ce qui constituait, aux yeux de beaucoup, un pôle dexcellence de la recherche dans la région.
En réalité, lobjet nétait pas dévaluer, mais de justifier des économies. Soit. Mais il y a faute grave contre la vérité quand ces restrictions - que je ne suis pas compétent pour apprécier - shabillent de considérations scientifiques.
Je conclurai par une affirmation de lExpert, aisément réfutable, qui suffit à établir le peu de sérieux de ses observations :
Le bilan des thèses soutenues depuis 1993, écrit-il, est faible.
Si ladjectif faible vise la quantité, que dire du fait que, ayant fait soutenir quatre thèses depuis 1994 (Mme et MM. X, X, X et X, une autre ayant reçu deux rapports avant soutenance favorables : celle de Mme X, ce qui mautorise à porter cinq thèses à notre crédit pour le plan quadriennal), le plus petit département de la Faculté des Lettres (la filière Ethnologie ne préparant pas à lenseignement secondaire) assure, à lui seul, la production dautant de thèses que le reste des autres départements de la Faculté ? (une en Études créoles, une en Littérature comparée, une en Information-Communication et deux en Géographie - aucune thèse nayant été soutenue dans les autres départements). Ceci rend encore plus absurde le fait que la guillotine soit tombée sur notre tête.
Si ladjectif faible vise maintenant la qualité, il est facile détablir, sans autre forme de procès, que trois sur quatre de ces thésards ayant intégré luniversité : X à Montpellier, X à lIUFM de Nantes, X à la Réunion, les thèses soutenues sont de bon niveau.
Tout cela mélange sans complexe et avec un manque de professionnalisme évident, le relatif et labsolu, la qualité et la quantité.
Est-il utile de souligner que lévaluation de notre université, dans sa généralité, a été ressentie comme profondément injuste et sa condescendance plutôt maladroite, ravivant le stigmate de linspection néo-coloniale, sachant, mieux que les intéressés, ce qui est bon pour eux et mieux que ceux qui connaissent le terrain les remèdes adaptés ? A vrai dire nous avons lhabitude, ici - cest même un trait de la sociologie réunionnaise , de ces expertises émanant de bureaux détudes métropolitains, engagés à grands frais par les institutions locales en recherche de légitimité, et dont les missionnaires ont pour premier soin de se faire communiquer les travaux de maîtrise et de D.E.A. de nos étudiants (que lon retrouve largement, et sans guillemets, dans leur rapport final).- Mais eux au moins, supposés rendre de la copie et non des notifications télégraphiques, font-ils un effort de documentation et dinformation.
Quil soit enfin permis, Monsieur le Ministre, au militant - jallais dire de la première heure, mais jétais en effet très jeune quand, engagé dans la campagne électorale de Robert Buron à Laval, nous avons eu la visite familiale dun candidat promis à un destin national - de dire que ce message darbitraire que vous venez de nous adresser sous couvert dautorité est contraire avec lidée que nombre de citoyens se font de la responsabilité et de la vie publique.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à lexpression de ma considération distinguée.
B. C.
Pièces jointes :
-Vingt ans après, communication au colloque Vingt ans danthropologie à la Réunion ;
- Lettre à [M. X], Conseiller Pédagogique National ;
- Compte-rendu de missions denseignement à Madagascar ;
- Lettre de M.M. [X], Vice-Président de luniversité de Paris V, [X], Doyen de la Faculté des Sciences humaines et sociales de la Sorbonne et [X], Professeur à la Sorbonne à M. le Président de luniversité de la Réunion.