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le 16 mai 1997
B. C.
Professeur des universités
à
Madame [X]
présidente de la Région
Secrétaire dÉtat
à la Francophonie
Objet : Compte-rendu dune mission denseignement à Madagascar
Madame le Ministre,
Quil soit permis à un acteur de base, enseignant à luniversité de la Réunion de retour dune mission à luniversité dAntananarivo, de faire part aux autorités responsables, dans lespoir dêtre utile au dessein de la francophonie et de la coopération franco-malgache, de cette expérience.
Je rentre en effet dune mission denseignement financée par lAUPELF à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines dAntananarivo. Jétais invité par le Département de Langue et Lettres malgache pour lencadrement dun séminaire de D.E.A. Jai donné 30 heures de cours, préparé les conditions de mise en chantier de futures thèses, plusieurs candidats à une inscription à luniversité de la Réunion sétant manifestés, et donné une conférence publique intitulée Rire et démocratie devant un auditoire denviron 150 personnes. Dans une intervention à la radio, jai expliqué les raisons de ma venue dans le cadre des échanges de luniversité de la Réunion avec luniversité dAntananarivo.
Lextrême motivation des étudiants, des enseignants et des chercheurs et lisolement non moins extrême dans lequel ils se trouvent, nayant le plus souvent ni les livres ni les revues ni les contacts qui leur permettraient de travailler dans des conditions acceptables, sautent au yeux. Je donnerai comme illustration incidente de cette motivation et de cet appel à laide le fait que, bien quétant malheureux comme les pierres, les étudiants se sont réunis pour moffrir un cadeau la veille de mon départ.
Jai retiré de cette expérience le sentiment quà la Réunion jétais pédagogiquement sous-exploité. La différence ne sexplique pas seulement par une différence denvironnement économique et culturel, elle est aussi démographique. Un collègue de la Sorbonne venu récemment en mission dans notre département me faisait remarquer, constatant le formidable investissement matériel et humain consenti par la nation à la Réunion : Finalement, il vaut mieux que tout cela se trouve au cur de lOcéan Indien plutôt quà Limoges ou à Clermont-Ferrand. Il faut bien entendu former les jeunes réunionnais, mais il est facile de comprendre que la démographie de la Réunion (dailleurs marquée par léchec scolaire et la trop fréquente déqualification des diplômes) peut difficilement produire les chercheurs attendus quand lIUFM reste, de surcroît, la voie royale (pour reprendre la une dun quotidien) que souhaitent emprunter 80 % des étudiants. Ce qui existe à la Réunion na véritablement de sens que si luniversité souvre aux îles voisines. Cest la base démographique de cette pyramide dont le sommet est la collectivité universitaire et scientifique qui doit être élargie.
Le potentiel humain de Madagascar est aussi riche quinexploité. Madagascar est, dit-on, un pays où la génération des enfants est moins scolarisée que la génération des parents. Une population jeune et de bonnes universités suffisent au développement : la jeunesse, pourvu quelle soit éduquée, bourgeonne naturellement sur larbre des formes de linvention et de linitiative. On peut être surpris dapprendre, par exemple, que le deuxième producteur mondial de logiciels est ainsi... lInde. Le déclin de Madagascar ne pourra être enrayé que si son université et son système éducatif reprennent vie et que si les Malgaches retrouvent la confiance dautrefois dans ces institutions. Or, on est frappé, à linverse, de la désaffection - que les conditions économiques et lisolement justifient - dont elles sont lobjet. Louverture des zones franches a ainsi vidé les premiers cycles dans plusieurs Facultés et on a parfois le sentiment que les universitaires ou les étudiants les plus ambitieux ont déserté pour se lancer dans la politique ou dans les affaires. Jai rencontré danciens universitaires qui ne voulaient plus entendre parler de luniversité parce quelle avait été pour eux lexpérience dune impasse et dun échec.
Lavenir des étudiants réunionnais, dailleurs, ne peut être assuré que sils shabituent à quitter le cocon de leur île. Je voudrais donc insister sur le fait que ce ne sont pas seulement des raisons morales - elles saisissent dès quon pose le pied à Madagascar - ce sont des raisons dintérêt qui militent pour le développement de nos échanges avec les universités malgaches.
Un thème majeur de mes interventions devant les étudiants et les chercheurs a été, à leur demande, dessayer de répondre aux questions que se posent tous les pays qui ont été soumis à la colonisation et qui sont aujourdhui confrontés à la pénétration technologique et économique des pays développés :
Comment les impératifs du développement peuvent-ils être harmonisés avec les valeurs de la culture malgache ?.
Est-il possible de fonder le développement sur les valeurs de la tradition ?
A cette interrogation qui exprime la conscience douloureuse de lirruption des valeurs de la modernité à Madagascar, irruption qui a été, et qui reste largement, lexpérience dune dépossession, dune impuissance et dune humiliation, je me suis efforcé de répondre en proposant une approche simple et déterminante - parce quelle repose sur des bases expérimentales - de cette difficile question qui oppose, dans dâpres et interminables discussions, les apôtres du progrès et les tenants de la tradition.
Ayant avancé ma mission pour être présent à Antananarivo pour la commémoration de linsurrection de 1947, jai pu observer comme était vive, bien quoccultée par lhistoire officielle parce quelle a aussi été loccasion et le révélateur de luttes civiles, la blessure de cette révolte brutalement réprimée par la puissance coloniale. Loin davoir été un accès de fièvre politique ou le résultat dune provocation organisée par le pouvoir, cette insurrection dont la répression a fait, selon les chiffres officiels, 89 000 victimes a révélé le profond sentiment dattachement des Malgaches pour la terre des ancêtres (on dit quà Madagascar rien ne peut se faire sans eux). Un des fondateurs du MDRM (Mouvement de la Rénovation Malgache), dont lobjet était laccession à lindépendance raconte, à loccasion dun film sur les événements de 1947, la réunion fondatrice de son parti : les pères fondateurs ayant mis une parcelle de terre, de la terre malgache dans un verre deau et fait circuler le verre, en guise de fidélité à la terre des ancêtres avec le sentiment daccomplir une cérémonie presque religieuse...
Cette qualification qui vient naturellement à lesprit dès quil question du sol natal, lamour sacré de la patrie, le frisson sacré des exaltations communautaires... - religion de lhabiter que lidéogramme chinois représentant le verbe habiter exprime en figurant un homme devant lautel où brûle la flamme du sacrifice - révèle un donné anthropologique imprescriptible, pour user dun mot qui appartient aujourdhui, précisément, au vocabulaire rituel du droit des peuples.
Il existe un moyen simple dévaluer la portée de cette mystique du sol et de la soustraire à la fois aux majorations et aux dévaluations dont elle peut faire lobjet. Cest de la situer dans linventaire analytique des fonctions cérébrales ouvert en 1865 par Broca et que, depuis un demi-siècle, les neurosciences ont enrichi dune connaissance expérimentale considérable. Si lon prend en compte cette donnée irrécusable, programmée dans les deux fonctions générales de notre organisation mentale et physiquement inscrite dans la division des hémisphères cérébraux, le fait quune logique de lenracinement et une logique de louverture gouvernent indépendamment, mais aussi concurremment, les deux modes majeurs de notre relation au réel, alors on peut aborder sur des bases solides et de manière plus sereine les questions ici posées. Ainsi, le rituel de fondation du MDRM, par exemple, le serment du MDRM, ne doit pas seulement être compris comme laccompagnement symbolique dun acte politique bien réel, lui, mais comme cet acte lui-même dans la mesure où les valeurs concernées sont denracinement et de souveraineté et quon peut globalement les dire gérées par le cerveau droit.
Jai donc essayé dexpliquer que, bien que leur logique soit contradictoire et quils soient souvent affrontés, le devoir de transmission culturelle dicté par les attendus de la souveraineté nétait pas incompatible avec les impératifs dun apprentissage autorisant un transfert de technologie, dès lors quils concernent deux activités cérébrales distinctes. Depuis que Broca a montré que lactivité analytique était physiquement différenciée de lactivité émotionnelle et quon sait que notre cerveau gauche et notre cerveau droit nont pas la même fonction, nobéissent pas à la même logique et ne répondent pas aux mêmes intérêts, il est possible, ayant pénétré dans la boite noire quand elle est en activité, de préciser ce que, de manière empirique, lhistoire, la science politique, la philosophie, la psychologie ou léthologie humaine nous désignent aussi comme un donné indépassable : lenracinement de lindividu dans un territoire, dans une langue, une culture et une subjectivité qui mobilisent précisément lémotion. Ce nest pas seulement dire que lexpression de ces valeurs devient vite émotionnelle, passionnelle, comme on ne peut manquer de le remarquer : car elles sont lémotion même. Cest à travers la langue maternelle, la famille, le terroir que se construit lidentité. Cest dans la langue maternelle que se disent les affects et que se transmet lenracinement. La langue maternelle est enfance, terre, ancestralité, identité. Au cours dun débat télévisé lors de la commémoration de linsurrection de 1947, un acteur de linsurrection déclare : Tant quun peuple conserve sa langue, il est sûr de ne pas périr. Il nest donc plus possible - sil la jamais été - dignorer ce donné anthropologique de lenracinement, puisquil est constitutif dhumanité.
Mais il faut remarquer aussi que la langue, la culture, la religion, ces propriétés de lhabiter, définissent des isolats. Et que tout homme possède aussi un bagage analytique qui fait, par exemple, le théorème de Pythagore accessible à tous, quelle que soit la culture. Quand la langue maternelle, véhicule privilégié de laffect, est intégrative et fait participer au monde, la langue analytique, abstraite, est substitutive et permet de posséder le monde. Cest bien entendu la langue de la technique et de la transmission de la technique, de la communication. A lopposé, précisément, de cette logique territoriale qui définit lappartenance au groupe : cujus regio ejus religio.
Or, le conflit de la territorialité - du droit dêtre maître chez soi - et de la médiation - de la transmission et de la maîtrise technique - qui sexprime dans lhistoire des colonisations est fondamentalement un conflit doutils. On ne peut opposer des talismans aux balles, comme ont pu croire pouvoir le faire certains insurgés de 1947. Ce quon peut résumer dune formule : Pour protéger le cerveau droit il faut armer le cerveau gauche. Car les outils de la maîtrise territoriale sont dabord cérébraux avant d'être matériels. La technique résultant de lapplication séculaire de lanalyse du réel (cerveau gauche) alors que la magie est participation (cerveau droit). La réponse à la question : Peut-on fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition ? ne peut donc être que négative, lhistoire de la science et de la technique faisant dailleurs apparaître, dans les civilisations où elles se sont développées, comme le procès de Galilée le montre emblématiquement, linéluctable conflit de la science et de la tradition. Tout simplement parce que leurs objets et leurs protocoles sont radicalement différents.
Le fait que les étrangers soient à la fois les barbares envahisseurs et les vecteurs (involontaires) du progrès mêle en une même invasion ces deux réalités. Fonder sur les impératifs de la souveraineté territoriale le rejet de la science et de la technique, cest les confondre, jeter le bébé avec leau du bain et, finalement, espérer apprendre la physique ou la biologie moléculaire - ou apprendre à les neutraliser - dans la pensée de Kim Il Sung. La justesse de la riposte politique nentraîne pas automatiquement la justesse de la réplique technique. Cest se tromper dinstrument que de le croire. La richesse de Madagascar, cest évidemment sa jeunesse. Car cest elle qui est en mesure dopérer le transfert ou léchange de technologie auquel aucun pays ne peut aujourdhui échapper, sauf à devenir une colonie économique. Si lon ne peut fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition, en revanche, il importe de préserver de la tradition ce qui fait lidentité, que la culture analytique na pas vocation à assumer - toutes les cultures étant dailleurs aujourdhui confrontées à la communication planétaire.
Sous cette condition, sil vrai, comme je lai rapporté, que Madagascar est un pays où la génération des enfants est moins scolarisée que la génération des parents, alors le devoir de coopération est dautant plus impérieux.
Si la coopération est souvent mal reçue ou mal comprise, ou mal administrée (et ce, quels que soient les talents et les bonnes volontés), cest que, le plus souvent inconsciemment, elle est dispensée dans cette confusion des deux logiques cérébrales et des deux cultures, avec, parfois, cette condescendance déplacée de ceux que les hasards de lhistoire ont mis en possession de techniques plus performantes. Le problème de Madagascar, comme celui de tant dautres pays confrontés brutalement aux impératifs du développement, est donc à la fois de perdurer dans son identité et de maîtriser son devenir. Une coopération respectueuse et efficace est celle qui a conscience que ce quelle peut apporter nest pas supérieur - jai tenté de lexpliquer - mais autre que ce que la culture locale peut offrir et que le monde des valeurs et de lidentité ne lui appartient pas. La solution aux problèmes de Madagascar passe évidemment par lapprentissage dune langue étrangère. Lidéal et le plus rapide ne serait-il pas, alors que tant de Malgaches âgés parlent et écrivent la langue française à la perfection, de renouer le fil rompu des générations en favorisant, davantage encore, lapprentissage dans les crèches et dans le primaire et en utilisant au maximum les compétences des aînés - ces milliers de pédagogues et de francophones en déshérence ?
Veuillez croire, Madame le Ministre, à lexpression de mes sentiments de respectueuse considération.
B. C.
professeur des universités
dpt dEthnologie et dAnthropologie
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