le 24 juillet 1994
B. C.
à
Madame [N6]
Résidence XX
9, rue XX
97400 Saint-Denis
Objet : Votre lettre du 10 juillet concernant votre absence de classement au concours de recrutement en vue de pourvoir un poste de Maître de Conférences en Sociologie à lUniversité de la Réunion.
Chère Madame,
Quelle passion ! Je réalise, à vous lire à lire aussi la lettre dinvectives que vous avez adressée au collègue [N14] combien jai manqué de ressource chaque fois quayant présenté ma bien modeste expérience à laquelle vous me rappelez justement devant une Commission de spécialistes jai eu à essuyer ce que vous nommez le désaveu dune absence de classement.
Malgré la disproportion des moyens engagés, je vais, par acquit de conscience, essayer dexpliciter la non réponse parfaitement claire à tout autre que constitue, selon vous, ma lettre dexplication du 1er juin. Ceci ne réparera pas le dommage, cest évident, et rend par conséquent la présente lettre tout aussi inutile que la précédente. Mais lacquit de conscience se résume souvent, précisément, à lobjectivement inutile.
Ces limites une fois dites, il faut écarter dabord, me semble-t-il, pour aller à lessentiel, les questions annexes que vous mêlez au sujet et dont lintérêt, on vous le pardonne, est de noyer votre déconvenue dans livresse daccusations personnelles.
1°) Vous mécrivez, par exemple, que vous navez pas pour ambition, (sic pour la virgule) dentrer à lUniversité grace (sic pour l'accent) à ladministration et au bénéfice dun déclassement arbitraire des autres candidats. Beaucoup duniversitaires, et vous en êtes, continuez-vous avec une évidente délectation, ont été recrutés alors quils étaient classés en dernière position par la Commission de Spécialistes. Vous démontrez là je passe sur lintention une ignorance étonnante des procédures de recrutement et de leur histoire. Le recrutement des universitaires dépend de deux jurys de nature bien différente : la Commission des spécialistes, locale, et le Conseil National des Universités. Jusquen 1991, le C.N.U. exerçait une fonction automatique dappel puisquil jugeait, sur la forme et sur le fond, du bien-fondé des classements effectués par les commissions locales. Depuis 1991, le dernier mot appartient aux commissions locales, le rôle du C.N.U. étant désormais darrêter des listes déligibilité au sein desquelles les commissions locales doivent choisir les candidats ayant concouru aux postes publiés par leur université. Cette réforme constitue, pour beaucoup dentre nous, une régression scientifique, puisque la faiblesse des classements locaux réside, bien évidemment, dans la proximité des candidats locaux et des membres du jury (a fortiori lorsque, comme à la Réunion, labsence de concurrence permet, davantage quailleurs, la réalisation de plans de carrière cousus main : cétait le sens de la phrase de ma lettre le meilleur argument pour prétendre venir enseigner à la Réunion, cest de sy trouver déjà.) Sans quil soit besoin, dailleurs, de faire appel à dhypothétiques, ou à de bien réelles, combinaisons, il est manifeste que la fréquentation, lhabitude, la confraternité, le paternalisme, le clientélisme et autres services échangés rendent dautant plus difficile le désaveu dun collègue que les membres de la Commission des spécialistes continueront à côtoyer ce vivant reproche. Imaginez la tranquillité dâme, aujourdhui, des membres du jury qui ne vous a pas classée si, au lieu de vous préférer un étranger, ils avaient retenu votre candidature... Contrairement à ce que vous écrivez, en outre, ce ne sont pas beaucoup duniversitaires qui ont bénéficié de cette opportunité (qui est précisément tout le contraire dune opportunité), car il était tout à fait exceptionnel que le C.N.U. renverse le classement des Commissions de spécialistes. Allez savoir pourquoi luniversité de la Réunion - linsularité peut-être, ou le syndrome de larmée coloniale des Indes - a eu, trois années consécutives, ce privilège... Je vous laisse, quoi quil en soit, décider où peut résider larbitraire, comme vous dites, et sil vaut mieux être élu par un jury local de quatre ou cinq membres ou par un jury national de treize membres - pour revenir à mon modeste cas.
2°) Des étudiants de Licence rencontrés en bibliothèque mont rapporté, dans une conversation dont ce nétait évidemment pas le propos, que lobjet de votre dernier cours de Sociologie, dispensé le lendemain de laudition des candidats avait été je nose le croire votre... échec au concours de Maître de conférences et lexplication de cet échec par la considération que luniversité de la Réunion je ne crois évidemment pas, non plus, que vous ayez pu proférer une chose pareille chose devant des étudiants cétait véritablement le plus bas de léchelle (ou quelque formule de dépréciation de ce genre) et quil ny avait pas lieu, comme vous ne le démontrez pas par les lettres que vous adressez aux membres du jury, de sen formaliser. Assez interloqué, je dois le dire et mabstenant de tout jugement sur des propos non avérés que jai feint de ne pas entendre, jai exposé à ces étudiants, pour tenter de donner sens à cette sortie et excuser lhypothétique inélégance, les procédures générales de recrutement des enseignants - dont ils ignoraient tout - mais nullement, il va de soi, des informations vous concernant dont, en revanche et visiblement, pour certaines et pour certains (Est-il vrai que...?), ils nignoraient rien et à propos desquelles, vous connaissez la nature humaine, ils auraient bien aimé avoir une confirmation autorisée.
3°) Celle-ci, par exemple, quil faut écarter aussi des considérants, et dont un collègue ma fait part en ces termes : Finalement, ne lavez-vous pas éliminée de la sélection parce quelle cumulait illégalement un emploi dATER et un emploi dans un bureau détudes local ? Dans une lettre que je vous ai adressée le 17 novembre 1993, en effet, après quun responsable au Rectorat mait confidentiellement fait part des risques que vous preniez par ce cumul dautres sources aussi, dailleurs, et moins bien intentionnées : peut-être navez-vous pas que des amis je vous demandais de fixer à ce sujet la Commission qui venait de vous recruter. Vous mavez répondu alors que rien ne vous garantissait une incorporation à luniversité au terme de votre contrat dATER, que vous ne pouviez, par conséquent, abandonner votre emploi dans ce bureau détudes et que vous nétiez donc absolument pas disposée à lâcher la proie pour lombre. On pourrait vous faire remarquer aujourdhui que, lombre sétant, en effet, dérobée, il vous reste la proie...(et je pense, aussi, quen termes de tableau de chasse, le salaire dun enseignant est une ombre bien pâle auprès de la riche manne institutionnelle qui alimente les bureaux détude réunionnais ; lidéal, toutefois, assez couru, moralement douteux même sil nest pas toujours illégal, étant bien entendu de marier la morne sécurité de la fonction publique aux tapageuses libéralités excusez le style pompier de lentreprise privée avec dautant moins de risques lorsque celles-ci sont entretenues par des fonds publics).
Mais le propos de notre Commission nétant évidemment pas dinquisition fiscale, ce ne sont pas des considérations de ce type qui expliquent votre absence de classement. Non. Nous avons unanimement été convaincus que, parmi les onze candidats ayant concouru (vous avez quelque peu tendance à oublier les autres), un seul, après avoir travaillé dans des conditions matérielles difficiles sur une thèse de doctorat qui trouvera son application à la Réunion, ayant participé, dans des équipes internationales, de Berkeley à Macao, à des recherches dont certaines figurent aujourdhui dans le manuels dépidémiologie (les facteurs alimentaires et culturels du cancer du rhinopharynx, par exemple), étant lui-même originaire de Madagascar et ayant étudié à la Réunion, a présenté un programme de recherche et denseignement dune réelle consistance scientifique. Est-il nécessaire dajouter que les autres candidats nont pas convaincu ? Et, pour ce qui vous concerne, que les travaux dont vous faites état à la Réunion, dont personne ne conteste lutilité, relèvent davantage - bien sûr, ce nest quune opinion - du marché de la sociométrie que de la recherche universitaire? Que, de surcroît, le rapport de tout cela - sans doute nest-ce pas rédhibitoire - avec la sociologie de la littérature qui constitue votre spécialité universitaire est rien moins quévident ? Toutes choses que je vous ai exposées au terme de votre audition... Un seul candidat ayant répondu à ce que la Commission attendait, un seul a été classé (conformément, dailleurs, à la dernière remontrance dont notre université vient de faire lobjet de la part du Ministère de lEnseignement supérieur qui nous reproche de donner par trop dans le local et qui nous mesure les crédits de recherche en conséquence). Le meilleur argument pour venir enseigner à la Réunion ne doit pas être le fait de sy trouver déjà.
Maintenant, je ne vois guère en quoi cette absence de classement puisse constituer un préjudice pour votre carrière. (Soit dit en passant, et voyez comme le sens des mots évolue, je serais bien incapable dappliquer à la succession de hasards qui ont déterminé mes emplois successifs un tel ma carrière sans avoir le sentiment dêtre ridicule : il trahit, me semble-t-il - mais je me fourvoie bien sûr - une estime de soi assez peu compatible avec lhumilité qui convient à la représentation quon se fait généralement de la recherche.) Cette absence de classement ne figurera pas à votre casier judiciaire. Qui peut bien tenir largus, je vous le demande puisque vous avez une opinion sur la question si jen crois les étudiants auxquels jai fait allusion, des classements effectués à luniversité de la Réunion ? En quoi est-ce là un désaveu de votre excellence pédagogique ? Je me réjouis, bien entendu, que Monsieur [N8], comme vous dites, vous ait spontanément réitéré sa confiance, comme on dit dans les journaux. Nous ne lavions dailleurs pas classé non plus lorsquil sétait présenté sur le poste de Maître de conférences en Psychologie et il a trouvé dans ladministration du département de [...] un destin vraisemblablement plus conforme à son génie - il sera dailleurs bientôt doyen ou sénateur... Je ne doute pas un instant que, dans lattente dune telle opportunité, vous ne trouviez à employer votre expérience et vos talents. Vous semblez dailleurs oublier que, dans nos disciplines, il est assez exceptionnel dincorporer luniversité sa thèse tout juste soutenue. Avec son université, sa délocalisation, son IUT, son IUFM, ses organismes de formation qui se comptent par centaines, ses bureaux détude qui poussent comme des champignons après la pluie des subventions, la Réunion est, si vous mautorisez le créole, un généreux pied de riz.
Je me demande toutefois si, avec laménité dont vous faites preuve avec une belle constance à lendroit de vos juges doccasion, vous ne leur donnez pas des arguments a posteriori et si vous ne les confirmez pas dans leur jugement sous dautres attendus. Au moins aux yeux des tiers devant qui vous entendez plaider votre cause, justifiant vous-même une exclusive personnelle (comme si le jugement avait été : On ne veut surtout pas delle !) alors quil nétait question que de ladéquation dune candidature et dun poste déterminé. Le fait de ne pas correspondre au profil demandé ne constitue nullement un désaveu; je crains en revanche quon ne se méfie de votre disposition, après tout normale, à vous faire le juge de vos juges et, davantage encore, limprécateur de ceux qui, mettant le devoir de conscience avant le devoir de tranquillité, passent en travers de votre chemin. Sil est un danger, en effet, dont les Commissions de spécialistes se gardent comme de la peste, cest du recrutement de collègues que lannée de probation ne suffit pas toujours à révéler : tel mouton est devenu un loup enragé maintenant quil est presque au pinacle. Comme le remarquait limmortel auteur de Kim van Kieu, qui était magistrat à la cour impériale, on juge, bien sûr, selon le droit, mais au fond selon son coeur. Les apparences sont dautant plus trompeuses, vous le savez, quelles ne trompent pas toujours. Il nest pas impossible, je nen sais rien, que quelque indice, quand bien même un candidat présenterait un programme propre à emporter la décision, ne le disqualifie. A votre place - si vous me permettez - je serais davantage attentif, jimagine, aux signes.
Je nai bien entendu pas la naïveté de croire que toutes ces explications répondent à votre question et encore moins quelles vous satisfassent. Je ne terminerai pas non plus en disant, comme on peut le lire aussi dans les journaux, que pour ce qui me concerne, la polémique est close. Seuls les morts ont vu la fin de la guerre...
B. C.
Copie:
- Monsieur le Président de luniversité de la Réunion
- Monsieur le Doyen de la Faculté des Lettres
- Madame et Messieurs les Présidents des Commissions des spécialistes de la Faculté des Lettres
- Monsieur le Président de la Commission des spécialistes de Sciences Economiques et de Sciences de Gestion.
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