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le 29 octobre 1993
UNIVERSITE DE LA REUNION
FACULTE DES LETTRES
ET DES SCIENCES HUMAINES
26 Avenue de la Victoire
97489 Saint-Denis Cedex
Tél.: 21-74-45
Télécopie: 41-34-63
B. C.
à
Monsieur le Doyen de la Faculté des Lettres [N3]
Cher [Collègue],
Je réponds à ta lettre du 25 octobre nous invitant à faire part, par ton canal, de nos "préoccupations" au nouveau Conseiller d'établissement, M. [X].
C'est moins de préoccupation que je ferai état que de perplexité. Et d'un constat d'impuissance : la conclusion que j'avancerais - s'il m'en était demandé une - est que nous n'avons pas les moyens, à la Faculté des Lettres à tout le moins, de gérer une situation que la multiplication trop rapide des étudiants rend inextricable et qu'il nous faudrait nous attacher les services d'un Contrôleur ou d'une autre université (comme cela se pratique, d'ailleurs, à la Faculté de Droit où la "tête de pont", pour reprendre l'expression d'un collègue juriste, est à Aix) qui pourraient avoir une vision plus sereine de notre développement, les solutions d'urgence qu'imposent les difficultés quotidiennes risquant fort de nous engager dans l'impasse.
C'est la situation, classique en psychologie, du conducteur qui cherche son chemin à un embranchement autoroutier, qui a oublié sa carte, dont les enfants se chamaillent à l'arrière et qui a près de lui une épouse qui le traite d'incapable (on peut ajouter une rage de dents pour faire bonne mesure). Ce conducteur va inévitablement provoquer un accident dans les minutes qui suivent.
Je remarquerai en préambule qu'il est tout à fait invraisemblable que le Conseiller d'établissement n'ait, sur six jours ouvrables de présence à La Réunion, que deux heures à consacrer à la Faculté des Lettres. A moins de considérer que la Faculté des Lettres qui compte la moitié des effectifs ne compte que pour un vingt-quatrième dans l'ordre des préoccupations de l'Université. Il faut évidemment comprendre que chaque fois qu'il sera question de l'avenir de la Faculté, dans les différentes réunions et les différents Conseils, le personnel enseignant sera absent des discussions.
Quand j'ai été nommé à l'Université de La Réunion, des élections pour le renouvellement des Conseils étaient organisées. Un poste de rang A pour le Conseil de Faculté était sans candidat. Ignorant tout des enjeux de l'Université - par discrétion aussi - je ne me suis pas présenté. Or, bien que responsable d'un département, sans doute aux effectifs limités mais représentant l'essentiel du Troisième Cycle à la Faculté des Lettres, c'est par la lecture des procès-verbaux du Conseil d'Administration et du Conseil de Faculté (quand il y en a) que j'apprends les décisions prises. L'essentiel est tranché sans même que les parties intéressées soient consultées. Cette démocratie du fait accompli ailleurs dénommée "centralisme démocratique" a sans doute une longue tradition syndicale derrière elle, mais elle n'est pas acceptable à l'université.
Je veux bien, par exemple, que le Plan Quadriennal de développement (notre carte routière), sur lequel le Ministère a apposé sa signature, ne soit qu'un chiffon de papier. Mais enfin, il a fait l'objet, lui, de discussions, d'une concertation et a reçu l'aval des instances réglementaires. J'ai ainsi appris avant-hier, en lisant le procès-verbal du Conseil d'Administration du 7 octobre, que l'ouverture de la filière "DEUG Sciences humaines", prévue au Plan, était une nouvelle fois reportée. Pour autant que je sache, cette décision a été annoncée au cours d'une réunion des Directeurs de départements pour laquelle je m'étais fait représenter : la convocation, sans ordre du jour, ayant été déposée dans ma boite à lettres à 14 heures pour une réunion le lendemain à 8 heures (!). Je dis, "décision annoncée" parce qu'elle n'a fait l'objet d'aucune discussion, pas même pendant la réunion en cause. Le scénario, là aussi, est classique : le Doyen va plaider devant le Conseil d'Administration, avec des arguments d'infrastructure (dont je ne méconnais pas la réalité mais qui ne représentent qu'un point de vue) qu'il est impossible d'ouvrir de nouvelles filières et revient à la Faculté avec une information du type: "Le Conseil d'administration (ou le Président) a clairement fait savoir ..."
Cette liberté par rapport au Plan de développement de l'Université n'a pas seulement pour effet de ridiculiser les Commissions des spécialistes, qui recrutent des enseignants en faisant valoir aux candidats qu'ils auraient tel rôle à l'Université, et non pour boucher des trous en fonction des besoins ou pour servir d'autres intérêts. Que se passe-t-il, en effet ? Comme le recrutement des enseignants continue à peu près comme si le Plan était respecté, leur redistribution s'effectue certes en fonction des besoins nouvellement apparus, mais aussi selon des intérêts catégoriels qui ne peuvent se faire droit que sous des voies obliques et qui trouvent une ouverture appropriée dans cette vacance réglementaire. Quand il s'agira de récupérer les postes prévus pour la filière "DEUG Sciences humaines", il se révèlera que ceux-ci ont été détournés de leur objet et il faudra jouer contre la politique du fait accompli.
Je voudrais revenir sur un fait (qui m'a déjà donné l'occasion de me signaler, bien malgré moi, à l'attention) parce qu'il me paraît à la fois résumer ce que je vise et caractériser ce fonctionnement d'université néo-coloniale qui instruit le procès d'intention qui nous est fait à la rubrique "Courrier des lecteurs".
Il s'agit de la manière dont a été obtenue la promotion au grade de professeur d'un collègue aux titres scientifiques pour le moins discutés (avec qui je n'ai aucune querelle personnelle) : désavoué par qui l'avait soutenu, déclassé par le Conseil d'administration, la création de son poste ayant été reléguée en fin de tableau, ce collègue s'est vu replacé en position éligible par le fait du Prince. Sans que le Conseil de Faculté (auquel j'assistais au titre de responsable de département) ait même été invité à se prononcer. J'ai aussitôt adressé une lettre demandant à ce que le procès-verbal du Conseil en cause enregistre cette procédure pour le moins inusitée et relève, sous la clause restrictive rituelle "à la demande expresse de B. C.", que la promotion en cause relevait d'une décision de notre Doyen. (Sur quels critères ? j'en suis encore à me le demander, et je ne suis pas le seul). Il n'y eut évidemment pas de procès-verbal de ce Conseil de Faculté. Mais là n'est pas le caractère néo-colonial.
Celui-ci réside dans le fait qu'il suffit pour un candidat d'être assez proche des instances dirigeantes pour susciter la création d'un poste assurant sa promotion. La difficulté à pourvoir nombre d'emplois à l'université de la Réunion aidant, il se trouve être, comme cela s'est vérifié en l'espèce, le seul candidat à son propre fauteuil. Cet avantage considérable aux métropolitains installés a pour prix une déqualification des titres et pour terme une disqualification de l'enseignement dispensé à l'université.
Pour ne pas parler de ta gestion toute personnelle des postes d'ATER qui a failli aboutir à ce résultat surréaliste qu'un Maître de Conférences que nous avions recruté, en juin aurait pu découvrir en arrivant à l'Université qu'il avait été disposé de son poste..., une autre de mes perplexités vient de la manière dont a été traitée l' "l'affaire X". Je suis convaincu qu'une concertation sur cette question aurait évité les débordements auxquels nous avons été soumis.
L'université en tant que telle n'intéresse qu'un petit nombre de personnes, mais il est une question qui intéresse tous les Réunionnais : c'est la part des métropolitains dans le partage du travail. Je t'avais exposé en juin qu'il y avait une donnée a ne pas sous-estimer dans cette affaire, donnée que l'histoire explique : c'est le procès en déni de justice et que faute d'une mise au point circonstanciée, la lettre parue dans le Quotidien, signée d'un enseignant de surcroît, allait toucher une fibre sensible. (Nous venons d'achever une enquête sur les représentations du travail à La Réunion et la place des métropolitains dans les emplois en constitue un thème insistant et récurrent). Comme l'été avait grossi l'affaire, une affaire du même type ayant éclaté à 1'hôpital de Saint-Paul (la CFDT ayant alerté l'opinion pour soutenir le candidat réunionnais) je t'ai proposé, datée du 20 septembre, une réponse exposant les procédures de recrutement à l'université. Peut-être cela nous aurait-il épargné les deux lettres qui devaient suivre contenant, cette fois, des imputations personnelles. Mais pourquoi se gêner, puisque l'absence de réponse paraît laisser croire qu'on peut dire n'importe quoi ou que silence vaut mépris ce qui invite à forcer le trait et que l'affaire est relayée par des "citoyens qui s'interrogent" : "Faut-il croire qu'un Réunionnais doit avoir deux fois plus de titres qu'un autre pour espérer accéder au poste qui correspond à sa qualification ?" (JIR du 24 juillet) ? A ce point, il fallait évidemment marquer un coup d'arrêt. Symbolique. C'est-à-dire d'efficacité relative, le mal ayant été fait et le fond du problème esquivé. Car, ainsi qu'il est noté dans le procès-verbal du Conseil d'administration du 7 octobre : "On peut admettre qu'un certain malaise existe (et) que des dérapages peuvent avoir lieu".
A la litote près - mais la fonction de Président impose un style, je ne résumerais pas autrement les préoccupations que tu nous demandes de transmettre au Conseiller d'établissement.
Avec mes sentiments dévoués,
B. C.
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