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Copyleft : Bernard CHAMPION

2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image

1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (.wmv) (.mov) (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache
(film 40') (film allégé)
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1674)

présentation générale du site

Une présentation raisonnée des pages WEB qui composent ce site
sous forme d’un ouvrage électronique téléchargeable : <AnthropologieEnLigne.zip>
(2 Go, 1900 pages au format A4)
voir
SOMMAIRE


anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures



La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
(suite)

Il n'y a plus de chrétiens en pays Anosy après le départ des colons. Les vazaha sont partis avec les vazaha. Ils avaient le christianisme dans leurs bagages ; c'était leur mode d'être et leur mode de vie. Au plan logistique et stratégique, la faiblesse numérique des colons (qui, dans un premier temps, ne leur pose pas question : Souchu de Rennefort peut écrire : "Plus de trois cens mille hommes dans leur propre païs, qui envoient supplier cent cinquante exilés de ne pas leur ôter la vie " Relation, p. 79-80) et les rapports d'hostilité qu'ils entretiennent avec les groupes malgaches en prenant part à leurs guerres ainsi que la politique de razzia et de prédation qu'ils mettent en œuvre, tout cela est évidemment déterminant pour expliquer l'échec. Le scénario de cet échec est aussi révélateur d'un choc des cultures qui pourrait être en mesure de nourrir le roman d'un exotisme inversé : quand c'est la figure de l'autre qui permet d'entreprendre une radiographie de sa propre matrice sociale. Cette auto-analyse de la colonisation européenne est indirectement délivrée par une succession d'événements, un affrontement de personnes et un conflit théologique dans une trame, en effet, "digne d'un roman" dont les acteurs sont :

- Des commanditaires
aux instructions contradictoires ("Ceux qui ont la direction de cette île, écrit Vincent de Paul à Nacquart, sont des marchands de Paris, qui sont comme les rois du pays" (NG. p. 172), concurrents ou absents (la colonie sera plusieurs années sans recevoir de navire de métropole – "y ayant cinq ans qu'il ne nous est venu de navire" dira Flacourt (Histoire, p. 378) – : le face-à-face des colons ("gens abandonnés") et des indigènes est aussi un huis-clos ;
- Des colons ramassés "gueusant sur les ports", sans respect des prêtres et de la religion et maudissant ceux qui les ont entraînés dans cette aventure ("se fâchant d'être retenus comme par force", Flacourt : id. p. 382) ;
- Des missionnaires qui traquent la "luxure" et la polygamie chez les malgaches et chez les colons ;
- Un aventurier, La Case, qui devient un héros tant des français que des malgaches, "diable volant" qui n'a qu'à paraître pour triompher, qui épouse la fille d'un chef local, "belle entre les Nègres", et qui, après la mort de son beau-père, "gouvern[e] la Province et la Princesse" ;
- Un gouverneur (Flacourt) contre qui l'épouse, en métropole, porte, devant tribunal, une accusation d'impuissance ;
- Son successeur, Champmargou, "petit homme, malingre et infirme, ayant un bras et une jambe comme paralysés", qui cherche à faire assassiner le brillant La Case qui a sauvé la colonie à plusieurs reprises ;
- Un missionnaire, Étienne, infirme d'une main ("reçu à condition d'être clerc toute sa vie, à cause de la notable difformité d'une de ses mains le 8 août 1653, [ayant] fait les vœux le 8 août 1655 et [ayant] été ordonné prêtre par dispense le 31 août 1659, à condition d'aller à Madagascar" - Galibert 2007, p. 106) qui veut convertir à toute force un chef local, Dian Mananghe, et qui, en l'embrassant, lui arrache ses emblèmes sacrés et les jette au feu – cette confrontation prend sens sur fond de cette observation que les habitants sont bien proportionnés et qu'on n'y compte pas d'infirmes : "Les habitants sont très noirs, forts et bien proportionnés, en bonne santé et résistants. Ils s'adonnent plutôt à Mars qu'à Cérès", note, par exemple, J. A. Mandelslo au cours d'un séjour forcé dans le sud malgache en 1639.
- Ce chef, qui fait empoisonner le lazariste forcené après lui avoir laissé penser qu'il se convertirait et qui, le poison opérant trop lentement, le fait assommer à coups de bâton, "payant ainsi d'une double mort celui qui cherchait à lui donner une seconde vie" ;
- Ce même chef, déguisé avec les vêtements sacerdotaux du prêtre assassiné, qui se lance dans une guerre totale contre les français ;
- Enfin, 15 jeunes parisiennes destinées à fournir l'île de la Réunion en épouses (et leur accompagnatrice) qui, leur navire en rade ayant été détruit par la tempête, épousent des soldats du Fort et des "habitants", provoquant le massacre, en une seule nuit, de 75 colons, trahis par leurs "marmites" excités par les ramatoa répudiées – et l'embarquement des survivants, en pleine nuit, le gouverneur ayant fait incendier les magasins et enclouer les canons…

L'homme malgache transporté en métropole : sujet de réflexion pour les "amateurs de pérégrinité" (Rabelais)
(à développer...)

Les expéditions françaises vers l'Orient, irrégulières ou concurrentes...

Alors que les pays protestants s'engagent dès le début du XVIe dans le commerce maritime avec l'Orient, entre autres raisons parce qu'ils ne reconnaissent pas l'autorité du partage effectué par Rome, les expéditions françaises, sauf quelques initiatives isolées, tel le "voyage aventureux" de Jean-Alphonse Saintongeois (pour reprendre le titre de son ouvrage publié en 1578) ou celui de François Martin de Vitré ou de Pyrard de Laval, ne seront véritablement structurées qu'à partir de la création de la "Compagnie Françoise de l'Orient" du capitaine Rigault, en 1642, qui obtient de Richelieu "pour luy et ses asociez, la concession et privilège d'envoyer seuls en l'Isle de Madagascar et autres Isle adjacentes pour y ériger Colonies et Commerce". Le récit de Fançois Cauche, qui séjourne plusieurs années à Madagascar donne une relation indirecte de cette première installation dont Jacques Pronis est le chef. Flacourt prend le commandement de la colonie qui reste quatre années sans recevoir aucun vaisseau de la métropole. A l'abandon de la Compagnie, s'ajoute la concurrence entre les commanditaires des expéditions vers l'Orient. La Meilleraye et Fouquet briguant, eux aussi, le privilège de la concession. Souchu de Rennefort affirme que la Maréchale, partie de métropole en janvier 1660, avait pour mission secrète d'"attendre et couler bas" les navires "de la Compagnie". Mais Flacourt, on le sait, dont la flotte fut attaquée sur la route du retour et dont le navire explosa, n'eut pas à soutenir ce combat. "Le célèbre Fouquet, qui avait jusqu'alors fait cause commune avec le Duc de la Meilleraye, s'en sépara et expédia à son propre compte, l'Aigle Noir, armé en corsaire, pour les Indes et la mer Rouge. Le capitaine Hugo, qui le commandait, avait ordre de s'emparer de Madagacar s'il le pouvait" (Mémoires de la congrégation de la Mission, t. IX, p. 388). Ces conditions ne sont guère propices à l'établissement de relations pacifiques et suivies avec les habitants d'une île où les Portugais, après plusieurs tentatives qui se sont soldées par des massacres, avaient renoncé à s'établir. C'est dans cet environnement contraire que se noue le drame de Fort-Dauphin. Le tableau brossé par Flacourt dans son Histoire, dressant les plans d'une colonisation aisée, sera démenti par les faits.

La Case, "diable volant"...

Un sorabe présenté et commenté par Gautier et Froidevaux (Un manuscrit Arabico-malgache sur les campagnes de la Case dans l'Imoro de 1659 à 1663.1907 (voir :
La Case, les Sorabe, l'Histoire) fait état des expéditions menées par un jeune français, La Case, (iLagasy : le Sieur La Case), arrivé en 1656 à Fort-Dauphin. "La hardiesse de La Case, à se mêler avec les Ennemis, écrit Souchu de Rennefort ; sa vigueur et son adresse à les battre ; et le duel par lequel il venait de donner la mort à la fureur des peuples des deux grandes provinces en faisant leur chef prisonnier, disposèrent les esprits des Nègres à une extrême vénération." (op. cit., p. 106-107) De 1659 à 1663, date à laquelle il établit son quartier général à Mananjary, La Case va organiser cinq campagnes contre les Antaimoro. D'après Souchu de Rennefort, en février 1664, la domination fançaise s'étend jusqu'à l'embouchure de la Matitane. "Surnommé Dian Pousse, du nom d'un grand d'autrefois qui avait assujetty toute l'Isle, et dont les Negres ne disent pas moins de miracle de valeur en leur guerre, qu'on nous conte d'Alexandre : par la force d'un trop grand merite, [La Case] devint tres malheureux ; et n'étant pas le premier en commandement, commença à étre persecuté de l'envie de ceux qui s'étoient asseurés de la superiorité." (id. p. 109-110). "Il se vit contraint à l'exercice de simple sentinelle" (id. p. 110).

La Case abandonne alors le Fort et se rend chez Dian Rasissate dont il a assuré la victoire. Il fut "receu comme un Dieu tutélaire" (id. p. 111-112). Dian Rasissate "pour desennuyer La Case pendant la paix, dont il passoit le temps à Amboulle, luy [donne] sa fille appellée Dian Nong belle entre les Negres" (id. p. 113). "Dian Nong, écrit Souchu de Rennefort (cité par Gautier et Froidevaux, op. cit. p. 48), était plutôt grande que petite ; elle avait la peau belle, la gorge bien faite, quoiqu'elle eût trois enfants du sieur de la Case, les dents admirables, et la prunelle brune."

Quand, à la mort d'Andrian Rasissate, la succession échoit, contre les usages, "bien qu'il eût laissé des fils", "l'amour préval[ant] sur la justice" (sur la règle dynastique), à sa fille, Dian Nong, "déclarée Grande et Souveraine de la province d'Amboulle" (Relation, p. 113), la haine des chefs de la colonie ("la haine qu'il avoit gagnée par ses grands exploits") est à son comble et le gouverneur Champmargou [désigné par la lettre "C" dans la relation de Souchu de Rennefort] "choisit des hommes affidés qu'il envoya avec ordre de tuër La Case" (id. p. 114), ce "diable volant" (id. p.128) qui n'avait qu'à paraître pour triompher et qui, selon les termes de Rennefort, "gouvernait la Province et la Princesse"... Champmargou, selon la description du R. P. Navarette qui fait relâche à Fort-Dauphin en 1671, était un "petit homme, malingre et infirme, ayant un bras et une jambe comme paralysés", mais extrêmement redouté ("communément les Noirs croient qu'il est immortel, dit Du Bois, à cause des hazards qu'il a courus sans estre tué ; aussi ils l'apprehendent beaucoup, et sa présence seule vaut plus de cinq cens hommes" (Sieur D. B. p. 83). La Case, qui a sauvé la colonie de la ruine à plusieurs reprises, est finalement fait major de la garnison par La Haye, mais il décède en 1671, laissant la colonie dans une situation de précarité, réduite "à moins de quatre-vingts". "De cent soixante et dix François dans l'Isle après l'arrivée du Capitaine Kercadiou, quarante massacrés chés Lavatangue, trois empoisonnés, et assommés chés Dian Mananghe, huit tués de ceux qui couraient à la vengeance [envoyés par Champmargou pour assassiner la Case], et douze morts de maladie : me laissent appercevoir, écrit Rennefort, de pitoyables restes qu'il faut considerer reduits à d'exactes precautions, pour la seureté de leurs vies" (id. p. 124-5).

Le baiser de Judas du Missionnaire et le repas empoisonné du Prince

(Le Père Étienne v. Dian Mananghe : le baiser du missionnaire ("en l'embrassant, il lui arracha les charmes qu'il avoit pendus au col, enfermez dans une espece de petite boëtte, et les alla jetter au feu" p. 191) et le repas empoisonné du prince ("Dian Mananghe fit empoisonner le Missionnaire, le Frere et l'autre François au dernier repas qu'ils prirent").


La biographie de Nicolas Étienne figurant dans les Mémoires de la Congrégation (op. cit. t. IX, p. 374-378) rapporte que le jeune homme "sollicita de Saint Vincent la faveur d'être admis dans la Compagnie. Mais [qu']un grave empêchement s'y opposait : c'était l'état infirme et difforme de sa main gauche, qui le rendait inhabile aux fonctions du sacerdoce. Toutefois, comme il pouvait être appliqué aux travaux manuels des Frères-coadjuteurs, le saint crut tout concilier, en l'admettant parmi les clercs à la condition qu'il ne pourrait jamais prétendre au sacerdoce [...] Non content de donner de sa personne [N. E.] fit l'abandon d'une partie de ses biens [...] pour fonder un établissement dans le diocèse de Chartres."
"Le désir ardent du jeune Étienne de travailler généreusement à la gloire de Dieu, se fortifia pendant le cours de ses études, et la lecture des relations écrites de Madagascar par MM. Nacquart et Bourdaise le porta à solliciter de saint Vincent la faveur d'y aller, en qualité de Catéchiste, partager leurs glorieux travaux [...] Après y avoir mûrement réfléchi, et surtout prié, il demanda au Souverain Pontife par l'entremise de M. Jolly, Supérieur de la Maison de Rome, la dispense que nécessitait l'infirmité de M. Etienne pour l'élever au sacerdoce. Voici en quels termes saint Vincent exposait à M. Jolly, dans une lettre du 16 mai 1659, les motifs de sa requête :
"Nous avons envoyé le portrait de la main gauche de notre frère Étienne, qui est si difforme, qu'elle ne semble pas une main ; elle est comme une masse de chair ronde où il ne paraît que le bout du pouce et un autre doigt, dont néanmoins il se peut servir en certaines choses. Quand nous le reçûmes en la Compagnie, ce fut à la condition que nous ne le ferions pas prêtre [...] Nous avons résolu de l'envoyer à Madagascar [et] nous avons pensé qu'il servirait Dieu plus utilement, s'il était prêtre, et que peut-être en cette considération, on le dispensera de son irrégularité [...]
"Que si on lui refuse cette dispense, vous tâcherez, s'il vous plaît, Monsieur, de lui obtenir du moins : 1° Une permission pour baptiser dans l'Église avec cérémonie, en l'absence des prêtres ; 2° De toucher les vases et choses sacrées ; 3° De lire tous les livres défendus ; 4° D'exorciser les possédés ; 5° De recevoir les quatre mineurs ; 6° De prêcher dans l'Église ; 7° De pouvoir porter sur soi la sainte hostie comme on la portait en la primitive Eglise, afin de s'en communier en l'absence des prêtres."
La lettre du 11 juillet 1659 de Vincent de Paul à Edme Jolly remercie de cette dispense en ces termes : "Je vous remercie, Monsieur, de la dispense que vous m'avez envoyée pour le frère Etienne. Nous la garderons, sans lui en parler, n'étant pas à propos qu'il le sache, au moins pour le présent. Nous verrons avec le temps." (Coste, t. 8, p. 16)


Voici, successivement, la relation de Souchu de Rennefort et celle de M. de V. de ce face-à-face du missionnaire et de ce chef attaché à ses oly et à ses femmes. (C'est ce "bon oncle" qui "pleurait" en évoquant la maladie de son neveu, "car ils ont un grand amour pour leurs parents" dont Bourdaise parle dans sa lettre du 19 février 1657 à Vincent de Paul. - NG. p. 351). Souchu de Rennefort est plus précis dans les moyens employés par Dian Mananghe pour se venger du missionnaire ; M. de V., ayant fait partie de la troupe mobilisée pour venger Étienne, pour ce qui concerne les dernières péripéties de cet affrontement théologique.

"Dian Mananghe, écrit Souchu de Rennefort, la terreur de tous les naturels de l'Isle contre qui il avait eu guerre, étoit venu en cét état redoutable, par la protection des François qui croyoient élever leur puissance en augmentant sa grandeur qui leur étoit tributaire..." (id. p. 81-82) Le Père Étienne entreprend donc de convertir ce chef à toute force. "Le Superieur Missionnaire qui avoit connu la facilité qu'avoit Dian Mananghe à se faire croire de ceux qui dependoient de luy, en regarda la conversion au Christianisme, comme un exemple qui se feroit suivre de cent mille autres conversions ; et la langue Françoise qu'il parle et entend fort bien, facilitant son instruction, il resolut de l'entreprendre et de le baptiser (id. p. 83-84) .
"Le missionnaire l'ayant exhorté long-temps et n'ayant rien obtenu, crut mieux abattre sa resistance par une grande menace, et lui declara que les François seroient ses ennemis, s'il ne se faisait pas de mesme Religion qu'eux. Le Negre offrit ses enfans au baptesme, s'il le vouloient recevoir [...] que pour luy, ayant long-temps vescu d'une mesme sorte ; il luy étoit impossible de quitter la pluralité des femmes, et de s'asujettir aux regles qu'il falloit suivre dans nôtre Religion [...] Le Missionnaire reprit les menaces et l'ébranla encore par la crainte qu'il lui donna, de la guerre que les François iroient faire chés luy, pour enlever ses femmes s'il ne les quittoit."
Après quinze jours, Dian Mananghe est de retour et toujours aussi rebelle à la conversion :
"... le Gouverneur ayant tiré le Misssionnaire un peu à l'écart du Negre, luy dist qu'il ne pouvoit souffrir l'obstination de cet infidelle, que puis qu'ils étoient dans une pleine paix et n'avoient plus besoin de luy : il ne seroit pas dangereux de le perdre, et qu'il luy alloit donner un coup de pistolet dans le tête : le Missionnaire s'opposa à cette execution, pria le Gouverneur de laisser agir le saint Esprit" (op. cit. p. 84-7).
"Le Missionnaire accompagné seulement d'un frere, d'un autre François et de six Negres qui portoient des ornements et des choses necessaires pour dire la Messe et administrer le sacrement de Baptême, partit au commencement de la quatrième semaine du Carême de l'année 1664 et arriva quatre jours aprés chés Dian Mananghe (id. p. 89).
"Dian Mananghe fit empoisonner le Missionnaire, le Frere et l'autre François au dernier repas qu'ils prirent : Le Pere ne se sentant pas si dangereusement possédé, menaça encore en sortant, et le Negre faisant toujours mine de ne vouloir point manquer à luy faire honneur : s'opiniâtra à l'accompagner pour, disoit-il, l'escorter jusque dessus les terres de Mandrerei. A trois lieuës du Donac de ce grand, le Frere Missionnaire mourut après de courtes plaintes, et Dian Mananghe s'impatientant de la lenteur du poison qui n'operoit pas si vîte sur les deux autres, les fit assommer à coups de baston ; payant ainsi d'une double mort, celuy qui cherchoit à luy donner une seconde vie." (id. p. 90)

Voici la version de M. de V. [qui satisfit une "violente" inclination à voyager en s'embarquant, dès l'âge de quinze ans, pour Madagascar, contre la volonté de ses parents, et qui, y séjournant de 1663 à 1668, affirme dans sa relation, publiée par Carpeau de Saussay : "Je puis dire qu'il s'est fait peu de choses dans l'Isle, où je n'aye quelque part : ainsi je ne rapporte rien ici, dont je ne sois témoin oculaire" (Voyage, p. 64)].

"Diamanhangue [..] étoit [...] le seul ami qui nous restoit : c'étoit un homme d'esprit et de courage ; mais fin, dissimulé et traître au supréme degré [...] De son consentement l'on avait baptisé un de ses fils, qui avoit demeuré long-temps avec Monsieur de Champmargou [...] Monsieur Etienne, Prêtre de la Mission, homme de bien, que le désir d'augmenter la troupe de Jesus-Christ avait fait traverser cette immense étendue de mer ; et cet homme zelé pour la Foi entreprit de convertir ce Grand [...] Il ne le voyait aucune fois, qu'il ne lui parlât de se faire Chrétien, lui remontrant le péril évident, où il étoit exposé d'être damné, s'il persistoit à demeurer dans une Religion si fausse, si superstitieuse et si abominable ; et il finissait ordinairement ses exhortations en le conjurant de lui permettre d'aller dans son païs, travailler au salut de ses sujets [...] Il est impossible de pouvoir exprimer la joye, dont Monsieur Etienne fut penetré [à l'invitation de D. de venir en son pays] ; il crut que ce Grand étoit inspiré du Saint Esprit, et qu'il ne devoit point negliger une occasion si belle de sauver tant d'ames égarées, qui gemissoient dans l'esclavage du Démon [...] Cet homme Apostolique dans l'esperance de convertir bien-tôt une Province de quinze ou vingt mille Combattans, se disposa à entreprendre son voyage [...] il parti et mena avec lui un Frere de la Mission et quatre François [...] Ils s'en allerent donc tous les cinq, avec dix Esclaves, chargez de vivres, d'images et de chapelets" (op. cit. p. 184-189).

"Monsieur Etienne pria le Prince de souper avec lui, dont il ne fit point de difficulté. Pendant le repas ils raisonnerent sur la Religion : Diamanhangue entendoit un peu le François, et le parloit de même. Le Missionnaire remontra au Grand combien Dieu était offensé de ce qu'il avoit plusieurs femmes, de ce qu'il tuait plusieurs enfans, quand ils naissoient dans certaines lunes, et jours de l'année ; en un mot il lui fit voir le ridicule de leur Religion, et blâma avec beaucoup de zele toutes les superstitions, dont ils usoient envers leur Oly, qu'ils adoroient, a l'inutilité des charmes qu'ils portoient à leur col; ausquels cependant ils ajoûtent foi. A tout cela voici ce que le grand repliqua : qu'il n'avoit jamais fait tuer aucun enfant [...] que pour ce qui regardoit son Oly, dont il avoit reçü tant de bien, il ne pouvoit s'empêcher de l'adorer toujours ; qu'à l'égard des femmes, il ne pouvoit s'en passer, puisque c'étoit la seule marque de leur Grandeur, qui les distinguoit du commun de leurs Sujets. Cette dispute dura tout le long du soupé ; elle fut agitée le lendemain, et pendant quinze jours qu'ils y resterent, avec aussi peu de succès que la premiere fois. Monsieur Etienne vit bien que les choses ne tourneroient point comme il s'en étoit flatté : il laissa à Dieu le soin d'éclairer ces miserables [...] il prit congé du Grand ; et la veille de son départ après soupé, en l'embrassant, il lui arracha les charmes qu'il avait pendus au col, enfermez dans une espece de petite boëtte, et les alla jetter au feu. Le Prince, qui se possedoit merveilleusement bien, n'en témoigna aucune émotion" (id. p. 190-191). Mais le lendemain, il l'entraîne dans un guet-apens : "cent ou six vingt neigres [...] se jetterent la zagaye à la main sur nos gens, avant qu'ils les eussent aperçus. Diamanhangue fut le premier qui se jetta sur notre pauvre Pere de la Mission, comme un loup affamé sur une brebis pour la dévorer." (id. p. 193).

Champmargou décide aussitôt d'aller attaquer Diamanhangue dans son "donac". Il occupe la place – Diamanhangue ayant fui pour mieux assiéger Champmargou et ses hommes à son tour – et doit finalement l'abandonner. C'est au cours de sa retraite vers Fort-Dauphin (retraite couverte par La Case qui rejoint le groupe à la dernière extrémité), qu'"En nous retirant [c'est M. de V. qui parle] nous vîmes de l'autre côté de la Rivière Diamanhangue, vêtu d'une soutane, d'un surplis, l'étole au col, un bonnet carré, sur la tête, qui se promenait en cet équipage le long de l'eau pour nous braver ; nous lui tirâmes quelques coups de fusil ; le sifflement des balles le firent retirer derriere les roches d'où il étoit sorti. Les habits sacerdotaux dont il était habillé étoient ceux de Monsieur Etienne." (id. p. 218)

L'expédition de représailles des français est solennelle, elle associe la croix et l'épée : "Monsieur Manier, Prêtre de la Mission, fit une courte priere, et nous donna la benediction ; et chacun se disposa d'aller à la rencontre des ennemis. Monsieur Manier se mit à la tête de la Troupe que je commandois, avec une baniere, où d'un côté il y avoit un Crucifix, et de l'autre l'Image de la Vierge, qu'il portoit en guise d'étandart" (op. cit. p. 230). Mais Dian Mananghe est insaisissable et réduit les français "à n'avoir que la mer libre pour échapper à sa puissance, s'il avoit continüé son entreprise" (Relation, p. 128). La Haye s'engagera, à son tour, sans succès, dans une guerre contre des chefs locaux désormais instruits par les français et détenteurs d'armes à feu (Du Bois p. 86 s.).

Cette résurgence de la guerre provoqua les plaintes des colons, maudissant le prosélytisme d'Étienne qui en était la cause. "Le Missionnaire qui avait porté l'étendard chés Dian Mananghe [Manié], rapporte Souchu, prescha qu'il avoit eu des revelations qui l'asseuroient que le Pere deffunt étoit receu dans la gloire Apôtre et Martyr, que ses prieres conservoient ce qui restoit des françois" (Relation, p. 129-130). Pendant ces événements, la Compagnie des Indes Orientales, à la création annoncée par le Discours d'un fidele sujet du Roy, publié en avril 1664, préparait l'envoi à Madagascar de quatre vaisseaux qui devaient quitter la France le 7 mars 1665, portant plusieurs missionnaires : Bourrot, Boussordée, Montmasson et Cuveron. Au départ de l'escadre de Montdevergue, en mars 1666, la Congrégation demande le passage des Pères Roguet, Brisjoine, Jourdie, Leroy, Grohan et des Frères Bourgoin, Gérard, Pilliers et Galot. Les seuls missionnaires survivants de la colonie sont alors Bourrot et Montmasson. (Malotet 1900, p. 582-583) Alméras, le successeur de Vincent de Paul, voyant l'île abandonnée de fait par la Compagnie, décide le rappel des missionnaires. L'avis est transmis par la Dunkerquoise qui touche Madagascar en janvier 1674.

La Dunkerquoise et les Parisiennes...

Le 27 février 1673, un ordre royal émis de Saint-Germain-en-Laye commande au dénommé la Hure de s'embarquer sur le bâtiment du sieur de Beauregard qui a reçu les instructions suivantes : "Sa Majesté veut qu'il s'en aille en toute diligence prendre seize filles qui sont envoyées par le directeur de l'hospital général de Paris et un prestre missionnaire, pour estre portez en l'isle Bourbon. Sa Majesté veut qu'il dresse sa navigation sur les lieux où il sait que le sieur de Lahaye doit toucher…". Les jeunes Parisiennes dont il s'agit ci-dessus, réunies sous la conduite de Mlle de Laferrière (sœur Saint-Joseph, de Paris), furent envoyées en mars 1673 audit port de la Rochelle et embarquées sur la Dunkerquoise. "Quinze avaient été choisies parmi les postulantes. On leur avait donné une surveillante sous l'habit religieux." (Guët, op. cit. p.105) La Dunquerkoise partit fin mars pour atteindre Fort-Dauphin le 14 janvier 1674, au terme d'une longue traversée.


Après la mort de La Case en 1671, l'amiral de La Haye ayant offert au lieutenant La Bretesche, embarqué sur son escadre, la charge de major et la fille aînée de La Case, celui-ci devient, de fait, gouverneur de Fort-Dauphin après la mort de Champmargou, en 1672. Le "délaissement" de l'île est quasi officiel et les Antanosy sont maintenant pourvus d'armes par les Anglais et les Hollandais. Un témoin du nom de Ruelle, embarqué sur l'escadre de Mondevergue raconte, dans un manuscrit déposé à la Bibliothèque du Jardin des Plantes (cité dans les Mémoires, IX, p. 544 et s.) qu'un navire hollandais, parti de Batavia, avait eu pour mission de "vendre ou distribuer en divers endroits aux naturels du pays [les] armes dont il était chargé ; ce qu'il exécuta autant qu'il lui fut possible. Il avait touché en plusieurs rades de cette île, où il avait vendu ou plutôt distribué une partie de sa cargaison, lorsqu'il fut contraint par le mauvais temps de relâcher au Fort-Dauphin". Le navire prit feu, mais son capitaine s'opposa à toute intervention pour faire cesser l'incendie "de peur de faire voir sa cargaison ; mais le grand éclat que fit la poudre qu'il renfermait montra assez par le grand nombre de fusils et de pistolets qu'il jeta à terre, qu'il en était chargé et que son dessein était d'en traiter avec les noirs de cette île, qui par ce moyen devenant plus forts que nous, devaient nous contraindre d'abandonner les habitations que nous y avions". Le rapport de La Bretesche du 26 février 1674 à Colbert relate : "Des vaisseaux anglais sont passés à l'ouest de cette île, au cap Augustin, et ont vendu de la poudre et des armes à Dian-Manangue, notre enemi".


Le capitaine de la Dunquerkoise avait donc ordre de se rendre en droite route à Mascareigne pour y marier des "filles tirées de la maison de la Pitié de Paris". Il avait aussi chargé "des Eaux-de-vie dont il crût qu'il se déferoit à haut prix à Madagascar, voulut y aborder auparavant ; et pour faire promptement et avantageusement son commerce, il publia qu'il n'y viendroit plus de Vaisseau du Roy, non plus que de la Compagnie. Il vendoit son eau-de-vie ce qu'il lui plaisoit, aucun n'ayant de commodité qu'il ne convertit volontiers en une chose si nécessaire et qui alloit devenir si rare" (Histoire, p. 550). La tempête ayant jeté et fracassé son navire à la côte, les jeunes filles destinées à Bourbon se trouvèrent prisonnières au Fort-Dauphin où, les militaires, n'ayant pas reçu de solde depuis trois ans (rapport de La Bretesche du 26 février 1674 à Colbert, qui relate les menaces de mort contre sa personne à ce titre), on trouva expédient d'en marier officiellement plusieurs avec les parisiennes : "Ce qui m'obligea, explique en effet La Bretesche, dans une lettre écrite le 22 août 1674, de dire à Messieurs de la mission de les marier et que je croyois que il y alloit de la gloire de Dieu et de l'interest du Roy, que, à la vérité, son intention estoit que elles fussent pour l'isle de Bourbon, mais que le navirre qui les devoit porter estant perdu. et dans l'incertitude quand il en vienderoit d'autres, il estoit du tout impossible d'en pouvoir jouir, et que si on ne les marioit, cestoient des filles abandonnées, et, de plus, quoique mariées en cette isle, elles pourroient aller à Bourbon avec leur mary, au premier commandement de Sa Majesté. Ils tesmoignerent estre fort aises et approuuerent mon consentement, si bien que le lendemain on publia les bans de cinq, et, huit mon consentement, si bien que le jours après, ils s'espouserent" (citée par Guët, op. cit. p. 116).

Cinq jours après qu'il ait écrit cette lettre, le 27 août, on apprend à La Bretesche, "à sa campagne", qu'"une trahison horrible" vient d'être perpétrée par "les naturels du pays et nos domestiques" sur "75 Français", disséminés dans la campagne à l'extérieur du Fort, dont les Frères Guillaume Gallet et Pierre Pilliers. Les survivants exigèrent du gouverneur – un navire de la Compagnie des Indes se trouvant alors en rade, le Blanc-Pignon – l'abandon immédiat de la colonie. "Quelques habitants, écrit La Bretesche, voyant que je ne voulais point consentir à leur demande, dirent qu'ils m'assassineraient et, quand on ne les voudrait pas embarquer, qu'ils s'en iraient de l'autre côté de l'île ; ce que voyant, j'ai été obligé à y consentir." C'est pourquoi, "le 9e de septembre 1674, sur les 11 heures du soir, après avoir [été] mettre le feu dans les magasins et [avoir] encloué le canon, par l'avis d'un chacun je m'embarquai avec le peu de Français qui restaient au nombre de 63, dont il y en avait la moitié et plus hors de service, comme il s'est vu le jour d'après le massacre, que je fus à la campagne, que je fus obligé d'en laisser une partie à trois lieues de là n'en pouvant [plus], et que je ne me vis suivi que de 22." Ainsi prirent fin la colonisation de Fort-Dauphin et la première mission des Lazaristes à Madagascar. "Il y a encore sur le terrain de Fort Dauphin 52 pièces de canon sans affût, marquées aux armes de France" écrit Grossin en 1731 (Mémoire inédit de Grossin sur Madagascar, Revue de Géographie, 1883, t. 13, pp. 338-361, p. 355).

Voici la relation de l'événement par Souchu de Rennefort :
"Les marmites (on appeloit ainsi les Nègres de service) que les Grands avaient fait suborner, égorgèrent les François qui estoient dans leurs habitations. D'autres furent surpris, accablés et saguayés dans le mesme-temps. Le Navire qui heureusement estoit encore à la rade, averti par un signal que firent ceux qui étaient restez, envoya sa Chaloupe au pied du Fort-Dauphin prendre les misérables reliques de ce fameux établissement" (Histoire des Indes orientales, p. 552).

Les survivants de la mission, s'étant embarqués avec de la Bretesche et les colons échappés au massacre du 27 août, gagnèrent le Mozambique (et non Bourbon). Surpris par la mousson, le Blanc-Pignon mit sept mois pour parvenir à destination. Trente-huit passagers moururent au cours du voyage (Guët, op. cit. p. 118-120).

Nature et culture

Un thème récurrent du "roman colonial" est la supériorité naturelle des "races" ataviquement adaptées aux tropiques et la lutte permanente de l'européen pour maîtriser une nature qui lui est hostile (constat qui n'est pas absolument sans valeur, si l'on considère les phénomènes adaptatifs : voir, en annexe de cette page, la résistance au paludisme – Tazo-Hazo... – associée à la structure et à la transmission de l'hémoglobine). Après la conquête de Madagascar (celle de 1896), un administrateur philosophe en ces termes sur l'essence et sur les destins respectifs du colon et de l'indigène (du "vainqueur" et du "vaincu") : "...le vaincu, inférieur en tant qu'individu, mais innombrable, enraciné, [est] apparenté en quelque sorte au sol et au climat qui s'humanisent pour lui." (Omaly sy Anio, n° 1 et 2, janv-déc. 1975, p. 245, nous soulignons.) On pourrait dire, qu'au cœur de cette aventure, la loi chrétienne de la sexualité (qui peut servir de fil rouge pour comprendre cette séquence d'histoire de la colonisation), exogène et non "enracinée", avec son objet et ses embarras, est telle que "le sol et le climat", loin de s'humaniser pour elle, la font déshumanisante. C'est en effet d'un processus de déculturation, consubstantiel à la colonisation, qu'il s'agit.

Les "habitants" (les colons français) ont une femme malgache, parfois épousée devant l'Église sous la pression des missionnaires – avec telles conséquences, si l'on en croit les observateurs de l'époque. "La trop grande chaleur de ces femmes avance souvent la mort de leurs maris ; et il est tres-dangereux aux Europeans de s'adonner à la volupté avec les femmes de cette Isle, à cause de leur grande chaleur" (Du Bois, op. cit., p. 153-154, déjà cité). Pronis, le premier "commis" de la Compagnie, protestant, épousera Dian Ravela, belle-sœur d'un chef, dont il aura une fille, qui sera baptisée par Nacquart. "Nous fusmes estonnez à notre arrivée en ce lieu, écrit Cauche, de trouver chez Proni[s] une femme du pais habillée à la Françoise, qu'il tenoit suivant la créance des Madagascarois pour sa femme, mais suivant celle des François, pour concubine. Andrianramac luy avoit persuadé ce mariage, pour se tenir plus assuré de luy et des siens par cette alliance" (1651, p. 111). On l'accusera de favoriser sa belle-famille aux dépens des français. "Il nourrissait toute la parenté", écrit Flacourt (op. cit. p. 268) qui se fait l'écho du "mauvais ménage [de la mauvaise administration] du sieur Pronis et des parents de sa prétendue femme" ainsi que de cette alliance contre nature : "Il avait menacé [les Français] de leur faire passer cinq cents nègres par-dessus le ventre, d'autant qu'il se sentait fort de l'alliance qu'il avait eue des Grands en épousant une fille qui était nièce du roi d'Anossi" (id. p.440). Non seulement Pronis avait-il épousé une femme parmi les "originaires", mais aussi le mode de vie des originaires, menant grand train dans son clan d'adoption et faisant fi des règles élémentaires de l'économie : "...le riz estoit bientôt dissipé par son mauvais soin [...] ainsi faute d'un bon ordre, les François étoient le plus souvent sans riz et ne mangeaient que de la viande, tantost sans viande et ne mangeaient que du riz". Pronis contribuera à armer les Malgaches (Hollandais et Anglais s'y employant également) : "Les Malgaches avaient déjà en leur possession neuf mousquets, reçus en partie de M. de Pronis, et pris en partie aux matelots du navie le Coquet, échoué précédemment, et dont ils avaient massacré l'équipage" (Mémoires, p. 161). (sur Pronis, voir :
Madagascar : l'“Originaire”, l'“Engagé” et l'“Habitant”). La Case épouse la fille de Rasissate dont il a trois enfants. La Bretesche épousera l'aînée de ses filles et se verra, lui aussi, accuser de carence et d'"absentéisme"...

Cette sexualité (ces mœurs), nécessairement "mixte", officialisée ou non, paraît faire de la femme malgache le talon d'Achille de la colonisation. La trahison supposée des femmes malgaches serait, selon plusieurs auteurs, un élément décisif pour expliquer le massacre final. "Il n'est pas douteux, pour nous, que ces mariages [des français avec des jeunes filles venues de Paris et destinées à Bourbon] n'aient été la cause déterminante de cette tempête de fureur déchaînée par la jalousie des femmes malgaches", écrit Guët (op. cit. p. 158). Et Marius Leblond, qui voit un "grand roman" dans l'histoire du peuplement de la Réunion (un "chapelet d'idylles qui s'égrènent après un rosaire de massacres"), explique que les femmes malgaches des colons "conçoivent [de ces mariages], selon leur coutume, une si venimeuse jalousie qu'elles font décider par leurs congénères le massacre de la colonie entière dans les conditions les plus atroces (17 août 1674 - sic) . Heureusement y avait-il en rade, poursuit Leblond, le Blanc Pigeon (sic) où peuvent se réfugier cinq jeunes dames, seules rescapées de l'hécatombe [...] Elles n'arrivèrent à Bourbon qu'en 1676 [...] Aussitôt remariées, elles sont promenées à travers ce Paradis Terrestre où [...] il n'y a ni malgaches ni fièvres." (Les grandes heures des îles et des mers françaises, 1949, pp. 171-173, Paris, éditions Colbert). (De même : Barassin, 1953, p. 24 et p. 115, avec un zeste de circonspection, mais sacrifiant aussi au stéréotype de la "jalousie" des "ramatoas".)

Mais il y a aussi des colons qui ne succombent pas à la "luxure" et à ses conséquences fatales. Les missionnaires, par hypothèse. Champmargou, vraisemblablement, "petit homme, malingre et infirme, ayant un bras et une jambe comme paralysés", dont les auteurs décrivent le caractère "ambitieux et despotique" (Froidevaux, p. 159), qui cherche à faire assassiner La Case et qui "à une revue [fait] pistoller quatre Français qu'il accusait de conspiration" (id. p. 161) – et dont, excepté les "deux enfants naturels qu'il avait recommandez aux Missionnaires qui les ont passez en France" que Souchu de Rennefort lui attribue (Histoire, p. 551), on ne connaît pas les écarts. Flacourt, qui est muet sur cette question, mais dont on sait, grâce aux recherches menées par M. Jean Ecosse, citées par Allibert (2007, p. 39 et s.), les déboires matrimoniaux. L'auteur anonyme de l'Eloge de feu Monsieur de Flacourt (vraisemblablement son frère Charles) écrit (cité par Allibert, p. 42) : "Il n' a point laissé de postérité, car, encore qu'il ait été marié, l'espace de dix-neuf années et que pendant ce temps-là il ait goûté de la douceur des fleurs et de l'amertume des feuilles de cet arbre, il n'en a point recueilli les fruits, à savoir des enfants". En réalité, l'épouse de Flacourt, eut trois enfants pendant l'absence de son mari (dont deux vivants à son retour) et le procès en adultère qu'il lui a intenté fait mention contre lui, en réplique, d'une "accusation d'impuissance" (Allibert, p. 41) dont son épouse se désistera finalement. Il est vrai que le couple a cohabité pendant sept ans sans descendance, les époux se faisant donation mutuelle avant le départ de Flacourt en 1648. Gérard Heau, auteur d'une généalogie de la famille Flacourt, publie une longue lettre de Charles de Flacourt adressée à son frère, datée du 9 février 1654, où il fait mention de l'"esprit de sédition" qui règne en France ainsi que de la situation et de la santé des membres de la famille et de leurs "cognoissances particulières" – sans aucune mention de l'épouse de Flacourt. "Il faict très mauvais en France, ceux qui avoient bien du bien ont grand peine a subsister. Je vous conseille pour vostre intérest de vous maintenir en la fortune ou vous estes laquelle vous sera a mon advis moins favorable en France qu'elle vous puisse estre a Madagascard" (Gérard Héau, Généalogie et histoire de la famille de Flacourt, Donnery, 2009 (p. 48-52). Pour faire écho à l'"amertume" visée par l'auteur de l'Éloge, on peut noter qu'il rapporte aussi ce trait désenchanté de Flacourt, mort en mer alors qu'il retournait à Madagascar : "Avant de quitter Paris, il avait prévu et mis en ordre toutes ses affaires dont il confia la conduite à l'un de ses frères puînés, le sieur Charles de Flacourt [...] le tout d'une manière qui semblait présager qu'il n'espérait pas revenir dans ce Royaume" (cité par Allibert, p. 42).

"Après le décès du P. Bourdaise", écrit Froidevaux, déjà cité, bon nombre de colons en étaient venus "à un tel point, non seulement d'entretenir plusieurs femmes et de jouir de celles des grands du pays, mais jusqu'à idolâtrer et suivre entièrement toutes les coutumes et superstitions diaboliques" (p. 161). Tel Ranicaze, Claude Hattier, que Flacourt ne désigne que par ce nom malgache (signifiant vraisemblablement "père de Kazy") et dont il écrit : "Cet homme qui savait très bien la langue de ce pays et qui s'était tout transformé és mœurs et superstitions des habitants qui s'étaient déjà soumis sous Dian Tserongh, et qui a tramé tout ce qui se verra ci-après, qui n'ayant point dessein d'avoir d'autre patrie que celle de Madagascar, avait dessein de nous faire tous massacrer [...]" (Histoire, p. 311). Flacourt prête d'ailleurs un dessein identique à Pronis (1661, p. 271). Il y a une relation entre la "sexualité malgache" (i. e. une morale propre aux systèmes de parenté classificatoires et aux mariages contractés par compensation matrimoniale) et la religion malgache comme il y a une relation entre la sexualité encadrée par les missionnaires et la colonisation, l'interface entre les deux registres, celui de la reproduction sociale et celui de la reproduction idéologique, étant constituée par les codes respectifs de la parenté et du mariage. La "décivilisation" du colon, c'est la perte de sa capacité à coloniser. Celle-ci s'exprime, dans le champ du dossier présenté, dans un rapport au monde dont la réserve sexuelle (la monogamie, clé de l'héritage vertical, de la transmission du patrimoine et de la différenciation sociale) est la valeur diacritique.


Le 19 juillet 1895, l'auteur anonyme de l'Histoire de la Mission fondée à Madagascar par Saint Vincent de Paul écrit dans sa préface : "A moment où des événements ramènent providentiellement la France à Madagascar, nous croyons faire œuvre utile en montrant que l'occupation de cette île a été commencée par Saint Vincent de Paul au milieu des plus douloureux sacrifices". "[Les] souffrances [des Missionnaires de la Congrégation] ne seront pas perdues, elles seront la semence de l'Église de Madagascar, et feront partie de son histoire." (p. 7)

De Flacourt à Gallieni
Carte postale représentant le "Bastion Flacourt" (relevé par Maudave), "juste derrière mon bureau"...


Ranavalona III
"Mes deux généraux sont Tazo (la Fièvre) et Hazo (la Forêt)."
Débarquement du 40e BCP à Majunga, en mai 1895
(Musée de l'Armée, Paris ; album du capitaine Humbert)

Le 40e BCP est un bataillon de marche de chasseurs à pied créé au Fort Rabot, près de Grenoble, pour les opérations de la campagne de Madagascar et dissous le 31 décembre 1895. Le Carnet de campagne du lieutenant-colonel Lentonnet, publié en 1899, permet de suivre sa progression vers la capitale malgache et les effets des maladies tropicales sur le corps expéditionnaire.
"A la suite de la marche forcée du 29 juin "[le 40e BCP] perdit plus de deux tiers de ses effectifs. La fièvre décima ses compagnies, et il fut réduit, en moins de trois semaines, à une centaine d'hommes à peine valides." (p. 87, note)
"Le 200e [régiment de marche, composé de volontaires, jeunes pour la plupart] n'a pu fournir aujourd'hui qu'une trentaine de travailleurs. C'est navrant ! Les hommes de ce régiment ne tiennent plus debout. Il en meurt deux par jour environ au camp. Le spectacle de ceux qui survivent, hâves, épuisés, à quelques exceptions près est lamentable. Le 40e bataillon de chasseurs est encore plus éprouvé. Aucun de ses soldats n'a pu se rendre à la corvée. Triste ! triste !" (p. 118-119)
"Un journal parisien reçu par le dernier courrier et sur lequel je jette les yeux aujourd'hui m'exaspère ; il affirme que les vieux soldats de la légion résistent beaucoup mieux que les tirailleurs algériens [que commande Lentonnet]. Or, c'et exactement le contraire. Mes turcos ont supporté plus énergiquement les fatigues et les privations que les légionnaires, dont l'effectif réel est maintenant de beaucoup au-dessous de celui de mon bataillon." (p.121)
"Le 200e ne forme plus qu'une poignée d'hommes la pupart malingres, faisant trite mine, l'air désolé.
Pauvres petits soldats ! Il serait nécessaire pour les réveiller un peu de les faire marcher avec mes tirailleurs. Les offciers du 200e sont navrés ; chaque jour, les débris du régiment laissent en route des malades et des cadavres. Le commandant Franclieu ne se console pas de la perte de ces infortunés conscrits. Il me parle des anciens zouaves !" (p. 122)
"La colonne légère est une véritable "colonne" de Babel. Que deviendrions-nous, si l'autorité des officiers n'est pas respectée." [à propos du "chapardage" dans les villages traversés] (p. 141)
"Mon régiment est celui qui a le mieux résisté. – Sans lui, disait un général, l'expédition n'aurait pas abouti.
Le général en chef [...] qui voyait le nombre des malades augmenter sans cesse et les munitions et provisions s'épuiser, savait bien qu'il jouait sa dernière carte [...] il doit sa plume blanche au régiment d'Algérie." (p. 151, souligné par nous)
Paludisme et fièvre typhoïde déciment les troupes d'occupation. Les combats avec l'armée de Ranavalona font 20 morts parmi les soldats de la colonne légère et la "fièvre" 5.756, soit plus du tiers du corps expéditionnaire. La résistance des hommes du régiment de tirailleurs algériens s'explique vraisemblablement par un phénomène acclimatif exprimé par une structure moléculaire spécifique de l'hémoglobine. Les porteurs hétérozygotes de l'hémoglobine S (en l'espèce une forme adaptative de la thalassémie méditerranéenne) révèlent une immunité (relative) au paludisme (voir : chapitre 16 Droit au sol et mythes d'autochtonie).


Références


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