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14 et 15 mai 2009

Religions populaires
et nouveaux syncrétismes


Version provisoire d'un texte qui sera édité dans les actes du colloque ;
la citation est soumise à l'autorisation de l'auteur.

Yannick FER
yannick.fer@gsrl.cnrs.fr

GSRL, Paris


Peut-on danser pour Dieu? Le pentecôtisme polynésien entre rigorisme et « réveil culturel »

La scène se passe le 24 mars 2002, dans une église pentecôtiste de Tahiti. Le culte du dimanche matin s'ouvre au rythme du to'ere, le tambour en bois traditionnel de Polynésie. Ce jour-là, l'église dit au revoir à deux de ses membres, un couple qui part vivre à Hawaii. Tout le monde est très ému et entoure le couple qui danse la hula, une danse polynésienne. Les gens pleurent, plusieurs sont pris d'un rire convulsif, quelques-uns tombent par terre. « Dieu est un Dieu émotif », dit le pasteur américain. « Avant, j'étais peu émotif et c'est comme si en vivant dans ce pays, je n'ai jamais eu autant d'émotions, et ce n'est que le commencement ».
Les premiers missionnaires protestants, envoyés à Tahiti en 1797 par la London Missionary Society (LMS), avaient banni de leur liturgie les démonstrations émotionnelles, les instruments de musique traditionnels et la danse, considérées comme des manifestations d'une « nature païenne » qu'il fallait contenir, domestiquer. Cette interdiction s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui dans l'église protestante ma'ohi, héritière de la LMS, même si les partisans d'une théologie culturelle ont obtenu au cours des vingt dernières années, dans quelques paroisses, la réintroduction d'instruments de musique comme le 'ukulele (Malogne-Fer, 2007 : 448 et s.).
Le culte pentecôtiste que j'ai décrit paraît donc indiquer, à première vue, le retour dans l'espace chrétien de ces expressions culturelles interdites, la réhabilitation d'une culture populaire polynésienne qui ne s'interdit pas d'associer émotion, danse et christianisme.
L'objet de cette communication est de replacer ces pratiques pentecôtistes dans une perspective historique, dans des dynamiques propres au christianisme polynésien et dans l'évolution globale du protestantisme charismatique contemporain. On verra ainsi, au-delà d'un apparent retour aux sources, les jeux complexes de distinction qui ont fait d'un certain type de danse polynésienne un marqueur d'identité religieuse.

1. Domestiquer les corps
Dès l'origine, l'histoire du protestantisme en Polynésie a été marquée par la volonté des missionnaires de domestiquer les corps, pour contenir les instincts de la « nature païenne » (Eves, 1996). Ce processus n'était pas seulement lié à manière dont les Occidentaux percevaient les Polynésiens. Il était aussi profondément influencé par le credo évangélique issu des mouvements de « réveil » de l'Angleterre du 18ème siècle, mouvements qui ont contribué à l'émergence des sociétés missionnaires comme la LMS. Le discours de John Wesley, en particulier, insistait sur la notion de « sanctification », qui impliquait un devoir d'exemplarité du converti, et établissait un lien étroit entre les attitudes extérieures et l'état moral intérieur : la sincérité de la conversion devait se lire dans la transformation, la remise en ordre du corps.
En Polynésie, cette exigence a conduit les missionnaires à intervenir dans deux domaines, considérés comme les deux principales causes d'un dérèglement moral : le corps des femmes, qui a été couvert par les robes dites « robes missionnaires », et la danse. La conversion au christianisme supposait donc l'abandon d'un ensemble d'expressions culturelles traditionnelles, pas seulement parce que - comme l'écrivait Luther - la culture est une création humaine empreinte de péché ou parce que l'âme doit dominer les émotions du corps, mais parce qu'aux yeux de la plupart des missionnaires, le corps polynésien était irrémédiablement lié au paganisme. Un point de vue qui a été largement et durablement intériorisé par les Polynésiens eux-mêmes : l'idée qu'il y aurait dans les expressions culturelles du corps une part d'identité polynésienne qui ne peut pas être totalement christianisée et doit donc être contrôlée, endiguée.

2. Deux traditions
À partir des années 1960, en lien avec les mouvements de renouveau culturel et avec l'accession à l'indépendance politique de la plupart des îles océaniennes - à laquelle beaucoup de leaders religieux ont participé -, les relations entre ce protestantisme historique et les cultures polynésiennes se sont sensiblement modifiées. D'abord, il est devenu courant de considérer le christianisme - et plus spécifiquement celui des églises historiques - comme une composante de la tradition polynésienne et un élément fondateur de l'identité nationale : c'est ce qui est écrit dans la plupart des Constitutions des États polynésiens. Ensuite, on a vu émerger des théologies océaniennes qui prônaient une décolonisation plus complète du christianisme local et une réhabilitation des cultures océaniennes comme voies d'accès au message chrétien. Il s'agit de deux processus en partie contradictoires et qui ont conduit dans plusieurs églises polynésiennes à des conflits entre ce que l'on peut appeler deux traditions.
La première tradition s'appuie sur les alliances conclues au 19ème siècle entre missionnaires protestants et chefs locaux, qui ont inscrit les églises protestantes dans la structure villageoise traditionnelle - en particulier à Samoa et Tonga. La traduction de la Bible en langue polynésienne a également contribué à cet enracinement culturel des églises protestantes, en en faisant un conservatoire des langues et par extension, des cultures contre la colonisation occidentale. Dans le même temps, ces églises ont hérité de l'hostilité missionnaire concernant la danse, le corps, les émotions. Et elles ont conservé cet héritage au nom du respect dû aux ancêtres qui ont été les premiers à accepter le christianisme et ont transmis à leurs descendants ce système d'interdits, cette définition du sacré et du profane.
La seconde tradition a été diffusée par le Pacific Theological College de Fidji, une institution fondée en 1966 par la Conférence des églises du Pacifique - qui regroupe les églises protestantes et anglicanes de la région. Des théologiens océaniens, comme le méthodiste tongien Havea, ont cherché à renverser la perspective : ils ont défendu l'idée que pour être vraiment chrétiens, les Océaniens devaient s'accepter pleinement comme Océaniens en faisant l'expérience d'une sorte de re-conversion culturelle, en repassant par leur culture pour arriver au christianisme. Parmi les effets de ce renouveau théologique, il y en a quatre qui nous intéressent plus particulièrement :
- D'abord, ces théologies ont suscité autant d'enthousiasme que de résistances - et peut-être même davantage de résistances - dans la plupart des églises protestantes polynésiennes. En Polynésie française par exemple, le remplacement du costume européen par des vêtements locaux (comme le pareo) et du pain et du vin par la noix de coco, ou la réhabilitation de la culture pré-chrétienne - en particulier les lieux de culte pré-chrétien (les marae) ont suscité beaucoup de tensions et même des scissions dans certaines paroisses. Ce volontarisme culturel a été perçu non comme un retour à la tradition, mais comme une trahison de l'héritage protestant au nom d'idées modernes jugées hors sujet, considérées comme un produit d'importation rapporté par de jeunes pasteurs ayant étudié à l'étranger.
- Deuxièmement, et de manière apparemment contradictoire, ces mêmes églises protestantes ont joué un rôle moteur dans le renouveau de la culture polynésienne, en encourageant la constitution dans les paroisses de groupes de danse, qui participent généralement aux festivals culturels et aux concours de danse, comme celui du heiva, qui a lieu chaque année en juillet à Tahiti. Ces groupes de danse ont contribué à renforcer l'engagement culturel des jeunes générations et en même temps, ils ont aussi renforcé la séparation stricte établie par les missionnaires entre d'un côté, le temple, le sacré chrétien ; et de l'autre, les expressions corporelles de la culture polynésienne. Il faut en effet bien comprendre que même si les groupes de danse sont paroissiaux et utilisent les bâtiments communautaires de la paroisse pour leurs répétitions, la danse est strictement interdite dans le temple et pendant les cultes.
- Le troisième point concerne à nouveau une question de génération. Les deux traditions protestantes ont en commun d'inclure dans leur définition de l'authenticité culturelle la soumission des jeunes générations à l'autorité des anciens. La progression des églises concurrentes, mormones, adventistes et évangéliques, et le déclin parallèle des églises protestants historiques, a accentué cette pression sur les jeunes générations, qui sont accusées d'être le maillon faible, d'être sous influence occidentale, de préférer l'individualisme aux valeurs traditionnelles et d'être attirées par des églises qui n'ont rien à voir avec la culture locale.
- Enfin, quatrième point, il y a une exception, un pays polynésien où le renouveau culturel a abouti à une reconnaissance de la danse traditionnelle comme expression légitime de la foi chrétienne dans l'espace du temple : ce sont les îles Hawaii. L'église protestante historique, la United Church of Christ, est issue de missions puritaines venues au 19ème siècle de la côte Est des Etats-Unis. A priori, cette origine historique n'en fait pas un lieu favorable au retour de la danse. Mais le renouveau culturel hawaiien, qui a débuté dans les années 1970, a été particulièrement fort et il a choisi la hula, la danse traditionnelle hawaiienne, comme principal symbole de son combat
sde défense de l'identité hawaiienne, pour des raisons complexes qui renvoient notamment à l'histoire pré-chrétienne et à la mise en spectacle d'Hawaii par l'industrie touristique américaine. Ce retour de la hula dans l'église a été étudié par Akihiro Inoue dans une thèse soutenue en 2003 à l'université d'Hawaii. Il explique que l'introduction
progressive de la hula dans la liturgie s'est accompagnée d'une reformulation des gestes et de la signification de cette danse, reformulation qui visait à la rendre compatible avec le christianisme.
- La hula originelle ne pouvait pas être reprise telle quelle, parce qu'elle servait à invoquer les divinités locales.
- La hula moderne, inventée pour le tourisme, était essentiellement centrée sur les mouvements de hanche des danseuses et ne pouvait pas non plus entrer dans le temple.
Ce qu'on a appelé la hula chrétienne ou hula des mains consiste donc en une danse composée essentiellement de mouvements des bras et des mains, accompagnés par des paroles évoquant des textes bibliques, comme la prière du notre père, et des chants chrétiens.

3. Hostilité du pentecôtisme classique
A Hawaii et dans l'ensemble des îles polynésiennes, les églises pentecôtistes classiques, celles qui comme les Assemblées de Dieu font partie de la première vague du pentecôtisme apparue au début du 20ème siècle, sont généralement opposées à l'utilisation de ce type de danse dans les cultes. Le pentecôtisme est relativement récent en Océanie. Dans la plupart des îles, il a atteint une taille et une visibilité significatives au cours des années 1980-1990. Mais ça n'est pas seulement cette présence récente qui explique son peu de goût pour la culture locale et plus particulièrement les expressions culturelles du corps. Il y a au moins trois raisons à cela :
- La première, c'est que ces églises se sont positionnées comme une réaction orthodoxe par rapport au protestantisme historique polynésien, accusé d'être trop laxiste, trop politique, trop culturel. Les assemblées de Dieu de Polynésie française, notamment, se sont inscrites dans le champ religieux local en revendiquant un retour au protestantisme d'autrefois : le temps où les missionnaires insistaient sur la nécessité d'une conversion profonde, entraînant une transformation radicale du comportement. Le temps aussi où ils imposaient un strict contrôle de la « nature païenne » polynésienne, donc du corps.
- La seconde raison, qui est en partie liée à la première, c'est que les convertis de ces églises sont avant tout dans une logique de progression et d'exemplarité personnelle, selon le principe édicté par un manuel de « formation à la vie chrétienne » utilisé par les assemblées de Dieu à Tahiti : « Ne donne pas seulement un témoignage, sois un témoignage ». Cette logique, tout comme leurs trajectoires, ne les incitent pas à s'affranchir des normes dominantes, mais plutôt à se distinguer par une observation scrupuleuse de celles-ci. Cette recherche de respectabilité est d'autant plus forte que l'appartenance à une église minoritaire fait peser sur eux un risque de disqualification sociale. Une double contrainte bien résumée par ce pentecôtiste de Huahine (îles Sous-le-Vent) : « Tu changes en bien, ils se fâchent. Je sais pas ce qu'on leur a fait ».
- Enfin, troisième raison de cette hostilité du pentecôtisme classique : une focalisation sur l'individu, son salut et sa responsabilité personnelle, qui s'oppose au militantisme culturel du protestantisme historique et à son discours sur le salut collectif du peuple ou de la nation.
Pour toutes ces raisons, ces églises qui par ailleurs, autorisent une expression plus spontanée des émotions et une plus grande liberté de mouvement pendant les cultes, refusent en revanche l'introduction des danses polynésiennes.

4. Pentecôtisme « troisième vague » et libération de soi
Ce pentecôtisme classique est aujourd'hui concurrencé par le pentecôtisme « troisième vague » et des réseaux évangéliques charismatiques plus récents. C'est ici que nous retrouvons la danse polynésienne dont j'ai parlé en introduction, celle que j'ai pu observée dans l'église du Plein Evangile, qui a été implantée à Tahiti en 2000 par une branche missionnaire de la King's Cathedral de Maui (Hawaii). Je vais donc maintenant me concentrer sur l'origine, la signification et les effets de cette pratique de la danse en milieu pentecôtiste/charismatique.
L'idée de danser la hula pour Dieu est apparue à Tahiti au milieu des années 1990, avec la rencontre entre un groupe de pentecôtistes polynésiens et une organisation missionnaire internationale, Youth With a Mission (en français, Jeunesse en Mission). Plusieurs membres d'une assemblée de Dieu dissidente sont alors partis suivre des formations à Hawaii, où la hula chrétienne des églises historiques s'était rapidement diffusée aux églises charismatiques. « C'était pas trop sensuel », dit une participante, et les danseuses portaient « un tee-shirt, le pareo jusqu'aux chevilles ». Une danse, explique aussi le pasteur de l'époque, qui essayait de « laisser de côté tout ce qui peut être séduction ».
Si on danse aujourd'hui la hula à l'église du Plein Evangile, c'est d'une part parce que la plupart des membres de l'assemblée de Dieu dissidente ont ensuite rejoint cette église ; et d'autre part parce que l'église du Plein Evangile est en contact étroit avec une branche de Youth With a Mission qui a beaucoup contribué à l'engouement des milieux pentecôtistes/charismatiques pour les danses polynésiennes : il s'agit du mouvement Island Breeze, fondé en 1979 par le Samoan Sosene Le'au. Le groupe d'origine était majoritairement samoan et hawaiien. C'est devenu depuis un mouvement international, implanté en Australie, Nouvelle-Zélande, dans plusieurs îles d'Océanie mais aussi en Floride, à Porto Rico, aux Philippines, au Brésil et dans le Missouri (en milieu amérindien). Ses principales activités consistent à enseigner les danses polynésiennes (ou plus largement, les danses autochtones), leur réhabilitation pour l'expression de la foi chrétienne et leur utilisation comme outil missionnaire ; et à mettre en pratique ces enseignements en donnant partout dans le monde des spectacles de danses.
Danser la hula n'a pas pour Island Breeze la même signification que dans les paroisses hawaiiennes de la United Church of Christ, pour plusieurs raisons.
- D'abord, les jeunes originaires des églises historiques de Polynésie qui ont rejoint Island Breeze ou ont participé à ses activités y ont surtout vu une forme de contestation des structures traditionnelles d'autorité et de ce que les anciens de ces églises appellent la tradition. Conformément au credo de ce type de mouvements charismatiques, ils envisagent ces danses avant tout sous l'angle de l'expression de soi, d'une libération individuelle qui englobe dans un même ensemble des pratiques culturelles et des expériences charismatiques : libérer le corps, c'est en même temps s'ouvrir à l'action du Saint-Esprit qui peut alors « souffler où il veut », selon la formule consacrée.
- La deuxième raison, c'est le rôle essentiel que les communautés de migrants polynésiens ont joué dans le succès d'Island Breeze. La première tournée d'Island Breeze a eu lieu en 1980 en Nouvelle-Zélande, un pays où ceux qu'on appelle les Pacific Peoples (arrivés à partir des années 1960) constituent aujourd'hui 6,9% de la population totale. Pour les Pacific Peoples de la seconde génération, qui sont nés en Nouvelle-Zélande, les danses d'Island Breeze ont été l'occasion de se réapproprier une culture, qui est en partie réapprise et réinventée : notamment à travers l'élaboration d'une identité trans-polynésienne, qui autorise un Samoan à danser une danse tongienne ou hawaiienne.
- Ces libertés prises avec l'ordre religieux traditionnel et avec les canons classiques de l'authenticité culturelle rejoignent ensuite - troisième point - le profil socio-religieux des églises comme celle du Plein Evangile. On n'entre pas dans ce type d'église comme on entre dans les églises du pentecôtisme classique : à Tahiti, les membres des Assemblées de Dieu viennent majoritairement de l'église protestante historique ; et les membres de l'église du Plein Evangile viennent presque tous des Assemblées de Dieu. Leur parcours s'inscrit dans une recherche de pratiques virtuoses et traduit la volonté d'accéder à une nouvelle étape, en allant au-delà du sens commun des convenances, là où les Assemblées de Dieu restent soumises aux normes sociales de respectabilité.
Autrement dit, ce retour de la danse en milieu pentecôtiste/charismatique reste pour l'instant associé à des pratiques et des croyances qui ne sont pas directement accessibles à tous les Polynésiens. Mais dans les faits, plusieurs niveaux de lecture se superposent progressivement : à côté des fidèles de l'église, on croise très souvent des pentecôtistes polynésiens de condition sociale modeste, souvent d'origine rurale, qui viennent ponctuellement visiter cette église où ils retrouvent des expressions culturelles interdites ailleurs et auxquelles ils sont très attachés. Il existe donc une possibilité de convergence entre cette volonté populaire de renouer avec les danses et les musiques polynésiennes dans l'espace chrétien et les reformulations savantes des danses polynésiennes élaborées par les réseaux charismatiques internationaux. Elle s'appuie sur deux tendances :
- La première, c'est le rejet de toute distinction entre religieux et séculier, qui conduit à refuser la séparation établie par beaucoup d'églises historiques polynésiennes entre les groupes de danse (classés du côté de la culture et du profane) et l'espace du temple (religieux, sacré). Ce credo charismatique est à la fois englobant - puisqu'il soumet tous les domaines de la vie sociale aux valeurs religieuses - et individualisant : « Pour un chrétien, écrit par exemple Loren Cunningham, le fondateur de Youth With a Mission, le monde profane ne devrait pas exister, chacun de nous est dans un royaume ou dans l'autre : la lumière ou les ténèbres ». L'idée d'un religieux englobant tous les domaines de la vie sociale est familière aux cultures polynésiennes. Le versant individualisant permet quant à lui de déplacer la question, puisqu'il ne s'agit plus de savoir si le corps ou la danse sont du domaine du profane, mais si l'individu qui danse est un véritable converti.
- Le second élément important, c'est l'influence croissante de la théologie du « combat spirituel », en Océanie comme dans beaucoup de régions du monde. Cette théologie a été élaborée au début des années 1990 par des pentecôtistes nord-américains, qui ont repris les croyances des sociétés traditionnelles non-occidentales concernant les esprits des lieux et leurs relations avec les humains- en se fondant sur leur propre expérience missionnaire mais aussi très souvent sur des comptes rendus ethnographiques. Cette théologie se focalise sur une confrontation avec des « esprits territoriaux » sensés influencer la vie des habitants de ces territoires. En re-territorialisant l'identité, elle rompt avec l'idée d'un individu libre de toute appartenance obligée et modifie radicalement la compréhension pentecôtiste de la culture, puisqu'elle considère la culture comme l'expression du lien reliant l'individu à sa terre d'origine. Ce qui signifie que la culture devient une identité « naturelle » et une création divine dont on situe l'origine dans la Genèse. La conversion ne suppose plus une rupture avec la culture, mais une « redécouverte » de sa culture - en version évangélique -, c'est-à-dire très exactement les formes d'expression culturelles mises en scène par Island Breeze. Le succès considérable que cette théologie du « combat spirituel » rencontre aujourd'hui, en particulier en Papouasie Nouvelle-Guinée (Jorgensen, 2005) mais aussi dans beaucoup d'autres îles d'Océanie, montre comment la globalisation religieuse peut conduire à des reformulations locales des conceptions traditionnelles concernant les rapports entre individus, culture et territoires.
Plus largement, les controverses actuelles sur la réintroduction de la danse dans l'espace chrétien soulignent l'articulation complexe entre renaissance culturelle, individualisation et diversification du christianisme polynésien. Elles rappellent que, plus de deux siècles après l'arrivée des premiers missionnaires occidentaux, le corps polynésien reste pris entre plusieurs compréhensions concurrentes de la conversion et de l'authenticité culturelle.


Références bibliographiques

R. Eves, 1996. « Colonialism, corporeality and character », History and Anthropology 10(1) : 85-138.
A. Inoue, 2003. An Ethnographic Study of the Construction of Hawaiian Christian in the Past and the Present, thèse de doctorat en anthropologie, University of Hawaii.
D. Jorgensen, 2005. « Third Wave Evangelism and the Politics of the Global in Papua New Guinea : Spiritual Warfare and the Recreation of Place in Telefomin », Oceania 75(4), p. 444-461.
G. Malogne-Fer, 2007. Les femmes dans l'église protestante ma'ohi. Religion, genre et pouvoir en Polynésie française, Paris, Karthala.