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14 et 15 mai 2009

Religions populaires
et nouveaux syncrétismes


Version provisoire d'un texte qui sera édité dans les actes du colloque ;
la citation est soumise à l'autorisation de l'auteur.

La religion populaire : un concept anthropologique ?

Lionel Obadia
Professeur en anthropologie
Université Lyon 2

Faut-il encore parler de religion populaire autrement qu'en termes passéistes ? Alors que dans les années 1960 et 1970, surtout, le thème suscitait force débats - il était même « débattu et rebattu » pour François-André Isambert (1977 : 161) - l'intérêt à son endroit semble s'être étiolé depuis au point de l'avoir presque fait disparaître des questionnements des sciences religieuses et des sciences sociales, à l'orée des années 1990. Malgré quelques avancées dans les années 1980 (Lanternari, 1982), quelques essais isolés plus récents (Lapointe, 1988), le terme semblait avoir significativement perdu sa capacité heuristique, malgré l'impressionnant volume de travaux qui lui ont été consacrés dans les années 1970. Il opère pourtant un retour récent, au cœur de la sociologie et de l'histoire, notamment, mais aussi d'une anthropologie pour laquelle le concept n'a jamais été vraiment pertinent. Les lignes qui suivent s'efforcent de poser quelques jalons à la compréhension de la renaissance récente du concept.

La mésestimée « religion populaire » ?
Elle est invisible dans les statistiques religieuses, qu'elles soient rétrospectives ou prospectives, reléguée à un plan doublement secondaire - historique et ethnographique - comme religion du passé, discréditée par son association aux formes d'un « folklore » considéré comme l'expression de la plèbe dans les sociétés « développées », évanescente dans les grandes théories sociologiques du religieux (sauf chez Weber) : la religion populaire apparaît comme l'un des concepts les plus négligés des sciences des religions. Si l'expression est restée éminemment problématique - en vertu des théories du « populaire », oscillant entre misérabilisme et populisme (Grignon & Passeron, 1989) - elle n'en demeure pas moins un outil précieux pour l'analyse qui permet de repérer empiriquement et de restituer théoriquement des variantes religieuses qui ne procèdent pas d'une transformation historique, ni d'une acculturation. La « religion populaire » favorise la reconnaissance de la complexité des formes de la religion, là où bien d'autres théories tendent au contraire à la réduire sous une modélisation unifiante - celle des grands systèmes théoriques (comme l'ont clairement expliqué les historiens, en particulier Jean-Claude Schmidt).

Problèmes épistémologiques, champs empiriques, conquêtes théoriques
Oscillant entre la scène et les coulisses des sciences religieuses, la religion populaire n'appartient pas en propre au répertoire conceptuel de l'anthropologie. Si la langue française ne dispose que d'un seul terme, le « populaire », plutôt polysémique, d'ailleurs, l'anglais distingue entre folk et popular pour désigner ce qui vient du « peuple », et ce qui est « commun » (socialement distribué). En français, le « populaire » porte souvent la marque longtemps infâmante de la populace (depuis le 16e siècle) et du « folklore » (un domaine aux lettres de noblesses déniées par une « grande » ethnologie comparative et exotique), mais il incarne aussi, en Allemand le « peuple » (volk) dans la noblesse du geist (l'âme culturelle) dont il est porteur en totalité. Au plan analytique, le populaire - qu'il soit associé à la culture, la médecine - se présente dans les sciences de l'Homme, comme un concept relationnel : dans le contexte de la religion il désigne, par une série d'oppositions (rural - urbain, masses - élites, dévotion - intellectualisme, savant - naïf, officiel - illégitime, sophistiqué - vulgaire, moderne - primitif, religieux - laïcs, grande - petite tradition…), une série de formes contrastant avec un modèle de référence, celui des religions politiquement dominantes, ce qui en représente un biais, comme le signalait Emile Poulat, en réduisant l'analyse à une distinction orthodoxe versus hétérodoxe.
Ainsi « …notre histoire occidentale, n'est intelligible que si la part de la religion dans la vie des masses a été clairement définie », comme l'affirmait Gabriel Lebras (cité par Desroche, 1968 : 40). Mais en dépit de ce projet, la mesure de la vie (ou de la vitalité) religieuse par cette sociologie pastorale d'inspiration quantitativiste a du affronter sa tendance propre à énoncer des type-idéaux (wébériens) ou des modèles abstraits (durkheimiens) au péril d'une réduction du modèle excluant des variations résiduelles - dont les formes « populaires » ont fait les frais. Elle aura suscité d'importants développements théoriques, surtout en histoire : un déplacement de la « réalité » religieuse, plus consistante du côté du peuple que de celui des textes, (Delaruelle, cité par Schmidt, 1976).
D'emblée se distinguent, d'un côté, une histoire et une sociologie qui ont exploré les variations sociales de la religion à l'intérieur de sociétés proches (occidentales et monothéistes), et une anthropologie dont la tendance générale a longtemps été de constituer la religion (comme la culture) comme système unifié de croyances et de pratiques au sein d'un même groupe humain - et donc à gommer ces variations internes. A suivre les synthèses disponibles sur le thème, néanmoins, la part « anthropologique » des réflexions autour de la religion populaire semble se cantonner à deux postures : soit, empirique, que l'ethnologie fournisse à l'analyse des données, mais en abandonnant la théorisation à la sociologie (Isambert, 1977 : 163), soit, théorique, dans le sens où des rapprochements ont été faits, par Paul Rivet, avec les religions « primitives » (dans les années 1930, voir l'édition du débat en 1977), mais aussi et surtout par Mauss, qui, le premier, a suggéré l'universalité des « folklores », au-delà des cultures et des cultes (1898). Les anthropologues n'ont donc pas vraiment ignoré les variations sociologiques à l'intérieur de mêmes systèmes religieux, en particulier dans les sociétés à écriture. Une tendance, qui s'est affirmée assez récemment en ethnologie, conteste en outre aux traditions scripturaires cette capacité à concentrer et figurer l'ensemble des croyances et des pratiques religieuses d'une société : à trop s'intéresser aux livres ou aux testes oraux qui disent ce qu'est la religion, ou ce qu'elle devrait être, les formes « pratiques » - qui fondent l'ordinaire de la vie religieuse - se dérobent à l'analyse. Edmund Leach (1968) a ainsi proposé, comme nombre d'ethnologues, de distinguer entre les aspects practical et philosophical (ou scriptural) d'une même tradition religieuse (et pour l'hindouisme, Srivinas ou CJ. Fuller, pour le bouddhisme, Tambiah, pour l'islam, Geertz et Gellner, etc.). S'il est tentant de croire que la « religion populaire » est de double ascendance occidentale et monothéiste, ce que semble corroborer la prééminence de travaux d'historiens sur les rapports du christianisme aux cultes « païens », c'est enfin par une certaine myopie de l'extension transculturelle des phénomènes de différenciation socioreligieuse qu'on oublie de voir qu'il s'agit là d'un processus qui, à défaut d'être universel, est largement répandu : les moines taoïstes de l'ancienne Chine impériale s'efforçaient par exemple d'étudier les cultes ruraux pour mieux s'en distinguer en les qualifiant de « populaires » (Verellen, 2000) et les traditions bouddhistes affrontent et disqualifient les chamanismes de haute Asie avec des arguments (et des enjeux politiques) similaires (Obadia, 2006).
Mais parler de religion populaire, c'est d'abord en évoquer les formes : cultes des saints, pèlerinages, rites festifs et carnavals (les « réjouissances » de Van Gennep, 1924 : 86), croyances magico-sorcellaires, animisme rural, recours thérapeutiques spirituels… dispersés et en marge de systèmes officiels. Avec Isambert (1982) la question de l'unité derrière la diversité apparente de la religion populaire s'est posée avec pertinence. Elle se pose d'abord dans les termes d'une cohérence interne, qui serait celle d'éléments constitutifs et distincts qui lui confèrerait une morphologie propre - question encore débattue depuis (Fuller, 1994). Mais partout où, sur les cinq continents, des croyances, pratiques et festivités ont été qualifiées de « populaires », celle-ci se dégage empiriquement et théoriquement d'un rapport singulier, celui de la différenciation relationnelle.

Différenciation et domination
La religion populaire a en effet longtemps désigné des configurations religieuses caractérisées par la domination d'un système religieux sur des formes moins institutionnalisées, socialement assujetties mais culturellement résistantes. Plus que relationnelle, la religion populaire est ainsi oppositionnelle. Estimer la pertinence de la notion de religion populaire suppose de questionner préalablement le statut des « traditions populaires » (culturelles et/ou religieuses), en les restituant aux rapports de domination (idéologiques, politiques) qui les constituent comme une ligne de démarcation interne aux sociétés étudiées. Cette religion des « masses » (dans l'acception wébérienne) ou « rustique », qui tranche avec la sophistication des doctrines savantes des élites, a, dans tous les cas de figure théorique, incarné un modèle dont la singularité n'émerge qu'au prisme d'autres formes, plus « orthodoxes ». Son identité participe aussi d'une projection sous-tendue par des rapports de domination. Ce qu'avait très bien vu Voltaire (dans son Dictionnaire Philosophique, 1764), suivi par Bakhtine et Leroy-Ladurie : le superstitieux, l'idolâtre, le vulgaire - comme aimait le dénoncer Nietzsche - s'incarne dans la figure de l'Autre, historique, social ou culturel, qui est désigné et/ou imaginé comme tel. Ce qui explique la longue prédominance des modélisations évolutionnistes de la religion populaire qui fut associée - voire confondue - avec les religions « naturelle », « primitive », le paganisme, le polythéisme, pour devenir la religion « du village ». Mais ce rapport de domination a offert à l'analyse l'un des tous premiers plans de reviviscence de la religion populaire : celui du monde académique, avec notamment les travaux d'une école italienne d'histoire et de philosophie politique (centrées autour des figures de Gramsci et de De Martino) qui aura dégagé son caractère de forme subalterne mais subversive, contestant ainsi les versions trop rapidement acquises de sa destinée historique.

Métamorphoses de la religion populaire ?
Dans ce registre, la théorie sociologique de la modernisation, et ses deux versions « sécularisation » et « post-sécularisation » ont quasiment réservé le même sort à une religion populaire disqualifiée au principe de son traditionalisme. Si la sociologie a posé dans un premier temps que le caractère arasant de la sécularisation aurait particulièrement affecté ce religieux populaire « ancestral » (Lapointe, 1988), le paradigme du « renou¬veau religieux » offre toutefois quelques modèles admettant d'étranges proximités avec lui : la religion « civile » de Norbert Bellah, socialement diffusée et aux valeurs d'unification politique, la religion « invisible » de Thomas Luckmann, socialement repliée, mais pourtant culturellement signifiante, les « religions de l'émotion », effervescentes (Danièle Hervieu-Léger et Françoise Champion), la « religion culturelle », débarrassée de ses atours institutionnels pour être dispersée dans les formes culturelles (Demerath III), la religion « diffuse » (de Roberto Cipriani) ou « diffusée » (pour Steve Bruce), individualisées…. Certes, des traits singuliers repérables ici ou là ne supposent pas l'identité des modèles. Comment, en outre, rapprocher ces « nouvelles religions » de la religion populaire, alors qu'elles s'en distinguent radicalement sur un plan d'historicité - les premières étant « modernes », la seconde une « survivance » du passé ? Plusieurs auteurs ont récemment tenté d'examiner ce débat, tant il est vrai que ces épithètes semblent regrouper des formes innovantes, festives, peu organisées sur le plan institutionnel, hétérodoxes, centrées sur l'individu, culturellement signifiantes et socialement répandues de religiosité, autant de traits qui leur confèrent un air de famille avec la dite modernité (Knoblauch, 2008).
Dans ces conditions théoriques, le retour inattendu sur la scène spirituelle moderne de la religion populaire en appelle à un examen de ses formes et de sa dynamique : participe-t-elle conjoncturellement à ce renouveau religieux de la modernité, ou au contraire s'inscrit-elle dans une constance temporelle, indifférente aux changements de l'histoire (Lanternari, 1982 : 121) ?

Le retour politique de la religion populaire
Le chantier de la « religion populaire », jamais vraiment abandonné en sociologie et en anthropologie, ressurgit ainsi en force à l'occasion d'une révision du paradigme moderniste, sur le constat d'une reviviscence et surtout d'une politisation (d'inspiration nationaliste) de ces formes « illégitimes » de croyances et de pratique, un phénomène consécutif de transformations sociétales à l'Est comme à l'Ouest. Car c'est un vaste mouvement de revitalisation des formes de la religion populaire, qui s'observe dans des contextes nationaux très différents, participe enfin d'une inattendue politisation de ces cultes prétendument archaïques et dominés. Les formes « populaires » de la religion - celles qui débordent des cadres stricts des taxinomies officielles - non seulement sont loin d'être détériorées, mais retrouvent partout un regain de vitalité. Sur les cinq continents s'observent des processus de revitalisation des formes religieuses qualifiées de populaires, dans des contextes culturels et religieux sensiblement différents : aux Etats-Unis - et dans la mondialisation de sa culture (Chidester, 2005) - en Chine (Lizhu, 2003) au Japon (Iwao, 1976), dans les Balkans (Valtchinova, 2005), en Amérique Latine (Blancarte, 2000). Autant de phénomènes qui ont achevé d'éprouver un paradigme de la modernisation déjà chancelant. C'est précisément parce que les cultes populaires ont été maintenus dans une relation de vassalité face aux cultes officiels, qu'ils détiennent cet potentiel de subversion, réactivé à l'occasion d'une redistribution générale des rapports de force entre les grands monothéismes, confrontés aux effets altérants de la modernité, mais revitalisés par une mondialisation qui leur offre de nouvelles terres de conquête dans un marché religieux ouvert - en particulier pour les formes expansionnistes des nouveaux mouvements chrétiens ou de l'islam radical.
La régénération des expressions populaires de la religion convoque alors, dans l'analyse, une dimension qui avait été à tout le moins évacuée, au principe de leur dispersion sociale, de leur hétérogénéité symbolique et de leur marginalité culturelle : le politique. En Amérique latine, la religion populaire, après avoir joué un rôle d'intégration dans une culture dominante de groupes marginalisés, assume désormais un rôle de résistance de groupes auparavant inscrits dans un champ religieux (stratifié), désormais engagés dans un marché (concurrentiel) (Blancarte, 2000). C'est aussi le politique qui explique que les festivités religieuses renaissent en Chine, au sein des temples, pivots matériels des cultes communaux, et là encore, la religion populaire s'avère alors un instrument de résistance des pouvoirs locaux, face à l'hégémonie de la bureaucratie d'Etat (Yuet Chau, 2005). C'est tout autant le cas en Grèce, s'agissant des cultes de la Vierge et des Saints (Kokosalakis, 1987). Plus généralement, en Europe occidentale, l'effacement de la puissance unificatrice des Etats donne lieu à des demandes identitaires qui trouvent à se cristalliser dans les pratiques populaires, topos réinventé de la mémoire et de l'entre-soi, et donc par excellence ressource identitaire (Voyé, 1996). Mais si le mouvement est (quasiment) général, ses raisons sont quant à elles souvent locales et demandent des éclairages qui le soient également, et la variété des contextes culturels et nationaux dans lesquels ce mouvement s'observe interdit toute nouvelle généralisation précipitée, qui supposerait par exemple d'affirmer un « retour en force » de la religion populaire, après que la sociologie ait décrété sa déliquescence - au moins partielle - face à l'avancée de la modernité (Lapointe, 1988). Sous l'angle du comparatisme anthropologique, les conséquences de la modernité, quelque peu considérée dans une unité de forme et d'effets, sur la religion populaire est loin de correspondre en l'état aux pronostics des sociologues qui en ont décrété l'étiolement, ou la commutation par des formes plus adaptées aux conditions modernes. Si, comme l'avait suggéré Van Gennep, les cultes et cultures populaires sont avant tout dynamiques, et si les forces qui occasionnent leur retour sur la scène religieuse sont identifiables, reste alors à identifier quelques conséquences de ce renouveau.

La religion populaire comme « hybridation » ?
Jusqu'à quel point, en effet, la religion populaire en participe-t-elle d'un mouvement historique caractérisé (ou présenté comme tel) par le mélange généralisé des genres religieux (la fameuse « modernité religieuse ») et par la « revanche des traditions orales » (Luca, 1999) ? A l'approche mono-théistico-logique, qui caractérise les premières grandes orientations de l'histoire et (partiellement) de la sociologie des religions naissantes au 19ème siècle, sans doute fallait-il, comme le suggérait déjà de Groot en 1886, y ajouter une hiérologie, qui reconnaisse les « mille pratiques religieuses » observables dans une population, « dans d'innom¬brables circonstances ». Bigarrée et dispersée, la religion populaire apparaît donc en première instance ethnographique comme un ensemble dispersé et l'un des traits apparemment les plus distinctifs de la religion populaire serait son caractère de miscellanées d'actes et de croyances, empruntés à des fonds traditionnels divers. Est-elle alors métissée par nature - et donc, à ce titre, présenterait-elle des affinités avec une « modernité » engagée dans une hybridation généralisée des traditions ?
La question ne saurait être tranchée aisément. Si d'un côté, la religion populaire apparaît dans sa diversité empirique, elle est d'un autre côté contrainte par une catégorie conceptuelle unifiante (Isambert, 1982). Sortant de la dialectique unité - diversité, certains auteurs ont récemment défendu l'idée qu'il existe une structuration sous-jacente, au-delà des formes observables au plan des traditions auxquelles la religion populaire emprunte. Des travaux récents (Orsi, 1996 et Tweed, 1997, cités par Kaufman, 2001) semblent confirmer l'hypothèse du caractère culturellement et symboliquement matriciel de la religion populaire : plus d'un conglomérat de cultes dispersés dans des milieux populaires, moins que la structure supraculturelle d'une religion « naturelle », la religion populaire représente un cadre sociologique et symbolique particulier qui s'approprie, réinterprète et donc acculture les dogmes, symboles et pratiques des religions « officielles », de la même manière que celles-ci ont du s'accommoder de la première pour s'inscrire durablement dans le temps et les sociétés (comme l'a montré Legoff). Ainsi, s'il y a d'un côté, constat d'une dynamique intégrative de la religion populaire (qui puise certains de ses référents cultuels dans les religions « officielles »), il y a, d'un autre côté, cristallisation de formes distinctives qui singularisent (au moins morphologiquement) la religion populaire. Mais la réappropriation des formes populaires par les grandes religions, pour contrer le mouvement de sécularisation (Kepel, 1991 : 107-108), brouille encore les cartes d'une distinction nette (autre que conceptuelle) entre les structures « populaires » et « officielles » des traditions et oblige à penser la perméabilité constante entre les deux, la complexité des modes et des contextes d'immixtion de leurs formes (Lanternari ,1982 : 136) et la réversibilité du modèle (une religion « des masses » pouvant devenir « des élites » et réciproquement, Mensching, 1951). Le modèle de philosophie de l'histoire (téléologique et évolutionniste) qui sous-tend la formulation de la religion populaire (Long, 1987) suppose donc d'être révisé. Mais les modèles alternatifs restent à forger.

Conclusion : la double relocalisation de la religion populaire
C'est un truisme de rappeler que la « religion populaire » est loin d'être un terme neutre, même si elle en donne l'illusion (Mejido, 2002) et, malgré la méfiance permanente qui a entouré le terme (Isambert, 1977), ces dernières années ont vu une relocalisation de la religion populaire de son « village prémoderne européen » vers les grandes cités urbaines du monde entier (Kaufman, 2001 : 225), voire, comme le suggère David Chidester, sa mondialisation consécutive de celle des « cultures populaires » (notamment nord-américaine, 2005). Les enjeux de ce retour sur scène d'un concept négligé se déploient bien au-delà de la simple réhabilitation du concept, en vertu de la réémergence de ses formes : sans forcer le trait outre mesure, il n'est pas faux de songer qu'un nouveau chantier épistémologique s'ouvre, impliquant une rectification des théories de la religion - s'agissant de l'histoire, des dynamiques sociales et des formes culturelles dans lesquelles elle s'inscrit. Le débat avait déjà débuté en histoire : il reste à la poursuivre en anthropologie.

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